Théorie romantique du temps, Willi Jung PDF
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Willi Jung
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Ce document analyse la théorie romantique du temps dans le roman "La peau de chagrin" de Balzac. Il explore les concepts de durée, d'instant et de point de départ, et examine la relation de l'écrivain au temps et au monde. Le document explore également les réflexions philosophiques sur le temps de Saint Augustin.
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*« La peau de chagrin » : une théorie romantique du temps*, Willi Jung Merleau-Ponty livre une belle formule qui manifeste bien le rapport à la fois familier et énigmatique de l'homme au temps : « Une fois que je suis né, le temps fuse en moi \[\...\], il est visible en effet, que je ne suis pas l'...
*« La peau de chagrin » : une théorie romantique du temps*, Willi Jung Merleau-Ponty livre une belle formule qui manifeste bien le rapport à la fois familier et énigmatique de l'homme au temps : « Une fois que je suis né, le temps fuse en moi \[\...\], il est visible en effet, que je ne suis pas l'auteur du temps, pas plus que des battements de mon cœur, ce n'est pas moi qui prends l'initiative de la temporalisation. » . Cette dépossession originelle, cette passivité fondamentale donnent lieu à des réflexions qui se veulent rassurantes. Sénèque dit ainsi du temps qu'il est le seul bien que la nature nous donne, et qu'il en faut bien user. Du XVIe au XXe siècle, avec Montaigne, Racine, Rousseau, Balzac, Musset, Proust et Valéry, on découvre une sensibilité des écrivains à la **durée,** à l'**instant,** au **point de départ,** à ces abstractions du temps qui illustrent leur relation au monde et décident de leur œuvre. D'un point de vue plus philosophique, c'est saint Augustin, dans le livre XI des **Confessions,** au début du Ve siècle, qui ouvre la longue histoire d'une phénoménologie du temps : «* Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.* » \* La Peau de chagrin* **a paru en 1831, l'année où Goethe a terminé la rédaction de la deuxième partie de son drame *Faust* et mis sous scellés son manuscrit. Ce roman de Balzac compte parmi ceux qui, à l'époque, ont fondé sa gloire comme auteur. Peu avant sa mort, Goethe avait encore lu ce roman « philosophique », à en croire le sous-titre, et il l'avait grandement apprécié. Il s'y intéressait d'autant plus que Balzac avait écrit, avec cette œuvre, un roman faustien en se référant expressément à lui. Balzac ne pouvait connaître à l'époque que la première partie du *Faust *dans la traduction de Gérard de Nerval de 1827. Par ailleurs, il pouvait s'appuyer sur le compte rendu détaillé du drame consigné par Mme de Staël. Non seulement l'auteur Balzac, mais aussi le protagoniste Raphaël de Valentin ont lu, d'après le texte du roman, le *Faust* **de Goethe et depuis, il ne craint rien tant que de subir un sort identique à celui du Dr Faust. Raphaël de Valentin est aristocrate, marquis de naissance, mais désargenté et orphelin, avec un penchant pour la mélancolie et disposant de tous les attributs d'une nature d'artiste, plein de promesses, mais en même temps menacé. En l'automne 1829, il traverse une crise qui lui paraît insurmontable. Après être devenu la victime d'un amour malheureux pour une femme à la mode, la belle comtesse Fœdora, une femme sans cœur, dans le salon de laquelle il avait été introduit par l'ambitieux et intriguant Rastignac, il craint d'avoir contracté la lèpre de son vide intérieur. Dans une maison de jeu du Palais-Royal, il joue sa dernière pièce et se réserve seulement quelques heures de vie avant de se jeter dans la Seine à la faveur de l'obscurité. Pendant ce laps de temps limité, il entre par hasard dans un magasin d'antiquités qui inspire à l'auteur quelques réflexions existentielles et temporelles : «* Vous êtes-vous jamais lancé dans l'immensité de l'espace et du temps, en lisant les œuvres de Cuvier ? \[\...\] Cuvier n'est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? \[\...\] En présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d'un seul homme, la miette dont l'usufruit nous est concédé dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d'univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours ; et si, pour devenir un point intangible dans l'avenir, la peine de vivre doit s'accepter ?* » Ces réflexions sur le temps en disent beaucoup sur la catégorisation balzacienne du temps qui est considéré sous trois angles : ceux de l'histoire, de la sociologie et de la philosophie. Le marchand, un petit bonhomme ratatiné de cent deux ans, lui montre une peau de chagrin en lui expliquant qu'il s'agit de la peau d'un onagre. Mais Raphaël, dégoûté de la vie, ne fait attention qu'au mot « chagrin » qui correspond tout à fait à son état d'âme. Ayant étudié les langues orientales, il peut déchiffrer l'inscription en langue arabe qui dit que ce talisman oriental aurait le pouvoir de réaliser tous les désirs de son possesseur. Mais l'antiquaire met en garde Raphaël : chaque désir réalisé fait rétrécir cette Peau qui symbolise la vie en train de se consumer. Le jeune homme, incrédule, accepte cependant le pacte et décide de courir le risque de voir décroître ses jours en fonction de ses souhaits. Nous avons donc affaire ici à un motif clairement romantique : le pacte diabolique. Il conclut donc ce pacte -- le mot apparaît littéralement dans le texte -- avec une puissance surnaturelle dont la nature méphistophélique lui était familière depuis ses lectures du *Faust*. Le suicide envisagé peut être retardé un certain temps du fait de la possession de cet objet que lui a cédé le marchand de bric-à-brac. À l'aide du précieux talisman, le protagoniste pourra désormais « vivre avec** **excès ». Une vie d'insouciance semble commencer, une vie où aucun désir ne reste inexaucé. Raphaël est démesurément riche, aimé de tous, il est couronné de succès dans son métier de journaliste et fonde un nouveau journal qui correspond à l'esprit du temps. Il jouit de la vie avec ses nombreux amis, tous « véritables sectateurs du dieu Méphistophélès ». Envieux et ennemis ne peuvent rien contre lui. Raphaël se voit tout à coup arrivé au sommet de ses possibilités. Il se retrouve au banquet du riche Taillefer -- un représentant railleur et caricatural du « boum » économique de la monarchie de Juillet -- où sont servis les plats les plus délicieux et les meilleurs vins et où dansent les plus belles femmes. La réflexion balzacienne sur le temps devient à ce moment-là une critique de la société contemporaine que l'auteur voit dominée par les mots « industrie, pensée, argent, parole ». Le caractère du roman comme transgression de la révolution de 1830 devient ici évident. Non seulement la politique, mais la science aussi est la cible des critiques : « Les chaires de professeurs n'ont pas été faites pour la philosophie, mais bien la philosophie pour les chaires ». Raphaël entreprend d'expliquer à un de ses amis, Émile, pourquoi il voulait se suicider : il entame alors un récit autobiographique qui constitue la deuxième partie du roman : « La femme sans cœur ». Il définit la maxime de son récit comme suit : « Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions ; ne vouloir connaître de sa vie que les événements matériels, c'est faire de la chronologie, l'histoire des sots ! ». Voilà un autre élément critique vis-à-vis de l'histoire. Raphaël se lance dans l'étude ; il vit dans une mansarde du modeste hôtel Saint-Quentin, et rédige un ouvrage de philosophie (la **Théorie de la volonté**) et une comédie. Bien des traits autobiographiques de Balzac lui-même y sont perceptibles. Raphaël fait la connaissance de la jeune Pauline, « Pygmalion nouveau », « image de la vertu », et se propose de compléter son éducation. Rastignac l'introduit dans le salon de la belle comtesse Fœdora à qui il explique sa théorie de la volonté. Démuni et n'ayant donc aucune chance de lui plaire, il lui reconnaît un « détestable sourire de statue de marbre ». Il constate, totalement désespéré : « Je n'avais rien, j'eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous ». Il est le type du joueur, il vendrait sa vie pour conquérir la comtesse. Sous l'influence de Rastignac, Raphaël se met à vivre d'expédients (faux mémoires, crédit, jeu) et se lance dans la débauche, mais il est bientôt couvert de dettes et poursuivi par les huissiers. La confession s'interrompt alors : Raphaël repense à son talisman, souhaite obtenir une forte somme d'argent et s'assoupit. Le lendemain matin, en présence des convives, il apprend qu'il hérite d'un oncle décédé à Calcutta en 1828 ; mais il constate que la Peau de chagrin a effectivement diminué. La troisième partie ( « L'agonie » ) dessine -- on remarquera que l'agonie reflète de façon symétrique le talisman de la première partie -- la lutte de Raphaël contre la fin qui approche. Malgré la richesse et la gloire, il doit anxieusement étouffer les désirs qui l'habitent. Cette peur panique transforme le roman balzacien. Si on pouvait le lire jusque-là comme une fantasmagorie romantique, il devient maintenant une grandiose étude de caractère. La conscience triomphante qu'avait Raphaël de pouvoir dominer à volonté la longueur accordée à sa vie bascule soudainement vers la crainte et le souci de ne pouvoir plus qu'en administrer la brièveté. Par cette chute de conscience, Balzac a totalement modifié son héros. Le jouisseur habitué au bonheur et à une vie qui se déroule selon ses souhaits, devient un original craintif qui vit en reclus et laisse à son domestique, Jonathas, le soin de s'occuper de tout. Il se méfie de tout pour ne pas succomber à la tentation de désirer la moindre chose : « \[\...\] il pouvait tout et ne voulait plus rien »**. **Nous avons désormais sous les yeux un avare de temps, hostile à la vie. Il soumet toute son action ou plutôt sa passivité à un seul but : sa vie ne peut pas être prolongée, il met tout en œuvre pour ne l'abréger à aucun prix par d'autres désirs. Cette obsession se reflète aussi dans sa physionomie: « Un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d'un jeune homme sous le masque d'un vieillard »**. **Voici le moment où le temps de vie limité du protagoniste se communique à la pénurie de sa qualité de vie. Au moment où Raphaël n'est animé que par la seule idée de ne plus rien souhaiter au monde, l'amour entre de nouveau en scène. Cette fois-ci, l'amour promet au héros solitaire le bonheur d'âme le plus pur et fait, me semble-t-il, un bonheur qu'il ne lui faut même pas désirer puisque Pauline l'aime déjà sans limites. Mais l'amour altruiste de cette Pauline angélique ne peut pas sauver celui qui est consumé par le désir ardent de vivre. Le moment critique ne se fait pas attendre où l'amour s'intensifie de façon stupéfiante pour devenir un désir de possession absolu, tant et si bien que la Peau de chagrin et également le temps de vie de son propriétaire s'épuisent définitivement avec l'accomplissement de cet ultime désir qui est aussi le plus cher de tous ceux que Raphaël a nourris. Ainsi se termine le roman, comme dans le drame de Goethe, dans la conscience (ou dans l'illusion) d'un moment suprême dont le bonheur coïncide avec la mort du héros. Un épilogue, par la voix du narrateur, nous apprend que Pauline n'est plus qu'un être transfiguré, un symbole de l'idéal ; tandis que Fœdora est présentée comme une allégorie de la société. Un trait essentiel de l'action dont l'importance est soulignée par le fait que Balzac a dédié son roman à un scientifique, au mathématicien et astronome Félix Savary, « membre de l'Académie des sciences ».** **Lorsque le protagoniste comprend pour la première fois à propos de la Peau de chagrin qui se rétrécit que c'est la brièveté de la vie qui lui est accordée, il s'adresse dans son désarroi à l'Académie des sciences de Paris en demandant qu'on analyse la Peau de chagrin selon toutes les méthodes scientifiques en vue de sa force mystérieuse. C'est ainsi que le cuir parcourt les instituts et les laboratoires divers de l'Académie, qu'il est mesuré et pesé, estampé et étendu, traité avec des acides, tout cela sans résultat perceptible. En fin de compte, l'Académie doit reconnaître qu'elle ne peut pas expliquer tous les phénomènes de la nature, car, selon la formule d'un de ses professeurs les plus fameux : « La science est vaste, la vie humaine bien courte ». []{#anchor} Penchons-nous encore une fois sur le magasin d'antiquités où le protagoniste a acquis cette Peau de chagrin. Lors de l'entretien avec le marchand, il apparaissait clairement que le brocanteur vieux comme Mathusalem était un philosophe de la vie. Au cours de sa longue vie, il a vu le monde et observé les agissements des hommes. La quintessence de son art d'observation est le constat selon lequel la nature humaine est réglée par deux forces qui consument la vie des hommes et font se raréfier la vie. Ces deux forces ont pour nom : **Vouloir **et** Pouvoir. **Toutes deux consument l'énergie vitale : « **Vouloir** nous brûle et **Pouvoir** nous détruit »**.** Il faut prendre à la lettre ces expressions qui rendent aussi la conception de l'auteur lui-même. Balzac est convaincu qu'un quantum individuel d'énergie vitale fait partie de l'équipement corporel et moral de l'homme, quantum qui se consume au cours d'une vie, à vrai dire par un procès chimique de combustion. L'accélération ou la décélération de ce processus par les forces intensives de combustion **Vouloir **et **Pouvoir** dépend du caractère de l'individu, ce qui mène, conformément à la nature, à une pénurie du temps de vie comme on peut l'observer par exemple chez Raphaël de Valentin. En revanche, le marchand d'antiquités, ce vieillard vigoureux, montre bien qu'il y a dans la vie un moyen de manipuler le budget d'énergie humaine avec modération. Au lieu de gâcher sa force vitale par le **Vouloir **et le **Pouvoir,** il faut seulement donner de l'espace à la force vitale en ménageant le **Savoir**. La longévité survient d'elle-même comme on peut l'observer à propos du vigoureux marchand qui a atteint le bel âge de cent deux ans. []{#anchor-1} Ernst Robert Curtius a parlé en détail de ce roman dans son chapitre consacré à l'énergie.La macrobiotique a une grande importance pour toute l'énergétique balzacienne. Philosophie pratique et hygiénique répandue en Allemagne par Hufeland, la macrobiotique fait partie de l'inventaire des phénomènes pour lesquels le public intéressé par les sciences naturelles, le magnétisme et les physiologies, s'enthousiasmait. La macrobiotique fait partie également des sciences occultes : alchimie, magie. Le motif de la macrobiotique revient régulièrement chez Balzac. Si toute la vie consiste en consommation de forces et en combustion d'énergie, la sagesse ne peut consister que dans le fait de ralentir, dans tous les domaines qui touchent à l'homme, la consommation d'énergie pour augmenter la durée de la vie. Bon nombre d'idéologies contemporaines nous prêchent la même chose. Voilà donc une philosophie du temps profondément romantique dans laquelle il y a une proportionnalité indirecte entre exaucement de désirs (ou consommation d'énergie) et temps de vie. Et voilà en quoi consiste le problème fondamental de la temporalité romantique selon Balzac. Raphaël de Valentin ne mesure-t-il pas après chaque vœu exaucé l'étendue de la Peau de chagrin ? L'énergie se définissant comme expansion de l'être humain en refus les limites. L'esprit tend à occuper l'espace et à dominer le temps. En revanche, l'énergie est menacée de dégradation. Au continuum de l'expansion s'oppose alors la déperdition. Parmi les aspects philosophiques du temps, il faut compter dans ce roman le contraste vieux/jeune, vieillesse/jeunesse que Balzac thématise également, par exemple lors du séjour de Raphaël en Auvergne. []{#anchor-2} De plus, Balzac remonte à la philosophie antique du temps, car il connaît l'aphorisme d'Hippocrate : « La vie est courte, l'art est long, l'occasion fugitive, l'expérience trompeuse, le jugement difficile. Car le médecin doit faire ce qui est approprié et veiller à ce que le malade, son entourage et toutes les circonstances y contribuent. ». On entend par art une manière du savoir. Pour l'acquérir, la vie est bien trop courte, ce qui est décourageant. Balzac a très bien compris cet aphorisme en le reformulant ainsi dans sa **Peau de chagrin **: « La science est vaste, la vie humaine est bien courte ». []{#anchor-3} Dans sa sensibilité colorée sombrement et sa prédilection pour le merveilleux du conte oriental, **La** **Peau de chagrin** suit un courant de mal du siècle fort prononcé autour de 1830, et qui allait de pair avec la déception et le désenchantement après l'échec de la révolution. Raphaël représente toute une génération de jeunes gens qui sont déracinés politiquement et métaphysiquement dans une société dominée par l'argent. Raphaël essaie de se retirer de la sphère sociale dans la solitude de la pensée, mais se trouve pris dans la contradiction face à son besoin de connaître la vie dans toute son étendue.