TAPUSCRIT-Le voyage de Tomek-PDF
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Tomek, the owner of a small grocery store, finds himself unexpectedly drawn into a world of mystery and romance when a young girl seeks water from the Qjar river. The story is set in a quaint village, rich in details of everyday life, and paints a vivid picture of a bygone era. Tomek's longing for a grander experience resonates with the reader.
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1 PROLOGUE L’histoire que voici se passe en un temps où l’on n’avait pas encore inventé le confort moderne Les jeux télévisés n’existaient pas, ni les voitures avec airbags, ni les magasins à grande surface. Or ne connaissait mê...
1 PROLOGUE L’histoire que voici se passe en un temps où l’on n’avait pas encore inventé le confort moderne Les jeux télévisés n’existaient pas, ni les voitures avec airbags, ni les magasins à grande surface. Or ne connaissait même pas les téléphones portables ! Mais il y avait déjà les arcs-en-ciel après la pluie, la confiture d’abricot avec des amandes dedans, les bains de minuit improvisés, enfin toutes ces choses qu’on continue à apprécier de nos jours. Il y avait aussi, hélas, les chagrins d’amour et le rhume des foins, contre lesquels on n’a toujours rien trouvé de vraiment efficace Bref, c’était... autrefois. Chapitre 1 LES OISEAUX DE PASSAGE L’épicerie de Tomek était la dernière maison du village. C’était une petite boutique toute simple avec, au-dessus de la vitrine, l’inscription ÉPICERIE peinte en lettres bleues. Quand on poussait la porte, une clochette tintait joyeusement, ding- ding, et Tomek se tenait devant vous, souriant dans son tablier gris d’épicier. C’était un garçon aux yeux rêveurs, assez grand pour son âge, plutôt osseux. Il ne servirait à rien de faire le détail des articles que Tomek vendait dans son épicerie. Un livre entier n’y suffirait pas, alors qu’un seul mot convient pour le dire, et ce mot c’est justement: « tout ». Tomek vendait « tout ». Entendons par là des choses utiles et raisonnables, comme les tapettes à mouches et l’élixir « Contrecoups » de l’abbé Perdrigeon, mais aussi et bien sûr des objets indispensables comme les bouillottes en caoutchouc et les couteaux à ours. Comme Tomek vivait dans son magasin, ou plutôt dans l’arrière-boutique de son magasin, il ne fermait jamais. Il y avait bien une petite pancarte accrochée à l’entrée, mais elle était toujours tournée du même côté, celui qui indiquait OUVERT. Ce n’était pas pour autant un défilé continuel. Non. Les gens du village étaient respectueux et se gardaient bien de déranger à toute heure. Ils savaient seulement qu’en cas de besoin urgent, Tomek les dépannerait avec gentillesse, même au milieu de la nuit. Il ne faut pas croire non plus que Tomek ne quittait jamais sa boutique. Bien au contraire, il lui arrivait souvent d’aller se dégourdir les jambes ou même de s’absenter pour une demi-journée. Mais dans ce cas-là, le magasin restait ouvert et les clients se servaient tout seuls. A son retour, Tomek trouvait un petit mot sur le comptoir : « Pris un rouleau de ficelle à saucisson. Line » accompagné de l’argent du règlement, ou bien: « Pris mon tabac. Paierai demain. Jak. » Ainsi tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme on dit, et cela aurait pu durer des années et même des siècles sans qu’il arrivât rien de particulier. Seulement voilà, Tomek avait un secret. Oh, ce n’était rien de mal ni de tellement extraordinaire. Cela lui était venu avec tant de lenteur qu’il ne s’était aperçu de rien. Exactement comme les cheveux qui poussent sans qu’on s’en rende compte : un beau jour ils sont trop longs et voilà. Un beau jour donc, Tomek se retrouva avec cette pensée qui avait poussé à l’intérieur de sa tête au lieu de pousser dessus, et qu’on pouvait résumer ainsi: il s’ennuyait. Mieux que cela, il s’ennuyait... beaucoup. Il avait envie de partir, de voir le monde. Depuis la petite fenêtre de son arrière-boutique, il regardait souvent la vaste plaine où le blé de printemps se balançait avec grâce, semblable aux vagues de la mer. Et seul le ding ding de la sonnette à la porte de la boutique pouvait l’arracher à sa rêverie. D’autres fois, très tôt, il allait marcher sur les chemins qui se perdaient dans la campagne, dans le bleu si tendre des champs de lin au petit jour, et cela lui arrachait le cœur de devoir rentrer à la maison. Mais c’est à l’automne surtout, au moment où les oiseaux de passage traversaient le ciel, dans leur grand silence, que Tomek ressentait avec le plus de violence le désir de s’en aller. Les larmes lui en venaient aux yeux tandis qu’il regardait les oies sauvages disparaître à grands coups d’aile à l’horizon. Malheureusement, on ne part pas comme cela quand on s’appelle Tomek et qu’on est responsable de l’unique épicerie du village, cette épicerie que son père avait tenue avant lui, et son grand-père avant son père. Qu’auraient pensé les gens? Qu’il les abandonnait? Qu’il n’était pas bien avec eux? Qu’il ne se plaisait plus au village? En tout cas ils n’auraient pas compris. Cela les aurait rendus tristes. Or, Tomek ne supportait pas de faire de la peine à autrui. Il résolut donc de rester et de garder son secret pour lui. Il fallait être patient, se disait-il, l’ennui finirait bien par s’en aller comme il était venu, lentement, avec le temps, sans qu’il s’en aperçoive... Hélas, ce fut tout le contraire qui arriva. Sans compter qu’un événement considérable allait bientôt réduire à néant tous les efforts que Tomek faisait pour être raisonnable. C’était la fin de l’été, un soir qu’il avait laissé la porte de sa boutique ouverte pour profiter de la fraîcheur de la nuit. Il était occupé à faire ses comptes sur son grand cahier spécial, à la lumière d’une lampe à huile, et il suçotait, rêveur, son crayon à papier, quand une voix claire le fit presque sursauter : — Est-ce que vous vendez des sucres d’orge ? Il leva la tête et vit la plus jolie personne qu’on puisse imaginer. C’était une jeune fille de douze ans environ, brune comme on peut l’être, en sandales et dans une robe en piteux état. A sa ceinture pendait une gourde de cuir. Elle était entrée sans bruit par la porte ouverte, si bien qu’on aurait dit une apparition, et maintenant elle fixait Tomek de ses yeux noirs et tristes : — Est-ce que vous vendez des sucres d’orge? Alors Tomek fit deux choses en même temps. La première, ce fut de répondre : — Oui, je vends des sucres d’orge. Et la seconde chose que fit Tomek, lui qui de toute sa vie ne s’était pas retourné trois fois sur une fille, ce fut de tomber amoureux de ce petit brin de femme, d’en tomber amoureux instantanément, complètement et définitivement. Il prit un sucre d’orge dans un bocal et le lui tendit. Elle le cacha aussitôt dans une poche de sa robe. Mais elle ne semblait pas vouloir s’en aller. Elle restait là à regarder les rayons et les rangées de petits tiroirs qui occupaient un mur tout entier. — Qu’avez-vous dans tous ces petits tiroirs ? — J’ai... tout, répondit Tomek. Enfin tout le nécessaire... — Des élastiques à chapeau ? — Oui, bien sûr. Tomek escalada son échelle et ouvrit un tiroir tout en haut : — Voilà. — Et des cartes à jouer ? Il redescendit et ouvrit un autre tiroir : — Voilà. Elle hésita, puis un sourire timide se forma sur ses lèvres. Cela l’amusait visiblement : — Et des images... de kangourou ? Tomek dut réfléchir quelques secondes puis il se précipita vers un tiroir sur la gauche : — Voilà. Cette fois, les yeux sombres de la petite s’éclairèrent tout à fait. C’était si charmant de la voir heureuse que le cœur de Tomek se mit à faire des bonds dans sa poitrine. — Et du sable du désert ? Du sable qui serait encore chaud ? Tomek gravit encore une fois son échelle et prit dans un tiroir une petite fiole de sable orange. Il redescendit, fit couler le sable sur son cahier spécial pour que la jeune fille puisse le toucher. Elle le caressa avec le dos de la main puis promena dessus le bout de ses doigts agiles. — Il est tout chaud... Comme elle s’était approchée très près du comptoir, Tomek sentit sa chaleur à elle, et plus que sur le sable chaud, c’est sur son bras doré qu’il aurait voulu poser sa main. Elle le devina sans doute et reprit : — Il est aussi chaud que mon bras... Et de sa main libre elle prit la main de Tomek et la posa sur son bras. Les reflets de la lampe à huile jouaient sur son visage. Cela dura quelques secondes, au bout desquelles elle se dégagea en un mouvement léger, virevolta dans la boutique puis pointa enfin son doigt au hasard vers l’un des trois cents petits tiroirs : — Et dans celui-ci, qu’avez-vous dans celui- ci? — Oh, ce ne sont que des dés à coudre... répondit Tomek en versant le sable dans la fiole grâce à un entonnoir. — Et dans celui-ci ? —- Des dents de Sainte Vierge... ce sont des coquillages assez rares... — Ah, fit la petite, déçue. Et dans celui-là ? — Des graines de séquoia... Je peux vous en donner quelques-unes si vous voulez, je vous les offre, mais ne les semez pas n’importe où, car les séquoias peuvent devenir très grands... Tomek avait cru lui faire plaisir en disant cela. Mais ce fut tout le contraire. Elle redevint grave et songeuse. A nouveau ce fut le silence. Tomek n’osait plus rien dire. Un chat fit mine d’entrer par la porte restée ouverte. Il s’avança avec lenteur, mais Tomek le chassa d’un geste brusque de la main. Il ne voulait pas être dérangé. — Ainsi vous avez tout dans votre magasin ? Vraiment tout ? dit la jeune fille en levant les yeux vers lui. Tomek se trouva un peu embarrassé. — Oui... enfin tout le nécessaire... répondit- il avec ce qu’il fallait de modestie. — Alors, dit la petite voix fragile et hésitante, mais soudain pleine d’un fol espoir, sembla- t-il à Tomek, alors vous aurez peut-être... de l’eau de la rivière Qjar ? Tomek ignorait ce qu’était cette eau. Il ignorait aussi où pouvait se trouver cette rivière Qjar. La jeune fille le vit bien, une ombre passa dans ses yeux et elle répondit sans qu’il eût à le demander: — C’est l’eau qui empêche de mourir, vous ne le saviez pas ? Tomek secoua doucement la tête, non, il ne le savait pas. — J’en ai besoin... fit la petite. Puis elle tapota la gourde qui pendait à sa ceinture et ajouta : — Je la trouverai et je la mettrai là... Tomek aurait bien voulu qu’elle lui en dise plus, mais déjà elle s’avançait vers lui en dépliant un mouchoir dans lequel elle tenait quelques pièces de monnaie. — Je vous dois combien pour le sucre d’orge? — Un sou... s’entendit murmurer Tomek. La jeune fille posa la pièce sur le comptoir, regarda encore une fois les trois cents petits tiroirs et fit à Tomek un dernier sourire. — Au revoir. Puis elle sortit de la boutique. — Au revoir... bredouilla Tomek. 3 La lampe à huile faiblissait. Il reprit place sur sa chaise, derrière le comptoir. Sur son grand cahier spécial encore ouvert, il y avait le sou de l’inconnue et quelques grains de sable orange. CHAPITRE II GRAND-PÈRE ICHAM Le lendemain et les jours qui suivirent, Tomek s’en voulut terriblement d’avoir accepté l’argent de sa visiteuse. Elle ne devait pas en avoir beaucoup. Il se surprit plusieurs fois à parler tout seul. Il disait par exemple : — Rien du tout, vous ne me devez rien du tout... Ou bien : — Je vous en prie... Pour un sucre d’orge... Mais Tomek pouvait bien inventer toutes les gentillesses du monde, c’était trop tard. Elle avait payé et elle était partie, le laissant à ses regrets. Ce qui le tracassait aussi, c’était cette eau dont elle avait parlé, cette rivière au nom étrange qu’il n’arrivait pas à retrouver. Et puis qui était-elle, cette drôle de fille? D’où venait-elle? Était-elle toute seule? Est-ce que quelqu’un l’attendait près de la boutique ? Et où était-elle allée ensuite ? Mille questions sans réponses... Il tâcha d’en savoir plus par les clients. Il les questionnait sans en avoir l’air: — Alors, rien de neuf au village ? Ou bien : — Pas beaucoup de passage, hein ? Dans l’espoir que l’un d’eux finirait par dire : — Non, pas beaucoup de passage, juste cette fillette l’autre soir... Mais personne n’y fit la moindre allusion. A croire que Tomek était le seul à l’avoir vue. Quelques jours passèrent ainsi, puis un après-midi Tomek n’y tint plus. L’idée de ne jamais revoir la jeune fille lui sembla insupportable. Et de ne pouvoir parler d’elle à quiconque lui était bien cruel aussi. Il laissa donc tout en plan dans la boutique, fourra dans sa poche une barre de pâte de fruits et courut à grandes enjambées à l’autre bout du village, où se trouvait le vieil Icham. Le vieil Icham était écrivain public, c’est- à-dire qu’il écrivait pour ceux qui ne savaient pas le faire. Il lisait aussi, bien sûr. Quand Tomek arriva, il était justement en train de déchiffrer une lettre pour une petite dame qui l’écoutait attenti- vement. Par discrétion, Tomek se tint à distance le temps qu’ils en aient terminé, puis il s’avança vers son ami. — Bonjour, grand-père, lança-t-il en portant la main à sa poitrine. — Bonjour, mon fils, répondit Icham en lui tendant ses deux mains ouvertes. Ils n’étaient ni le grand-père ni le fils l’un de l’autre, mais comme Icham vivait seul et que Tomek était orphelin, ils s’étaient toujours appelés comme cela. Ils s’aimaient beaucoup. L’été, Icham travaillait dans une minuscule échoppe adossée au mur de la rue. Il s’y tenait assis en tailleur, au milieu des livres. Pour le rejoindre, il fallait grimper trois marches de bois et s’asseoir par terre. Aussi ses clients préféraient- ils le plus souvent rester debout dans la rue pour dicter leurs lettres ou pour écouter Icham les lire. — Monte, mon fils. Tomek franchit les trois marches d’un bond et s’assit lui aussi en tailleur, au côté du vieil homme. — Est-ce que tu vas bien, grand-père ? commença Tomek en tirant de sa poche la pâte de fruits. Tu as beaucoup de travail ? — Merci, mon garçon, répondit Icham en prenant la friandise. Je n’ai jamais de travail, je te l’ai déjà dit. Jamais de repos non plus. Tout ça, c’est juste la vie qui passe... Tomek s’amusait beaucoup de ces phrases un peu énigmatiques. On aurait pu prendre Icham pour un grand philosophe s’il n’avait pas été aussi gourmand. Il adorait les sucreries, et il était capable de bouder comme un enfant de trois ans quand Tomek oubliait de lui apporter un caramel mou, un nougat tendre, une boule de gomme ou un bâton de réglisse. Sa préférence allait aux petits pains d’épice en forme de cœur, mais tout lui était bon pourvu que ce ne soit pas trop dur à mâcher. À cause des dents, bien entendu. Tomek ne voulait pas s’absenter trop longtemps, et comme la curiosité le poussait, il en vint immédiatement à ce qui l’intéressait: — Dis-moi, grand-père Icham, as-tu déjà entendu parler de la rivière Tchar, ou Djar... ? Le vieil homme, qui mâchouillait déjà sa barre de pâte de fruits, prit le temps d’y réfléchir, puis il répondit lentement : — Je connais une rivière... Qjar. — C’est ça! s’exclama Tomek. Qjar! La rivière Qjar ! Et en le répétant, il lui sembla entendre la jeune fille le dire: «... de l’eau de la rivière Qjar. » — Celle qui coule à l’envers... continua Icham. Celle qui... quoi ? bredouilla Tomek, qui n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. — Qui coule à l’envers, articula Icham. La rivière Qjar coule à l’envers. — À l’envers ? Qu’est-ce que tu veux dire ? fit Tomek, les yeux écarquillés. — Je veux dire que l’eau de cette rivière monte au lieu de descendre, mon petit Tomek. Ça t’en bouche un coin, ça ! Icham éclata de rire en voyant la tête que faisait son jeune ami, puis il eut pitié de lui et commença à expliquer : — Cette rivière prend sa source dans l’océan, tu comprends ? Au lieu de s’y jeter, elle en sort. Un peu comme si elle aspirait l’eau de la mer. A son début, elle est large comme un fleuve. On dit qu’à cet endroit-là des arbres étranges poussent sur ses rives. Des arbres qui s’étirent le matin et poussent des soupirs le soir. Et il y aurait là des variétés d’animaux tout à fait inconnues ailleurs. — De quelle sorte par exemple ? voulut savoir Tomek. Des animaux dangereux ? Mais le vieil Icham secoua la tête. Il ne savait pas. — En tout cas, continua-t-il, le plus étonnant est bien cette eau qui ne coule pas dans la bonne direction... — Mais alors, l’interrompit Tomek, qui avait l’esprit curieux, si cette rivière, enfin ce fleuve, aspire l’eau de la mer, le niveau de la mer devrait baisser... — Il devrait, mais il ne le fait pas à cause des dizaines d’autres fleuves qui se déversent dans l’océan en même temps, et dans le bon sens, eux. — Évidemment, dut reconnaître Tomek, évidemment. — Ensuite, reprit Icham, la rivière Qjar remonte à l’intérieur des terres. Sur des centaines de kilomètres, dit-on. Elle devient de plus en plus étroite. Elle perd de l’eau au lieu d’en gagner comme toutes les rivières du monde. — Mais où cette eau s’en va-t-elle ? demanda Tomek. Il faut bien qu’elle aille quelque part ! Une fois de plus, le vieil Icham dut avouer son ignorance : — On ne sait pas où cette eau s’en va. Il n’y a pas d’affluents. C’est un grand mystère. Est-ce que tu m’as aussi apporté un morceau de nougat? Tomek mit quelques secondes à réagir. Il était à mille lieues de penser à du nougat. Il fouilla dans ses poches en vain. — Non, grand-père, mais je t’en apporterai tout à l’heure si tu veux. C’est promis. Parle-moi encore de cette rivière, s’il te plaît. Le vieil Icham, sans doute déçu, grommela quelques mots incompréhensibles puis se décida à poursuivre. — Quoi qu’il en soit, la rivière finit par arriver au pied d’une montagne qui s’appelle la Montagne Sacrée. — La Montagne Sacrée ? fit Tomek, que ce nom-là impressionnait. — Oui. Ceux qui ont approché cette montagne disent qu’on n’a jamais vu quelque chose d’aussi imposant. Ses sommets dépassent les nuages. Mais figure-toi que notre petite rivière ne se laisse pas démonter comme cela. Elle l’escalade tout simplement. Et plus elle monte, plus elle se rétrécit. Elle redevient torrent. Puis simple ruisseau. Tout en coulant à l’envers, bien sûr, ne l’oublie jamais. Et quand elle arrive tout en haut, elle n’est plus qu’un mince filet d’eau pas plus gros que mon pouce. Et là, elle s’immobilise enfin et cela forme dans le creux d’une pierre un minuscule bassin de la taille d’un demi-lavabo. Et cette eau est d’une pureté incroyable. Et elle est magique, Tomek... — Magique ? reprit le garçon. — Oui. Elle empêche de mourir... De nouveau, Tomek entendit la voix claire de la jeune fille : « Elle empêche de mourir, vous ne le saviez pas ? » Icham avait utilisé exactement les mêmes mots. — Seulement, poursuivit le vieil homme, personne n’en a jamais rapporté, mon garçon, personne... — Mais pourtant, s’exclama Tomek, il suffirait de suivre cette rivière jusqu’à sa source, enfin jusque là-haut, de remplir une gourde de cette fameuse eau et de redescendre ! — Il suffirait... Mais il se trouve que personne n’est jamais arrivé jusque là-haut. Et si quelqu’un y est arrivé, il n’a pas réussi à redescendre et on n’en a rien su. Et si quelqu’un est arrivé à redescendre, il a perdu sa provision d’eau en route. Et puis il y a quelque chose qui rend l’entreprise encore plus difficile... — Quoi donc, grand-père ? — Eh bien, c’est que cette rivière n’existe sans doute pas et cette montagne non plus. Il y eut un long silence et ce fut le vieil Icham qui finit par le rompre : — Au fait, mon garçon, qui t’a parlé de cette rivière ? Tomek se rappela soudain qu’il était d’abord venu pour raconter à son vieil ami la visite de la jeune fille. Maintenant il allait enfin pouvoir confier son secret, en savoir plus peut-être. Il prit une profonde inspiration et s’efforça d’expliquer en détail tout ce qui était arrivé ce soir-là dans sa boutique. Il n’oublia rien, ni les images de kangourous, ni le sable orange dans la petite fiole, ni le chat qui avait voulu entrer. Il évita seulement d’évoquer sa main sur le bras de la jeune fille. Cela, il n’était pas utile de le crier sur tous les toits. Le vieil Icham le laissa parler jusqu’au bout, puis il le regarda avec un sourire que Tomek ne lui avait jamais vu, un sourire à la fois amusé et plein de tendresse : — Dis-moi, mon fils, tu ne serais pas amoureux, toi ? Tomek rougit jusqu’aux oreilles. Il était furieux contre lui-même et contre Icham qui se moquait de lui. Celui-là, il pourrait toujours courir pour le nougat. Il s’apprêtait à partir quand le vieil homme le rattrapa par la manche et le força à se rasseoir. — Attends un peu, voyons... Tomek se laissa faire. Il ne parvenait jamais à être en colère bien longtemps contre Icham. — Elle avait une gourde, as-tu dit ? — Oui, elle en avait une. Elle a dit qu’elle trouverait l’eau et qu’elle la mettrait dedans. Cette fois Icham ne souriait plus du tout. — Vois-tu, Tomek, je ne sais pas si cette rivière existe ou non, mais je sais que les hommes la cherchent depuis des milliers d’années et que personne, je te dis bien personne, n’est jamais revenu avec la moindre goutte de cette fameuse eau. Des expéditions entières d’hommes dans la force de l’âge, équipés des pieds à la tête et bien décidés à réussir, ont péri avant 5 seulement d’apercevoir la Montagne Sacrée. Alors ta petite bohémienne peut bien tapoter sur sa gourde et dire qu’elle la remplira, c’est aussi impossible que de faire pousser du blé sur le dos de ma main. — Mais alors, murmura Tomek au bout d’un moment, que va-t-il lui arriver ? Icham lui sourit : — Je crois que tu devrais oublier tout ça, mon garçon. Penser à autre chose. Il y a assez de jolies filles dans le village, non ? Allez, file. Tu as peut-être des clients qui t’attendent... — Tu as sans doute raison, grand-père, fit Tomek en hochant tristement la tête. Puis il se leva, pressa les mains du vieil Icham et s’en retourna à pas lents vers sa boutique. CHAPITRE III LE DÉPART A compter de ce jour, l’idée de partir ne quitta plus Tomek. Une nuit, il fit un rêve étrange où la jeune fille était poursuivie par des tigres qui couraient sur leurs deux pattes de derrière, comme des hommes. Elle l’appelait: « Tomek ! Tomek ! » Il la prenait par la main et tous deux fuyaient à toutes jambes. Ils entendaient claquer derrière eux les mâchoires des hommes- tigres, mais ils leur échappaient au dernier moment en se cachant sous un rocher. Là, Tomek demandait à la petite comment elle pouvait bien connaître son nom et elle répondait en haussant les épaules: « Mais tout le monde te connaît, Tomek ! » Dans un autre rêve, il était penché au-dessus du bassin d’eau pure, tout en haut de la Montagne Sacrée. Quelque chose brillait au fond de l’eau, c’était le sou de la petite, celui avec lequel elle avait payé le sucre d’orge. Il le prenait dans sa main et quand il se retournait, elle était là, souriante, dans une robe de princesse. Et derrière elle, domptés, les hommes-tigres montaient la garde. Tomek fixa son départ un matin à l’aube. Ainsi on ne remarquerait pas tout de suite son absence, et quand le vieil Icham trouverait sa lettre, dans son échoppe, il serait déjà loin. Les derniers jours, il eut bien du mal à cacher son agitation et il lui sembla qu’on le regardait drôlement dans son épicerie. Comme s’il avait porté sur lui la marque de son grand projet, comme si quelque chose le trahissait, une lumière particulière dans les yeux, peut-être. Il s’interrogea longuement sur les habits qu’il devait prendre. Ce n’était pas commode car il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait en chemin. Ferait-il froid ou chaud dans ces contrées lointaines? Fallait-il se munir de chaussettes de laine, d’un épais pull-over et d’un passe-montagne? Ou bien fallait-il au contraire être le plus léger possible pour ne pas être embarrassé ? Il ne savait pas non plus quel matériel emporter avec lui. Il chercha des réponses dans les quelques livres d’aventures qu’il aimait, mais il n’en trouva guère. La plupart des aventuriers ne possédaient rien et son préféré, Robinson Crusoé, encore moins que les autres puisqu’il avait tout perdu au cours de son naufrage. La jeune fille aux sucres d’orge n’avait rien non plus, semblait-il. Aussi Tomek décida- t-il de suivre leur exemple et de n’emporter avec lui que l’indispensable. Il lui fallait d’abord une bonne couverture de laine car il devrait sans doute dormir à la belle étoile et les nuits seraient vite fraîches. Il avait également besoin d’une gourde. Or, il en avait justement une en peau de loutre. Il la fixerait solidement à sa ceinture et elle lui servirait pour son usage personnel. Et aussi pour rapporter l’eau de la rivière Qjar. Si jamais il la trouvait, naturellement. Il confectionna lui-même, dans un tissu très résistant, une pochette de quelques centimètres, pas plus, dans laquelle il logea la pièce de la jeune fille. Ainsi il pourrait la lui rendre dès qu’il la trouverait. Au cas bien sûr où il la retrouverait... D’ici là, la pochette resterait cachée sous sa chemise, attachée à son cou par un cordon, et bien malin qui irait la lui prendre. Dans les poches de son pantalon, il mit seulement un couteau à ours, au cas où il aurait à se défendre, et deux mouchoirs sur lesquels sa mère avait autrefois brodé le T de son prénom à lui, Tomek. Le dernier soir, après avoir vérifié que ses affaires étaient prêtes, il s’assit derrière son comptoir, alluma sa lampe à huile et il écrivit pour Icham la lettre que voici. Cher grand-père Icham, Tu lis toujours les lettres des autres mais celle-ci est pour toi et tu n ’auras pas besoin de la lire à haute voix. Je sais que je vais te faire de la peine et je te demande de me pardonner. Je suis parti ce matin pour la rivière Qjar. Si j’y arrive, je te rapporterai de son eau. J’espère retrouver en chemin la jeune fille dont je t’ai parlé, puisqu’elle va là-bas aussi. Je te laisse la clef du magasin car là où je vais je risquerais de la perdre. Je reviendrai le plus tôt possible. À bientôt. Tomek. Il eut du mal à retenir ses larmes en glissant la lettre dans l’enveloppe. Icham avait bien vieilli ces derniers mois. Ses joues s’étaient creusées. Ses mains ressemblaient à de vieux parchemins. Serait-il encore vivant quand Tomek reviendrait ? Et d’ailleurs, reviendrait-il un jour? Il n’en était pas sûr du tout. Il se coucha tout habillé sur son lit et dormit quelques heures d’un sommeil sans rêves. Quand il se réveilla, il faisait encore nuit et un rayon de lune éclairait faiblement l’arrière-boutique. Il sauta sur ses deux pieds, le cœur plein de joie. Ainsi c’était aujourd’hui ! Il lui sembla qu’il avait patienté une éternité et que le plus beau jour de sa vie était enfin arrivé. Un immense espoir l’envahit. Il trouverait la rivière Qjar, c’était certain. Il escaladerait la Montagne Sacrée. Il rapporterait l’eau. Il reverrait aussi la jeune fille, bien sûr, et il lui rendrait son argent ! Il but un grand bol de chocolat et mangea de bon appétit plusieurs tartines de beurre et de confiture. Ensuite il s’habilla chaudement, vérifia que la gourde était bien fixée à sa ceinture, que la pochette était bien à sa place sous sa chemise et qu’il avait dans ses poches tout ce qu’il avait prévu d’y mettre. Il y ajouta au dernier moment un bon morceau de pain. Pour finir, il roula bien serré sa couverture de laine et l’attacha sur ses épaules, puis il alla à la porte de la boutique et là, il fit ce qu’il n’avait jamais fait de toute sa vie : il retourna la petite pancarte qui y était accrochée. Désormais elle indiquait: FERMÉ. Tomek traversa les rues silencieuses du village jusqu’à l’échoppe du vieil Icham. La toile était tirée. Il l’écarta sans bruit. Sur le pupitre qu’Icham utilisait pour écrire, Tomek déposa la clef de l’épicerie, l’enveloppe contenant sa lettre d’adieu et un gros morceau de nougat. « Au revoir, grand-père... » murmura-t-il encore, comme si le vieil homme pouvait l’entendre. Puis il revint sur ses pas et jeta en passant un dernier coup d’œil à sa boutique. Il s’engagea enfin à grandes enjambées sur ce chemin qu’il avait pris si souvent déjà. Seulement, cette fois, il ne ferait pas demi-tour. Cette fois, il s’en allait pour de bon. Il était un aventurier. Comme pour le saluer, un vol d’oies sauvages dessina très haut dans le ciel un triangle parfait. Elles allaient vers le sud, comme Tomek. « J’arrive ! » leur lança- t-il, et sa poitrine se gonfla de bonheur. En ces temps anciens, on avait de la géographie une idée assez vague. On se doutait bien que la terre était ronde, mais beaucoup de gens n’en étaient finalement pas si convaincus. « Si la terre est ronde, disaient-ils, est-ce que ceux qui sont en dessous ont donc la tête en bas ? Et s’ils ne tombent pas, est-ce parce qu’ils sont collés par leurs semelles? » Il n’y avait ni cartes précises comme aujourd’hui, ni panneaux indicateurs. On se dirigeait en observant le soleil, la lune, les étoiles... Et on se perdait assez souvent, il faut bien le reconnaître. Tomek avait résolu d’aller toujours vers le sud, là où se trouvait l’océan, d’après Icham. Une fois là-bas, pensait-il, il serait bien temps de choisir la droite ou la gauche pour tâcher de trouver la rivière Qjar. Pendant une bonne partie de la journée, il marcha dans des paysages qui lui étaient familiers, de collines en plaines, s’arrêtant seulement pour manger un peu de son pain, boire à sa gourde ou grappiller quelques fruits dans les arbres. Mais au fur et à mesure que le soir venait, il lui sembla que l’horizon s’élargissait et qu’il était barré au loin par une sorte d’interminable trait noir et horizontal. Quand il fut à quelques centaines de mètres, il vit que c’était une forêt, la plus grande qu’il eût jamais vue. L’idée de la traverser ne lui plaisait qu’à moitié, mais la contourner représenterait certainement plusieurs journées de marche, plusieurs semaines, qui sait ? À chaque jour suffit sa peine, se dit finalement Tomek, qui commençait à ressentir la fatigue. Il revint donc un peu en arrière, là où il avait remarqué un arbre isolé qui formait une sorte de parapluie, et dont les branches atteignaient presque le sol. Il se glissa dessous et s’enroula dans sa couverture. Dans un demi-sommeil, il pensa encore qu’il serait bon pour lui de trouver un compagnon de route, que les aventuriers en avaient souvent un, et qu’il se sentirait moins seul ainsi. Mais sa fatigue était si grande qu’il s’endormit avant même d’avoir eu le temps d’en éprouver du chagrin. CHAPITRE IV LA FORÊT DE L’OUBLI Quand Tomek se réveilla, il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’il n’était pas dans son lit. Mais en voyant le feuillage qui tombait en cloche autour de lui, tout lui revint d’un coup : son départ au petit jour, sa longue marche dans la campagne, l’arbre isolé. Il était donc vraiment parti. Ce n’était pas un rêve. Un minuscule oiseau jaune et bleu, niché dans les feuilles, se mit à siffloter tout près de lui et cela faisait : « Debout Tomek ! Debout Tomek ! » Il ne put s’empêcher de rire. Il ressentait le même bonheur que le matin précédent lorsqu’il avait quitté le village, le même sentiment de liberté, la même allégresse. Si c’est cela voyager, se dit-il, alors je veux bien faire trois fois le tour du monde ! Il allait sortir de sa cachette quand il perçut des bruits étranges à l’extérieur. Cela ressemblait à du papier qu’on froisse ou peut-être à des brindilles qu’on entasse. Puis plusieurs claquements secs, comme si quelqu’un avait cassé des petites branches. Tomek, immobile, tendit l’oreille. Au bout d’un moment, on souffla à plusieurs reprises. Pas de doute, on allumait un feu. Tomek hésita encore à sortir. Et si cette personne était dangereuse? Si elle l’attaquait? D’un autre côté, attendre qu’elle parte risquait d’être très long car on ne fait pas du feu pour s’en aller dès qu’il a pris. Il en était là de ses réflexions quand la voix se fit entendre. Apparemment, c’était une femme. Elle chantonnait à voix basse : Mon âââne, mon âââne, A bien mal à sa patte... Sans doute ne connaissait-elle pas la suite de la chanson car elle ne faisait que reprendre cette première phrase. Elle s’affairait, on entendait maintenant des bruits de casseroles, badaglang, et d’eau qui coulait dedans. Et toujours la chanson : « Mon âne, mon âne... » Voilà quelqu’un de bonne humeur, pensa Tomek. 11 se dit aussi qu’une personne qui chantait « Mon âne, mon âne a bien mal à sa patte » ne pouvait pas être très méchante et il pointa le nez hors de sa cachette. C’était une femme, en effet. Drôlement accoutrée peut-être mais c’était une femme. Plutôt petite de taille mais très ronde. Elle portait les uns sur les autres une quantité de vêtements qui n’allaient pas ensemble. Par couches, pourrait- on dire : une couche de bas de laine rapiécés, une couche de jupes, une couche de pull-overs... Elle ne risquait pas d’avoir froid. Pour parfaire le tableau, elle était coiffée d’un bonnet qui lui couvrait les deux oreilles et chaussée de croquenots d’une taille impressionnante. — Tiens, tiens ! La faim sort le loup du bois ! Tu aimes le café ? — Oui, bonjour, madame... répondit Tomek qui n’en avait jamais bu. La femme éclata de rire en le voyant si timide. — Oh, pour le madame ! Appelle-moi Marie, va, ça suffira bien ! Et tire-toi une pierre vers le feu si tu veux t’asseoir. En contournant l’arbre à la recherche d’une pierre, Tomek vit qu’il y avait là un âne qui broutait, et une carriole dont les deux bras pointaient vers le ciel. 7 — C’est votre âne? demanda-t-il en revenant. — C’est Cadichon. Il est très intelligent. Un peu têtu mais très intelligent. Et vaillant surtout. Hein, Cadichon ? L’âne se redressa, inclina curieusement la tête et regarda sa maîtresse à travers une rangée de poils qui lui tombaient sur les yeux. Puis il reprit son repas. — Il est borgne, ajouta la grosse femme. Les ours... — Les ours? fit Tomek en s’asseyant sur une pierre plate qu’il avait rapportée. — Eh oui, les ours. La forêt en est infestée. — Ah bon... dit Tomek, et il regarda au loin l’immense barre noire, silencieuse et immobile. Il se rendit compte qu’il l’avait presque oubliée. — Alors on ne peut pas la traverser ? La grosse femme, qui était en train de tailler une tartine dans une énorme miche de pain de seigle, arrêta net son geste. — Tu veux traverser la forêt ? — Oui, fit Tomek, et il eut l’impression d’avoir dit une énormité. Pour se corriger, il ajouta donc aussitôt : — Ou bien, si ça n’est pas possible, je ferai le tour... — Tu feras le tour? reprit la grosse femme, et elle partit d’un rire si gai et si naturel que Tomek se mit à rire aussi. Ils en rirent aux larmes tous les deux, surtout que Tomek, pour en rajouter, répétait de temps en temps: « Je ferai le tour... » et la grosse femme riait de plus belle en reprenant, comme si c’était une chose tout à fait ordinaire: « Bien sûr, tu feras le tour ! » Quand ils furent un peu calmés, Marie alla vers la carriole et en rapporta dans un panier une livre de beurre, deux pots de confiture, l’un de fraises, l’autre de mûres, un gros morceau de fromage de brebis, du lait de vache dans un petit bidon et une boîte de sucre. Entre-temps, le café était prêt et tout chaud dans la casserole. Elle en versa à Tomek dans un gobelet, poussa vers lui le panier de nourriture et l’invita à se servir sans façon. Ils mangèrent en silence et de bon appétit. Puis Marie roula une cigarette et commença à la fumer, ce qui étonna bien Tomek qui n’avait jamais vu une femme faire cela. — Comment t’appelles-tu, au fait? demanda enfin Marie en soufflant la fumée. — Tomek, je m’appelle Tomek. — Eh bien, Tomek, tu dois savoir que pour contourner cette forêt, pour en « faire le tour » — et ils faillirent se remettre à rire —, pour en faire le tour, il faut sans doute plus de deux ans. — Deux ans ! répéta Tomek, stupéfait. — Oui, cette forêt est la mère de toutes les forêts, c’est la plus ancienne et la plus grande. En tout cas la plus longue. Tu sais comment elle s’appelle? — Non, répondit Tomek. — Elle s’appelle... Cadichon ! Tomek crut un instant que la forêt s’appelait Cadichon, et il trouva que le nom était bien mal choisi pour une forêt aussi redoutable, mais non, Marie s’était simplement interrompue pour appeler son âne. — Cadichon ! Veux-tu un morceau de fromage pour ton dessert ? L’âne remua la queue, ce qui voulait dire oui sans doute car Marie se leva pour le lui apporter. — Elle s’appelle la Forêt de l’Oubli. Et tu sais pourquoi ? — Non, répondit Tomek, en se disant qu’il ne savait décidément pas grand-chose. — Elle s’appelle la Forêt de l’Oubli parce qu’on oublie immédiatement ceux qui y entrent... — Vous voulez dire... — Tu peux me dire « tu », Tomek, je ne suis pas la reine d’Angleterre. — Tu veux dire qu’ils ne reviennent plus et qu’on finit par les oublier? — Non. Pas du tout. Je veux dire qu’on les oublie dès qu’ils y entrent. Comme s’ils n’existaient plus, comme s’ils n’avaient jamais existé. La forêt les avale tout entiers, et avec eux le souvenir qu’on en a. Ils sortent à la fois de notre vue et de notre mémoire. Tu comprends ? — Pas tout à fait... — Bon. Je vais te donner un exemple. Tes parents pensent sans doute à toi en ce moment, ils se demandent où tu es, ce que tu... Tomek l’interrompit: — Je n’ai plus de parents. Je suis orphelin. — Bien, alors dis-moi le nom de quelqu’un qui te connaît très bien et qui t’aime beaucoup. Tomek n’eut pas à hésiter: — Icham. C’est mon meilleur ami. — Parfait. Cette personne pense donc certainement à toi en ce moment, elle se demande si tu vas bien, ce que tu fais, quand tu vas revenir, non? — Si, certainement... répondit Tomek, et son cœur se serra. — Eh bien, dès que tu auras mis un pied dans cette forêt, Écham... — I... cham, la corrigea Tomek. — Icham n’aura plus le moindre souvenir de toi. Pour lui, tu n’auras jamais existé, et si on lui demande des nouvelles de Tomek, ce qui est d’ailleurs impossible puisque personne ne peut demander des nouvelles de quelqu’un qui n’existe plus, mais admettons qu’on puisse le faire et donc qu’on lui demande des nouvelles de Tomek, eh bien, il répondra : « Des nouvelles de qui ? » Et cela aussi longtemps que tu resteras dans la forêt. À l’inverse, dès que tu en sortiras, si tu en sors, tout sera comme avant et ton ami Icham pourra se demander : « Tiens, et ce bandit de Tomek, qu’est- ce qu’il peut bien fabriquer à l’heure qu’il est? » — Et... et si je n’en sors pas ? demanda faiblement Tomek. — Si tu n’en sors pas, alors tu seras oublié pour l’éternité. Ton nom ne dira rien à personne. Ce sera comme si tu n’avais pas vécu. Jamais Tomek n’aurait imaginé qu’une chose aussi horrible puisse exister. Il termina en silence sa tartine de beurre et son gobelet de café, tandis que Marie finissait sa cigarette, et tout à coup il eut une idée folle. — Mais alors, Marie, si tu entrais tout de suite dans la forêt, d’un mètre seulement, tu n’existerais plus pour moi ? — Exactement, Tomek. Ça t’amuserait d’essayer ? Le mot « amuser » ne convenait pas vraiment. Cela lui faisait même un peu peur, mais il accepta tout de même et tous les deux se hâtèrent de ranger ce qui restait du petit déjeuner et d’éteindre le feu. Puis Marie attela la carriole à Cadichon comme à un vrai petit cheval. Ils sautèrent dedans et elle lança : — Hue, Cadichon ! L’âne se mit à trotter en direction de la forêt et ils l’atteignirent en quelques minutes. Tomek se demandait de plus en plus s’il avait vraiment envie de faire cette drôle d’expérience, mais déjà Marie le poussait hors de la carriole. — Voilà, je vais m’avancer de quelques mètres dans la forêt avec Cadichon. J’y resterai trois minutes environ puis je ressortirai. J’espère seulement que tu n’auras pas l’idée d’entrer à ton tour dans la forêt, car on n’en aurait pas fini de se chercher. Ou plutôt de ne pas se chercher, justement ! Quel âge as-tu, Tomek ? — J’ai treize ans. — Alors ça va. Aucun enfant de treize n’oserait entrer tout seul dans cette forêt. À tout à l’heure, Tomek ! Hue, Cadichon ! L’âne se mit en marche, tirant la carriole, Marie fit un dernier signe du bras et elle disparut entre les troncs noirs de la Forêt de l’Oubli. Tomek recula d’une dizaine de pas pour mieux voir l’impressionnant mur d’arbres qui se dressait devant lui. C’était une variété de sapins très sombres et très touffus, hauts de quatre-vingts mètres au moins. Sans même entrer dans la forêt, on en sentait la fraîcheur. Il doit faire bien noir là- dessous, se dit Tomek avec inquiétude. Il était peut-être plus raisonnable de contourner cette forêt, d’en faire le tour. À cette pensée, il eut curieusement envie de rire, et pourtant ce n’était pas drôle. Perdre plusieurs jours ou même plusieurs semaines n’avait rien de réjouissant... Si seulement il avait eu avec lui un compagnon de voyage, évidemment, il aurait vu les choses d’une autre manière. À deux, on s’encourage, on s’entraîne, on peut rire ensemble, se porter secours s’il le faut. Or, depuis son départ, il n’avait rencontré personne. Et il avait fini par dormir sous cet arbre là-bas, tout seul, enroulé dans sa couverture. Sa couverture ! Il avait oublié sa couverture ! Il courut à toutes jambes vers l’arbre et plongea sous les branches. Ouf! Elle était encore là. Il se promit d’être plus vigilant désormais. Un aventurier ne doit pas perdre ses affaires, surtout quand il en a si peu. Ce n’est qu’en sortant de sa cachette qu’il vit les restes d’un feu tout près de l’arbre. Il aurait pourtant juré qu’il n’y avait rien la veille quand il était arrivé là. Et personne n’était venu depuis. Voilà qui était bien étrange. Il roula la couverture sur ses épaules et fit quelques pas en direction de la forêt. Après tout, elle n’était peut-être pas aussi grande que cela. En partant tout de suite et en marchant d’un bon pas, il en serait sorti avant midi peut-être, au plus tard avant la nuit. Et en cas de mauvaise rencontre, il avait son couteau à ours dans sa poche. Avant d’entrer dans la forêt, il eut une dernière hésitation car il lui vint à l’esprit qu’il n’avait rien mangé au petit déjeuner et qu’il aurait sans doute besoin de toutes ses forces. Or, il constata avec surprise qu’il n’avait pas faim et qu’il se sentait même tout à fait rassasié. Allons ! se dit-il, et il s’avança avec détermination vers la forêt. Il allait y pénétrer quand il entendit des branches craquer tout près de là. Était-ce un animal ? Un être humain ? Le bruit se rapprochait. Tomek recula vivement et se coucha dans les herbes hautes pour voir ce qui allait surgir de l’obscurité. Ce qu’il vit, ce furent d’abord deux oreilles d’âne, puis une tête d’âne, puis un âne tout entier, enfin une carriole tirée par l’âne et sur la carriole une grosse femme souriante. Rassuré, il se redressa. — Alors, Tomek ! La mémoire te revient ? lui lança joyeusement Marie. Tomek se précipita vers la carriole. Marie, qui en était descendue, lui tendit les bras. Tomek n’osa pas s’y jeter parce qu’ils ne se connaissaient pas encore assez bien. Il se contenta de lui prendre les mains et de les serrer. C’est ainsi qu’ils devinrent amis. CHAPITRE V MARIE Au début, la forêt n’était pas du tout épaisse ni sombre comme Tomek l’avait redouté. Au contraire, la lumière y pénétrait par le haut à travers les branches des sapins et elle tombait en cascade sur le sol jonché d’aiguilles. Un chemin très praticable filait tout droit et il était si moussu qu’on entendait à peine le trot de Cadichon. Le petit âne allait gaiement, tirant sans peine la carriole sur laquelle Marie et Tomek avaient pris place. Il n’y avait pour l’instant rien à craindre des ours, selon Marie, leur territoire était à plus de cinq heures de là, et il serait bien temps d’y penser. La conversation allait bon train, comme chaque fois que deux personnes qui ne savent encore presque rien l’une de l’autre découvrent qu’elles s’entendent bien. Ainsi Tomek apprit-il que Marie avait l’habitude de dormir sous l’arbre isolé et que la veille elle avait eu la surprise d’y trouver quelqu’un à sa place. Mais il dormait si bien qu’elle n’avait pas eu le cœur de le réveiller et qu’elle avait passé le 9 reste de la nuit dans la carriole. Il apprit aussi qu’elle traversait la forêt une fois par an seulement. Le hasard avait voulu que ce soit justement aujourd’hui, le même jour que Tomek. Quand il voulut savoir pourquoi elle faisait cela, elle eut une hésitation puis finit par demander : — Ça t’intéresse vraiment? — Oui, répondit Tomek, et si tu veux, je t’expliquerai ensuite pourquoi je veux traverser moi aussi. — D’accord, mon garçon. Après tout, je n’ai pas si souvent l’occasion de le raconter et ça me fera plaisir. Mais installe-toi bien, car c’est une longue histoire. Tomek, qui adorait les histoires, se glissa au chaud sous sa couverture car l’air s’était rafraîchi et il attendit. Marie prit le temps de se rouler une nouvelle cigarette, d’enfiler une veste supplémentaire puis elle commença ainsi : — Mon cher Tomek, tu auras peut-être du mal à l’imaginer, et ça ne me vexera pas, je ne me vexe plus de rien aujourd’hui, tu auras du mal à imaginer qu’à dix-huit ans j’étais une jolie fille. Une très jolie fille, même. Et comme par-dessus le marché mon père était un des plus riches commerçants de notre ville, tu te doutes bien que je n’avais que l’embarras du choix pour me marier. Tu as déjà vu des abeilles autour d’une cuillerée de confiture ? Eh bien, voilà comment les garçons étaient autour de moi. Tous. Seulement, moi, je n’étais pas pressée de me marier. C’était tellement drôle de les voir défiler à la queue leu leu sous nos fenêtres. Il y en avait de toutes les sortes : des petits, des gros, des laids, des moches, des presque beaux, des affreux, des tordus, des presque droits, des complètement bancals, de tout, je te dis, de tout. Qu’est-ce qu’on a pu s’amuser avec mes sœurs en les regardant ! On étouffait de rire derrière les rideaux. Quelques années ont passé comme cela. Et puis mes sœurs se sont mariées et j’ai voulu faire comme elles. Alors j’ai choisi le garçon qui me semblait le meilleur parti. Il était bel homme, Tomek, vraiment bel homme, je t’as- sure. La taille élancée, un beau visage plein de noblesse. Très intelligent aussi : c’était un plaisir de l’écouter parler, tout le monde s’accordait à le dire. Et figure-toi qu’il avait également des biens. Bref, quand j’aurai ajouté qu’il était d’une grande gentillesse et attentif au moindre de mes désirs, tu auras compris que j’avais trouvé l’oiseau rare, comme on dit ! Le mariage a été célébré deux mois plus tard. C’était d’une folle gaieté. Tout le monde était heureux, je crois, ce jour-là. Et moi la première. Mais vois-tu, Tomek, il s’est passé la chose suivante... Doucement, Cadichon ! L’âne, qui avait pris de l’allure, en était presque à galoper et cela brinquebalait un peu trop dans la carriole. Mais il obéit aussitôt à l’ordre de sa maîtresse et se remit tranquillement à trotter. — Oui, il s’est passé la chose suivante. Trois jours ne s’étaient pas écoulés que je me suis rendu compte d’un petit inconvénient: c’est que je ne l’aimais pas... — Tu... tu ne l’aimais pas? fit Tomek en ouvrant des grands yeux tout ronds. — Eh non, je ne l’aimais pas, répondit Marie, et elle commença à pouffer de rire, bientôt accompagnée par Tomek. — Mais tu veux dire... pas du tout ? — Pas du tout du tout ! Et tous les deux se mirent une fois de plus à rire comme des bossus. Décidément, se dit Tomek en essuyant ses larmes, voilà une personne de bonne composition ! Au bout de quelques minutes, une fois son fou rire passé, Marie put reprendre son histoire et elle continua ainsi : — Il n’était pas question de se séparer. Ça ne se faisait pas. Quel scandale, tu imagines, si j’avais avoué la vérité ! On ne m’avait rien imposé, après tout, je n’avais à m’en prendre qu’à moi-même, je l’avais bien choisi toute seule, ce garçon ! Mais voilà, je n’avais pas de tête, on n’a pas de tête à vingt ans, et j’avais oublié que pour me plaire il fallait d’abord être drôle. Parce qu’il se trouve que j’aime bien rire, tu l’auras peut- être remarqué ? Et justement il n’était pas drôle... Mais c’était trop tard pour m’en apercevoir. J’ai passé quelques jours terribles. Je savais que ma vie serait fichue si je ne faisais rien. Une nuit donc, nous étions mariés depuis moins d’une semaine, je me suis glissée hors du lit, j’ai enfilé le premier manteau qui m’est tombé sous la main, la première paire de chaussures et je suis sortie dans la rue. Je suis allée taper au carreau d’un petit marchand des quatre-saisons nommé Pitt que je connaissais depuis longtemps. Je prenais toujours les fruits à sa carriole sur le marché. Il était un peu amoureux de moi, ça se voyait. Moi, je l’aimais bien parce qu’il était gentil et drôle. Il a ouvert la fenêtre et je lui ai demandé : « — Tu m’emmènes ? « Il a dit : « — Où ça ? « Je lui ai dit: « — Où tu veux, loin d’ici ! « Il n’a même pas demandé quand on reviendrait, ni même si on reviendrait. Deux minutes plus tard, il avait attelé sa carriole à son âne et jeté dedans quelques fripes au hasard. Nous y avons sauté tous les deux et nous avons quitté la ville. Eh bien, figure-toi que j’ai su immédiatement que celui-là je l’aimerais toujours, exactement comme j’avais su que l’autre je ne l’aimerais jamais... Tu vois comme les choses les plus graves sont parfois vite réglées dans la vie... Bref, le petit âne a trotté pendant tout ce qui restait de la nuit. Je me rappelle qu’à un moment j’étais sur le point de pleurer parce que je réalisais que j’étais partie sans même dire adieu à mes sœurs, et c’est là que l’âne a commencé à péter. Le petit marchand m’a dit: “Excuse-le, c’est un péteur.” Mais l’âne a continué, et plus on riait, plus il pétait. Ça aurait pu être un moment très émouvant: les deux amants en fuite, la nuit étoilée, tout ça, et il fallait que cet âne soit un péteur ! Au fait, Cadichon que tu vois là est le petit-fils de ce fameux âne et il est tout à fait digne de son grand-père, tu auras sûrement l’occasion de le constater d’ici peu. Pitt et moi avons vécu une année sur les routes, à vendre des fruits et des légumes. Pour ne pas être reconnue, je me suis laissée grossir. Moi qui avais toujours fait des efforts pour perdre du poids, je trouvais bien agréable de faire le contraire. À Pitt, ça ne lui déplaisait pas, il me disait : “Alors, ma grosse poule !” et il me couvrait de baisers ! Oh, nous n’avons pas croulé sous la richesse, loin de là, mais si tu savais comme nous avons pu rire. C’est la période la plus heureuse de ma vie. Et puis un beau jour nous avons su que des cavaliers étaient sur nos traces, qu’on nous recherchait toujours. Nous avions entendu parler de cette Forêt de l’Oubli, et nous avons pensé que c’était exactement ce qu’il nous fallait. On nous oublierait et, par la même occasion, on nous laisserait tranquilles. Or nous n’en demandions pas plus, juste qu’on nous laisse tranquilles... À ce moment du récit de Marie, Tomek eut un frisson. Il se rappela soudain où il était et ce que cela signifiait: à présent il n’existait plus pour personne sinon pour cette grosse dame qui lui racontait sa vie et qu’il ne connaissait pas quelques heures plus tôt. Il se força à écouter la suite de l’histoire afin de ne pas trop y penser. — Nous sommes venus jusqu’à l’endroit où je t’ai rencontré hier, continua Marie, et nous n’avons pas hésité longtemps. Pitt a dit: « Hue, Cadichon ! » L’âne s’appelait déjà Cadichon. Tous les trois se sont appelés Cadichon : le grand-père, le père et le fils. Tous les trois péteurs. Et nous sommes entrés dans la forêt. J’y entrais pour la première fois. Comme toi aujourd’hui. Je te passe la traversée, sinon nous y serions encore demain. Et puis tu vas pouvoir te rendre compte de tout cela par toi-même. Toujours est-il qu’une fois de l’autre côté nous nous sommes demandé si nous ne rêvions pas. Imagine un océan de fleurs, aussi loin que tu regardes, des fleurs de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les tailles. Une avalanche de parfums. Pitt était comme ivre, il s’est mis à courir en tous sens. Il a arraché une grande fleur mauve, il se l’est coiffée sur la tête à la manière d’un chapeau en hurlant: « Capitaine Pitt à votre service ! » Moi aussi j’étais folle de joie. J’ai éclaté de rire et je lui ai crié: « Repos, capitaine ! » Alors, il s’est laissé tomber tout raide en arrière, comme un bâton, pour me faire rire, bien sûr, et il n’a plus bougé. J’ai couru pour venir l’embrasser et c’est là que j’ai vu qu’il était mort. Sa tête avait heurté la seule pierre de la prairie. La seule, je te jure. Je l’ai appelé: « Pitt ! Pitt ! », mais il ne répondait plus. Il me souriait avec son drôle de chapeau sur la tête. On ne pouvait pas mourir plus heureux. J’allais pleurer quand Cadichon a lâché une bonne pétarade. Alors, en une seconde, tu vois que dans ma vie j’ai toujours pris mes décisions en une seconde, j’ai décidé que je ne pleurerais pas, que je ne pleurerais plus jamais et qu’au contraire je continuerais à célébrer la vie comme avant, comme avec lui. J’ai creusé un trou et je l’ai allongé dedans. Ce ne sont pas les fleurs qui manquaient pour décorer la tombe ! Et puis je lui ai simplement dit que je reviendrais le voir l’année prochaine, que je reviendrais le voir tous les ans. Et c’est ce que je fais depuis... Voilà mon histoire, Tomek. Mais dis donc, tu ne vas pas pleurer, quand même ! Tomek avait du mal à contrôler le tremblement de son menton. Mais si elle ne pleurait pas, elle qui avait vécu tout ça, il n’allait pas pleurer, lui qui se contentait de l’entendre. Il serra donc les dents, puis il demanda : — Et tu es revenue de ce côté-ci de la forêt ensuite ? Pourtant ce devait être bien, là-bas, avec toutes ces fleurs. — Bien sûr que j’ai imaginé de rester là- bas, surtout en sachant ce qui m’attendait de ce côté-ci. Alors Cadichon et moi nous nous sommes engagés dans cette grande prairie. Mais figure-toi qu’il est impossible d’y faire plus d’un kilomètre. — Et pourquoi donc ? questionna Tomek. — Tout simplement parce que les parfums rendent fou. Ils vous montent à la tête et on se met à délirer. On a des hallucinations. C’est très agréable et très drôle, mais sans doute qu’on en meurt si on continue. Heureusement, Cadichon a été plus résistant que moi. J’ai juste eu la présence d’esprit de lui dire: « Demi-tour, Cadichon! » avant de perdre connaissance, et il m’a ramenée vers la tombe de Pitt, au bord de la forêt, là où les parfums sont moins violents. Et nous avons traversé dans l’autre sens. Un long silence suivit le récit de Marie. Cadichon junior trottait bravement. Tomek nota qu’il faisait bien plus sombre qu’auparavant et que la température avait encore baissé. — Et toi? reprit Marie. Qu’est-ce qui t’amène ici ? À toi de raconter maintenant. — Oui, répondit Tomek en se serrant dans sa couverture, mais mon histoire n’est pas aussi intéressante que la tienne. Il se trouve seulement que j’avais très envie de voyager. Je tiens une petite épicerie dans mon village et je crois que je m’en- nuyais un peu. Et puis je suis à la recherche de la rivière Qjar. Tu la connais ? Marie n’en avait jamais entendu parler. — C’est une rivière qui coule à l’envers, paraît-il, et si on arrive à la remonter jusqu’au bout, en haut d’une montagne qui s’appelle la Montagne Sacrée, eh bien, on peut prendre de son eau et cette eau empêche de mourir. — Vraiment? s’étonna Marie. Et qui t’a donc parlé de cette rivière ? — Mon ami Icham. Il est très vieux maintenant et j’aimerais beaucoup lui rapporter de cette eau. — Tu es un garçon bien courageux, Tomek, dit Marie après un silence. Dis-moi, lorsque je suis ressortie de la forêt au moment de notre expérience, tout à l’heure, est-ce que tu n’allais pas y entrer ? — Je crois bien que si, répondit Tomek, assez fier de lui. — Ainsi tu veux trouver cette eau pour ton ami Icham et c’est ce qui t’a fait partir de chez toi. — Oui, c’est ça. — Rien d’autre ? demanda Marie. — Rien d’autre, répondit Tomek. Il lui sembla très confusément qu’il y avait autre chose mais cette autre chose était insaisissable. Il fit un effort pour la retrouver mais en vain. Puis ils cessèrent de parler et se laissèrent bercer par le mouvement régulier de la carriole sur le chemin. 11 CHAPITRE VI LES OURS Au bout d’une heure de route, le temps pour Tomek de se rendre compte que Marie n’avait pas exagéré les capacités musicales de Cadichon, l’obscurité se fit et on n’y vit plus guère. En outre, un froid humide s’était abattu sur la carriole et ses occupants. — Holà, Cadichon ! s’écria Marie, et l’âne s’arrêta aussitôt. Puis elle tendit une veste à Tomek qui frissonnait. — Tiens, couvre-toi. Il va faire encore plus froid d’ici peu. Moi, je vais mettre ses pantoufles à notre petit ami. Tomek se demanda ce que cela voulait dire et il la regarda faire. Elle fouilla dans la carriole et en tira une brassée de tissus qu’elle jeta au sol. Puis elle descendit et entreprit d’envelopper chaque pied de Cadichon, si bien qu’il eut bientôt une sorte de grosse boule au bout de chaque patte. Tomek n’y comprenait rien. — Et voilà. Aux roues maintenant ! J’ai besoin de ton aide, Tomek ! Il sauta à son tour de la carriole et tous les deux firent avec les roues la même chose que Marie avait faite avec les pattes de Cadichon : ils les entortillèrent dans de longs rubans de tissu qu’ils fixèrent ensuite aux rayons. La carriole avait désormais de véritables pneumatiques ! Tomek allait demander à Marie à quoi tout cela pouvait bien servir, quand un cri aigu leur parvint, aussitôt suivi d’un grognement épouvantable qui fit trembler la forêt. Cela ressemblait davantage à un hurlement de douleur qu’à celui d’une bête qui attaque. Cadichon s’immobilisa. Marie et Tomek tendirent l’oreille mais le silence était retombé. — Qu’est-ce que c’était? demanda Tomek en serrant malgré lui le bras de Marie. — Je ne sais pas, avoua-t-elle. Un ours, certainement. Qui a dû se blesser et se faire très mal. Mais le cri d’avant? Je ne sais pas... On aurait dit... Non, je ne sais pas... Puis, comme on n’entendait plus rien, ils remontèrent dans la carriole et reprirent leur route. À la grande surprise de Tomek, l’attelage était devenu presque silencieux. On percevait à peine le tap tap des pieds de Cadichon, et plus du tout le bruit des roues sur le chemin. C’était comme s’ils avaient glissé. — Et maintenant je vais t’expliquer, chuchota Marie à son ami. — Volontiers, répondit Tomek, parce que je donne ma langue au chat. — Eh bien voilà, reprit Marie, comme je te l’ai déjà dit, cette forêt est infestée d’ours. Leur territoire commence seulement ici, voilà pourquoi nous n’en avons pas encore vu. C’est une race d’ours très dégénérée car ils sont les seuls êtres vivants dans cette forêt et, comme tu le sais sans doute, cela rend idiot de rester toujours entre soi. De plus, à force de vivre dans l’obscurité, ils sont devenus complètement aveugles. Leur odorat non plus ne vaut pas grand-chose, ils ne feraient pas la différence entre un poulet rôti et une fraise des bois. Le seul sens qui fonctionne bien chez eux, c’est l’ouïe. Ils ont une bonne oreille et passent leur temps à guetter le moindre bruit. Car ils en ont plus qu’assez de manger des champignons sans goût et de la mousse pourrie. Pour eux, bruit égale viande, tu comprends ? Eux- mêmes sont très silencieux malgré leur corpulence, ils se déplacent sans qu’on les entende et brusquement ils surgissent devant vous. Pour eux, nous sommes de la viande, Tomek, ne l’oublie jamais pendant les deux ou trois heures qui viennent. Ne parle plus. Ne bouge plus. Ne respire pas bruyamment. Et surtout, pour l’amour de Dieu, n’éternue pas ! Cette forêt regorge sans doute de braves gens morts dévorés par les ours parce qu’ils ont éternué ou simplement parce qu’ils se sont raclé la gorge. — Mais... et Cadichon? murmura Tomek, terrorisé. S’il... enfin, s’il se met à... — Cadichon est plus malin que tu ne le penses. Il a déjà perdu un œil dans cette forêt et il sait à présent que son salut dépend de son silence. Il saura se tenir. Ah oui, une dernière chose: ces ours sont... comment dire... ils sont grands. — Très grands ? demanda Tomek. — Très grands, confirma Marie. Et maintenant, silence. Plus un bruit jusqu’à ce que je t’en donne à nouveau la permission. Ils continuèrent à glisser ainsi dans la nuit. Tomek distinguait à peine la croupe de Cadichon qui dansait devant lui. Malgré les mots rassurants de Marie, il n’avait qu’à moitié confiance. Il fit une brève prière qui commençait par: « Mon Dieu, faites que je revoie la lumière du jour, faites que je revoie grand-père Icham... » et qui se terminait par: « Je t’en supplie, Cadichon, ne pète pas ! » Il est difficile de mesurer le temps quand tout, autour de vous, est noir et silencieux. Est-ce qu’une heure s’était écoulée, ou deux peut-être? S’était-il assoupi ? En tout cas, Tomek eut soudain la sensation qu’ils n’avançaient plus. Cadichon s’était arrêté. Qu’est-ce que cela pouvait signifier? Il se garda bien de bouger un cil. Que faisait Marie ? Pourquoi ne bougeait-elle pas non plus ? Est-ce qu’elle dormait? Et Cadichon, pourquoi ne repartait-il pas ? Tomek eut bientôt la réponse à toutes ces questions. Un faible rayon de lumière traversait les hautes branches et tombait juste devant l’âne. Et là, en plein milieu du chemin, un ours se tenait assis. Tomek se sentit glacé jusqu’à la moelle des os mais il réussit à ne pas crier. Jamais il n’avait vu une bête de cette taille. Elle était parfaitement immobile, sauf l’énorme tête qui changeait quelquefois d’axe ou bien s’inclinait légèrement, et les petites oreilles poilues qui pivotaient lentement, à l’affût du moindre bruissement de feuille, de la moindre pierre qui roule. Marie l’avait bien dit: l’ours ne voyait rien, ne sentait rien, mais il écoutait. Ah, comme il écoutait ! Il était tout entier dans ses oreilles. Il y mettait une telle intensité que Tomek eut peur qu’il n’entende les battements de son cœur qui s’affolait dans sa poitrine. Il se rappela avoir vu un ours autrefois, sur la place du marché, dans son village. Le dresseur le faisait danser en jouant de la flûte. Mais celui-ci était bien plus grand, bien plus fort. Cela dura une éternité. Cadichon était comme une statue de pierre. Marie ne donnait aucun signe de vie non plus. Tomek prit la résolution d’être patient lui aussi, même si cela devait durer des jours et des nuits. Il faudrait bien que cet ours finisse par s’en aller! Il faudrait bien qu’il les laisse enfin partir ! Dans la position où il était, Tomek pouvait tenir longtemps. On verrait bien qui perdrait patience le premier ! Quelque chose le gênait cependant autour du cou. Une cordelette, lui sembla-t-il. Avec d’infinies précautions, il y porta la main, centimètre par centimètre. C’était une cordelette, en effet. Il la fit glisser entre ses doigts, imperceptiblement, pour savoir ce qu’il y avait au bout. Et il trouva une sorte de petit sac en toile fermé par un lacet. Il réussit à défaire le lacet. Il prit tout son temps. À l’intérieur de la pochette, on avait glissé une pièce de monnaie qui s’y logeait tout juste. Tomek la fit passer et repasser entre ses doigts. Une pièce d’un sou, estima- t-il. Elle était toute chaude d’être restée contre sa poitrine. Pourquoi l’avait-il mise là? Il n’en avait aucun souvenir... Le temps passa, impossible à mesurer. À un moment Tomek eut un léger soubresaut. Il avait failli s’endormir. Or il ne le fallait à aucun prix. Quand on dort, on peut ronfler, bouger. Il n’y a pas plus bruyant qu’une personne qui dort ! Était- ce le sursaut de Tomek qui l’avait alerté? Toujours est-il que l’ours se mit en mouvement. Il posa ses deux pattes avant sur le sol et se mit à marcher. Par bonheur, il ne se dirigea pas vers la carriole. Au contraire il s’en éloigna. À cet instant, Tomek entendit dans un souffle la voix de Marie à son oreille. Elle lui chuchotait : — Ils s’en vont... Ils s’en vont? se demanda Tomek, comment ça, ils s’en vont? Il n’y en avait pourtant qu’un seul ? Il voulut regarder derrière lui mais Marie l’en empêcha. Il fallait attendre encore un peu avant de bouger ne serait-ce que le petit doigt. Ils patientèrent donc quelques minutes, puis Tomek eut le droit de se retourner. Et là il pensa s’évanouir de terreur. L’ours qui disparaissait dans la nuit en se dandinant devait mesurer plus de douze mètres. Une montagne de chair, de griffes et de dents, qui, d’un seul coup d’ongle, aurait pu déchiqueter la carriole et ses occupants. Lorsque Marie jugea que le danger était tout à fait écarté, elle murmura : — Hue, Cadichon ! Et le petit âne reprit sa marche en avant, plus silencieux qu’une mouche sur un tapis de velours. Bientôt ils purent à nouveau converser à voix basse. — Celui devant la carriole était un bébé, dit Marie. Il avait quelques mois, pas plus. L’autre était la mère, je pense. — Heureusement que je ne l’ai pas vue, répondit Tomek, sinon je n’aurais pas pu m’empêcher de crier. Il ramena la couverture sous son menton et respira profondément. Sans Marie et Cadichon, il n’aurait pas eu la moindre chance de s’en sortir. Il aurait fini dans le ventre d'un ours, oublié de tous pour l’éternité. Il en eut le frisson. Imaginer que la jeune fille au sucre d’orge ait supporté cela elle aussi, qu’elle ait affronté toute seule ces effroyables ours, imaginer... Tomek fut soudain pétrifié d’horreur. Le cri qu’ils avaient entendu quelques heures plus tôt ! C’était elle ! Ce ne pouvait être qu’elle ! Il s’écria, au bord des larmes : — Marie, Marie, elle a été dévorée ! Elle... — Ne crie pas, je t’en supplie ! l’interrompit Marie. Qui a été dévoré ? — La jeune fille ! C’est elle qui a crié, j’en suis sûr ! Marie, il faut faire quelque chose ! — Mais de qui parles-tu, Tomek? Quelle jeune fille ? Il se rendit compte qu’il n’avait pas encore parlé d’elle à Marie. Curieusement, cela ne lui était pas venu à l’idée, et pourtant Dieu sait qu’elle occupait souvent ses pensées. Il se souvint aussi brusquement d’avoir cherché en vain tout à l’heure d’où provenait la pièce dans le petit sac autour de son cou. Il le dit à Marie. Celle-ci réfléchit quelques instants, puis : — Eh bien, si tu ne te souvenais plus d’elle, Tomek, cela ne peut signifier qu’une seule chose, c’est que... Tomek termina tristement la phrase commencée par Marie : —... c’est qu’elle était dans la Forêt de l’Oubli... c’est donc bien elle qui a crié. Et c’est donc elle que les ours... Il ne parvint pas à achever. Il la revoyait, si jolie dans la douce lumière de la lampe à huile : « Vous avez des sucres d’orge? » A quoi bon maintenant continuer le voyage ? A quoi bon même continuer à vivre ? Il eut envie de hurler de toutes ses forces : « Vous ne me faites pas peur, espèces de gros ours abrutis ! » Il eut envie de chanter à pleine voix, de taper sur des casseroles pour qu’ils viennent, qu’ils le dévorent lui aussi et qu’on en finisse. S’il ne le fit pas, ce fut seulement parce qu’il y avait là Marie et Cadichon, et qu’ils n’avaient pas envie de mourir, eux. Il se cacha dans la couverture pour pleurer. Ils roulèrent longtemps comme cela. Tomek était inconsolable. Marie avait posé sa main sur son épaule et elle le caressait parfois, comme pour dire : « Ça va... ça va aller... » Puis soudain elle le serra plus fort et lui murmura : — Tomek ! Je viens de réfléchir : il y a quelque chose à quoi nous n’avons pas pensé tous les deux. — Quoi donc ? renifla-t-il. — Si tu ne te souvenais pas de ta petite amie tout à l’heure, c’est parce qu’elle était dans la Forêt de l’Oubli, tu es d’accord avec moi ? — Oui, et alors ? — Et maintenant tu repenses à elle... Elle est revenue dans ta mémoire... Tomek, qui comprenait petit à petit ce que Marie voulait dire, bondit d’un coup hors de sa couverture. — Mais oui, bien sûr ! Si je repense à elle, c’est qu’elle n’est plus dans la Forêt de l’Oubli... Elle en est sortie ! Marie ! Elle en est sortie ! Ils s’embrassèrent de joie. Cadichon accéléra l’allure et bientôt les trois amis atteignirent les limites du territoire des ours. Ils purent à nouveau élever la voix, y voir davantage et surtout sentir un peu de chaleur sur leur peau. Au fil des kilo- mètres, et dans le bonheur de la clarté revenue, Tomek et Marie se mirent à chanter toutes les chansons qui leur passaient par la tête et ils finirent par brailler à gorge déployée : Mon âaane mon âaane A bien mal à sa patte ! 13 Cadichon, qui n’avait pas mal à la patte du tout, galopa comme au temps de sa jeunesse et bientôt ils jaillirent dans la lumière de la prairie, laissant derrière eux la Forêt de l’Oubli et ses ténèbres. CHAPITRE VII LA PRAIRIE La tombe de Pitt était toute simple. Un léger renflement de terre sur lequel Marie avait fait se croiser deux branches de noisetier. Des fleurs blanches y avaient poussé toutes seules et cela faisait la plus charmante petite sépulture qu’on puisse voir, aussi joyeuse sans doute que Pitt avait été joyeux dans sa vie. Tomek et Marie s’y recueillirent un instant en silence, puis Marie dit tendrement : — Repos, capitaine... Ses yeux brillèrent mais elle ne pleura pas. La prairie dépassait en beauté tout ce que Tomek avait jamais vu. Imaginez un jardin qu’on n’aurait semé que de fleurs: des mauves, des blanches, des rouges, des jaunes, des noires comme la nuit, toutes plus éclatantes les unes que les autres. Eh bien, ce qui s’étendait là sous les yeux de Tomek, c’était un million de jardins comme celui-ci, à perte de vue. Il s’avança de quelques pas dans la prairie et se pencha sur les premières fleurs. Elles ressemblaient à des pensées avec leurs pétales de velours, mais elles étaient aussi vertes que si on venait de les peindre. Il en cueillit une et la porta à ses narines. Il trouva qu’elle sentait à la fois le poivre et le chocolat. Ce n’était pas désagréable. Il respira de nouveau, profondément, et soudain il s’aperçut qu’il portait aux mains ses grosses moufles d’hiver, celles qu’il avait petit garçon. Il les avait perdues un jour et ne les avait jamais retrouvées. Cela le fit rire aux éclats et il voulut les montrer à Marie. — Marie, Marie, viens voir ! Regarde mes mains! J’ai retrouvé mes vieilles moufles d’hiver ! Celles que j’avais quand j’étais petit ! Elle arriva en courant et donna un coup sec sur le poignet de Tomek pour l’obliger à lâcher la fleur. — Laisse cette fleur, Tomek ! Et je t’interdis d’en cueillir une autre ! Puis elle l’entraîna vers l’orée du bois où Cadichon les attendait sagement. — Tomek, ce sont des variétés inconnues. Il vaut mieux être prudent. Ensuite ils allèrent chercher du bois sec dans la forêt. Quand ils en ressortirent, Cadichon poussait des braiments à fendre l’âme. Le malheureux s’était cru seul au monde pendant quelques instants. En revoyant ses deux amis, il bondit de joie et lâcha une joyeuse pétarade de bienvenue. Ils firent du feu et Marie prépara une bonne marmite de pommes de terre au lard. Puis ils prirent gaiement leur repas en admirant le coucher de soleil sur la prairie. Enfin, comme la nuit venait, ils aménagèrent deux couches de fortune dans la carriole et s’y allongèrent côte à côte. — Bonne nuit, Tomek, dit Marie. Je suis contente de t’avoir rencontré. Contente d’avoir pu te parler de Pitt. — Bonne nuit, Marie, bredouilla Tomek, et il s’endormit d’un sommeil paisible. Le lendemain matin, alors qu’ils prenaient leur petit déjeuner, Marie dit à Tomek qu’elle passerait la journée auprès de Pitt et qu’elle s’en retournerait le soir même. Et lui, que comptait-il faire ? — Je crois, répondit Tomek, que je vais essayer de traverser la prairie. Je me boucherai le nez et voilà ! — Je m’en doutais ! dit Marie. Depuis que je t’ai vu prêt à traverser la forêt tout seul, je sais que tu es capable de tout ! Elle ne fit rien pour le dissuader. Elle lui confectionna un balluchon qu’il porterait à l’épaule en plus de la couverture et elle le remplit de victuailles : du pain, bien sûr, mais aussi du fromage, des fruits secs et des biscuits. Pour finir, Tomek versa de l’eau fraîche dans sa gourde et introduisit dans ses narines deux boules de tissu qu’il avait préparées. À titre d’essai, il renifla d’abord le reste de café puis une des fleurs vertes. Ce fut concluant : les odeurs ne passaient pas et il pouvait respirer librement. Enfin ce fut le moment des adieux. — Si tu changes d’avis, ou si quelque chose va de travers, lui dit Marie, tu auras jusqu’à ce soir pour faire demi-tour et me retrouver ici. Et maintenant file ! Je n’aime pas les adieux et Cadichon non plus ! Ils s’embrassèrent, et Tomek, le cœur serré, s’engagea dans la prairie. — Adieu, Marie ! Adieu, Cadichon ! lança-t-il. — Adieu, Tomek, répondit Marie en riant de bon cœur. Et n’oublie pas : je reviendrai ici dans un an exactement. Nous nous reverrons peut-être ! — Peut-être ! reprit Tomek, et il ne se retourna plus. Les petites boules de tissu faisaient merveille et Tomek marcha une grande partie de la journée sans être indisposé par le parfum des fleurs. Il allait d’un bon pas. La jeune fille au sucre d’orge ne les avait pas précédés de beaucoup dans la forêt, se disait-il. Elle n’en était sortie que quelques heures avant eux, et même en admettant qu’elle n’ait pas dormi une nuit entière comme ils l’avaient fait, elle ne pouvait pas être très loin. Evidemment, la forêt était immense et peut-être l’avait-elle traversée à des kilomètres et des kilomètres de là. Comment savoir ? A chaque instant, Tomek découvrait de nouvelles variétés de fleurs. Il n’en connaissait aucune. Tantôt il marchait dans un océan de jaune, au milieu de tulipes géantes dont les calices étaient pleins à ras bord d’une poudre d’or que le moindre souffle de vent faisait voler. Tantôt c’était une symphonie de rouges et de fleurettes minuscules qu’on ne distinguait pas les unes des autres et qui se confondaient en un tapis de mousse écarlate sur lequel on marchait sans bruit. Le plus merveilleux, ce furent d’immenses fleurs bleues dont les pétales, aussi grands que des draps, flottaient comme flottent les plantes aqua- tiques au fond de la mer. Vers la fin de l’après-midi, il fit une halte pour se reposer un peu, et, à sa grande surprise, il s’aperçut qu’il avait un balluchon sur l’épaule en plus de sa couverture. Il l’ouvrit et y trouva de quoi manger: du pain, bien sûr, mais aussi du fromage, des fruits secs et des biscuits. Il ne se rappelait pas avoir emporté cela. Il y avait donc une seule explication : la personne qui lui avait donné ces provisions se trouvait maintenant dans la Forêt de l’Oubli. Voilà pourquoi il n’en avait aucun souvenir. Était-ce un homme? Une femme? Plusieurs personnes ou une seule? Il n’en avait pas la moindre idée. En tout cas, se dit-il en mordant dans le fromage, c’est quelqu’un qui m’aime bien, sinon il ne m’aurait pas donné tout cela... Puis il se remit en route et marcha encore longtemps, sans fatigue et le cœur léger. « Mon âââne, mon âââne, a bien mal à sa patte », commençait-il à fredonner quand il eut soudain la sensation qu’on le suivait. Il se retourna et vit qu’effectivement un jeune veau trottinait derrière lui. Le temps de se frotter les yeux et le petit animal avait disparu. Mais autre chose arriva: les cheveux de Tomek avaient poussé d’un coup et ils lui arrivaient jusqu’aux hanches. Il saisit donc aussitôt la paire de ciseaux que lui tendait gentiment une grande poule en costume de ville qui marchait à côté de lui, et il entreprit de les couper. Mais plus il les coupait et plus ils repoussaient. Coupe coupe Coupe coupe se mit à chanter une chorale de petits bonshommes ventripotents, les mains sur leurs bedons. Tomek éclata de rire. Puis tout ce monde-là, le jeune veau (qui était revenu), les choristes aux gros ventres et la poule en costume de ville, marcha au pas et chanta de plus belle : Coupe coupe La cravate Coupe coupe Le torchon Ça veut rien dire mais on s’en tape Coupe coupe Le torchon ! Tomek avait du mal à tenir debout tant il riait. Mais comme tous chantaient avec entrain, il reprit avec eux, de plus en plus fort : Coupe coupe La cravate Coupe coupe Le dindon Les escargots n’ont pas de pattes Ni les moutons Ni les cochons ! Bientôt tous durent s’arrêter parce qu’ils riaient trop et surtout pour laisser traverser une caravane de dromadaires miniatures qui venaient de la droite. Passèrent ensuite six garçons jumeaux qui en portaient un septième dans un sac de toile. Tous marchaient vers l’ouest. — Salut, les gars ! leur lança Tomek, hilare. Ils ne répondirent pas et le dernier lui jeta même un regard noir qui signifiait: « Tu veux mon portrait ? » Cela dégrisa un peu Tomek et il sentit au même moment qu’une grande fatigue le submergeait. Il s’assit, mais cela ne suffisait pas et il finit par s’allonger sur le sol de la prairie. Sa tête reposait sur un coussin de fleurs violettes dont l’odeur rappelait celle de son oreiller de plumes. L’odeur? Il n’aurait rien dû sentir puisqu’il avait les petites boules de tissu dans son nez. Il y porta la main et s’aperçut qu’elles n’y étaient plus! Elles avaient dû tomber sans qu’il s’en aperçoive... Il se dit qu’il fallait vite en préparer deux autres mais c’était trop tard, déjà il glissait dans le sommeil. Trois mulots vêtus de blouses blanches et portant des lunettes cerclées vinrent s’asseoir sur un banc à quelques centimètres de son visage. Ils l’observèrent tout d’abord attentivement en plissant les yeux, puis le premier prit la parole : — Il lui faut un oreiller ! Apportez-lui donc un oreiller ! — Absolument, dit le deuxième. Pour bien dormir il faut un oreiller — Non... merci... je... je n’ai pas besoin de... d’o... bredouilla Tomek qu’une grande torpeur envahissait. Je... je ne veux pas dormir... Ce... c’est... dangereux... Il ne faut... il ne faut pas... — Mais si, voyons ! dit le troisième mulot. Quoi de mieux qu’un bon petit somme quand on est fatigué ? Apportez-lui donc un oreiller f Tomek sentit qu’on soulevait sa tête et qu’on glissait dessous son oreiller à lui, son oreiller de plumes. Ses paupières se fermèrent mais il continuait à voir les trois mulots qui lui souriaient. — Voilà, dit le premier mulot. Voilà qui est bien. — Non... ce n’est... ce n’est pas bien... dit Tomek avec les quelques forces qui lui restaient. Vous... vous êtes des... des mulots... Les mulots... ne parlent... ne parlent pas. Je voudrais... je voudrais rentrer à... la maison... — Assurément, dit le deuxième mulot. — Absolument, dit le troisième. Et Tomek se sentit glisser, glisser sans pouvoir se retenir à rien du tout. Il sombrait dans l’abîme. Il voulut dire quelque chose encore mais les mots ne franchissaient plus ses lèvres. Au contraire, ils résonnaient comme des cloches à l’intérieur de son crâne. Puis les cloches elles-mêmes cessèrent leur tintamarre et il n’y eut plus rien. CHAPITRE VIII LES MOTS QUI RÉVEILLENT — Sous... le... ventre... du cocro... du cro- cro... du cro... co... dile..., fit la petite voix. Tomek se réveilla à cet instant-là et entrouvrit les paupières. Il se trouvait dans une chambre parfaitement rangée et qui sentait bon la lavande. Il était allongé sur un lit propre, et l’enfant qui lui faisait la lecture suivait les lignes avec son doigt. Il n’avait pas plus de sept ans. — C’est... là que... la cleffe... euh, la clef... était ca... chée, continua-t-il sans s’apercevoir que Tomek avait ouvert les yeux et le regardait. — Le cocro... le cro... co... dile... dor... mait à poings... fermés. Voilà ma... chance... se dit... Flibus... le petit... singe... Tomek ne put s’empêcher de sourire. L’enfant mettait tout son cœur à sa lecture mais il butait sur chaque mot ou presque. La fenêtre était entrebâillée et la brise faisait flotter les dentelles du rideau. C’était le soir, sans doute, en tout cas 15 entre chien et loup. Dehors un arbre tendait ses branches nues vers le ciel. Tiens, pensa Tomek, il n’a déjà plus de feuilles... Le mobilier de la chambre se composait d’une simple petite armoire, d’un lavabo, d’une table de nuit et d’une chaise sur laquelle l’enfant était assis, un gros livre sur les genoux. — Et il... avança... imperper... imprestep... oh zut ! imperspres... — Imperceptiblement... ? lui souffla Tomek pour l’aider. Ce fut comme si une bombe avait éclaté dans la chambre. L’enfant ouvrit une bouche immense, lâcha le gros livre qui tomba par terre et déguerpit à toutes jambes par la porte ouverte. — Attends ! lui cria Tomek, mais il avait déjà disparu. Il s’assit sur le lit et s’adossa à l’oreiller. Ce simple mouvement lui fit tourner la tête. J’ai dormi trop longtemps, se dit- il. Mais où suis-je maintenant ? Peu à peu la mémoire lui revint : il avait quitté le village... à cause des ours... oui, c’est ça... à cause des ours aveugles... ou plutôt non... à cause des fleurs... voilà, à cause des fleurs... il y avait un âne aussi... qui s’appelait... qui s’appelait... Il avait le nom de l’âne sur le bout de la langue quand il entendit des éclats de voix venant d’en bas. Puis dix personnes au moins se bousculèrent dans l’escalier: — Laissez-moi passer ! Ne poussez pas ! Je veux le voir ! Moi aussi ! Finalement une voix plus forte domina les autres : — Silence ! Vous allez lui faire peur ! Vous entrerez quand je vous le dirai ! Le calme revint. Les marches de l’escalier craquèrent un peu, puis une silhouette se dessina à la porte. Malgré la pénombre, Tomek vit que c’était un vieil homme à barbe blanche, de très petite taille. Il s’avança vers le lit de Tomek avec un sourire bienveillant et dit en ouvrant les bras : — Soyez le bienvenu parmi nous. — Qui êtes-vous ? demanda faiblement Tomek. Où suis-je ? — Vous êtes au village des Parfumeurs, répondit le vieux. Je m’appelle Eztergom et j’en suis le chef. En cherchant de nouveaux arômes dans la prairie, nous vous avons trouvé endormi et ramené ici. Mais n’ayez crainte, vous êtes en sécurité. Regardez : vos affaires ont été rangées ici dans cette armoire. Il ouvrit l’armoire pour que Tomek puisse constater qu’il ne mentait pas, puis : — Vous avez certainement mille questions à me poser, et j’y répondrai volontiers tout à l’heure. Mais auparavant j’aimerais que les habitants du village puissent vous voir... éveillé. C’est la tradition et cela leur ferait un immense plaisir. Y voyez-vous un inconvénient ? — Mais... pas du tout... au contraire, bredouilla Tomek qui n’y comprenait rien. Cela me fera plaisir aussi... — Merci infiniment, fit le vieil homme, et il se hâta vers la porte d’où il fit un signe de la main à ceux qui étaient dans l’escalier. La chambre se remplit aussitôt d’hommes, de femmes et d’enfants qui ressemblaient tous à Eztergom avec leur petite taille, leur bonne grosse tête ronde et leurs joues rebondies. Ils avaient surtout le même sourire désarmant que le vieil homme. Ils avançaient timidement, sans bruit, en le regardant avec l’air attendri que l’on prend au- dessus du berceau d’un nouveau-né. Comme Tomek ne savait pas quelle contenance adopter, il se contenta de remercier avec des hochements de tête. Le groupe sortit bientôt et un autre le remplaça, puis un autre, puis un autre encore. En dernier arriva seul l’enfant qui lui avait fait la lecture tout à l’heure. Eztergom le fit avancer tout près du lit et le présenta ainsi : — Voici le jeune Atchigom. C’est à lui que vous devez d’être réveillé. Le jeune Atchigom en question était bien près d’éclater de fierté et de confusion à la fois. Ses joues étaient rouges de bonheur et la joie pétillait dans ses yeux. — Merci, Atchigom, lui dit Tomek sans savoir au juste de quoi il le remerciait. — Et maintenant, conclut Eztergom, je vais vous attendre à la cantine. Nos cuisinières vous y prépareront un bon repas. Vous aimez les crêpes ? Prenez le temps de vous réveiller tout à fait et de vous habiller. Atchigom restera en bas devant la porte et vous conduira le moment venu. Puis ils tournèrent les talons tous les deux et disparurent, laissant Tomek qui ne savait plus que penser. Il avait en effet de nombreuses questions à poser à Eztergom ! Il descendit de son lit et, d’une démarche hésitante, s’avança jusqu’à la fenêtre. Le village était construit sur une colline, et on apercevait le début de la prairie en contrebas. Mais elle était sans fleurs... Tomek alla ouvrir l’armoire. Tous ses vêtements avaient été lavés et repassés. On avait même ciré ses chaussures. Sa couverture était là aussi, pliée avec soin, ainsi que son couteau à ours, sa gourde et ses deux mouchoirs brodés. Devant la porte il retrouva Atchigom qui l’escorta fièrement à travers le village. — C’est moi qui t’ai réveillé ! C’est moi qui serai à côté de toi demain sur le carrosse ! — Sur le carrosse ? Nous serons sur un carrosse ? Tomek aurait bien voulu en savoir plus, mais déjà ils arrivaient à la cantine et l’enfant s’éclipsa en sautillant de joie. Eztergom invita Tomek à s’asseoir et on leur apporta aussitôt un pichet de cidre et une grande quantité de crêpes. Il y en avait au lard, au fromage, au miel, aux pommes, à la confiture... — Mon cher ami, dit le vieil homme, mangez à votre guise. Et pendant que vous mangerez, je vous donnerai les explications que vous attendez. Car tout cela doit vous sembler bien mystérieux. — En effet, répondit Tomek, et il ouvrit grandes ses oreilles. — Vous avez respiré le parfum d’immenses fleurs bleues nommées Voiles à cause de leur taille, expliqua Eztergom. Elles semblent flotter comme si elles étaient dans l’eau. — Oui, se souvint Tomek, je les ai vues... — Ces fleurs plongent dans un sommeil profond ceux qui respirent leur parfum. Et ils dorment aussi longtemps qu’on n’a pas prononcé devant eux, à voix haute, les Mots qui Réveillent. Un peu de cidre ? — Les Mots qui Réveillent ? Quels mots qui réveillent? demanda Tomek qui en oubliait de boire et de manger. — Justement ! On ne le sait pas. Ces mots sont différents pour chacun d’entre nous. Voyons : quels sont ceux que vous avez entendus en vous réveillant ? — C’était crocodile, se souvint Tomek. — Non, dit Eztergom. Cela aurait été trop facile, nous l’aurions trouvé beaucoup plus tôt. Il y avait d’autres mots, sans doute... — Sous le ventre du crocodile, je crois. Oui, c’est ça, Atchigom disait: sous le ventre du crocodile, quand je me suis réveillé. — Voilà, jubila le vieil homme : sous le ventre du crocodile... Eh bien pour vous, et pour personne d’autre, les Mots qui Réveillent sont: sous le ventre du crocodile ! — Mais c’est impossible à trouver! s’exclama Tomek. Comment Atchigom est-il tombé dessus ? — Par hasard, mon ami, par hasard ! Je vous en prie, goûtez donc ces crêpes au lard, vous allez contrarier nos cuisinières ! Tomek se servit et mordit dans la crêpe. Elle était délicieusement moelleuse et parfumée. — Voyez-vous, reprit Eztergom, nous nous relayons au chevet des dormeurs et nous lisons sans cesse jusqu’à ce que les Mots qui Réveillent soient prononcés. C’est tout. Nous avons une très grande bibliothèque. Alors nous prenons les livres les uns après les autres et nous lisons à voix haute. Tous autant que nous sommes : les hommes, les femmes, les enfants, tout le monde s’y met. Pas question de perdre une minute. Cela peut durer longtemps, mais on finit toujours par trouver... — Longtemps ? murmura Tomek, soudain pris de vertige. Combien de temps ai-je dormi, moi, par exemple ? — Vous avez dormi trois mois et dix jours... — Trois mois et... répéta Tomek, incrédule. Mais... je n’ai rien mangé pendant tout ce temps ? — Non, sourit Eztergom, mais comme vous ne dépensiez aucune énergie, vous n’en aviez pas besoin... Vous sentez- vous affamé? — Oui, un peu tout de même, répondit Tomek, et il se servit une crêpe au sirop d’érable. — Vous avez dormi assez longtemps, c’est vrai, mais quelquefois cela va beaucoup plus vite. La petite demoiselle, par exemple... — La petite demoiselle ! sursauta Tomek. — Oui. La veille du jour où Prestigom et Foulgom vous ont trouvé, nous avons recueilli cette petite dans la prairie, endormie comme vous. Chaque année ou presque, aux beaux jours, nous ramenons ainsi des voyageurs imprudents. Et il nous faut ensuite... — Mais où est-elle maintenant? l’interrompit Tomek, le cœur battant. Est-ce qu’elle dort encore ? — Oh non ! Avec elle nous avons eu beaucoup de chance. Dès le troisième jour nous avons trouvé les Mots qui Réveillent. C’était tout simplement : il était une fois. Vous vous rendez compte ! Il était une fois ! Trop facile ! Elle était charmante, vraiment charmante, cette petite. Et gentille avec ça. La moitié des garçons du village sont tombés amoureux d’elle, et quand elle nous a quittés, plusieurs ont pleuré. — Ah bon ? bafouilla Tomek en rougissant. Et elle... elle est partie dès son réveil ? — Pas du tout. Elle est restée plus d’une semaine. Elle se plaisait bien ici. — Mais..', qu’est-ce qu’elle faisait? — Ce qu’elle faisait ? C’est bien simple : elle lisait pour vous. Elle y passait presque tout son temps. — Ah oui, vraiment? fit Tomek, tout attendri. Il imaginait la jeune fille assise près de lui et lisant. Quel dommage qu’elle n’ait pas trouvé les Mots qui Réveillent ! À la place d’Atchigom, c’est elle qu’il aurait découverte à son chevet en ouvrant les yeux ! Ensuite ils auraient pu poursuivre ensemble le voyage ! Au lieu de cela il avait continué à dormir et elle s’était découragée. Où pouvait-elle bien être maintenant, après tout ce temps ? — Vous connaissiez cette personne ? demanda Eztergom. — Oui... non... enfin elle est entrée une fois dans mon épicerie, répondit Tomek, je tiens une épicerie dans mon village... Ils finirent leur repas, puis le vieil homme conduisit Tomek à la bibliothèque. — Voici, dit-il en indiquant sur sa gauche une centaine de livres rangés à part, voici tous les volumes que nous avons lus pour vous. Hannah en a lu une bonne dizaine à elle toute seule. — Hannah ? fit Tomek, rêveur. — Oui, Hannah. Cette petite s’appelait Hannah. Vous ne le saviez pas ? — Non. Je ne le savais pas... — Et voilà, continua Eztergom en indiquant sur sa droite les autres volumes de la bibliothèque, voilà ceux que nous aurions lus si vous ne vous étiez pas réveillé ! Tomek parcourut les étagères du regard. Il y avait là plus de dix mille livres ! — Mais, fit-il, est-il arrivé que vous ayez eu à le faire ? Je veux dire, à tout lire ! — Oui, une fois, répondit Eztergom, mais cela remonte à bien longtemps, j’étais encore un enfant. Nous avons lu 17 pendant six ans, deux mois et quatre jours pour réveiller un brave type qui s’appelait Mortimer. Les Mots qui Réveillent étaient pantoufle pantoufle ! Deux fois de suite le même mot ! Essayez donc de trouver cela dans un livre ! — Mais alors, comment y êtes-vous arrivés ? — Eh bien, en désespoir de cause nous avons envoyé Tzergom, qui était u