Spécificités de l'anesthésie pour la chirurgie cardiaque 2018 (PDF)
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Hôpital Claude Huriez, CHRU de Lille
2018
Pierre-Guy CHASSOT, Dominique A. BETTEX, Carlo MARCUCCI
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Ce document présente les spécificités de l'anesthésie pour les interventions de chirurgie cardiaque. Il met en évidence les contraintes particulières liées aux patients atteints de cardiopathies sévères, notamment leur fragilité hémodynamique et leur dépendance à un équilibre précis. Les auteurs abordent également les recommandations de prise en charge et les techniques d'anesthésie utilisées. Ce chapitre fait partie d'un document plus vaste sur l'anesthésie cardiaque.
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CHAPITRE 04 SPÉCIFICITÉS DE L'ANESTHÉSIE POUR LA CHIRURGIE...
CHAPITRE 04 SPÉCIFICITÉS DE L'ANESTHÉSIE POUR LA CHIRURGIE CARDIAQUE Mise à jour : Décembre 2018 La forme renouvelée du PAC, nécessite d’importants investissements que les auteurs, bénévoles, ne peuvent plus assumer seuls. Nous faisons appel à votre solidarité afin que le plus grand nombre de lecteurs puisse continuer à bénéficier, longtemps encore, gratuitement du Précis d’Anesthésie Cardiaque. Nous vous remercions pour votre don. © CHASSOT PG Texte, photo, dessin, tableau, vidéo sont protégés par les lois sur le droit d’auteur. Ni copie, ni publication, ni utilisation ne sont autorisés sans l’accord de l’auteur principal, selon la Convention Universelle sur le Droit d’Auteur (Paris, Juillet 1971). Auteurs Pierre-Guy CHASSOT Ancien Privat-Docent, Maître d’enseignement et de recherche, Faculté de Biologie et de Médecine, Université de Lausanne (UNIL), CH - 1005 Lausanne. Ancien responsable de l’Anesthésie Cardiovasculaire, Service d’Anesthésiologie, Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV), CH - 1011 Lausanne Dominique A. BETTEX Professeure, Faculté de Médecine, Université de Zürich Cheffe du Service d’Anesthésie Cardiovasculaire, Institut für Anästhesiologie, Universitätspital Zürich (USZ), CH - 8091 Zürich Carlo MARCUCCI Privat-Docent, Maître d’enseignement et de recherche, Faculté de Biologie et Médecine, Université de Lausanne, CH - 1005 Lausanne Responsable de l’Anesthésie Cardiovasculaire, Service d’Anesthésiologie, Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV), CH - 1011 Lausanne Lectures conseillées ALSTON RP, MYLES P, RANUCCI M, eds. Oxford Textbook of Cardiothoracic Anesthesia. Oxford: Oxford University Press, 2015 BARRY AE, CHANEY MA, LONDON MJ. Anesthetic management during cardiopulmonary bypass: a systematic review. Anesth Analg 2015; 120:749-69 BIGNAMI E, GUARNIERI M, SAGLIETTI F, et al. 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Il serait trop fastidieux de décrire toutes ces dernières en détail. Seules les techniques d'anesthésie les plus courantes sont abordées dans cette partie, en tenant compte de deux remarques générales. Dans les hôpitaux d'enseignement, les attitudes recommandées sont sous-tendues par la nécessité d'avoir une grande marge de sécurité vu le manque d'expérience du personnel en formation. Dans les cliniques, au contraire, la compétence des praticiens expérimentés en anesthésie cardiaque permet d'accélérer et de simplifier les routines. Les institutions des pays en voie d'industrialisation ne disposent pas des mêmes facilités techniques que celles des pays riches et ne peuvent souvent pas appliquer les standards de qualité recommandés par les sociétés professionnelles occidentales. Des exposés plus approfondis relatifs à la circulation extra-corporelle (CEC), à la chirurgie à cœur battant et aux différentes pathologies sont traités dans les chapitres correspondants. Caractéristiques de l'anesthésie cardiaque Les patients Par définition, les patients de chirurgie cardiaque souffrent d'une cardiopathie sévère: ischémie coronarienne, valvulopathie, dysfonction ventriculaire ou maladie congénitale. Ils sont classés le plus souvent dans les catégories ASA III ou IV. Leur fragilité est telle que la majeure partie d'entre eux serait récusée pour une intervention de chirurgie générale. Ils nécessitent donc une prise en charge conséquente et un monitorage invasif. Leur état se caractérise essentiellement par trois éléments. Dépendance étroite d'un équilibre hémodynamique particulier entre la précharge, la postcharge, la fréquence cardiaque et la contractilité myocardique; Couplage serré avec la stimulation sympathique, qui peut être bénéfique (insuffisance cardiaque) ou dangereuse (ischémie coronarienne); Perte de la faculté d'adaptation aux variations hémodynamiques (volémie, résistances artérielles, inotropisme, pression intrathoracique, etc); la baisse de la fraction d'éjection en est un bon marqueur. Alors que leur capacité fonctionnelle de base paraît encore satisfaisante, ces malades précaires ont perdu toute réserve, parce que leur capacité fonctionnelle maximale s'est effondrée (Figure 4.1). Les patients cardiopathes ne peuvent plus compenser la moindre altération de leurs conditions hémodynamiques. On peut réaliser une chirurgie majeure chez ces patients avec un taux de succès élevé, à la condition que leur homéostase soit rigoureusement maintenue. L'anesthésie, la chirurgie et la circulation extra-corporelle (CEC) doivent se dérouler sans le moindre à-coup. Comme chez les personnes âgées, le plus petit incident entraîne immédiatement des complications majeures. Intervenir sur le cœur fait que l'on prend en charge deux patients différents avant et après la CEC, car les conditions hémodynamiques sont profondément modifiées par le geste chirurgical. La correction de la cardiopathie peut avoir des retombées immédiates variables. Effet immédiat bénéfique: court-circuit d'une sténose coronarienne proximale serrée et rétablissement du flux myocardique distal, normalisation de la postcharge après remplacement valvulaire pour sténose aortique, par exemple; 3 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Aggravation des conditions de travail ventriculaire: après la correction d'une insuffisance mitrale, par exemple, le VG passe d'une situation à précharge élevée et postcharge basse, bien tolérée, à celle d'une restriction au remplissage et d'une augmentation de la postcharge, qui est mal supportée. % Figure 4.1: Evolution de la réserve 100 fonctionnelle en rapport avec l'âge. L'âge est un exemple typique de la réduction progressive de la réserve 80 fonctionnelle lorsque s'installe une fragilité hémodynamique. La capacité basale est peu altérée, mais 60 la capacité fonctionnelle maximale Réserve fonctionnelle est dramatiquement réduite; les patients ont perdu toute faculté 40 d'adaptation aux variations des conditions de charge ou à l'effet inotrope négatif des agents 20 d'anesthésie [d'après référence 1]. Capacité basale Age (années) 10 20 30 40 50 60 70 80 De plus, la CEC, la cardioplégie, le syndrome inflammatoire systémique et les manipulations subies par le cœur tendent à diminuer momentanément les performances du myocarde. Après une poussée catécholaminergique passagère au sortir de CEC, la fonction systolo-diastolique diminue et atteint son nadir entre la 4ème et la 6ème heures postopératoires, puis récupère progressivement jusqu'à 24 heures (voir Insuffisance ventriculaire post-CEC). Il faudra donc adapter l'anesthésie à ces variations de la performance myocardique (Figure 4.2). Figure 4.2: Evolution de la % fonction cardiaque après pontage aorto-coronarien 100 en CEC [d'après référence 2]. Cette courbe est construite à partir de plusieurs références; pour cette raison, la performance myocardique, évaluée de manière différente et à des 50 temps différents selon les % études, n'est pas exprimée en unités mais en pourcentage de la valeur préopératoire. Pré-op CEC 0 h 5h 12 h 24 h Les principaux facteurs de risque qui péjorent le pronostic de la chirurgie cardiaque sont nombreux (voir Chapitre 3 Facteurs de risque préopératoires). 4 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Choc cardiogène ; Insuffisance ventriculaire (FE < 0.3) ; Dysfonction rénale (créatinine 120-200 µmol/L, clairance de la créatinine 50-80 mL/min) ou insuffisance rénale (créatinine > 200 µmol/L, clairance de la créatinine < 50 mL/min) ; Age (> 75 ans) ; Opération en urgence, réopération ; Opération combinée (PAC + opération valvulaire), opération complexe ; Sténose sévère du tronc commun, lésions tritronculaires, angor instable ; Status polyvasculaire ; Diabète (glycémie > 10 mmol/L) ; Sexe féminin. L’évaluation préopératoire et les indices de risque pour la chirurgie cardiaque sont développés en détail au Chapitre 3 (voir Evaluation préopératoire en chirurgie cardiaque, Indices de risque). L'anesthésie L’anesthésie cardiaque a ceci de particulier qu’elle exige une bonne connaissance des cardiopathies, de l’acte chirurgical et de la circulation extra-corporelle pour pouvoir être efficace. La collaboration avec le chirurgien est plus étroite que dans les autres disciplines ; dans la chirurgie à cœur battant, cette collaboration est même la clef du succès de l’intervention. En contrepartie, l’anesthésiste ressent clairement que ses préoccupations concernant l’hémodynamique sont entièrement partagées par l’opérateur. Ces vingt-cinq dernières années, cette coopération s’est étendue aussi à la cardiologie, notamment grâce à l’échocardiographie peropératoire. Ainsi, l’anesthésiste se trouve au sein d’une réelle activité pluridisciplinaire et assume peu à peu un rôle d'interniste-consultant en salle d'opération. Il ne faudra donc pas s’étonner de trouver beaucoup de données relevant de la chirurgie et de la cardiologie dans cet ouvrage. Une autre caractéristique de la chirurgie cardiaque est d’intervenir sur la pompe centrale de l’organisme, et souvent de l’arrêter momentanément, alors que les autres organes sont parfaitement fonctionnels et ont une espérance de vie normale. Ce fait implique de faire preuve de beaucoup d’opiniâtreté en cas de défaillance myocardique ou d’arythmies malignes, car le potentiel de récupération de l’individu peut rester intact tant que la perfusion est artificiellement assurée. Le fait d’être confronté à l’adversité n’est pas une raison pour baisser les bras : dans la situation aiguë de la salle d’opération, peu de critères permettent de décider ex abrupto qu’une situation est dépassée. Tous les centres de chirurgie cardiaque ont connu des cas de défaillance myocardique aiguë ou de fibrillation ventriculaire itérative jugés perdus qui ont parfaitement récupéré après quelques jours d’assistance circulatoire ou plusieurs dizaines de défibrillations. Une myocardite virale aiguë peut tuer en trois jours, alors que quelques semaines d’assistance ventriculaire permettent une récupération suffisante pour assurer une survie normale. La persévérance et la ténacité sont donc des facteurs essentiels dans la prise en charge de ces malades et dans le succès de l'opération. La chirurgie En chirurgie cardiaque, les périodes de stimulation sympathique et/ou douloureuse alternent avec des périodes très calmes. Les principaux épisodes de stimulation sont les suivants. Intubation endotrachéale (stimulation sympathique); Désinfection (stimulation par la solution froide sur la peau); Incision cutanée (stimulation douloureuse); Incision et écartement du sternum (stimulation douloureuse); Dissection péri-aortique et canulations (stimulation sympathique, arythmies); Refroidissement en CEC (stimulation sympathique); 5 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Réchauffement (réveil); Sortie de CEC (stimulation sympathique); Relâchement de l'écarteur sternal (stimulation douloureuse); Pose des drains (stimulation douloureuse); Pose des fils métalliques sternaux (stimulation douloureuse); Mise au lit (changement brusque de position, risque de réveil). Pour maintenir la stabilité hémodynamique et freiner la poussée hypertensive associée à la tachycardie, les moments de stimulation sont gérés par approfondissement de l'anesthésie (stimulation sympathique) ou de l'analgésie (stimulation douloureuse). A d'autres moments, comme lors de la canulation et de la décanulation aortique, il est au contraire recommandé de maintenir un certain degré d'hypotension artérielle (PAM 50-60 mmHg). La chirurgie cardiaque évolue actuellement dans plusieurs directions différentes. Le vieillissement de la population et la tendance à prendre en charge des patients de plus en plus lourds nécessitent une technologie complexe et des investissements importants. Reculer les limites du faisable peut être fascinant pour les médecins et nécessaire aux progrès de la médecine. Cependant l'énergie et les dépenses qui y sont investies laissent parfois planer un doute sur leur pertinence en terme de santé publique. Les avancées technologiques et le manque de donneurs d’organes ont poussé à utiliser de plus en plus fréquemment des systèmes d'assistance ventriculaire à moyen et à long terme. Les succès de la cardiologie invasive ne laissent au chirurgien que les échecs des dilatations et les patients coronariens les plus gravement atteints parce qu'au-delà des possibilités techniques de la PCI (Percutaneous coronary intervention). Depuis quelques années, la possibilité de créer un circuit rapide (Fast-track anaesthesia) pour les patients qui subissent une intervention bien codifiée et peu invasive permet de réduire l’équipement et la durée de la ventilation mécanique postopératoire, et d’appliquer des techniques nouvelles comme l’anesthésie loco-régionale. Le but est d'offrir les mêmes prestations tout en réduisant les investissements et la durée des séjours hospitaliers. Dans la même optique, les endoprothèses vasculaires aortiques, l'implantation valvulaire endocavitaire (TAVI: transcatheter aortic valve implantation) ou la plastie mitrale percutanée (Mitraclip™) visent à simplifier la prise en charge et à offrir des thérapeutiques minimalement invasives à des malades dont la mortalité en CEC serait excessive (les interventions sans CEC sont traitées dans le Chapitre 10 Chirurgie à cœur battant). Caractéristiques de l'anesthésie cardiaque Les patients de chirurgie cardiaque sont hémodynamiquement fragiles, dépendent de conditions circulatoires précises et sont dépourvus de toute capacité de réserve fonctionnelle. Ceci oblige à maintenir très rigoureusement leur équilibre hémodynamique. Le succès des interventions n'est garanti qu'en l'absence de tout incident. Le malade endormi en début d'intervention est dans une situation très différente de celle qui sera la sienne après la correction chirurgicale en sortant de circulation extra-corporelle. Une fois le problème cardiaque résolu, la capacité de récupération de l'organisme est conservée, car seule la pompe d'alimentation centrale est déficiente. De ce fait, il est capital de faire preuve de beaucoup de ténacité dans la réanimation cardiaque peropératoire. La double tendance à opérer des cas de plus en plus lourds et à réduire l'invasivité chirurgicale réclame de l'anesthésiste des cométences accrues en cardiologie et en chirurgie cardiaque. 6 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Ces nouvelles voies de développement sont autant de défis pour l'anesthésiste, mais elles lui offrent d'innombrables possibilités de s'investir dans des domaines qui lui sont inconnus et dans lesquels ses connaissances hémodynamiques et ses prestations échocardiographiques deviennent capitales pour la réussite de l'entreprise. De simple service de soutien, l'anesthésie acquière ainsi un nouveau rôle dans la thérapeutique. 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Les principaux facteurs de risque pris en compte dans ces indices sont les suivants: Insuffisance ventriculaire, choc cardiogène, infarctus récent, angor instable; Opération en urgence, opération complexe, opération sur l'aorte thoracique, réopération; Insuffisance rénale (créatinine > 200 mcmol/L, clairance < 50 mL/min), pneumopathie, diabète insulino-dépendant, AVC, status polyvasculaire; Age (> 75 ans), sexe féminin. Il existe une vingtaine d’indices de risque différents en chirurgie cardiaque. Les deux plus souvent utilisés sont l’EuroSCORE établi sur des patients d’Europe occidentale, et le score de la Society of Thoracic Surgeons (STS Score), établi sur des patients nord-américains. Le STS Score s’adresse à des populations nord-américaines. Il est basé sur l’analyse d’une banque de données concernant plus de 2 millions de patients. Il comprend une quarantaine de facteurs, dont une version abrégée retient 28 critères associés à des points de pondération permettant de calculer la mortalité (voir Tableau 3.2). Les facteurs de pondération et la méthode de calcul étant la propriété commerciale de la STS, l’évaluation de la mortalité doit se faire en ligne sur le site de la société (http://209.220.160/STSWebRiskCalc261/) (www.sts.org). L’EuroSCORE (European System for Cardiac Operative Risk Evaluation) comprend 18 facteurs de risque. Il est basé sur les données cliniques d’un collectif de 19’030 patients issus de 128 centres chirurgicaux de 8 pays européens. L’EuroSCORE permet une prédiction de la mortalité opératoire à 30 jours en additionnant les points obtenus. Lorsque aucun facteur de risque n’est présent, la mortalité de base est de 0.4% pour les PAC simples et de 1% pour le remplacement d’une valve. Il présente une tendance à surestimer la mortalité dans les scores bas (< 6 points) et à la sous-estimer dans les scores élevés. Il en existe une version plus sophistiquée (Logistic EuroSCORE) dont la précision est meilleure et dont le calcul se fait par l'intermédiaire du site internet (http://www.euroscore.org/calc.html). Pour élargir la base de référence et améliorer la prédiction de mortalité, ce score a été récemment révisé (EuroSCORE II) au sein d'une population plus large (23'451 patients de 43 pays), ce qui a amélioré sa valeur prédictive (coefficient de corrélation: 0.81). Les facteurs de risque retenus sont les suivants. Risque NYHA (degré de dyspnée) II, III et IV; Angor, stade IV uniquement; Diabète insulino-requérant; 7 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Age, à partir de 60 ans; Genre féminin; Artériopathie extracardiaque (claudication, sténose carotidienne, intervention sur l'aorte abdominale ou des artères périphériques); BPCO; Mobilité réduite; Antécédents de chirurgie cardiaque (impliquant une ouverture du péricarde), reprise; Insuffisance rénale, basée sur la clairance de la créatinine (3 degrés par ordre de gravité : 51- 85 mL/min, en dialyse, < 50 mL/min); Endocardite active (antibiothérapie en cours); Etat préopératoire critique (massage cardiaque, TV, inotrope en cours, contrepulsion, anurie); Dysfonction ventriculaire gauche (3 degrés : FE 0.3-0.5, 0.2-0.3, < 0.2); Infarctus récent (< 90 jours); Hypertension pulmonaire (2 catégories : PAPsyst 31-55 mmHg, > 55 mmHg); Opération en urgence (3 catégories : dans le même séjour hospitalier, immédiate dans les 24 heures, sauvetage lors de réanimation); Gravité de l'intervention (4 catégories : PAC isolés, procédure simple autre que PAC, opération double, opération triple ou davantage); Chirurgie de l'aorte thoracique. Ces facteurs sont mentionnés avec leur valeur de pondération dans le Tableau 3.1B. La fragilité (frailty) d'un patient est une notion difficile à quantifier car elle relève davantage du jugement clinique. Elle est constituée de différents éléments: faiblesse, fatigabilité, chutes répétitives, inactivité, perte pondérale, malnutrition, dépendance, lenteur de la marche (> 6 sec pour 5 m), dépression, altérations cognitives, épisodes de délire, dont on peut constituer un index. Il est alors un prédicteur indépendant du risque opératoire, augmentant de 2 à 4 fois la mortalité. Le hazard ratio (HR) est de 4.9 pour les complications cardiovasculaires; pour la mortalité, il est de 2.6 – 3.7 dans les opérations en CEC et de 3.2 dans les TAVI (pose de valve aortique par cathétérisme) [1,10]. L'association avec les maladies cardiovasculaires est élevée (OR 4.1). La fragilité est une vulnérabilité extrême liée à l'effet cumulatif du déclin de nombreux systèmes avec l'âge. Sa prévalence est de 16% entre 80 et 84 ans, et de 26% au-delà de 85 ans. Cette perte de la résilience entame tellement les réserves physiologiques que des stresseurs minimes peuvent déclencher des altérations disproportionnées de l'état clinique. Le diagnostic de fragilité est très important parce que ces patients sont gravement péjorés par le stress majeur d'une intervention cardiaque, quand bien même leur âge chronologique n'est pas en soi une contre-indication. Des taux pré- et post-opératoires élevés de BNP (Brain natriuretic peptide > 790 ng/L) et de troponine T (TnT > 0.8 mcg/L) sont des prédicteurs indépendants de complications cardiaques jusqu'à une année après chirurgie en CEC (HR 2.44 et 2.13, respectivement). Après des pontages aorto-coronariens, chaque élévation de 50 fois du taux de TnT augmente de 28% la mortalité à 30 jours. Facteurs de risque Principaux facteurs de risque en chirurgie cardiaque: - Insuffisance ventriculaire, infarctus récent, angor instable - Opération en urgence, opération combinée, opération sur l'aorte thoracique, réopération - Insuffisance rénale (créatinine > 200 mcmol/L, clairance < 50 mL/min), pneumopathie, hypertension pulmonaire, diabète insulino-dépendant, AVC, status polyvasculaire - Age (> 75 ans), sexe féminin, état débilité ou critique - Elevation du taux de BNP et/ou de troponine 8 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Tableau 3.1 B EuroSCORE II NYHA Classe II 0.7 Classe III 2.1 Classe IV 3.3 Angor stade IV 1.5 Diabète insulino-requérant 2.4 Age 4.5 Genre féminin 2.3 Artériopathie extracardiaque 4.8 BPCO 1.5 Mobilité réduite 1.4 Antécédents d'opération cardiaque 9.1 Insuffisance rénale En dialyse (équilibré) 2.1 Clairance créatinine 50-85 mL/min 2.4 Clairance créatinine < 50 mL/min 5.9 Endocardite active 3.0 Etat préopératoire critique 7.4 Dysfonction du VG Modérée (FE 0.3-0.5) 3.0 Sévère (FE 0.2-0.3) 3.2 Très sévère (FE < 0.2) 5.4 Infarctus récent 1.1 Pression systolique pulmonaire 31-55 mmHg 1.4 > 55 mmHg 2.1 Degré d'urgence Dans les jours suivants 2.7 Dans les 24 heures 4.0 Sauvetage 4.1 Gravité de l'intervention Non-PAC, procédure simple 0.1 Intervention double 4.3 Intervention triple ou plus 6.6 Aorte thoracique 2.9 Les chiffres représentent le facteur de pondération de chaque item. 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Déterminer les priorités de la prise en charge et la position d'équilibre hémodynamique optimale avant et après la correction chirurgicale. Choisir la technique la mieux adaptée en fonction de la gravité du cas et des suites postopératoires présumées: type et médicaments d'anesthésie, médicaments cardio- vasculaires, monitorage et équipement. Intégrer à ces choix les critères de sécurité et de coût, car le maximum n'est pas l'équivalent de l'optimum. Actuellement, l'arsenal thérapeutique est devenu suffisamment vaste pour que l'on puisse adapter la technique aux conditions hémodynamiques particulières de chaque patient et aux stratégies économiques de l'établissement. En effet, les nouvelles contraintes financières obligent à plus de discrimination dans les choix. Il est impératif d'alléger la prise en charge des cas simples pour pouvoir offrir les meilleures prestations aux patients qui en ont le plus besoin. Ceci est une application de la loi de Pareto (Vilfredo Pareto, 1848-1923, économiste enseignant à l'Université de Lausanne), qui stipule que, pour maintenir sa rentabilité, une entreprise doit assurer le 80% de sa production avec le 20% de son budget, car le 20% restant est une production à très haute valeur ajoutée qui engloutit le 80% de ses investissements. Transposée à l’anesthésie, cette loi des 20/80 veut que les cas standards soit assurés avec une technique simple et économique, de manière à pouvoir disposer de toutes les ressources nécessaires pour les patients à haut risque. Si l'on gaspille le budget dans la préparation de médicaments inutiles et de monitorage dont les données n'ont aucun impact sur le devenir du patient, on se retrouve à cours de moyens pour les situations où un équipement sophistiqué et des perfusions onéreuses font la différence entre la survie et le décès. Par exemple, un malade souffrant d'une sténose aortique serrée mais jouissant d'une fonction ventriculaire conservée bénéficiera d'une technique simple et économique, alors qu'un patient atteint d'une cardiomyopathie ischémique avec une FE < 0.3 et un vaste anévrysme ventriculaire à réséquer méritera un monitorage maximal et des médicaments spécialisés. L'attitude "une même formule pour tous" (one size fits all) est certainement la manière la moins pertinente d'envisager l'anesthésie. Le problème est évidemment de différencier avant l’intervention les cas simples de ceux qui sont potentiellement complexes; cet aspect sera abordé plus loin (voir Choix du monitorage). Malheureusement, l'anesthésiste est influencé dans ses choix par deux phénomènes insidieux et puissants qui sont devenus particulièrement nocifs ces dernières années. Sous couvert d'arguments prônant la sécurité du patient, l'industrie procède à un lobbyisme outrancier auprès des instances officielles (Commissions Européennes à Bruxelles, FDA à Washington) pour imposer de nouveaux produits et instruments, forcer l’utilisation d’objets à usage unique et empêcher les réalisations locales. Les coûts générés pour les institutions hospitalières par la multiplication des gadgets technologiques et des consommables à usage unique sont sans rapport avec les bénéfices apportés à la sécurité des patients. Le corps médical et l'administration hospitalière sont terrorisés à l'idée d'être accusés par leurs pairs, la presse ou un tribunal de n'avoir pas fait le maximum pour un patient. Pour être juridiquement inattaquable, on devient à la fois contre-productif et dangereux, car, passé un certain seuil de complexité, la médecine défensive cumule les inconvénients et les complications d'une technique trop lourde pour le cas, sans profiter des avantages dont bénéficierait un cas plus difficile. Dans la plupart des cas, la littérature scientifique démontre clairement quelles sont les techniques bénéfiques et quelles sont celles qui ne présentent aucun impact. L’absence de preuves d’efficacité et les recomandations des sociétés médicales 10 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque sont un rampart suffisant contre les menaces de procès pour ne pas tomber dans le piège du juridisme qui pollue la médecine nord-américaine. Pour qu'une intervention de chirurgie cardiaque se déroule sans incident, tous les acteurs doivent jouer la même mélodie, même si chacun a sa partition propre. Il est donc capital que la stratégie choisie soit connue de tous (voir Choix de la technique d'anesthésie). C'est la raison d'être des protocoles et des routines, souvent particuliers à chaque institution. Il est nécessaire de respecter ces standards, même s'ils n'ont qu'une valeur locale, car ils répondent à des exigences universelles. Respecter les normes de sécurité en anesthésie ; Assurer des prestations optimales à tous les patients; Garantir un niveau de qualité constant et régulier; Maintenir la cohérence et la clarté au sein de l'équipe soignante (chirurgien, instrumentiste, perfusionniste, anesthésiste, intensiviste, personnel en formation); Simplifier et accélérer le travail en limitant l'improvisation; Assurer une marge de sécurité satisfaisante; Dans les institutions d'enseignement, guider le travail du personnel en formation, développer la rigueur professionnelle et le goût du travail bien fait. La technique d’anesthésie choisie a-t-elle un impact sur le devenir des patients ? La réponse est triple. La rigueur professionnelle avec laquelle une technique est appliquée a autant d’influence que le choix de cette technique elle-même. Au sein de certaines limites, la qualité de la performance offerte par l’anesthésiste compte plus que les substances ou le monitorage utilisés. La meilleure technique est celle avec laquelle on est le mieux à l'aise. Dans une étude récente sur les pontages aorto-coronariens, les patients des anesthésistes dont les performances sont situées dans les percentils inférieurs (< 25%) ont un taux de complications deux à trois fois plus élevé que ceux des anesthésistes classés dans les percentiles supérieurs (> 75%) ; la différence varie de 1.82 fois à 3.36 fois selon le degré de risque propre du malade. La densité des connaissances, la qualité du travail en salle d’opération et le respect des règles de l’art sont donc des conditions essentielles pour garantir le succès de l’intervention (voir Rôle de l'anesthésiste). Chez les malades qui ont des réserves suffisantes, la technique ne change pas les résultats, hormis en cas d'erreur grossière. Chez ceux qui sont compromis, la marge de sécurité est très faible, voir nulle; seuls des moyens sophistiqués et une technique bien adaptée permettent de réaliser une intervention majeure avec succès. Le moindre incident, la moindre erreur d'appréciation, peuvent tout compromettre, car on se trouve dans une situation à couplage serré (voir Chapitre 2, Analyse systémique). C'est également dans ce contexte que l'effet additif des précautions et des améliorations apparemment mineures peut créer des différences jusque dans la mortalité. Un certain nombre de mesures semblent avoir un impact sur le devenir des patients, sous forme de protection myocardique (préconditionnement) ou pulmonaire (ventilation protective), de baisse des complications postopératoires (désinfection buccale, dexmédétomidine) ou de diminution de la mortalité (contrôle de la glycémie, acide tranexamique, levosimendan). Sur ce troisième point, quelques éléments du ressort de l'anesthésie semblent pouvoir diminuer la morbi-mortalité après chirurgie cardiaque, bien que la liste s'en modifie constamment au gré des études randomisées et des méta-analyses [2,7,8,10]. Actuellement, les mesures suivantes ressortent en tête pour leur effet bénéfique sur la mortalité. Halogénés en cas de revascularisation coronarienne; Contrôle de la glycémie par de l'insuline; Ventilation protectrice; Optimisation hémodynamique périopératoire (agents inotropes, CPIA); 11 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Leukodéplétion des transfusions sanguines; Acide tranexamique (par rapport à l'aprotinine); Levosimendan (par rapport aux catécholamines). Il ressort clairement de la littérature que les halogénés protègent contre l'ischémie myocardique en chirurgie de revascularisation coronarienne, par des mécanismes cellulaires analogues à ceux du préconditionnement (voir Chapitre 5 Préconditionnement) [5,16]. Comparés à l'anesthésie intraveineuse (TIVA), ils tendent à diminuer la mortalité (OR 0.51-0.55) et les complications pulmonaires (OR 0.71) [6,8,15]. Alors que le préconditionnement ischémique par clampages et déclampages itératifs de l'aorte avant la cardioplégie est difficile à réaliser et peu performant , le préconditionnement à distance avant la CEC par des épisodes itératifs d'ischémie d'une durée de 5 minutes au niveau du bras par gonflage et dégonflage d'une manchette à pression donne des résultats surprenants: après pontages aorto-coronariens, les troponines sont diminuées (OR 0.83) et la mortalité est abaissée (OR 0.27). De plus amples travaux sont requis pour déterminer si cette technique parfaitement anodine permet effectivement d'améliorer les résultats à long terme. Pour l'instant, elle semble ne modifier que la préservation myocardique mais non la morbi-mortalité des patients [4,11]. L'efficacité de la désinfection buccale à la chorhexidine et des α2-agonistes (dexmédétomidine) sur la baisse de mortalité opératoire est récemment mise en doute. Depuis que deux grandes études randomisées ont démontré leur inefficacité, les statines préopératoires ne figurent plus dans la liste des substances bénéfiques [1,17]. Au cours des opérations cardiaques, les situations de stress sont fréquentes. Comme pour toute réanimation, il est important de disposer d’algorithmes d’intervention codifiant les mesures à prendre, de manière à éviter une improvisation le plus souvent désastreuse ; c’est à cela que servent les protocoles. Il est capital d’éviter de se laisser piéger dans un effet tunnel qui consiste à scotomiser toute information n’allant pas dans le sens de l’option thérapeutique sélectionnée. Garder la capacité de remettre les choix en question est vital dans les situations complexes et instables comme une sortie de CEC difficile. C'est là le rôle essentiel d'une équipe multidisciplinaire (voir Chapitre 2 Améliorations possibles). Stratégie anesthésique Quatre principes pour définir la stratégie en anesthésie cardiaque: - 1) Comprendre les contraintes hémodynamiques de la cardiopathie - 2) Déterminer les priorités cardio-circulatoires et le degré de risque du malade - 3) Choisir la technique d'anesthésie en fonction de ces critères - 4) Intégrer les données de sécurité et de coût. L'investissement maximal n'est pas le meilleur rapport coût / bénéfice (maximum ≠ optimum). Passé un certain seuil de complexité, les inconvénients et les complications d'une technique lourde deviennent plus importants que les bénéfices obtenus. La technique et le monitorage doivent être adaptés à la gravité du cas et au suivi postopératoire. L’attitude "une même formule pour tous" (One size fits all), qui consiste à extrapoler à tous les cas la prise en charge adaptée aux patients les plus lourds, est totalement contre-productive. La rigueur avec laquelle est conduite l'anesthésie a plus d'impact sur le devenir des patients que le choix de la technique elle-même. Toutefois, la protection myocardique offerte par les halogénés (préconditionnement) est une indication à les utiliser préférentiellement dans les cas de revascularisation coronarienne. Le contrôle strict de la glycémie, la ventilation protective et l'optimisation hémodynamique (levosimendan) tendent également à diminuer la mortalité opératoire. 12 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Références 1 BILLINGS FT, HENDRICKS PA, SCHILDCROUT JS, et al. High-dose perioperative atorvastatin and acute kidney injury following cardiac surgery: a randomized clinical trial. JAMA 2016; 315:877-88 2 FERRANDO C, SORO M, BELDA FJ. Protection strategies during cardiopulmonary bypass: ventilation, anesthetics and oxygen. Curr Opin Anesthesiol 2015; 28:73-80 3 GLANCE LG, KELLERMANN AL, HANNAN EL, et al. 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On ne mentionnera ici que trois points qui sont sujets à discussion en anesthésie cardiaque : l’impact du cathéter artériel pulmonaire, la place de l’échocardiographie transoesophagienne (ETO) et le rôle du monitorage neurologique. D’une manière générale, maximaliser le monitorage n’est pas synonyme d’améliorer la surveillance. L’utilité d’une technique de monitorage tient aux décisions thérapeutiques qu’elle a permis de prendre, et aux conséquences de ces dernières sur le devenir du patient. Un monitorage sans impact est un monitorage inutile. D’autre part, les connaissances de l’anesthésiste et du réanimateur sont essentielles pour tirer des conclusions thérapeutiques adéquates. Ainsi, un système dont on n’est pas coutumier n’est habituellement d’aucune portée. L’informatique offre d’innombrables possibilités d’analyse ; l’industrie multiplie les systèmes de surveillance et les données chiffrées. Mais il reste préférable de se fier à des techniques que l’on maîtrise bien plutôt que de compliquer la prise en charge avec des données dont on ignore l’interprétation. Il est également bon de se souvenir que la couleur du patient ou celle du champ opératoire, la température ou la moiteur des extrémités, les mouvements ventilatoires ou l’état des pupilles, sont les éléments premiers de la surveillance, parce que ce sont des données directes dont l’accès ne réclame aucun intermédiaire technique ni calcul sophistiqué. Quel que soit le perfectionnement des dispositifs techniques, la meilleure surveillance reste celle d'un(e) anesthésiste vigilant(e) constamment présent(e) à la tête du malade. Le problème majeur de l’indication aux différents systèmes de monitorage tient au fait qu’ils doivent être mis en place avant l’évènement qu’ils sont supposés surveiller. Or ils ne sont utiles que si cet évènement se réalise. Leur indication repose donc sur la probabilité qu’a cet évènement de se 13 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque produire. Si la probabilité est haute ou basse, le choix est simple, mais lorsque la probabilité est moyenne, la décision repose sur le jugement clinique de l’anesthésiste. En cas d’hésitation sur la nécessité d’un système de monitorage dans un cas particulier, il est plus prudent de l’installer que d’y renoncer et de pécher par excès plutôt que par défaut. Cathéter artériel pulmonaire Le terme moniteur vient d’un mot latin signifiant avertir. Un moniteur est une sentinelle, dont l’impact sur le devenir des patients repose exclusivement sur les conséquences thérapeutiques que l'on en tire, donc sur les connaissances du personnel soignant. Il existe tout un éventail de monitorage hémodynamique allant du plus simple (cathéter artériel) au plus sophistiqué (débit cardiaque/SvO2 continus). L'abondante littérature qui existe sur l'impact du cathéter artériel pulmonaire (CAP) de Swan-Ganz est une bonne illustration des dilemmes qui se posent en anesthésie cardiaque (voir Chapitre 6 Justification et impact) [6,7,11,12]. Il n'a jamais été prouvé que l'emploi systématique du CAP dans de larges catégories de patients modifie leur devenir. Les études les plus récentes démontrent que l’utilisation du CAP en chirurgie de revascularisation coronarienne est associée à une augmentation de la mortalité (OR 1.68) et des complications cardiaques, cérébrales et rénales (OR 1.58-2.47) , ou à un effet neutre. L'apport du CAP est important dans des catégories ciblées ou chez les patients hémodynamiquement instables, mais insignifiant ou pathogène dans les catégories à bas et moyen risque. L'impact thérapeutique tient à l'interprétation des données faite par le personnel médical; or l'évaluation de données complexes est souvent erronée. Il est courant de ne pratiquer qu’une mesure de la pression artérielle pulmonaire, mais plus rare de rassembler la totalité des informations fournies par le CAP (volume systolique, résistances, travail ventriculaire, SvO2). Les deux mesures les plus importantes obtenues d'un CAP sont le volume systolique, qui est une donnée primaire alors que le débit cardiaque est modifié par les variations de la fréquence, et la SvO2, qui traduit l'adéquation du débit cardiaque aux besoins de l'organisme. Dans les cas à haut risque l’impact de la SvO2 est considérable, ce qui fait que la proportion de Swan-SvO2 (type Vigilance™) tend à augmenter. Bien que le nombre total de CAP utilisés en soins intensifs tende à diminuer, il devient routinier d’utiliser de préférence une mesure continue de la SvO2. Certains centres ont abandonné le CAP simple et n'utilisent que des CAP-SvO2 à mesure continue aussi bien en anesthésie qu'en soins intensifs. Le taux de complications lié au CAP n'est pas négligeable; il ne se justifie que si les informations retirées ont une haute valeur ajoutée importante; le cas échéant, le CAP devient un facteur de risque supplémentaire sans apporter de bénéfice. Le maximum n'est pas synonyme d'optimum, car multiplier les données rend plus difficile la sélection de celles qui sont importantes. La présence de nombreuses données pousse à soigner des chiffres au détriment d'une vue d'ensemble de la situation. Le PAC tend à augmenter les manipulations hémodynamiques, la prescription d’agents inotropes et le volume de remplissage. Or ces facteurs tendent à augmenter la morbi- mortalité. Le cathéter pulmonaire n’a un impact thérapeutique significatif que dans les circonstances où il est clairement indiqué. En-dehors de ces dernières, il n’apporte rien et peut même aggraver le pronostic, comme le démontrent toutes les grandes séries dans lesquelles les patients sont équipés de CAP sans discrimination. L’attitude qui consiste à maximaliser le monitorage chez tous les malades par souci de sécurité et de simplification est contre-productive : il est délétère d’extrapoler aux cas simples une surveillance utile aux cas lourds, parce que l’impact thérapeutique est inexistant mais les complications bien présentes. Une prise en charge proactive et agressive est bénéfique dans les 14 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque situations où la marge de sécurité est très réduite, mais elle augmente la morbidité, voire même la mortalité, lorsqu’elle s’adresse à des cas où la marge de manœuvre est grande. Il est donc évident que la pose d'un CAP doit répondre à certaines indications, et non à une routine aveugle. Il est possible résumer ces indications en trois points (Tableau 4.1). Pathologies de la circulation pulmonaire (HTAP, pneumopathie, insuffisance droite); Situations de surcharge de la circulation pulmonaire (stase gauche, hypervolémie); Situations où la mesure du volume systolique (VS) et de la SvO2 sont indispensables (interventions cardiaques complexes, situations hémodynamiques instables ou susceptibles de le devenir). Tableau 4.1 Indications générales au cathéter artériel pulmonaire de Swan-Ganz Pathologies de la circulation pulmonaire o Insuffisance ventriculaire droite o Hypertension artérielle pulmonaire (PAPmoy > 35 mmHg) o Maladie pulmonaire majeure : BPCO, asthme, etc o Altération de la perméabilité capillaire pulmonaire (SDRA, SIRS) Surcharge de la circulation pulmonaire o Stase gauche : valvulopathie mitrale, insuffisance et/ou dilatation du VG o Hypervolémie : insuffisance rénale terminale, anasarque Nécessité de mesurer le volume systolique / débit cardiaque et la SvO2 o Opérations engendrant de grandes modifications hémodynamiques (résection ventriculaire, valvulopathie décompensée, correction de CIV, aorte thoracique, etc) o Bas débit cardiaque, choc cardiogène, assistance ventriculaire o Situations susceptibles de devenir hémodynamiquement très instables o Situations avec RAS très basses, très hautes ou très instables La potentialité d'une instabilité hémodynamique est la principale difficulté dans la décision "to Swan or not to Swan": comment déterminer si un cas est susceptible de devenir instable ? Or un monitorage ne prend tout son sens que s'il est présent avant l'événement qu'il est supposé prévoir. L'installer au moment où tout va mal ne sert qu'à gérer la catastrophe, non à la prévenir. De plus, les conditions de mise en place d'un CAP sont bien meilleures à l'induction que lors d'une sortie de pompe difficile. Comme pour toute méthode de précaution, on réalise donc un pari, parce que l'enchaînement de cause à effet est ici inversé. Normalement, l’effet suit la cause ; dans le cas d’un monitorage préventif, l’effet (le CAP) précède la cause (le choc cardiogène). Seule la survenue de la catastrophe peut prouver que le mode de surveillance choisi était utile. Il n’y en a aucune évidence avant que ne survienne l'évènement. La décision ne peut être prise que dans l'indécidabilité. Supprimer cette incertitude en équipant tous les patients du monitorage maximal fait tomber dans l'arbitraire de la maximalisation mentionné précédemment. Dans la réalité clinique, toutefois, les indications au CAP sont un peu plus généreuses que ne le voudrait la logique pour deux raisons. Dans les hôpitaux d'enseignement, la manipulation de la Swan-Ganz et l'interprétation des données fournies font partie de l'apprentissage clinique; Dans le suivi postopératoire en soins intensifs, la présence du CAP peut être plus précieuse qu’en salle d’opération, car il fournit un monitorage automatique et continu, nécessaire au lit du malade. 15 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Impact du cathéter artériel pulmonaire (CAP) L’impact d’un système de surveillance tient à l’interprétation des données fournies et aux décisions thérapeutiques que l’on en tire. Quarante-cinq années d’utilisation du cathéter pulmonaire de Swan- Ganz démontrent qu’il n’est clairement utile que dans des indications précises (altérations importantes de la circulation pulmonaire, chirurgie à fort retentissement hémodynamique chez des patients à haut risque). Par contre, son utilisation systématique n’améliore pas le pronostic des patients, ou tend même à l’aggraver. Plusieurs considérations entrent en ligne de compte dans son efficacité : - Respect des indications particulières ; - Connaissances du personnel dans l’interprétation des données hémodynamiques ; - Algorithmes thérapeutiques liés aux résultats du monitorage ; - Utilisation bien entraînée dans l’institution ; - Nécessités de l’enseignement clinique ; - Possibilités financières de l’institution. En cas de doute sur l’indication, il est préférable de pécher par excès et de mettre en place le CAP. Le CAP n’est pleinement utile que s’il est présent au moment de la complication hémodynamique. De ce fait, son indication contient toujours une part d’aléatoire puisqu’il n’est pas possible de savoir à l’avance si la complication se produira à coup sûr. Indications au CAP proposées ici: - Pathologies de la circulation pulmonaire (cœur droit, HTAP, pneumopathie) - Surcharge de la circulation pulmonaire (stase gauche, hypervolémie) - Situations où la mesure du VS et de la SvO2 est indispensable Echocardiographie transoesophagienne L'échocardiographie transoesophagienne (ETO) est devenue une aide routinière pour l’évaluation et la surveillance de la fonction ventriculaire, mais aussi pour des diagnostics peropératoires de nature cardiologique. Toutefois, l’analyse de l’imagerie ETO demande une formation particulière (voir Chapitre 25 Formation en ETO). L’apport de l’échocardiographie en anesthésie cardiaque porte sur plusieurs points principaux. Diagnostic étiologique d’une instabilité hémodynamique ; Monitorage hémodynamique dans quatre domaines : anatomie fonctionnelle, fonction ventriculaire, volémie, ischémie myocardique ; Applications spécifiques à la chirurgie cardiaque : Evaluation anatomo-pathologique avant la circulation extra-corporelle ; Contrôle de reconstruction après CEC ; Positionnement de canules, endoprothèses, chirurgie minimalement invasive, etc ; Débullage en fin de CEC ; Enseignement de l’hémodynamique et recherche clinique. En chirurgie cardiaque, l’impact de l’ETO sur la prise en charge des patients est considérable. Modifications de stratégie avant la CEC 7% Correction supplémentaire après CEC 3% Décisions médicales/pharmacologiques 15% Correction de volémie 20% Impact sur l’enseignement 30% 16 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque L’ETO est donc formellement recommandée (recommandation de classe I, voir Figure 1.10) pour l’évaluation d’une instabilité hémodynamique réfractaire, pour la chirurgie de reconstruction valvulaire ou ventriculaire, pour la chirurgie congénitale complexe, et pour la pose d’endoprothèses valvulaires. L’ETO est souhaitable (recommandation IIa) pour la surveillance de la fonction ventriculaire, de la fonction valvulaire, de la cinétique segmentaire et de la volémie. Malgré le coût des machines et la nécessité d’une formation accréditée par un examen reconnu, l’ETO peropératoire tend à devenir la règle pour les centres qui pratiquent la chirurgie cardiaque. Swan-Ganz versus ETO On met souvent en compétition différents types de monitorage entre eux. L'exemple classique est l'opposition entre le cathéter de Swan-Ganz et l’ETO. Or ces appareils de surveillance sont essentiellement complémentaires parce qu'ils offrent des vues différentes de l'hémodynamique. Le CAP mesure des pressions et des débits, alors que l'ETO mesure des surfaces, des volumes et des flux. D'autre part, le CAP est un monitorage automatique et continu, alors que l'ETO ne fournit des renseignements que lorsque l'attention est dirigée sur son écran. Leurs spécificités et leur complémentarité sont bien démontrées par leur évaluation du remplissage. Cette différenciation s’éclaire en superposant dans le même graphique la courbe de Frank-Starling et la courbe de compliance du ventricule gauche (Figure 4.3). Volume Pression Indices éjectionnels Pressions de remplissage dynamiques (PVC, PAPO) (PA, PiCCO) Swan-Ganz B ETO A A Courbe de ΔVS’ B Starling ΔP’ ΔVS ΔP ΔP Courbe de compliance ΔV Pression ou volume télédiastolique © Chassot 2017 Figure 4.3 : Les deux phases de la courbe de Frank-Starling et de la courbe de compliance déterminent les meilleures techniques de monitorage. Ces deux phases sont séparées par un pointillé jaune vertical. A : A gauche, en hypovolémie, ce sont les indices éjectionnels dynamiques (variations ventilatoires de la pression artérielle et du volume systolique VS) ou les mesures indépendantes de la compliance (surfaces des cavités à 17 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque l’ETO, oscillations du septum interauriculaire) qui sont les plus pertinentes. En effet, la relation précharge / volume systolique est bien marquée pendant la phase de recrutement de la courbe de Starling. La courbe de compliance étant quasiment plate en hypovolémie, les variations de pression de remplissage (ΔP) occasionnées par les variations de volume télédiastolique (ΔV) sont voisines de zéro; PVC et PAPO ne sont d'aucune utilité. B : En hypervolémie au contraire (à droite), ce sont les pressions de remplissage fournies par la Swan-Ganz (PVC, PAPO) qui deviennent utiles, parce que la courbe de compliance est redressée: même si elle n'est pas linéaire, la relation entre les ΔP et les ΔV devient significative. Comme la courbe de Starling est plate en hypervolémie, les indices dynamiques ne sont plus performants, les variations du remplissage occasionnées par la ventilation mécanique ne se traduisent plus par des variations de la performance systolique. A l'écho, les cavité apparaissent pleines et ne s'agrandissent plus avec le remplissage, seule la pression télédiastolique y augmente. En hypovolémie, la courbe de compliance est quasi-horizontale : les variations du volume de remplissage ne se traduisent que par des variations négligeables de la pression veineuse centrale (PVC) et de la pression artérielle pulmonaire d'occlusion (PAPO); par contre, la surface des cavités cardiaques et les oscillations du septum interauriculaire mesurées à l'ETO, qui ne dépendent pas de la compliance, reproduisent fiablement le degré de remplissage du coeur. D'autre part, la courbe de Starling est dans sa phase de recrutement ; de petites variations de remplissage se traduisent par de fortes modifications du volume systolique (VS); en ventilation mécanique, cela se traduit par d'amples variations de la PAsyst, du VS et du flux aortique au cours du cycle respiratoire. En hypervolémie, la courbe de Starling est au-delà de son genou ; les variations de remplissage ne modifient plus le volume systolique. La courbe de compliance est au contraire redressée, et même de faibles variations du volume auriculaire se traduisent par des variations significatives de la PVC ou de la PAPO. Il apparaît donc que les mesures échocardiographiques et les mesures dynamiques liées aux variations du remplissage en ventilation mécanique (variations de la PAsyst, du VS et du flux aortique) sont très efficaces pour diagnostiquer l’hypovolémie, mais ne sont pas utiles lorsque le malade est en hypervolémie (stase ventriculaire, œdème, congestion). A l’inverse, les pressions de remplissage (PVC, PAPO) ne sont d’aucune utilité pour diagnostiquer l’hypovolémie, mais sont essentielles pour gérer l’adminsitration liquidienne des malades en hypervolémie (insuffisance ventriculaire, valvulopathie, insuffisance rénale, etc). L'ETO et le CAP sont donc complémentaires car chacun est pertinent à l'une des extrémités du spectre de la volémie. Choix du monitorage hémodynamique Les différents systèmes de surveillance hémodynamique ne sont pas en compétition entre eux mais offrent au contraire des fenêtres complémentaires pour observer les phénomènes circulatoires. Ils ont leurs indications propres car ils fournissent chacun des prestations spécifiques, de même qu’on n’enfonce pas un clou avec un trourne-vis mais avec un marteau ! On peut ainsi concevoir un monitorage intégré comprenant différents outils choisis en fonction des risques encourus par le patient (voir Figure 6.83). L'ECG avec surveillance automatique du segment ST pour le diagnostic des arythmies et de l'ischémie myocardique (sous-endocardique et transmurale); La pression artérielle invasive pour la pression de perfusion et l'estimation de la postcharge; Le cathéter pulmonaire de Swan-Ganz pour le volume de perfusion (VS), pour la précharge (PVC, PAPO) en cas d'hypervolémie et pour la mesure de la SvO2 (adéquation du DC aux besoins métaboliques); Le PiCCO pour la précharge (thermodilution transpulmonaire, mesures itératives) et le VS (mesure automatique et continue); 18 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque L'ETO pour la fonction ventriculaire, pour la précharge en cas d'hypovolémie, pour l'ischémie en cas de lésion segmentaire, pour le diagnostic étiologique d'une hypotension réfractaire et pour le suivi cardiologique peropératoire; En chirurgie cardiaque, l'ETO pour de multiples indications spécifiques (corrections anatomiques ou valvulaires, endochirurgie, guidage de canulations, etc); En ventilation mécanique, les indices dynamiques (variations de la PA, du VS, des oscillations septales interauriculaires) comme marqueurs d'une hypovolémie susceptible de répondre au remplissage. L'écran du moniteur doit être modifié pour un affichage préférentiel des variables sélectionnées comme importantes (amplification ou superposition de certains canaux, par exemple). Quelle que soit la technique utilisée, l'impact d'un monitorage tient à la pertinence des questions qu'on lui pose et aux conséquences thérapeutiques qu'on en déduit. La qualité de l'interprétation des résultats est entièrement déterminée par les connaissances de l'anesthésiste et du réanimateur. Leur insuffisance est la source même du manque d'impact des différents systèmes de surveillance. Choix du monitorage hémodynamique La technique de monitorage est adaptée aux conditions hémodynamiques particulières du patient et aux complications susceptibles de survenir en cours d'intervention ou dans le suivi postopératoire. Le monitorage est choisi en fonction des décisions thérapeutiques qui seront prises selon les données fournies. Seuls les cas sévères tirent un réel bénéfice d'un monitorage complexe. Les indications au cathéter artériel pulmonaire (CAP) sont triples: 1) pathologies de la circulation pulmonaire, 2) stase gauche, hypervolémie, 3) situations où la mesure du volume systolique et de la SvO2 sont indispensables. La PVC et la PAPO sont inadaptées à l'évaluation de l'hypovolémie. L’apport de l’ETO porte sur 4 points : 1) diagnostic étiologique d’une instabilité hémodynamique, 2) monitorage hémodynamique (anatomie fonctionnelle, fonction ventriculaire, volémie, ischémie), 3) applications propres à la chirurgie cardiaque, et 4) enseignement cardiologique et hémodynamique. Monitorage neurologique Le risque d’éveil peropératoire est plus élevé en chirurgie cardiaque (0.02-1.5% des cas) qu’en chirurgie générale (0.005-1% des anesthésies générales) pour plusieurs raisons [10,14]. L’instabilité hémodynamique des patients limite les doses d’agent hypnogène utilisable ; Les besoins en hypnogènes sont sous-estimés chez les malades fragiles ou hypotendus; Les hautes doses d’opiacés induisent une obnubilation, mais pas un sommeil ; La curarisation nécessaire à l'intervention augmente de 16 fois le risque d'éveil par rapport à une anesthésie sans myorelaxant ; Les variations de température (CEC hypothermique, réchauffement) modifient l’état de conscience ; Les critères cliniques de réveil (mydriase, transpiration, respiration diaphragmatique, mouvements spontanés, tachycardie et hypertension artérielle) sont inutilisables parce qu’ils sont modifiés par les conditions opératoires : les opiacés provoquent un miosis serré, la transpiration est liée au réchauffement de CEC, les mouvements sont bloqués par les curares, l’hémodynamique dépend davantage des manipulations pharmacologiques que de la stimulation centrale. 19 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque On peut s’assurer que la profondeur de l’anesthésie est adéquate en maintenant un apport constant d’agent anesthésique (perfusion de propofol en mode AIVOC ou halogéné à 0.7-1 MAC) et en utilisant un système de monitorage de l’activité cérébrale dérivé de l’EEG. L'adéquation de l'analgésie par rapport à la stimulation sympathique peut être évaluée par des indices de variabilité du pouls (SPI) ou de la fréquence cardiaque (HRV) (voir Chapitre 6 Surveillance neurologique) [6,8]. L'index bispectral (BIS™) analyse 4 variables d'un tracé EEG bipolaire et les transforme en un nombre compris entre 0 et 100 qui représente la profondeur de l'anesthésie. Une valeur de 100 correspond à l'éveil et celui de 0 au coma. Le point critique entre amnésie et souvenir se trouve vers 65; la zone de sommeil clinique probable correspond aux valeurs situées entre 40 et 60. L’EEG brut (raw EEG) ou en analyse spectrale (transformation de Fourrier) repère la présence d’ondes delta lentes caractéristiques de l’anesthésie profonde. Il est plus rapide et plus précis que le BIS, mais son interprétation demande une certaine formation, ce qui n’est pas le cas pour le BIS. L'index de variabilité du pouls (SPI, surgical plethysmographic index) traduit le degré de stimulation sympathique; il est corrélé à l'équilibre entre la stimulation douloureuse et l'antinociception de l'anesthésie. Une valeur située entre 20 et 50 indique en général une adéquation de l'analgésie. La mesure de la variabilité de la fréquence (HRV heart rate variability) évalue la modulation de la performance cardiaque par le système nerveux autonome. Le risque de complications et de mortalité cardiovasculaires augmente lorsque la variabilité baisse. En chirurgie majeure et en chirurgie cardiaque, les protocoles basés sur le BIS ne se sont pas révélés supérieurs à ceux basés sur la concentration expiratoire d’halogéné pour prévenir l’éveil peropératoire, comme le démontrent deux grandes études prospectives récemment publiées [1,2]. Le BIS n’a permis ni de modifier la concentration de gaz halogéné ni de diminuer l’incidence de réveil en cours d’intervention. De plus, la moitié des cas avérés d'éveil sous anesthésie sont survenus chez des malades monitorés avec un BIS, et les trois quarts sous TIVA. La surveillance du BIS paraît donner une fausse sécurité sur la profondeur réelle de l'anesthésie. Son efficacité est donc très incertaine [1,6]. Choix du monitorage neurologique Même si le BIS permet d’ajuster la profondeur de l’anesthésie, aucune étude ne démontre qu’il puisse diminuer l’incidence d’éveil peropératoire en chirurgie cardiaque. Le SPI évalue l'adéquation de l'analgésie. Références 1 AVIDAN MS, JACOBSOHN E, GLICK D, et al. Prevention of intraoperative awareness in a high-risk surgical population. N Engl J Med 2011; 365:591-600 2 AVIDAN MS, ZHANG L, BURNSIDE BA, et al. Anesthesia awareness and the bispectral index. N Engl J Med 2008; 358:1097- 108 3 CHIANG Y, HOSSEINIAN L, RHEE A, et al. Questionable benefit of the pulmonary artery catheter after cardiac surgery in high-risk patients. J Cardiothorac Vasc Anesth 2015; 29:76-81 4 COLOMBO R, RAIMONDI F, CORONA A, et al. Comparison of the Surgical Pleth Index with autonomic nervous system modulation on cardiac activity during general anaesthesia. Eur J Anaesthesiol 2014; 31:76-84 5 ELTZSCHIG HK, ROSENBERGER P, LÖFFLER M, et al. Impact of intraoperative transesophageal echocardiography on surgical decisions in 12,566 patients undergoing cardiac surgery. Ann Thorac Surg 2008;85 :845-53 6 HILLIS LD, SMITH PK, ANDERSON JL, et al. 2011 ACCF/AHA Guideline for coronary artery bypass graft surgery: Executive summary. Anesth Analg 2012; 114:11-45 7 JUDGE O, JI F, FLEMING N, LIU H. Current use of pulmonary artery catheter in cardiac surgery: a survey study. J Cardiothorac Vasc Anesth 2014; 29; 69-75 20 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque 8 KERTAI MD, WHITLOCK EL, AVIDAN MS. Brain monitoring with electroencephalography and the electroencephalogram- derived Bispectral Index during cardiac surgery. Anesth Analg 2012; 114:533-46 9 LAITIO T, JALONEN J, KUUSELA T, et al. The role of heart rate variability in risk stratification for adverse postoperative cardiac events. Anesth Analg 2007; 105:1548-60 10 PANDIT JJ, ANDRADE J, BOGOD DG, et al. 5th National Audit Project (NAP5) on accidental awareness during general anaesthesia: summary of main findings and risk factors. Br J Anaesth 2014; 113:549-59 11 ROIZEN MF, BERGER DL, GABEL RA, et al. Practice Guidelines for pulmonary artery catheterization. An updated report by the American Society of Anesthesiologists Task Force on pulmonary artery catheterization. Anesthesiology 2003; 99:988-1014 12 SANDHAM JD, HULL RD, BRANT RF, et al. A randomized, controlled trial of the use of pulmonary artery catheters in high- risk surgical patients. N Engl J Med 2003; 348:5-14 13 SCHWANN NM, HILLEL Z, HOEFT A, et al. Lack of effectiveness of the pulmonary artery catheter in cardiac surgery. Anesth Analg 2011; 113:994-1002 14 SERFONTEIN L. Awareness in cardiac anesthesia. Curr Opin Anaesthesiol 2010; 23:103-8 15 SPAHN DR, CHASSOT PG. Con. Fluid restriction for cardiac patients during major noncardiac surgery should be replaced by goal-directed intravascular fluid administration. Anesth Analg 2006; 102:344-6 16 SGAR-SSAR. Société Suisse d'Anesthésie et de Réanimation. Standards et recommandations pour l'anesthésie. Version 2012, révisée 2014. SGAR, Postfach 604, CH-3000 Berne ([email protected]) Stabilité hémodynamique L’appareil circulatoire est conçu pour répondre aux besoins très variables de l’organisme. Physiologiquement, les valeurs hémodynamiques se modifient constamment avec la respiration, l'effort ou le stress. D’ailleurs, la non-variabilité de la pression artérielle ou de la fréquence cardiaque est typique des patients dont la tolérance et l'adaptabilité à l’effort sont sérieusement diminuées. La pression artérielle ou le volume systolique sont normalement instables au sein de certaines limites. La présence d'une maladie cardiovasculaire introduit une donnée supplémentaire: la modification d’un paramètre peut être bénéfique dans une direction et dangereuse dans la direction opposée. Selon la pathologie, le résultat sera différent. Ainsi, la bradycardie diminue avantageusement la mVO2 du coronarien, même si le débit cardiaque baisse, alors que la tachycardie lui est néfaste. En cas d’insuffisance aortique, au contraire, la bradycardie tend à dilater le VG en prolongeant la régurgitation, alors qu’une accélération fractionne celle-ci en plus petits volumes diastoliques. Pour chaque patient, la question est de déterminer dans quelle direction influencer l’hémodynamique pour lui être bénéfique. Sans y répondre en détail, il est possible de tracer quelques lignes directrices. La situation d'équilibre est celle du malade compensé et asymptomatique bénéficiant d’une thérapeutique préopératoire optimale. En cas de souffrance ischémique du myocarde, on cherche à réduire la consommation d'O2 (mVO2) et à augmenter l'apport d'O2 (DO2); à cet égard, la tachycardie est doublement pénalisante puisqu'elle élève la mVO2 et abaisse le DO2 (raccourcissement de la diastole). Lors de polyvalvulopathies ou d'association entre coronaropathie, insuffisance ventriculaire et valvulopathie, le point d'équilibre hémodynamique est déterminé par l'affection dominante. Le remodelage des cavités cardiaques et l'anatomie fonctionnelle décrite par l'échocardiographie sont les meilleurs repères pour déterminer les contraintes prioritaires. D'une manière générale, les sténoses sont beaucoup plus contraignantes que les insuffisances. Les marqueurs significatifs d'une souffrance ventriculaire (modifications du segment ST, dilatation ventriculaire, diminution de la fraction d’éjection, par exemple) doivent immédiatement déclencher la thérapeutique correspondant à la situation, même si les valeurs hémodynamiques classiques ne sont pas modifiées (fréquence, pression, débit, etc). Plus sévère est l’atteinte du malade, plus faible est sa tolérance à l’égard des variations hémodynamiques et plus l'attitude est celle d'une tolérance zéro. L'hémodynamique optimale est différente pour chaque valvulopathie (voir Tableaux 11.16 et 11.17). Toute modification dans une direction à risque doit être traitée immédiatement et agressivement alors qu’une modification dans une direction favorable présente une importante marge de sécurité (Figure 4.4 et Figure 4.5). 21 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Caractéristiques Hémodynamique à rechercher Figure 4.4 : Sténose aortique Caractéristiques Précharge élevée HVG concentrique hémodynamiques et Dysfonction diastolique Fréquence 50 - 65 b/min situations à rechercher Précharge ↑ Vasoconstriction systémique chez les malades DC dépend de précharge et de Rythme sinusal contraction auriculaire Plein - régulier - fermé souffrant de sténose Risque ischémique valvulaire. Fonction: D télédiast VG DC : débit cardiaque. D : diamètre. Sténose sous-aortique dynamique HVG : hypertrophie ventriculaire gauche. HVG concentrique Précharge élevée Petite cavité VG (hypovolémie, Vasoconstriction systémique VS : volume systo- vasoplégie, ↓ postcharge, ↑ contractil) Contractilité diminuée lique. Gradient > 25 mmHg dans la CCVG Plein - mou - fermé HTAP : hypertension artérielle pulmonaire. Sténose mitrale OAP : œdème aigu du poumon. VS fixe et bas Vasoconstriction systémique DC ↓ si fréquence ↑ ou ↓ Pas de tachycardie ni de bradycardie Précharge élevée Maintien de la précharge HTAP, OAP Ventilation contrôlée bénéfique Plein - normocarde - fermé - ventilé Précharge & postcharge élevées Fréquence normale © Chassot 2017 Figure 4.5 : Caractéristiques Hémodynamique à rechercher Caractéristiques hémo- Insuffisance mitrale dynamiques et situa- tions à rechercher chez HVG excentrique, dilatation VG Normovolémie les malades souffrant Précharge élevée Vasodilatation systémique d’insuffisance val- IM ↑ si PA systémique ↑ Stimulation inotrope IM fonctionnelle proportionnelle à PA IPPV bénéfique vulaire. DC : débit DC dépend de postcharge basse Plein - tonique - ouvert cardiaque. Fonction systolique surestimée D : diamètre. Fonction: D télésyst VG HVD : hypertrophie ventriculaire droite. Insuffisance aortique HVG : hypertrophie HVG excentrique, dilatation max VG Précharge élevée ventriculaire gauche. Précharge élevée Vasodilatation systémique VS : volume systo- IA ↑ si PA diastolique ↑ Tachycardie lique. IM : insuffisance Bradycardie ↑ volume régurgité Stimulation inotrope mitrale. IA : insuf- Fonction diminuée (D télésyst VG) Plein - rapide - ouvert fisance aortique. IT : insufffisance Insuffisance tricuspidienne tricus-pidienne. HVD, dilatation VD (effet Bernheim) Vasodilatation pulmonaire PAP : presion artérielle IT ↑ si PAP ↑ Précharge ↑ si HVD pulmonaire. Précharge selon fonction VD Précharge ↓ si insuff congestive VD PA : pression artérielle Valvulopathie gauche dominante PAP basse - IPPV à basse systémique. pression - ALR IPPV : ventilation en pression positive. Précharge élevée & postcharge basse ALR : anesthésie loco- Fréquence ↑ si fuite diastolique régionale. © Chassot 2017 22 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque L’agressivité dans la correction d’une variation hémodynamique doit être basée sur la rapidité avec laquelle s’installe la modification et sur le risque qu’elle représente pour la pathologie propre du patient. Le repère n’est pas une valeur prédéterminée, mais la vitesse de variation de la donnée observée. Les altérations circulatoires sont corrigées avec anticipation en suivant deux principes (Figure 4.6). Correction Correction Sous- correction Sur-correction © Chassot 2015 Figure 4.6: Corrections d’une variable dynamique, en l'occurence la pression artérielle. Celle-ci doit être maintenue dans la zone verte ; les zones rouges représentent l’hyper- et l’hypotension. La courbe bleue démontre une prise en charge inadéquate. Au départ, la pression est dans la partie inférieure de la zone verte (flèche). Une chute de pression est l’objet d’une correction tardive mais importante, qui induit une hypertension ; une nouvelle correction avec un hypotenseur fait dangereusement chuter la pression. Ceci peut continuer le roulis rythmique tant qu’on n’interrompt pas le processus avec une sous-correction précoce qui n’empèche certes pas la pression de dévier encore, mais qui la ramène dans la zone verte au lieu de basculer de l’autre côté. La courbe blanche illustre une prise en charge équilibrée. La pression est maintenue dans le tiers supérieur de la zone verte, et des sous-corrections très précoces empêchent de fortes variations. Réagir immédiatement dès que s'amorce une modification hémodynamique, en suivant les tendances instantanées et non la valeur absolue du chiffre. L'administration d'un hypertenseur, par exemple, se fait dès que la pression commence à baisser, et non lorsqu'elle a atteint son nadir; à ce moment, la circulation est très ralentie, et l'effet du médicament se fait désirer ; on risque de donner des doses cumulatives en attendant d'obtenir une réponse, et de déclencher une poussée hypertensive lorsque la substance se met à circuler. Sous-corriger par rapport au besoin théorique, de manière à éviter l'effet rebond qui crée une sorte de roulis rythmique, chaque dose de médicament administrée renvoyant le paramètre à l'extrême opposé. Dans la chirurgie à haut risque comme la chirurgie cardiaque, l’attitude visant à intervenit de manière préemptive sur l’hémodynamique pour créer la situation la plus favorable selon la pathologie du patient conduit à une réduction de moitié de la mortalité et des complications cardiovasculaires postopératoires. Dans les momments critiques comme la sortie de CEC, il s’agit de placer le patient dans les conditions optimales de précharge, de postcharge, de fréquence et de contractilité en fonction des contraintes imposées par la physiopathologie de l’affection cardiaque dont il souffre. 23 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque D’une manière générale, la gestion de l'hémodynamique occupe pleinement l'anesthésiste, qui ne doit pas en être distrait par le souci d’assurer le sommeil du patient. Il est donc judicieux de gérer l'anesthésie proprement dite en autopilote par l'administration continue d'un agent à dose constante, que ce soit une perfusion (propofol, midazolam) ou un gaz (isoflurane, sevoflurane à environ 1 MAC), et par l'addition régulière ou continue d'un opiacé (fentanyl, sufentanil, alfentanil, remifentanil). Des moniteurs comme l'indice bispectral (BIS™) et le SPI (Surgical Pleth Index) peuvent être utiles, mais ne sont malheureusement pas des garanties fiables de la profondeur du sommeil et de l'analgésie [1,2,3,5]. L'incidence d'éveil peropératoire, qui est de 0.005-0.5% en chirurgie générale, est de 0.2-1.5% en chirurgie cardiaque, soit 3-10 fois plus élevée. Les moments les plus critiques sont le démarrage de la CEC (hémodilution aiguë des agents d'anesthésie), le réchauffement (reprise de l'activité consciente lorsque la température cérébrale dépasse 32°C) et les périodes d'instabilité hémodynamique. Il est donc capital d'assurer le sommeil avec une administration continue d'hypnogène tout au long de l'opération. Une fois le sommeil garanti, les variations hémodynamiques sont contrôlées par des agents vasopresseurs, vasodilatateurs ou inotropes spécifiques, et non en modifiant la profondeur de l'anesthésie. Stabilité hémodynamique Chaque cardiopathie présente des contraintes hémodynamiques particulières et un point d'équilibre défini. L'anatomie fonctionnelle visualisée à l'échocardiographie est le meilleur moyen de déterminer quelles sont les contraintes hémodynamiques dominantes. Maintenir la stabilité hémodynamique consiste à: - Définir le point d'équilibre optimal en fonction de la pathologie ; - Maintenir ces conditions hémodynamiques idéales ; - Corriger immédiatement toute variation en-dehors de cette position d'équilibre ; - Utiliser dans ce but des agents hémodynamiques (vasopresseur, vasodilatateur, etc) et non les agents d'anesthésie. Pour assurer le sommeil du patient et pouvoir se concentrer sur la gestion cardio-vasculaire, l'anesthésie est maintenue en "auto-pilote" par l'administration continue d'un agent intraveineux ou d'un gaz halogéné. Références 1 AVIDAN MS, JACOBSOHN E, GLICK D, et al. Prevention of intraoperative awareness in a high-risk surgical population. N Engl J Med 2011; 365:591-600 2 AVIDAN MS, ZHANG L, BURNSIDE BA, et al. Anesthesia awareness and the bispectral index. N Engl J Med 2008; 358:1097- 108 3 COLOMBO R, RAIMONDI F, CORONA A, et al. Comparison of the Surgical Pleth Index with autonomic nervous system modulation on cardiac activity during general anaesthesia. Eur J Anaesthesiol 2014; 31:76-84 4 HAMILTON MA, CECCONI M, RHODES A. A systematic review and meta-analysis on the use of preemptive hemodynamic intervention to improve postoperative outcomes in moderate and high-risk surgical patients. Anesth Analg 2011; 112:1392-402 5 KERTAI MD, WHITLOCK EL, AVIDAN MS. Brain monitoring with electroencephalography and the electroencephalogram- derived Bispectral Index during cardiac surgery. Anesth Analg 2012; 114:533-46 6 SERFONTEIN L. Awareness in cardiac anesthesia. Curr Opin Anaesthesiol 2010; 23:103-8 24 Précis d'anesthésie cardiaque 2018, version 5.0 - 04 Spécificités de l'anesthésie cardiaque Rôle de l'anesthésiste La position de l’anesthésiste en chirurgie cardiaque a fortement évolué au cours des deux dernières décennies. Son impact s'est étendu