SSH - Épistémologie : La causalité en médecine PDF

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Charonéo

Dr. J. Devinant

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epistemology causality medicine philosophy of science

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Ce document présente un cours sur l'épistémologie de la causalité en médecine. Il retrace l'histoire de la notion de cause, discute des différentes théories de la causalité et aborde les modèles d'explication de la causalité. Il détaille également les difficultés liées à l'inférence causale en médecine.

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Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant SSH Épistémologie : La causalité en médecine Semaine : 6 Heure : 8h-9h30 Professeur : P...

Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant SSH Épistémologie : La causalité en médecine Semaine : 6 Heure : 8h-9h30 Professeur : Pr J. Devinant Date : 16/10/2023 Binôme : Hezam Rached/Agraou Yanis Correcteur : Cazals Charlotte Remarques du professeur : Plan du cours : I) Histoire de la notion de cause III) Modèles d’explication de la A) La cause dans l’histoire scientifique causalité B) Première apparition de la notion de cause A) Modèle monocausal B) Modèle multifactoriel II) Théories de la causalité A) Le critère de la seule suffisance IV) Inférence causale B) Le critère de l’augmentation de la A) Les difficultés liées à l’inférence causale probabilité B) La valeur des preuves dans l’inférence C) La théorie INUS de la causalité causale 1. Thèse radicale 2. Thèse radicale opposée 3. Thèse intermédiaire 1/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant I) Histoire de la notion de cause Pourquoi faire un cours sur la notion de cause, alors que pourtant c’est quelque chose de basique ? En réalité, plus on réfléchit à cette notion de cause, plus on se rend compte qu’elle est véritablement très obscure. C’est une notion complexe et douteuse en réalité. A) La cause dans l’histoire scientifique Les historiens des sciences s’accordent à dire que l’attitude scientifique est née, pour la tradition occidentale, en Grèce Antique, au moment où les philosophes pré-socratiques (5-6e siècle de la Grèce Antique) ont cherché à rendre compte des phénomènes naturels, en cessant de faire référence à des puissances surnaturelles, mais en cherchant à pointer des causes naturelles. C'est-à-dire en cherchant à lier les phénomènes entre eux pour repérer une forme de régularité du fonctionnement de la nature. Par exemple, une cause énoncée par les scientifiques pré-socratiques est le mélange des éléments. Dans un cas de figure, c’est l'humidité qui est impliquée, tandis que dans un autre cas c’est la sécheresse qui est responsable. Il y a le chaud, le froid, l’humide et le sec, qui sont devenus des causes, c'est-à-dire des éléments qui revenaient régulièrement et qui rendaient compte des phénomènes. C’est au moins depuis Aristote qu’on considère que faire de la science c’est expliquer un fait, c’est trouver sa ou ses causes. La cause est une explication qui permet de comprendre qu’un fait est tel qu’il est. Aristote utilisait la théorie des 4 causes. Pour expliquer un phénomène, on pouvait s’appuyer sur 4 grands types de causes : - Cause matérielle : Faire référence à son matériau, à ce dont la chose est faite (ex : bronze) - Cause formelle : Type de chose dont il s’agit (ex : statue) - Cause finale : A quoi ça sert - Cause efficiente : Où se situe le commencement de cette chose Dans l’histoire des sciences, progressivement, on s’est centré sur la causalité efficiente, que l’on va plus tard appeler la cause. À partir de l’époque moderne (17-18ème siècle), la démarche scientifique est devenue inductive. Dans la démarche scientifique, on va généraliser à partir d’observations de phénomènes particuliers. Ensuite, au XIXème siècle, la science redevient déductive comme à l’époque d’Aristote. On a conservé cette manière de fabriquer les grandes lois scientifiques pour ensuite les appliquer de manière déductive pour expliquer les phénomènes particuliers, en montrant que c’est telle loi qui s’applique avec ces conditions particulières qui conduit à ce phénomène. Dans ce contexte, les spécialistes de théories scientifiques (= épistémologues) ont remarqué que la science moderne n’utilisait plus la notion de cause. Bertrand Russell, grand nom de l’épistémologie, anglais du 20ème, met en avant le fait qu’on n’utilise plus la notion de cause en sciences, mais qu’on l’utilise comme concept commun. Il explique que la cause est un concept anthropomorphe (= penser le fonctionnement du monde comme si une personne était dernière). En réalité, selon Russell, il y a un rejet total de la cause dans la science moderne. Plus précisément il rejette la cause générique, il n’est jamais vrai de dire que les mêmes causes produisent les mêmes effets, parce qu’en réalité les circonstances de ces phénomènes sont toujours différentes. Pourtant, depuis la fin du XXème siècle, on n’arrête pas de parler de cause. C’est ce retour de la notion de cause dans la médecine que l’on va creuser. 2/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant B) Première apparition de la notion de cause Le mot “cause” vient de etía en grec, qui donne étiologie. L’étiologie est la discipline qui recherche les causes et non la cause en elle-même. De plus, il ne faut pas penser que la pathogénie ou la physiopathologie sont les causes d’une maladie, mais que c’est bien le mécanisme d’une maladie. On peut parler du mécanisme d’une maladie sans en avoir la cause. C’est la prédisposition ou le risque qui se définit par une simple augmentation de la fréquence de survenue de la maladie. Dans la compréhension commune de la notion de cause, on retient deux choses : - Un effet suit toujours une cause, c’est la cause puis l’effet - L’effet suit nécessairement la cause, il n’y a pas d’effet sans cause On doit faire une première distinction entre les causes : - Cause nécessaire : Pas d’effet sans cette cause, on part de l’effet et on se dit que telle cause a été présente nécessairement pour observer cet effet - Cause suffisante : Rien qu’avec cette cause il y a un effet, la seule présence de cette cause suffit à l’apparition d’effet Il y a des causes qui sont : - Nécessaires et suffisantes - Nécessaires et non suffisantes : HPV (papillomavirus) est toujours responsable du cancer de l’utérus, mais beaucoup de personnes qui sont infectées au HPV n’ont pas de cancer de l’utérus - Suffisantes et non nécessaires : Carence en iode suffit à causer l’hypothyroïdie, mais l’hypothyroïdie n’est pas toujours causée par une carence en iode. Le problème est : “est-ce que l’on peut/doit trouver des causes nécessaires et suffisantes pour trouver les causes d’une maladie ?”. Est-ce que la cause médicale est une cause SSI (si et seulement si) ? II) Théories de la causalité La causalité est l’union qui relie une cause à un effet, comment on peut dire que tel événement est la cause de tel effet. A) Le critère de la seule suffisance On peut soutenir que les seules vraies causes sont les causes qui sont suffisantes à leur effet. Exemple : La pluie est la cause du fait que je sois mouillé, dans la mesure où il suffit qu’il ait plu pour que je sois mouillé. Le problème avec cette compréhension de la causalité, c’est qu’en réalité, il est généralement impossible de spécifier tout le contexte et toutes les conditions qui font que c’est cette cause qui est suffisante pour expliquer le phénomène. C’est un concept restrictif, car on va exclure tout un tas de choses que l’on admet comme des causes, les choses qui ne font qu’augmenter la probabilité de l’effet. Exemple : Le tabagisme, dans cette conception, n’est pas une cause du cancer du poumon car ce n’est pas une cause suffisante, car il existe des cancer du poumon non liés au tabagisme. 3/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant B) Le critère de l’augmentation de la probabilité C’est une manière beaucoup moins restrictive d’envisager la causalité : critère d’augmentation de la probabilité. Une cause est tout ce qui va faire augmenter la probabilité d’apparition de l’effet. Exemple : Un rapport sexuel non protégé avec une personne atteinte du VIH ne garantit pas que l’on va être infecté par le VIH, mais ce rapport augmente la probabilité d’être infecté par le VIH. Cela suffit pour dire que c’est une cause de l'infection du VIH. Le problème du critère de la simple augmentation de la probabilité est de distinguer les véritables causes de ce qui n’est qu’une simple corrélation. Exemple : Certaines études récentes ont établi une corrélation entre la consommation de viande transformée et l’apparition de cancers colo-rectaux. Mais il y a plusieurs explications possibles à ce phénomène. L’explication causale : la viande transformée est la cause du cancer parce que c’est elle qui augmente la probabilité d’apparition du cancer. Il y a des explications non causales entre la consommation de viande transformée et l’apparition de cancers : les personnes qui consomment beaucoup de viandes transformées ont généralement un régime de vie qui n’est pas très sain ou un apport en fibres minimisé. Avec cette conception, on peut faire rentrer dans les causes des choses qui n’en sont pas. C) La théorie INUS de la causalité John Mackie a développé une théorie qui est généralement bien acceptée : la théorie INUS. L’idée est qu’une cause va être un élément insuffisant mais nécessaire à l'intérieur d’une condition non nécessaire mais suffisante. “Insufficient but Necessary of an Unnecessary but Sufficient condition”. Exemple : Une allumette pour déclencher un feu. Seule, l’allumette ne va pas suffire à allumer le feu, parce que tout simplement il faut d’autres éléments juste pour gratter l’allumette. Il faut aussi de l’oxygène et un combustible. En revanche, la combinaison de l’allumette, de l’O2 et du combustible est suffisante à la production de l’effet. L’allumette est insuffisante mais nécessaire dans cette combinaison. Mais la condition allumette-papier-oxygène est elle-même non nécessaire pour allumer un feu, par exemple la réaction fluor césium fonctionne bien pour démarrer un feu. Très utilisée en épistémologie actuelle. III) Modèles d’explication de la causalité Il y a 2 modèles principaux pour comprendre ce qu’est la cause d’une maladie : - Conception monocausale - Conception multifactorielle On distingue ces 2 grandes options comme 2 moments de l’évolution de l’épistémologie de la médecine : - Modèle monocausal : XIXème siècle, auquel pas mal de gens sont encore attachés - Modèle multifactoriel : S’est imposé dans les années 1950 4/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant A) Modèle monocausal Il définit la cause de la maladie comme la cause nécessaire et suffisante à l’apparition de la maladie. C’est un modèle qui prétend parler de la cause de la maladie uniquement si on arrive à pointer une cause nécessaire et suffisante. C’est si et seulement si (=SSI) la cause de cette maladie est présente qu' il y a cette maladie. C’est un modèle qui fonctionne particulièrement bien avec certains types de maladie : - Les maladies infectieuses : tuberculose, syphilis - Les maladies de carence : scorbut, diabète de type I Exemple de la conception monocausale de la maladie : L’anémie falciforme (= drépanocytose) Maladie causée par la mutation ponctuelle et unique d’un seul gène. Un enfant qui va recevoir la mutation de ses 2 parents va tomber malade. La mutation du gène est donc nécessaire et suffisante à l’apparition de la maladie. Ce modèle de compréhension de ce qu’est la cause de la maladie correspond au modèle de la médecine positive : le positivisme. Il a eu son heure de gloire à la fin du XIXème siècle, notamment grâce aux avancées de la microbiologie, qui a permis d’identifier des virus à la fin du XIXème siècle (travaux de Pasteur). Ce modèle a été formalisé sous le nom des Postulats de Koch (et Henle). Il a décrit les étapes à suivre pour le scientifique qui veut trouver la cause d’une maladie. Ces étapes permettent de démontrer qu’un micro-organisme est la cause de la maladie. - 1er postulat : Montrer la présence du micro-organisme dans tous les organismes malades, et mettre en évidence son absence chez les sujets sains - 2ème postulat : Montrer qu’on peut isoler et cultiver le micro-organisme en dehors de l’hôte - 3ème postulat : Inoculer le micro-organisme chez un sujet sain pour provoquer l’apparition de la maladie - 4ème postulat : Vérifier que le micro-organisme s’est bien développé dans l’organisme du sujet sain devenu malade On parle de postulats de Koch car c’est le premier à avoir explicitement dit qu’il fallait suivre ces étapes pour prouver expérimentalement que tel micro-organisme est responsable de la maladie. Pour développer ce postulat, il a travaillé sur une maladie appelée le charbon des ovins (ou bovins) qui touche les moutons, les vaches… Pour ce faire, il a prélevé et cultivé l’humeur vitreuse d’un œil de bœuf malade, puis il a inoculé l’élément pathogène chez des souris, qui ont développé la maladie. Cette compréhension de l’infection a ensuite été développée et transformée avec ses travaux sur la tuberculose, maladie assimilée au mycobacterium tuberculosis (= bacille de Koch). Cette manière d’assigner la cause de la maladie au bacille de Koch a été très efficace, car cela a permis de réduire drastiquement les infections dûes à la tuberculose. Avant lui, Pasteur a mené des travaux notamment sur la fermentation. Pourquoi est-il nécessaire d’utiliser cette procédure pour affirmer que les bacilles de Koch sont responsables de la tuberculose? Cette procédure est nécessaire car il s'agit de montrer que ce bacille est la cause nécessaire et suffisante de la maladie : - 1er postulat : Vise à montrer que le micro-organisme est la cause nécessaire de la maladie, que la présence de la maladie suppose nécessairement telle cause - 2ème postulat : Sert à confirmer que c’est bien cette cause et pas autre chose 5/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant - 3ème postulat : Vise à montrer que la cause est suffisante, il suffit d’avoir injecté le micro-organisme pour que la souris tombe malade - 4ème postulat : Sert à confirmer que c’est bien ce micro-organisme qui a été transmis et non pas autre chose Ce modèle a été très puissant et a permis de développer des interventions spécifiques ciblées, il a notamment permis la découverte du fonctionnement du diabète (Prix nobel de Banting). Pourtant ce modèle a de nombreuses limites. Limites pratiques Identifier le micro-organisme supposé responsable de la maladie est difficile dans certains cas, voire impossible. Ex : Bacille de la lèpre : Incultivable indépendamment, encore aujourd’hui. Parfois le modèle animal n’est pas adapté (car interdiction de mener ces tests sur des humains). Robert Koch a essayé de transférer ce modèle d’explication au choléra, or c’est une maladie exclusivement humaine. Limites fonctionnelles L'infection ne provoque pas nécessairement la maladie. En effet, après ces travaux du XIXème siècle, la découverte de l'existence de porteurs sains asymptomatiques a montré que la présence du micro-organisme n’était pas suffisante à l’apparition de la maladie. Ex: ⅓ de la population mondiale est porteuse du bacille de Koch, or il y a peu de personnes qui ont développé la maladie, car il y a d’autres facteurs (facteurs génétiques, état général de santé de l’individu au moment de l’infection) qui sont nécessaires, eux aussi, pour que le micro-organisme soit suffisant à l'apparition de la maladie. On est obligé de se rabattre sur le modèle INUS si on veut expliquer les maladies comme Koch voulait le faire. Il n’y a pas de cause qui est à la fois nécessaire et suffisante, mais il y a des causes qui sont nécessaires dans un ensemble causal qui est lui-même suffisant. B) Modèle multifactoriel Au XXème siècle, on s’est rendu compte que beaucoup de maladies, notamment les cancers, maladies cardiovasculaires, psychiatriques, sont des maladies qui sont dites complexes, c’est-à-dire qu’elles ne résultent pas d'une cause mais de beaucoup de facteurs différents, de causes qui sont multiples (génétique, mode de vie, environnement…). Il y a 2 manières de concevoir cette compréhension multifactorielle de la maladie : - Conception faible de la multifactorialité On considère qu’une maladie est multifactorielle tant qu’on n’a pas compris quelle était vraiment la cause (conception encore soutenue aujourd'hui, mais n’est pas très intéressante en réalité) - Conception forte de la multifactorialité Les différents facteurs que l’on identifie sont des facteurs d'augmentation de probabilité de l'apparition de la maladie, et cela suffit à en faire des causes. C'est-à-dire que dans le modèle multifactoriel, on considère la cause comme ce qui augmente la probabilité. Les causes en question ne doivent être ni nécessaires ni suffisantes pour être des causes, il faut simplement qu’elles soient contributives à l’apparition de la maladie. 6/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant IV) Inférence causale Inférence causale : comment déterminer que telle cause est la cause de l’effet que l’on veut observer. On a déjà vu apparaître ce problème de l'inférence causale avec la procédure de Koch, qui est une procédure pour sécuriser l’inférence causale. Dans le modèle multifactoriel, comment fait-on l'inférence causale? A) Les difficultés liées à l’inférence causale Il y a plusieurs éléments auxquels il faut faire attention lorsque l’on cherche à identifier la cause d’un effet : - Etre capable de faire le tri entre les différents éléments observés, repérer ce qui est pertinent. - Toujours prendre garde à la relation temporelle, c'est-à-dire à ce que l’effet ne précède pas la cause. Il faut aussi bien voir que le lien causal est non réversible (A donne B, mais B ne donne pas A) et non transitif (si A donne B qui donne C, on ne peut pas dire que A donne C) Exemple de non transitivité : Le VIH cause le sida, qui provoque une explosion de sarcomes de kaposi. Mais cela ne signifie pas que le sarcome de kaposi soit causé par le VIH, car il est causé par un herpès dont l’expression est simplement facilitée par la chute de l’immunité liée au sida. - La chaîne causale peut être très complexe Exemple : On a mis beaucoup de temps à comprendre que le cancer de la plèvre pouvait être dû à l'amiante, car entre le moment de l’exposition et le développement du cancer, des dizaines d’années pouvaient s’écouler. B) La valeur des preuves dans l'interférence causale 3 manières d’envisager la recherche de la cause. 1. Thèse radicale C’est la thèse des partisans de l’EBM (Evidence Based Medicine), qui soutiennent le paradigme de la boîte noire. L’idée est que l’inférence causale, le lien entre une cause et un effet, devrait se baser uniquement sur des preuves statistiques. Si les études les plus fiables indiquent un lien constant, régulier, fort, entre les deux phénomènes, alors on doit penser que le phénomène qui vient en premier est la cause du second. Boîte noire : on regarde les variations de A et de B, avec un lien fort entre A et B, on établit une relation de cause à effet entre les deux. Mais tout ce qui se passe entre les deux est dans une boîte noire, on ne sait pas comment le lien entre A et B est fait. Il y a en quelque sorte un rideau qui cache le mécanisme de la relation entre A et B. On sait simplement que la corrélation entre les deux variations est suffisamment forte pour affirmer que A cause B. Exemple : James Lind en 1753, chirurgien de bord sur un bateau de la Navy britannique, a appris ce qu’était le scorbut. Cela a été important, même économiquement. Pour comprendre le fonctionnement du scorbut, il a mis en place le premier essai randomisé. Il a mis chaque marin sous un régime différent, et dans le lot, certains mangeaient des oranges et des citrons, et ceux-ci n’ont pas développé de scorbut. Donc corrélation entre le fait de manger des agrumes et le fait de ne pas développer le scorbut. Mais c’est un très bon exemple de la boîte noire, on n’a aucune idée de comment ça fonctionne à l’époque. A cette époque on ne connaît pas les vitamines, donc on n’a aucun moyen de comprendre le mécanisme causal qui implique que l'absorption d’agrumes protège contre le scorbut. Lind a quand même réussi, de cette façon, à pointer la cause de cette maladie. 7/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant 2. Thèse radicale opposée Position purement mécaniste, qui dit que les preuves statistiques ne suffisent pas à dire que A est la cause de B, car il faut comprendre ce qui fait que A donne B. Il faut donc, en plus, connaître le mécanisme. L’idée de cette thèse mécaniste est qu’on peut se passer des preuves statistiques. A partir du moment où on a compris pourquoi A cause B (ex : pourquoi manger des agrumes protège du scorbut), on n’a plus besoin de prouver statistiquement la covariation entre A et B. C'est important car il existe beaucoup de cas de figure où les essais randomisés ne sont pas possibles, notamment des cas où éthiquement on n’a pas le droit de faire d'essais randomisés car ils pourraient nuire à une partie des gens testés. Donc dans ces rares cas, si on soutient qu’on a établi une relation de cause à effet uniquement par une épreuve statistique, on est embêté. Donc les partisans de la thèse radicale opposée disent qu’on peut se passer de preuves statistiques. En plus de ça, ils disent que l’on doit, qu’il vaut mieux, se passer de telles preuves car elles sont très faillibles et sujettes à quantité de biais (biais de confirmation, d’instrumentation, de sélection…). Il est très difficile de faire des preuves statistiques “proprement”, tellement que ce n’est au final pas si fiable que ça. 3. Thèse intermédiaire Ni les preuves statistiques ni les preuves mécanistes ne sont nécessaires mais les deux sont utiles et il faut essayer de les mélanger un peu. C'est de cette façon qu’on considère l’inférence causale en médecine aujourd’hui. Exemple : Controverse américaine sur le rôle du tabagisme dans les tumeurs du poumon dans les années 1950. A la fin des années 50, aux Etats-Unis, on dispose de preuves statistiques qui sont solides et très nombreuses, des preuves épidémiologiques, en faveur de la réalité d’une association statistique forte entre tabagisme et cancer (film Thank you for smoking). Tout le monde savait, mais il y avait de très forts intérêts économiques en jeu, donc la question qui s’est posée aux épistémologues a été de dire “prouvez-moi que c’est une cause ! Si vous ne pouvez pas me le prouver, alors je continue à fumer”. Il y a eu un grand débat chez les statisticiens, qui a d'ailleurs opposé deux grandes figures de la statistique : Ronald Fisher et Austin Bradford Hill. Ronald Fisher, statisticien, affirme que la corrélation observée pourrait tout à fait être dûe à autre chose, il fait intervenir l’idée qu’il pourrait y avoir un 3e élément commun au tabagisme et au cancer des poumons, et qui pourrait expliquer la corrélation. Donc il dit qu’il existe un 3e élément qui explique que les gens fument, et qui explique que les gens développent un cancer des poumons (par exemple un facteur génétique). Son idée est qu’on pourrait faire un essai randomisé qui pourrait résoudre la controverse, c'est à ce moment qu’on s'est rendu compte qu’on pouvait utiliser les essais randomisés n’importe comment, et que certains sont éthiquement impossibles. Contre cela, Austin Bradford Hill, médecin, a cherché à établir d'une autre manière une inférence causale, dans des cas difficiles et importants. Il a cherché à établir une procédure pour dire que ce n’est pas simplement une corrélation, mais bien une corrélation de cause à effet, même sans savoir vraiment comment ça fonctionne. On reste dans la statistique, on n’est pas dans le mécanisme, on les mélange un peu. Il a donc énuméré une liste de critères qui, pris dans leur ensemble, fournissent de quoi poser une inférence causale, permettent de dire que A est la cause de B, même en l’absence de preuve irréfutable. - Force La force de la corrélation est estimée avec la prévalence ou la fréquence. L’idée est que plus une maladie est fréquente dans une population exposée, plus la force de la corrélation est grande. On voit des variations très nettes. Exemple : Mortalité 9 à 10 fois plus élevée chez les fumeurs. 8/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant Quand on a cet élément de la force de la corrélation, on a un premier élément qui nous pousse vers la causalité. - Stabilité La stabilité de la corrélation est sa reproductibilité. L’idée est que l’observation n’est pas faite ponctuellement, une seule fois, mais qu’on la voit dans d’autres contextes, dans d’autres circonstances spatiales, temporelles, et avec des observateurs différents. - Spécificité Entre tous les facteurs liés à une maladie, c’est celui là qui est le plus clairement associé à cette maladie. C’est un critère où le facteur doit être le plus précis possible. Exemple : Si on observe une corrélation entre la consommation de tel aliment et le cancer en général, on n’aura pas une relation très spécifique, parce que le cancer en général n’est pas quelque chose de spécifique. Mais si on observe une relation entre la consommation d’un perturbateur endocrinien et le développement d’un type particulier de cancer colorectal, alors on a une relation très spécifique. C’est aussi un facteur qui augmente la probabilité qu’on ait affaire à un relation de cause à effet. - Temporalité Si on veut établir une relation de cause à effet, il faut réussir à montrer que la cause est bien avant l’effet. Pas toujours facile en statistique, on ne peut pas être sûr que telle personne a fumé avant de développer un cancer du poumon. Si on est capable de montrer que ce qu’on suppose être la cause vient avant l’effet, ça augmente la probabilité qu’on ait affaire à une relation de cause à effet. - Gradient biologique L’idée est que plus on fume, plus on a de cancers. Montrer qu’une exposition accrue à un facteur est associée à une augmentation des cas. - Plausibilité C’est un critère mécaniste. Si on est capable d’expliquer ce qu’il y a dans la boîte noire, si on a une hypothèse mécanique qui fonctionne, ça augmente la probabilité d’une relation de causalité, même si on n’est pas capable de prouver que c’est effectivement ce mécanisme. - Cohérence Une cohérence vis-à-vis des données acquises par la science. Si la relation de causalité supposée va à l’encontre des données de la science, ce n’est pas impossible (ex : observer un phénomène qui n’a jamais été observé jusque-là et qui remet en cause la manière dont on pense la maladie), mais ça affaiblit la possibilité d’une relation causale. - Expérimentation Prise en compte des preuves expérimentales sur le modèle animal quand elles existent. Si on est capable d’expérimenter sur le modèle animal, cela augmente beaucoup la plausibilité d’une relation causale. On n’est pas toujours capable de le faire. - Analogie Si la relation causale hypothétique ressemble beaucoup à une relation similaire qu’on trouve ailleurs, il y a des raisons de penser que notre relation est juste. Exemple : On a déjà observé que le fait d’ingérer certains aliments pouvait produire des cancers. Le fait que ce type de relation causale existe va renforcer l'hypothèse que certains perturbateurs endocriniens pourraient être 9/10 Charonéo 2023-2024 SSH - Épistémologie : La causalité en médecine Dr. J. Devinant responsables de cancers. Pris ensemble, tous ces critères peuvent fournir une base solide pour l’inférence causale, même quand on n’a pas de preuves statistiques à proprement parler. On est toujours dans le cas où Hill veut répondre à Fisher, qui dit qu’il n’y a pas de preuves que ce n’est pas autre chose qui interagit. Oui mais, si on a tous ces critères, on a une très forte raison de croire que c’est bien la bonne cause. Ce qu’il est important de noter, c’est qu’aucun de ces 9 critères ne peut apporter à lui seul de preuve indiscutable pour ou contre l’hypothèse de relation causale. Il y en a qui, par son absence, prouve qu’il n’y a pas de relation causale, c’est la temporalité. Mais ces 9 points servent de guide pour examiner notre hypothèse et voir si c'est la meilleure hypothèse possible. Hill nous dit que, somme toute, en médecine, ça suffit, car en médecine, trouver la cause n’est pas le but ultime, il est en réalité d’agir sur cette cause. Exemple : Si on a une bonne raison de croire qu’en donnant du jus de citron à un marin il sera sauvé du scorbut, alors on va lui donner du jus de citron. On ne veut pas savoir si c’est la cause. C’est bien de se dire que c’est ça qui va être la cause, mais il faut simplement avoir de bonnes raisons de croire que ça l’est, et c’est suffisant. Donc dans le cas de la médecine, une telle conception de la relation causale est suffisante, la relation est suffisamment forte pour dire qu’il faut arrêter de fumer. 10/10

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