Tresse - Colombani - French Edition - OceanofPDF.com PDF
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Colombani
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Summary
This novel tells the story of Smita, a Dalit woman in India, facing the harsh realities of caste discrimination. The story intricately details Smita's daily struggle and the social injustices she endures. The novel also touches upon the cultural and societal landscape of the Indian subcontinent.
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OceanofPDF.com À Olivia Aux femmes courageuses OceanofPDF.com Tresse n. f. Assemblage de trois mèches, de trois brins entrelacés. OceanofPDF.com « … Simone, il y a un grand mystère dans la forêt de tes cheveux. »...
OceanofPDF.com À Olivia Aux femmes courageuses OceanofPDF.com Tresse n. f. Assemblage de trois mèches, de trois brins entrelacés. OceanofPDF.com « … Simone, il y a un grand mystère dans la forêt de tes cheveux. » Rémy de Gourmont « Une femme libre est exactement le contraire d’une femme légère. » Simone de Beauvoir OceanofPDF.com PROLOGUE C’est le début d’une histoire. Une histoire nouvelle à chaque fois. Elle s’anime là, sous mes doigts. D’abord, il y a la monture. La structure doit être assez solide pour supporter l’ensemble. La soie ou le coton, pour la ville ou la scène. Tout dépend. Le coton est plus résistant, La soie plus fine et plus discrète. Il faut un marteau et des clous. Il faut aller doucement, surtout. Puis vient le tissage. C’est la partie que je préfère. Sur le métier devant moi Trois fils en nylon sont tendus. Saisir les brins, dans la botte, trois par trois, Les nouer sans les casser. Et puis recommencer Des milliers de fois. J’aime ces heures solitaires, ces heures où mes mains dansent. C’est un étrange ballet que celui de mes doigts. Ils écrivent une histoire de tresse et d’entrelacs. Cette histoire est la mienne. Pourtant elle ne m’appartient pas. OceanofPDF.com Smita Village de Badlapur, Uttar Pradesh, Inde. Smita s’éveille avec un sentiment étrange, une urgence douce, un papillon inédit dans le ventre. Aujourd’hui est une journée dont elle se souviendra toute sa vie. Aujourd’hui, sa fille va entrer à l’école. À l’école, Smita n’y a jamais mis les pieds. Ici à Badlapur, les gens comme elle n’y vont pas. Smita est une Dalit. Intouchable. De ceux que Gandhi appelait les enfants de Dieu. Hors caste, hors système, hors tout. Une espèce à part, jugée trop impure pour se mêler aux autres, un rebut indigne qu’on prend soin d’écarter, comme on sépare le bon grain de l’ivraie. Comme Smita, ils sont des millions à vivre en dehors des villages, de la société, à la périphérie de l’humanité. Tous les matins, c’est le même rituel. À la manière d’un disque rayé rejouant à l’infini une symphonie infernale, Smita s’éveille dans la cahute qui lui sert de maison, près des champs cultivés par les Jatts. Elle lave son visage et ses pieds à l’eau rapportée la veille du puits, celui qui leur est réservé. Pas question de toucher à l’autre, celui des castes supérieures, pourtant proche et plus accessible. Certains sont morts pour moins que ça. Elle se prépare, coiffe Lalita, embrasse Nagarajan. Puis elle prend son panier de jonc tressé, ce panier que sa mère portait avant elle et qui lui donne des haut-le-cœur rien qu’à le regarder, ce panier à l’odeur tenace, âcre et indélébile, qu’elle porte toute la journée comme on porte une croix, un fardeau honteux. Ce panier, c’est son calvaire. Une malédiction. Une punition. Quelque chose qu’elle a dû faire dans une vie antérieure, il faut payer, expier, après tout cette vie n’a pas plus d’importance que les précédentes, ni les suivantes, c’est juste une vie parmi les autres, disait sa mère. C’est ainsi, c’est la sienne. C’est son darma, son devoir, sa place dans le monde. Un métier qui se transmet de mère en fille, depuis des générations. Scavenger, en anglais le terme signifie « extracteur ». Un mot pudique pour désigner une réalité qui ne l’est pas. Ce que fait Smita, il n’y a pas de mot pour le décrire. Elle ramasse la merde des autres à mains nues, toute la journée. Elle avait six ans, l’âge de Lalita aujourd’hui, quand sa mère l’a emmenée pour la première fois. Regarde, après tu feras. Smita se souvient de l’odeur qui l’avait assaillie, aussi violemment qu’un essaim de guêpes, une odeur insoutenable, inhumaine. Elle avait vomi au bord de la route. Tu t’habitueras, avait dit sa mère. Elle avait menti. On ne s’habitue pas. Smita a appris à retenir son souffle, à vivre en apnée, il faut respirer, a dit le docteur du village, voyez comme vous toussez. Il faut manger. L’appétit, ça fait longtemps que Smita l’a perdu. Elle ne se souvient plus comment c’est, d’avoir faim. Elle mange peu, le strict minimum, une poignée de riz délayé dans de l’eau qu’elle s’impose chaque jour à son corps défendant. Des toilettes pour le pays, le gouvernement l’avait pourtant promis. Hélas, elles ne sont pas arrivées jusqu’ici. À Badlapur comme ailleurs, on défèque à ciel ouvert. Partout le sol est souillé, les rivières, les fleuves, les champs, pollués par des tonnes de déjections. Les maladies s’y propagent comme une étincelle sur de la poudre. Les politiciens le savent : ce que réclame le peuple, avant les réformes, avant l’égalité sociale, avant même le travail, ce sont des toilettes. Le droit à déféquer dignement. Dans les villages, les femmes sont obligées d’attendre la tombée de la nuit pour aller dans les champs, s’exposant à de multiples agressions. Les plus chanceux ont aménagé un recoin dans leur cour ou au fond de leur maison, un simple trou dans le sol qu’on appelle pudiquement « toilettes sèches », des latrines que les femmes Dalits viennent vider chaque jour à mains nues. Des femmes comme Smita. Sa tournée commence vers sept heures. Smita prend son panier et sa balayette en jonc. Elle sait qu’elle doit vider vingt maisons, chaque jour, pas de temps à perdre. Elle marche sur le côté de la route, les yeux baissés, le visage dissimulé sous un foulard. Dans certains villages, les Dalits doivent signaler leur présence en portant une plume de corbeau. Dans d’autres, ils sont condamnés à marcher pieds nus – tous connaissent l’histoire de cet Intouchable, lapidé pour le seul fait d’avoir porté des sandales. Smita entre dans les maisons par la porte arrière qui lui est réservée, elle ne doit pas croiser les habitants, encore moins leur parler. Elle n’est pas seulement intouchable, elle doit être invisible. Elle reçoit en guise de salaire des restes de nourriture, parfois des vieux vêtements, qu’on lui jette à même le sol. Pas toucher, pas regarder. Parfois, elle ne reçoit rien du tout. Une famille de Jatts ne lui donne plus rien depuis des mois. Smita a voulu arrêter, elle l’a dit un soir à Nagarajan, elle n’y retournera pas, ils n’ont qu’à nettoyer leur merde eux- mêmes. Mais Nagarajan a pris peur : si Smita n’y va plus, ils seront chassés, ils n’ont pas de terre à eux. Les Jatts viendront incendier leur cahute. Elle sait de quoi ils sont capables. « On te coupera les deux jambes », avaient-ils dit à l’un des leurs. On a retrouvé l’homme démembré et brûlé à l’acide dans le champ d’à côté. Oui, Smita sait de quoi les Jatts sont capables. Alors elle y retourne le lendemain. Mais ce matin n’est pas un jour comme les autres. Smita a pris une décision, qui s’est imposée à elle comme une évidence : sa fille ira à l’école. Elle a eu du mal à convaincre Nagarajan. À quoi bon ? disait-il. Elle saura peut-être lire et écrire, mais personne ici ne lui donnera du travail. On naît videur de toilettes, et on le reste jusqu’à sa mort. C’est un héritage, un cercle dont personne ne peut sortir. Un karma. Smita n’a pas cédé. Elle en a reparlé le lendemain, le jour d’après, et les suivants. Elle refuse d’emmener Lalita en tournée avec elle : elle ne lui montrera pas les gestes des videurs de toilettes, elle ne verra pas sa fille vomir dans le fossé comme sa mère avant elle, non, Smita s’y refuse. Lalita doit aller à l’école. Devant sa détermination, Nagarajan a fini par céder. Il connaît sa femme ; sa volonté est puissante. Cette petite Dalit à la peau brune qu’il a épousée il y a dix ans est plus forte que lui, il le sait. Alors il finit par céder. Soit. Il ira à l’école du village, il parlera au Brahmane. Smita a souri secrètement de sa victoire. Elle aurait tant voulu que sa mère se batte pour elle, tant aimé passer la porte de l’école, s’asseoir parmi les autres enfants. Apprendre à lire et à compter. Mais cela n’avait pas été possible, le père de Smita n’était pas un homme bon comme Nagarajan, il était irascible et violent. Il battait son épouse, comme tous le font ici. Il le répétait souvent : une femme n’est pas l’égale de son mari, elle lui appartient. Elle est sa propriété, son esclave. Elle doit se plier à sa volonté. Assurément, son père aurait préféré sauver sa vache, plutôt que sa femme. Smita, elle, a de la chance : Nagarajan ne l’a jamais battue, jamais insultée. Lorsque Lalita est née, il a même été d’accord pour la garder. Pas loin d’ici, on tue les filles à la naissance. Dans les villages du Rajasthan, on les enterre vivantes, dans une boîte, sous le sable, juste après leur naissance. Les petites filles mettent une nuit à mourir. Mais pas ici. Smita contemple Lalita, accroupie sur le sol en terre battue de la cahute, en train de coiffer son unique poupée. Elle est belle, sa fille. Elle a les traits fins, les cheveux longs jusqu’à la taille, que Smita démêle et tresse tous les matins. Ma fille saura lire et écrire, se dit-elle, et cette pensée la réjouit. Oui, aujourd’hui est un jour dont elle se souviendra toute sa vie. OceanofPDF.com Giulia Palerme, Sicile. Giulia ! Giulia ouvre les yeux péniblement. La voix de sa mère retentit d’en bas. Giulia ! Scendi ! Subito ! Giulia est tentée d’enfouir sa tête sous l’oreiller. Elle n’a pas assez dormi – elle a encore passé la nuit à lire. Elle sait pourtant qu’elle doit se lever. Lorsque la mère appelle, il faut obéir – c’est une mère sicilienne. Giulia ! La jeune femme quitte son lit à regret. Elle se lève et s’habille à la hâte, avant de descendre à la cuisine où s’impatiente la mamma. Sa sœur Adela est déjà levée, occupée à vernir ses ongles de pied sur la table du petit déjeuner. L’odeur du solvant fait grimacer Giulia. Sa mère lui sert une tasse de café. Ton père est parti. C’est toi qui ouvres ce matin. Giulia saisit les clés de l’atelier, et quitte rapidement la maison. Tu n’as rien mangé. Emporte quelque chose ! Ignorant les mots de sa mère, elle enfourche son vélo et s’éloigne à grandes pédalées. L’air frais du matin l’éveille un peu. Le vent dans les avenues lui fouette le visage et les yeux. Aux abords du marché, les odeurs d’agrumes et d’olives viennent lui piquer le nez. Giulia longe l’étal du poissonnier exhibant sardines et anguilles fraîchement pêchées. Elle accélère, monte sur les trottoirs, quitte la piazza Ballaro où les vendeurs ambulants apostrophent déjà les clients. Elle parvient dans une impasse, à l’écart de la via Roma. C’est là qu’est installé l’atelier de son père, dans un ancien cinéma dont il a racheté les murs il y a vingt ans – l’âge de Giulia. Ses locaux d’alors étaient exigus, un déménagement s’imposait. Sur la façade, on peut encore distinguer l’endroit où étaient placardées les affiches des films. Il est loin, le temps où les Palermitani se pressaient pour voir les comédies d’Alberto Sordi, Vittorio Gassman, Nino Manfredi, Ugo Tognazzi, Marcello Mastroianni… Aujourd’hui la plupart des salles ont fermé, comme ce petit cinéma de quartier transformé en atelier. Il a fallu aménager la cabine de projection en bureau, percer des fenêtres dans la grande salle afin que les ouvrières aient assez de lumière pour travailler. Le papa a effectué lui-même tous les travaux. L’endroit lui ressemble, songe Giulia : il est brouillon et chaleureux, comme lui. Malgré ses accès de colère légendaires, Pietro Lanfredi est apprécié et respecté de ses employées. C’est un père aimant, bien qu’exigeant et autoritaire, qui a élevé ses filles dans le respect de la discipline, et leur a transmis le goût du travail bien fait. Giulia saisit la clé et ouvre la porte. D’ordinaire, son père est le premier arrivé. Il tient à accueillir lui-même ses ouvrières – c’est ça, être le padrone, se plaît-il à répéter. Il a toujours un mot pour l’une, une attention pour l’autre, un geste pour chacune. Mais aujourd’hui, il est parti en tournée chez les coiffeurs de Palerme et des environs. Il ne sera pas là avant midi. Ce matin, Giulia est la maîtresse de maison. À cette heure, tout est calme dans l’atelier. Bientôt, l’endroit bruissera de mille conversations, de chansons, d’éclats de voix, mais pour l’instant, il n’y a que le silence, et l’écho des pas de Giulia. Elle marche jusqu’au vestiaire réservé aux ouvrières, et dépose ses affaires dans le casier à son prénom. Elle attrape sa blouse, se glisse comme chaque jour dans cette seconde peau. Elle rassemble ses cheveux, les roule en un chignon serré et y pique des épingles avec agilité. Puis elle recouvre sa tête d’un fichu, une précaution indispensable ici – il ne faut pas mêler ses cheveux à ceux traités à l’atelier. Ainsi vêtue et coiffée, elle n’est plus la fille du patron : elle est une ouvrière comme une autre, une employée de la maison Lanfredi. Elle y tient. Elle a toujours refusé d’être privilégiée. La porte de l’entrée s’ouvre dans un grincement, et une joyeuse nuée emplit l’espace. En un instant, l’atelier s’anime, devient cet endroit bruyant que Giulia aime tant. Dans un brouhaha indistinct où les conversations s’entremêlent, les ouvrières se hâtent jusqu’au vestiaire où elles enfilent blouses et tabliers, avant de rejoindre leur place en bavardant. Giulia se joint à elles. Agnese a les traits tirés – son dernier fait ses dents, elle n’a pas dormi de la nuit. Federica retient ses larmes, son fiancé l’a quittée. Encore ?! s’exclame Alda. Il reviendra demain, la rassure Paola. Ici les femmes partagent plus qu’un métier. Tandis que leurs mains s’activent sur les cheveux à traiter, elles parlent des hommes, de la vie, de l’amour, à longueur de journée. Ici toutes savent que le mari de Gina boit, que le fils d’Alda fraye avec la Piovra, qu’Alessia a eu une brève liaison avec l’ex-mari de Rhina, qui ne le lui a jamais pardonné. Giulia aime la compagnie de ces femmes dont certaines la connaissent depuis qu’elle est enfant. Elle est presque née ici. Sa mère se plaît à raconter comment les contractions l’ont surprise alors qu’elle était occupée à trier des mèches dans la salle principale – elle n’y travaille plus aujourd’hui en raison de sa mauvaise vue, a dû céder sa place à une employée aux yeux plus affûtés. Giulia a grandi là, entre les cheveux à démêler, les mèches à laver, les commandes à expédier. Elle se souvient des vacances et des mercredis passés parmi les ouvrières, à les regarder travailler. Elle aimait observer leurs mains en train de s’activer telle une armée de fourmis. Elle les voyait jeter les cheveux sur les cardes, ces grands peignes carrés, pour les démêler, puis les laver dans la baignoire fixée sur des tréteaux – un ingénieux bricolage de son père, qui n’aimait pas voir ses employées s’abîmer le dos. Giulia s’amusait de la façon dont on suspendait les mèches aux fenêtres pour les faire sécher – on aurait dit le butin d’une tribu d’Indiens, une série de scalps étrangement exhibée. Elle a parfois l’impression qu’ici, le temps s’est arrêté. Il continue sa course dehors, mais à l’intérieur de ces murs, elle se sent protégée. C’est un sentiment doux, rassurant, la certitude d’une étrange permanence des choses. Voilà près d’un siècle que sa famille vit de la cascatura, cette coutume sicilienne ancestrale qui consiste à garder les cheveux qui tombent ou que l’on coupe, pour en faire des postiches ou perruques. Fondé en 1926 par l’arrière-grand-père de Giulia, l’atelier Lanfredi est le dernier de ce type à Palerme. Il compte une dizaine d’ouvrières spécialisées qui démêlent, lavent, et traitent des mèches envoyées ensuite en Italie et dans toute l’Europe. Le jour de ses seize ans, Giulia a choisi de quitter le lycée pour rejoindre son père à l’atelier. Élève douée selon ses professeurs, surtout celui d’italien, qui l’incitait à continuer, elle aurait pu faire des études, entrer à l’université. Mais il était pour elle impensable de changer de voie. Plus qu’une tradition, les cheveux sont une passion chez les Lanfredi, qui se transmet de génération en génération. Étrangement, les sœurs de Giulia n’ont pas manifesté d’intérêt pour le métier, et elle est la seule des filles Lanfredi à s’y consacrer. Francesca s’est mariée jeune, et ne travaille pas ; elle a quatre enfants aujourd’hui. Adela, la cadette, est encore au lycée, et se destine aux métiers de la mode ou au mannequinat – tout, plutôt que la voie de ses parents. Pour les commandes spécialisées, les couleurs difficiles à trouver, le papa a un secret : une formule héritée de son père et de son grand-père avant lui, à base de produits naturels dont il ne dit jamais le nom. Cette formule, il l’a transmise à Giulia. Il l’emmène souvent sur le toit, dans son laboratorio comme il l’appelle. De là-haut, on peut voir la mer, et de l’autre côté le Monte Pellegrino. Vêtu d’une blouse blanche qui le fait ressembler à un professeur de chimie, Pietro fait bouillir de grands seaux pour pratiquer les retouches : il sait comment décolorer les cheveux et les reteindre ensuite, sans que la couleur passe au lavage. Giulia le regarde faire, des heures durant, attentive au moindre de ses mouvements. Son père surveille ses cheveux comme la mamma ses pasta. Il les remue à l’aide d’une cuillère en bois, les laisse reposer avant d’y revenir, inlassablement. Il y a de la patience, de la rigueur, de l’amour aussi, dans ce soin qu’il prend d’eux. Il se plaît à dire qu’un jour, ces cheveux seront portés, et méritent le plus grand des respects. Giulia se prend parfois à rêver aux femmes à qui les perruques sont destinées – les hommes ici ne sont pas enclins à porter des postiches, ils sont trop fiers, trop attachés à une certaine idée de leur virilité. Pour une raison inconnue, certains cheveux résistent à la formule secrète des Lanfredi. Des seaux dans lesquels ils sont plongés, la plupart ressortent d’un blanc laiteux, ce qui permet de les reteindre ensuite, mais un petit nombre d’individus conserve sa couleur d’origine. Ces quelques rebelles constituent un réel problème : il est en effet inconcevable qu’un client trouve, au milieu d’une mèche soigneusement colorée, des récalcitrants noirs ou bruns. En raison de son acuité visuelle, Giulia est chargée de cette tâche délicate : elle doit trier les cheveux, un par un, afin d’en soustraire les irréductibles. C’est une véritable chasse aux sorcières qu’elle mène chaque jour, une traque minutieuse, sans répit. La voix de Paola la tire de sa rêverie. Mia cara, tu as l’air fatiguée. Tu as encore lu toute la nuit. Giulia ne dément pas. À Paola, on ne peut rien cacher. La vieille femme est la doyenne des ouvrières de l’atelier. Ici, toutes l’appellent la Nonna. Elle a connu le père de Giulia enfant ; elle aime à raconter qu’elle laçait ses souliers. Du haut de ses soixante-quinze ans, elle voit tout. Ses mains sont usées, sa peau ridée comme un parchemin, mais son regard toujours perçant. Veuve à vingt-cinq ans, elle a élevé seule ses quatre enfants, refusant toute sa vie de se remarier. Lorsqu’on lui demande pourquoi, elle répond qu’elle tient trop à sa liberté : une femme mariée doit des comptes, dit-elle. Fais ce que tu veux, mia cara, mais surtout ne te marie pas, répète-t-elle à Giulia. Elle raconte volontiers ses fiançailles, avec cet homme que son père lui avait destiné. La famille de son futur mari tenait une exploitation de citrons. La Nonna avait dû travailler pour les ramasser, le jour même de ses noces. Dans les campagnes, il n’y avait pas le temps de s’arrêter. Elle se souvient de l’odeur de citron qui flottait perpétuellement sur les vêtements et les mains de son mari. Lorsqu’il est mort d’une pneumonie quelques années plus tard, la laissant seule avec leurs quatre enfants, elle a dû partir à la ville pour chercher un emploi. Elle a rencontré le grand-père de Giulia, qui l’a engagée à l’atelier. Voilà cinq décennies qu’elle y est employée. C’est pas dans les livres que tu trouveras un mari ! s’exclame Alda. Laisse-la tranquille avec ça, gronde la Nonna. De mari, Giulia n’en cherche pas. Elle ne fréquente ni les cafés ni les boîtes de nuit pourtant prisées des gens de son âge. Ma fille est un peu sauvage, a l’habitude de dire la mamma. À la clameur des discothèques, Giulia préfère le silence feutré de la biblioteca comunale. Elle s’y rend chaque jour à l’heure du déjeuner. Insatiable lectrice, elle aime l’ambiance des grandes salles tapissées de livres, que seul le bruissement des pages vient troubler. Il lui semble qu’il y a là quelque chose de religieux, un recueillement quasi mystique qui lui plaît. Lorsqu’elle lit, Giulia ne voit pas le temps passer. Enfant, elle dévorait les romans d’Emilio Salgari, assise aux pieds des ouvrières. Plus tard, elle a découvert la poésie. Elle aime Caproni plus qu’Ungaretti, la prose de Moravia et surtout les mots de Pavese, son auteur de chevet. Elle se dit qu’elle pourrait passer sa vie en cette seule compagnie. Elle en oublie même de manger. Il n’est pas rare de la voir rentrer le ventre vide de sa pause déjeuner. C’est ainsi : Giulia dévore les livres comme d’autres les cannoli. Lorsqu’elle revient à l’atelier cet après-midi-là, un silence inhabituel règne dans la salle principale. À son entrée, tous les regards se tournent vers Giulia. Cara mia, lui dit la Nonna d’une voix qu’elle ne reconnaît pas, ta mère vient d’appeler. Il est arrivé quelque chose au papa. OceanofPDF.com Sarah Montréal, Canada. L’alarme sonne et le compte à rebours commence. Sarah est en lutte contre le temps, de l’instant où elle se lève à celui où elle se couche. À la seconde où elle ouvre les yeux, son cerveau s’allume comme le processeur d’un ordinateur. Chaque matin, elle se réveille à cinq heures. Pas le temps de dormir plus, chaque seconde est comptée. Sa journée est chronométrée, millimétrée, comme ces feuilles de papier qu’elle achète à la rentrée pour les cours de maths des enfants. Il est loin le temps de l’insouciance, celui d’avant le cabinet, la maternité, les responsabilités. Il suffisait alors d’un coup de fil pour changer le cours d’une journée : et si ce soir on faisait… ? et si on partait… ? et si on allait… ? Aujourd’hui tout est planifié, organisé, anticipé. Plus d’improvisation, le rôle est appris, joué, répété chaque jour, chaque semaine, chaque mois, toute l’année. Mère de famille, cadre supérieur, working-girl, it-girl, wonder-woman, autant d’étiquettes que les magazines féminins collent sur le dos des femmes qui lui ressemblent, comme autant de sacs pesant sur leurs épaules. Sarah se lève, se douche, s’habille. Ses gestes sont précis, efficaces, orchestrés comme une symphonie militaire. Elle descend à la cuisine, dresse la table du petit déjeuner, toujours dans le même ordre : lait/bols/jus d’orange/chocolat/pancakes pour Hannah et Simon/céréales pour Ethan/double café pour elle. Elle va ensuite réveiller les enfants, Hannah d’abord, puis les jumeaux. Leurs vêtements ont été préparés la veille par Ron, ils n’ont qu’à se débarbouiller et les enfiler pendant qu’Hannah remplit les lunchboxes, c’est une affaire qui roule, aussi vite que la berline de Sarah dans les rues de la ville, pour les déposer à l’école, Simon et Ethan en primaire, Hannah au collège. Après les bises, les tu n’as rien oublié, les couvre-toi mieux, les bon courage pour ton examen de maths, les arrêtez de chahuter derrière, les non, tu vas à la gym, et enfin le traditionnel le week-end prochain vous êtes chez vos pères, Sarah prend la direction du cabinet. À huit heures vingt précisément, elle gare sa voiture dans le parking, devant le panneau portant son nom : « Sarah Cohen, Johnson & Lockwood ». Cette plaque, qu’elle contemple tous les matins avec fierté, désigne plus que l’emplacement de sa voiture ; elle est un titre, un grade, sa place dans le monde. Un accomplissement, le travail d’une vie. Sa réussite, son territoire. Dans le hall, le portier la salue, puis la standardiste, toujours selon le même rituel. Ici tous l’apprécient. Sarah pénètre dans l’ascenseur, appuie sur le bouton du 8e étage, traverse les couloirs d’un pas rapide en direction de son bureau. Il n’y a pas grand monde, elle est souvent la première arrivée, et la dernière partie. C’est à ce prix qu’on construit une carrière, à ce prix qu’on devient Sarah Cohen, associée en equity du prestigieux cabinet Johnson & Lockwood, l’un des plus cotés de la ville. S’il y a une majorité de femmes parmi les collaboratrices, Sarah est la première à avoir été promue associée, dans ce cabinet réputé machiste. La plupart de ses amies de l’école du barreau se sont heurtées au plafond de verre. Certaines d’entre elles ont même abandonné, changé de carrière, malgré les études longues et exigeantes qu’elles ont menées. Mais pas elle. Pas Sarah Cohen. Le plafond, elle l’a pulvérisé, fait exploser à grands coups d’heures supplémentaires, de week-ends passés au bureau, de nuits à préparer ses plaidoiries. Elle se souvient de la première fois où elle est entrée dans le grand hall en marbre, il y a dix ans. Venue passer son entretien d’embauche, elle s’était retrouvée devant huit hommes, dont Johnson en personne, l’associé fondateur, le Managing Partner, Dieu lui-même, sorti de son bureau pour l’occasion, et descendu en salle de réunion. Il n’avait pas prononcé un mot, l’avait fixée d’un œil sévère, détaillant chaque ligne de son CV sans faire le moindre commentaire. Sarah s’était sentie déstabilisée mais n’en avait rien montré, elle était experte dans l’art de porter un masque, une discipline qu’elle pratiquait depuis longtemps. En sortant, elle s’était sentie vaguement découragée, Johnson n’avait manifesté aucun intérêt à son égard, ne lui avait posé aucune question. Tel un joueur aguerri lors d’une partie de poker, il avait affiché durant l’entretien un visage impassible, se fendant d’un « au revoir » sévère qui laissait entrevoir peu d’espoir pour l’avenir. Sarah savait qu’ils étaient nombreux, les candidats au poste de collaborateur. Elle venait d’un autre cabinet, plus petit et moins prestigieux, rien n’était gagné. D’autres auraient plus d’expérience, plus d’agressivité, plus de chance peut-être, aussi. Par la suite, elle avait appris que Johnson l’avait choisie en personne, l’avait désignée parmi tous les candidats, contre l’avis de Gary Curst – il allait falloir s’y habituer, Gary Curst ne l’aimait pas, ou alors il l’aimait trop, il était peut-être jaloux, ou bien la désirait, qu’importe, il se montrerait hostile en toutes circonstances, gratuitement, irrémédiablement. Sarah les connaissait, ces hommes ambitieux qui détestaient les femmes, se sentaient menacés par elles, elle les côtoyait mais n’en faisait que peu de cas. Elle traçait son chemin, les laissant sur le bas-côté. Chez Johnson & Lockwood, elle avait gravi les échelons à la vitesse d’un cheval lancé au galop, se forgeant une solide réputation en cour de justice. Le tribunal était son arène, son territoire, son colisée. Lorsqu’elle y pénétrait, elle devenait une guerrière, une combattante, intraitable, impitoyable. Pour plaider, elle prenait une voix légèrement différente de la sienne, plus grave, plus solennelle. Elle s’exprimait par phrases courtes, incisives, tranchantes comme des uppercuts. Elle laissait ses adversaires KO, s’engouffrant dans la moindre faille, la moindre faiblesse de leur argumentaire. Elle connaissait par cœur ses dossiers. Elle ne se laissait pas démonter, et ne perdait jamais la face. Depuis qu’elle avait commencé à exercer, dans ce petit cabinet de la rue Winston qui l’avait embauchée après son diplôme du barreau, elle avait gagné la très grande majorité de ses affaires. Elle était admirée et redoutée. Elle était, à presque quarante ans, un modèle de réussite pour les avocats de sa génération. Au cabinet, le bruit courait qu’elle était la prochaine Managing Partner. Johnson était âgé, il faudrait lui succéder. La place était convoitée par tous les associés. Ils s’y voyaient déjà, califes à la place du calife. Ce poste était une consécration, un Everest dans le monde de l’avocature. Sarah avait tout pour être désignée : un parcours exemplaire, une volonté sans faille, une capacité de travail défiant toute concurrence – une forme de boulimie qui toujours la poussait à rester en mouvement. Elle était une sportive, une alpiniste, qui après chaque pic s’attaquait au suivant. Elle voyait sa vie ainsi, comme une longue ascension, se demandant parfois ce qui se passerait lorsqu’elle serait au sommet. Ce jour-là, elle l’attendait sans vraiment l’espérer. Bien sûr, sa carrière avait exigé des sacrifices. Elle lui avait coûté son lot de nuits blanches, et ses deux mariages. Si Sarah répétait souvent que les hommes aiment les femmes qui ne leur font pas d’ombre, elle admettait aussi que deux avocats ensemble, c’était un de trop. Elle avait lu un jour dans un magazine – elle qui n’en lisait presque jamais – une statistique cruelle sur la durée de vie des couples d’avocats. Elle l’avait montrée à son mari d’alors, et ils en avaient ri – avant de se séparer, l’année d’après. Accaparée par son travail au cabinet, Sarah avait dû renoncer à partager de nombreux moments avec ses enfants. Faire l’impasse sur les sorties scolaires, les kermesses de fin d’année, les spectacles de danse, les goûters d’anniversaire, les vacances, lui pesait plus qu’elle ne voulait l’admettre. Elle savait que tous ces instants ne se rattraperaient pas, et cette pensée l’affectait. Elle la connaissait bien, cette culpabilité des mères qui travaillent, elle l’avait assaillie dès la naissance d’Hannah, dès ce jour terrible où elle avait dû la laisser, alors âgée de cinq jours, dans les bras d’une nounou pour gérer une urgence au cabinet qui l’employait. Elle avait vite compris qu’il n’y aurait pas de place, dans le milieu où elle évoluait, pour les atermoiements d’une mère éplorée. Elle avait caché ses larmes sous une épaisse couche de fond de teint, avant d’aller travailler. Elle se sentait déchirée, écartelée, mais ne pouvait se confier à personne. Elle enviait alors la légèreté de son mari, cette fascinante légèreté des hommes, chez qui ce sentiment semblait curieusement absent. Ils passaient la porte de chez eux avec une insolente facilité. En partant le matin, ils n’emportaient que leurs dossiers, alors qu’elle traînait partout le fardeau de sa culpabilité, comme une tortue sa lourde carapace. Au début elle avait tenté de lutter contre ce sentiment, de le rejeter, de le nier, mais elle n’y était pas parvenue. Elle avait fini par lui faire une place dans sa vie. La culpabilité était sa vieille compagne, qui s’imposait partout sans y être invitée. Elle était cette pancarte de publicité dans un champ, cette verrue au milieu d’un visage, disgracieuse, inutile, mais c’était ainsi : elle était là. Il fallait faire avec. Auprès de ses collaborateurs et associés, Sarah ne laissait rien paraître. Elle avait pour règle de ne jamais parler de ses enfants. Elle ne les mentionnait pas, n’avait pas de photo d’eux dans son bureau. Lorsqu’elle devait quitter le cabinet pour une visite chez le pédiatre ou une convocation à l’école à laquelle elle ne pouvait déroger, elle préférait dire qu’elle avait un rendez-vous extérieur. Elle savait qu’il était mieux vu de partir tôt pour prendre un verre que d’évoquer des problèmes de nounou. Il valait mieux mentir, inventer, broder, tout, plutôt qu’avouer qu’on avait des enfants, en d’autres termes : des chaînes, des liens, des contraintes. Ils étaient autant de freins à votre disponibilité, à l’évolution de votre carrière. Sarah se souvient de cette femme, dans l’ancien cabinet où elle exerçait, qui venait d’être promue associée et qui, à l’annonce de sa grossesse, s’était vue destituée, renvoyée au statut de collaboratrice. C’était une violence sourde, invisible, une violence ordinaire que personne ne dénonçait. Sarah en avait tiré une leçon pour elle-même. Lors de ses deux grossesses, elle n’avait rien dit à sa hiérarchie. Étonnamment, son ventre était resté plat longtemps : jusqu’à sept mois environ, sa gravidité était quasi indécelable, même pour ses jumeaux, comme si au creux d’elle-même ses enfants avaient senti qu’il valait mieux rester discrets. C’était leur petit secret, une sorte de pacte tacite entre eux. Sarah avait pris le congé maternité le plus bref possible, elle était revenue au bureau deux semaines après sa césarienne, la ligne impeccable, le teint fatigué mais soigneusement maquillé, le sourire parfait. Le matin, avant de garer sa voiture en bas du cabinet, elle faisait une halte sur le parking du supermarché voisin, afin de retirer les deux sièges bébés de la banquette arrière et de les placer dans le coffre, pour les rendre invisibles. Bien sûr, ses collègues savaient qu’elle avait des enfants, mais elle prenait soin de ne jamais le leur rappeler. Une secrétaire avait le droit de parler petits pots et poussées dentaires, pas une associée. Sarah avait ainsi construit un mur parfaitement hermétique entre sa vie professionnelle et sa vie familiale, chacune suivant son cours, telles deux droites parallèles qui ne se rencontrent pas. C’était un mur fragile, précaire, qui se fissurait parfois, et s’effondrerait peut-être, un jour. Qu’importe. Elle se plaisait à penser que ses enfants seraient fiers de ce qu’elle avait construit, et de ce qu’elle était. Elle s’efforçait de compenser la quantité des moments passés avec eux par leur qualité. Dans l’intimité, Sarah était une mère tendre et attentionnée. Pour tout le reste, il y avait Ron, « Magic Ron », comme les enfants l’avaient eux-mêmes surnommé. Il riait de cette appellation, qui était devenue presque un titre. Sarah avait recruté Ron quelques mois après la naissance des jumeaux. Elle avait eu maille à partir avec Linda, sa précédente nounou qui, outre ses retards incessants et son peu d’empressement au travail, avait commis une faute grave ayant entraîné sa mise à pied immédiate : rentrée à l’improviste pour prendre un dossier qu’elle avait oublié, Sarah avait trouvé Ethan, alors âgé de neuf mois, seul dans son lit, dans la maison déserte. Linda était revenue du marché une heure plus tard, comme si de rien n’était, accompagnée de Simon. Prise en faute, elle s’était justifiée en expliquant qu’elle promenait chaque jumeau un jour sur deux, en alternance, jugeant trop difficile de les sortir ensemble. Sarah l’avait renvoyée le jour même. Prétextant au cabinet une sciatique invalidante, elle avait auditionné les jours suivants de nombreuses assistantes maternelles, parmi lesquelles figurait Ron. Surprise de trouver un homme aspirant à ce poste, elle avait d’abord écarté sa candidature – on lit tant de choses dans les journaux… En outre, ses deux maris s’étant peu illustrés dans l’art de changer une couche ou donner un biberon, elle doutait de la capacité d’un homme à exceller dans ces tâches. Elle s’était alors rappelé son entretien d’embauche chez Johnson & Lockwood, et ce qu’elle avait dû accomplir, en tant que femme, pour s’imposer dans ce milieu. Elle avait finalement révisé son jugement. Ron avait droit à sa chance, comme les autres. Il avait un CV irréprochable, des références solides. Il était lui- même père de deux enfants. Il habitait dans un quartier voisin. Il était évident qu’il avait toutes les qualités requises pour le poste. Sarah l’avait mis à l’essai durant deux semaines, pendant lesquelles Ron s’était révélé parfait : il passait des heures à jouer avec les enfants, cuisinait divinement, faisait les courses, le ménage, la lessive, la déchargeant de tout ce que le quotidien peut avoir d’astreignant. Les enfants l’avaient adopté, les jumeaux comme Hannah, alors âgée de cinq ans. Sarah venait de se séparer de son second mari, le père des garçons, et elle avait pensé qu’une figure masculine serait appréciable dans une famille monoparentale comme la sienne. Inconsciemment, elle s’assurait peut- être aussi, en engageant un homme, que personne ne prendrait sa place de maman. Ron était donc devenu Magic Ron, indispensable à sa vie et celle de ses enfants. Lorsqu’elle se regardait dans le miroir, Sarah voyait une femme de quarante ans à qui tout avait réussi : elle avait trois beaux enfants, une maison bien tenue dans un quartier huppé, une carrière que beaucoup lui enviaient. Elle était à l’image de ces femmes que l’on voit dans les magazines, souriante et accomplie. Sa blessure ne se voyait pas, elle était invisible, quasi indécelable sous son maquillage parfait et ses tailleurs de grands couturiers. Pourtant elle était là. Comme des milliers de femmes à travers le pays, Sarah Cohen était coupée en deux. Elle était une bombe prête à exploser. OceanofPDF.com Smita Village de Badlapur, Uttar Pradesh, Inde. Viens là. Lave-toi. Ne traîne pas. C’est aujourd’hui. Il ne faut pas être en retard. Dans la cour derrière la cahute, Smita aide Lalita à se laver. La petite fille se laisse faire, docile, elle ne proteste pas même lorsque l’eau lui coule dans les yeux. Smita démêle ses cheveux, qui lui descendent jusqu’à la taille. Elle ne les a jamais coupés, c’est la tradition ici, les femmes gardent longtemps leurs cheveux de naissance, parfois toute leur vie. Elle divise la chevelure en trois mèches, qu’elle entrelace d’une main experte pour en faire une tresse. Elle lui tend ensuite le sari qu’elle a cousu pour elle, des nuits durant. Une voisine lui a offert le tissu. Elle n’a pas les moyens d’acheter l’uniforme que portent ici les écoliers, mais qu’importe. Sa fille sera belle pour son entrée à l’école, se dit-elle. Elle s’est levée à l’aube pour lui préparer son repas – il n’y a pas de cantine, chaque enfant doit apporter son déjeuner. Elle a cuisiné du riz auquel elle a ajouté un peu de curry, celui qu’elle réserve pour les grandes occasions. Elle espère que Lalita mangera avec appétit pour son premier jour d’école. Il faut de l’énergie pour apprendre à lire et écrire. Elle a placé le repas dans une lunchbox improvisée – une boîte en fer soigneusement nettoyée, qu’elle a elle-même décorée. Elle ne veut pas que Lalita ait honte devant les autres. Elle saura lire, tout comme eux. Comme les enfants des Jatts. Mets-toi de la poudre. Occupe-toi de l’autel. Vite. Dans l’unique pièce de la cahute, qui sert tout à la fois de cuisine, de chambre et de temple, Lalita est chargée de nettoyer le petit autel consacré aux dieux. Elle allume une bougie et la place près des images pieuses. C’est elle qui agite le grelot à la fin des louanges. Ensemble, Smita et sa fille récitent une prière à l’attention de Vishnou, le dieu de la vie et de la création, le protecteur de tous les humains. Lorsque l’ordre du monde est perturbé, il s’incarne pour descendre sur terre et y remédier, prenant tour à tour la forme d’un poisson, d’une tortue, d’un sanglier, d’un homme-lion, ou même d’un homme. Lalita aime s’asseoir près du petit autel le soir, après le repas, et écouter sa mère lui raconter l’histoire des dix avatars de Vishnou. Lors de sa première incarnation humaine, il a défendu la caste des Brahmanes contre les Kshatriyas, et a rempli cinq lacs de leur sang. Lalita frissonne toujours à l’évocation de ce récit. Elle prend garde, dans ses jeux, à ne pas écraser la moindre fourmi, la moindre araignée, on ne sait jamais, Vishnou est peut-être là, tout près, incarné dans l’une de ces misérables créatures… Un dieu au bout de son doigt… L’idée lui plaît, et l’effraie en même temps. Nagarajan aussi aime écouter Smita, le soir près de l’autel. Sa femme est une formidable conteuse, elle qui ne sait pourtant pas lire. Ce matin, pas de temps pour les histoires. Nagarajan est parti tôt, comme à son habitude, dès le lever du jour. Il est chasseur de rats, comme son père avant lui. Il travaille dans les champs des Jatts. C’est une tradition ancestrale, un savoir-faire transmis en guise d’héritage : l’art d’attraper les rats à mains nues. Les rongeurs mangent les récoltes, et fragilisent le sol en y creusant des galeries. Nagarajan a appris à reconnaître ces trous minuscules dans la terre, si caractéristiques. Il faut être attentif, disait son père. Et patient. N’aie pas peur. Au début, tu seras mordu. Tu vas apprendre. Il se souvient de sa première prise, à l’âge de huit ans, quand il avait introduit sa main dans le trou. Une douleur fulgurante lui avait traversé la chair, le rat avait mordu cet espace tendre entre le pouce et l’index, où la peau est si fine. Nagarajan avait crié, et retiré sa main ensanglantée. Son père avait ri. Tu t’y prends mal. Il faut être plus rapide, tu dois le surprendre. Recommence. Nagarajan avait peur, il avait retenu ses larmes. Recommence ! Il s’y était repris à six fois, six morsures, avant de sortir le rat énorme de sa cachette. Son père avait saisi l’animal par la queue, lui avait fracassé la tête contre une pierre, avant de le tendre à nouveau à son fils. Voilà, avait-il dit simplement. Nagarajan avait saisi le rat mort, comme on prend un trophée, et l’avait rapporté à la maison. Sa mère avait d’abord pansé sa main. Puis elle avait fait griller le rat. Ils l’avaient mangé ensemble au dîner. Les Dalits comme Nagarajan ne touchent pas de salaire, ils ont juste le droit de garder ce qu’ils prennent. C’est une forme de privilège : les rats appartiennent aux Jatts, comme les champs, et tout ce qui se trouve au- dessus et en dessous. Grillé, ce n’est pas mauvais. Ça ressemble au poulet, disent certains. C’est le poulet du pauvre, celui des Dalits. La seule viande dont ils disposent. Nagarajan raconte que son père mangeait les rats entiers, avec la peau et les poils, ne laissant que la queue, indigeste. Il plantait la bête sur un bâton, la faisait griller au-dessus du feu, avant de la croquer tout entière. Lalita rit lorsqu’il raconte cette histoire. Smita, elle, préfère enlever la peau. Le soir, ils mangent les rats de la journée avec du riz, dont Smita garde l’eau de cuisson qu’elle sert en guise de sauce. Parfois, il y a aussi les restes donnés par les familles dont elle vide les toilettes, qu’elle rapporte et partage avec les voisins. Ton bindi. N’oublie pas. Lalita fouille dans ses affaires, et en sort un petit flacon de vernis, trouvé un jour en jouant sur le bord d’un chemin – elle n’a pas osé dire à sa mère qu’elle l’avait dérobé alors qu’il venait de tomber du sac d’une passante. Le flacon avait roulé dans le fossé, où l’enfant l’avait ramassé, le serrant comme un trésor pour le dissimuler. Elle avait rapporté son butin le soir même en prétextant l’avoir trouvé, gonflée d’un sentiment de joie, en même temps que de honte. Si Vishnou savait… Smita prend le flacon des mains de sa fille, et dessine sur son front un rond rouge vermillon. Il faut que le cercle soit parfait, c’est une technique délicate, qui demande un peu d’entraînement. Elle tapote doucement le vernis du bout de son doigt, avant de le fixer avec de la poudre. Le bindi, le « troisième œil » comme on l’appelle ici, retient l’énergie et augmente la concentration. Lalita en aura besoin aujourd’hui, se dit sa mère. Elle contemple le petit cercle régulier sur le front de l’enfant, et sourit. Lalita est jolie. Elle a les traits fins, les yeux noirs, sa bouche est ourlée comme le contour d’une fleur. Elle est belle dans son sari vert. Smita se sent pleine de fierté devant sa fille en écolière. Elle mange peut-être du rat mais elle saura lire, se dit-elle tandis qu’elle lui prend la main, et l’entraîne vers la grande route. Elle va l’aider à traverser, ici les camions affluent dès le matin et roulent vite, il n’y a pas de signalisation, ni de passage réservé aux piétons. Tandis qu’elles s’avancent, Lalita lève les yeux vers sa mère, inquiète : ce ne sont pas les camions qui l’effrayent, mais ce monde nouveau, inconnu de ses parents, dans lequel elle va devoir pénétrer, seule. Smita sent le regard implorant de l’enfant ; il serait si facile de rebrousser chemin, de prendre le panier en jonc, de l’emmener avec elle… Mais non, elle ne verra pas Lalita vomir dans le fossé. Sa fille ira à l’école. Elle saura lire, écrire et compter. Applique-toi. Obéis. Écoute le maître. La fillette a l’air perdue, soudain, si fragile que Smita voudrait la prendre dans ses bras et ne plus jamais la lâcher. Elle doit lutter contre cet élan, se faire violence. L’instituteur a dit « d’accord » lorsque Nagarajan est allé le voir. Il a contemplé la boîte dans laquelle Smita avait glissé toutes leurs économies – des pièces soigneusement mises de côté, des mois durant, à cet effet. Il s’en est emparé et a dit « d’accord ». Smita le sait, tout fonctionne ainsi. L’argent est force de persuasion ici. Nagarajan est revenu annoncer la bonne nouvelle à sa femme, et ils se sont réjouis. Elles traversent, et tout à coup, c’est là, maintenant, le moment de lâcher la main de sa fille de l’autre côté de la route. Smita voudrait tant dire : réjouis-toi, tu n’auras pas ma vie, tu seras en bonne santé, tu ne tousseras pas comme moi, tu vivras mieux, et plus longtemps, tu seras respectée. Tu n’auras pas sur toi cette odeur infâme, ce parfum indélébile et maudit, tu seras digne. Personne ne te jettera des restes comme à un chien. Tu ne baisseras plus jamais la tête, ni les yeux. Smita aimerait tant lui dire tout ça. Mais elle ne sait comment s’exprimer, comment dire à sa fille ses espoirs, ses rêves un peu fous, ce papillon qui bat dans son ventre. Alors elle se penche vers elle, et lui dit simplement : Va. OceanofPDF.com Giulia Palerme, Sicile. Giulia s’éveille en sursaut. Elle a rêvé de son père cette nuit. Enfant, elle aimait tant l’accompagner faire sa tournée. Tôt le matin, ils montaient ensemble sur sa Vespa, elle ne grimpait pas à l’arrière mais à l’avant, sur les genoux de son père. Elle aimait plus que tout le vent dans ses cheveux, cette impression grisante d’infini et de liberté que la vitesse produit. Elle n’avait pas peur, les bras de son père l’entouraient, rien ne pouvait lui arriver. Elle criait dans les descentes, de plaisir et d’excitation. Elle regardait le soleil se lever sur les côtes de Sicile, l’agitation naissante dans les faubourgs, la vie qui s’éveille et s’étire. Plus que tout, elle aimait sonner aux portes. Bonjour, c’est pour la cascatura, annonçait-elle fièrement. Les femmes parfois lui donnaient une friandise ou une image, en lui confiant leurs sachets de cheveux. Giulia récupérait fièrement le butin, qu’elle tendait au papa. Il sortait de son sac la petite balance en fonte qu’il emportait partout, héritée de son père, et de son grand-père avant lui. Il pesait les mèches pour en estimer la valeur, et donnait à la femme quelques pièces. Jadis, les cheveux étaient échangés contre des allumettes, mais à l’arrivée des briquets, leur commerce s’était éteint. Maintenant, on payait argent comptant. Son père évoquait souvent en riant ces personnes âgées, trop fatiguées pour quitter leur chambre, qui descendaient au bout d’une corde un panier contenant leurs cheveux. Il les saluait d’un geste, prenait les mèches, avant de placer l’argent dans le panier qui remontait par le même procédé. Giulia se souvient de cela : le rire de son père lorsqu’il lui racontait. Puis ils repartaient tous deux vers d’autres maisons. Arrivederci ! Chez les coiffeurs, le butin était plus conséquent, Giulia aimait l’expression de son père lorsqu’il recevait une tresse de cheveux longs, les plus rares et les plus chers. Il les pesait, les mesurait, en touchait la texture et la densité. Il payait, remerciait, repartait. Il fallait faire vite, rien qu’à Palerme, l’atelier Lanfredi comptait cent fournisseurs. S’ils se dépêchaient, ils seraient de retour pour le déjeuner. Un instant encore, l’image est là. Giulia a neuf ans sur la Vespa. Les quelques secondes qui suivent sont floues, confuses, comme si la réalité peinait à faire le point, et se mêlait au rêve qui vient de s’achever. C’est donc vrai. Le papa a eu un accident la veille, pendant sa tournée. Pour une raison inexpliquée, sa Vespa a quitté la route. Il le connaît pourtant, ce chemin, il l’a emprunté des centaines de fois. Un animal a dû traverser, ont dit les pompiers, à moins qu’il n’ait fait un malaise. Nul ne sait. Il est entre la vie et la mort à présent, à l’hôpital Francesco Saverio. Les médecins refusent de se prononcer. Il faut se préparer au pire, ont-ils dit à la mamma. Le pire, Giulia ne peut l’envisager. Un père ça ne meurt pas, un père c’est éternel, c’est un roc, un pilier, surtout le sien. Pietro Lanfredi est une force de la nature, il nous fera un centenaire, a l’habitude de dire son ami le docteur Signore, en buvant avec lui un verre de grappa. Lui, Pietro, le bon vivant, le jouisseur, le papa, l’amateur de bons vins, le patriarche, le patron, le colérique, le passionné, lui, son père, son père adoré, ne peut pas s’en aller. Pas maintenant. Pas comme ça. Aujourd’hui, on célèbre Santa Rosalia. Quelle sombre ironie, se dit Giulia. Toute la journée, les Palermitains en liesse vont défiler en hommage à leur Sainte Patronne. La Festinu va battre son plein, comme chaque année. Selon la coutume, son père a donné congé aux ouvrières, afin qu’elles participent aux célébrations – la procession le long du Corso Vittorio Emanuele, puis le feu d’artifice sur le Foro Italico, à la nuit tombée. Giulia n’a pas le cœur à la fête. En tentant d’ignorer les manifestations de joie dans les rues, elle se rend au chevet de son père, avec sa mère et ses sœurs. Sur son lit d’hôpital, le papa n’a pas l’air de souffrir – cette pensée la console un peu. Son corps jadis puissant paraît si fragile aujourd’hui qu’on dirait un enfant. Il semble plus petit qu’avant, songe-t- elle, comme s’il avait rétréci. C’est peut-être cela qui se produit, quand l’âme s’en va… Elle chasse aussitôt de son esprit cette funeste pensée. Son père est là. Il vit encore. Il faut se raccrocher à ça. Une commotion cérébrale, selon les médecins. Un mot qui signifie : on ne sait pas. Personne ne peut dire s’il va vivre ou mourir. Lui-même semble n’avoir pas choisi. Il faut prier, dit la mamma. Ce matin, elle demande à Giulia et ses sœurs de l’accompagner à la procession de Santa Rosalia. La Vierge Fleurie fait des miracles, dit-elle, elle l’a prouvé par le passé en sauvant la ville de la peste, il faut aller l’invoquer. Giulia n’aime guère ces manifestations de ferveur religieuse, ni la foule dont elle redoute les mouvements inopinés. En outre, elle ne croit pas à tout cela. Bien sûr elle a été baptisée, a fait sa communion – elle se rappelle ce jour où, vêtue de la traditionnelle robe blanche, elle a reçu pour la première fois le sacrement de l’eucharistie, sous le regard pieux et intense de sa famille réunie. Ce souvenir est, d’entre tous, l’un des plus beaux de sa vie. Mais aujourd’hui, elle n’a pas envie de prier. Elle voudrait rester près du papa. Sa mère insiste. Si les médecins sont impuissants, Dieu seul peut le sauver. Elle semble si convaincue que Giulia, soudain, envie sa foi, cette foi du charbonnier qui ne l’a jamais quittée. Sa mère est la femme la plus pieuse qu’elle connaisse. Elle se rend chaque semaine à l’église pour des messes en latin dont elle ne comprend rien, ou si peu – il n’y a pas besoin de comprendre pour honorer Dieu, se plaît-elle à répéter. Giulia finit par céder. Ensemble, elles rejoignent le cortège et la foule des admirateurs de Santa Rosalia, entre la cathédrale et les Quattro Canti. Une marée humaine se presse là pour rendre hommage à la Vierge Fleurie, dont la gigantesque statue est portée dans les rues. En ce mois de juillet, il fait chaud à Palerme, une touffeur accablante baigne la ville et ses avenues. Au milieu du cortège, Giulia suffoque. Elle sent ses oreilles bourdonner, sa vue se brouiller. Profitant de ce que la mère s’arrête pour saluer une voisine qui s’enquiert de l’état du papa – la nouvelle a fait le tour du quartier –, Giulia s’écarte du défilé. Elle se réfugie dans une ruelle à l’ombre, pour se rafraîchir à l’eau d’une fontaine. L’air redevient respirable. Alors qu’elle reprend ses esprits, des éclats de voix retentissent dans la rue, un peu plus loin. Deux carabinieri en uniforme apostrophent un homme à la peau sombre. De forte stature, il porte un turban noir, que les gardiens de l’ordre le somment de retirer. L’homme proteste, dans un italien impeccable ponctué d’un accent étranger : il est en règle, dit-il en montrant ses papiers, mais les gendarmes ne l’écoutent pas. Ils s’énervent, menacent de l’emmener au poste s’il persévère dans son refus d’obtempérer – une arme peut être cachée sous ce couvre-chef, affirment- ils, en ce jour de défilé rien ne doit être laissé au hasard. L’homme tient bon. Son turban est un signe d’appartenance à sa religion, il a interdiction de l’enlever en public. En outre, il n’empêche pas de l’identifier, poursuit-il, il apparaît ainsi sur sa carte d’identité – un privilège accordé aux sikhs par le gouvernement italien. Giulia observe la scène d’un air troublé. L’homme est beau. De stature athlétique, il a les traits fins, la peau sombre et les yeux étrangement clairs. Il est âgé d’une trentaine d’années, tout au plus. Les carabinieri haussent le ton, l’un d’eux commence à le bousculer. L’attrapant fermement, ils finissent par l’entraîner en direction de la gendarmerie. L’inconnu ne résiste pas. Dans une attitude à la fois digne et résignée, il passe devant Giulia, encadré par les carabiniers. L’espace d’un instant, leurs regards se croisent. Giulia ne baisse pas les yeux – l’étranger non plus. Elle le regarde disparaître au coin de la rue. Che fai ?! Francesca arrive derrière elle et la fait sursauter. On te cherche partout ! Andiamo ! Dai ! À regret, Giulia reprend le chemin du cortège derrière sa sœur aînée. Le soir, elle a du mal à trouver le sommeil. L’image de l’homme à la peau sombre lui revient. Elle ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il est devenu, ce que les gendarmes lui ont fait. L’ont-ils inquiété, battu ? renvoyé dans son pays ? Son esprit se perd en conjectures vaines. Une question, plus que toute autre, la tourmente : aurait-elle dû intervenir ? Et qu’aurait-elle pu faire ? Elle se sent coupable de sa passivité. Elle ignore pourquoi le sort de l’inconnu l’intrigue ainsi. Un sentiment étrange s’est emparé d’elle lorsqu’il l’a regardée – un sentiment qu’elle ne connaît pas. Est-ce de la curiosité ? De l’empathie ? À moins que ce ne soit autre chose, qu’elle ne sait pas nommer. OceanofPDF.com Sarah Montréal, Canada. Sarah vient de tomber. Dans la salle du tribunal, au milieu d’une plaidoirie. Elle s’est d’abord interrompue, le souffle court, regardant autour d’elle comme si, soudain, elle ne savait plus où elle était. Elle a tenté de reprendre le fil de son argumentaire, malgré la pâleur de son teint et le tremblement de ses mains, qui seuls trahissaient son malaise. Puis sa vue s’est brouillée, son champ de vision obscurci, son souffle est devenu court. Son rythme cardiaque s’est ralenti, le sang a quitté son visage, comme une rivière abandonnant son lit. Sarah s’est effondrée sur elle- même, à la manière des tours jumelles du World Trade Center, qu’on disait inébranlables. Sa chute s’est faite en silence. Elle n’a pas protesté, n’a pas appelé à l’aide. Elle s’est écroulée sans un bruit, comme un château de cartes, presque avec grâce. Lorsqu’elle rouvre les yeux, un homme est penché sur elle, vêtu d’un uniforme de pompier. Vous avez fait un malaise, Madame. On vous emmène à l’hôpital. L’homme a dit : Madame. Sarah est en train de reprendre conscience, mais le détail ne lui échappe pas. Elle déteste qu’on lui donne du Madame, le mot claque sur elle comme une gifle. Au cabinet, tous le savent : on l’appelle Maître ou Mademoiselle, jamais Madame. Deux fois mariée, deux fois divorcée, les effets s’annulent. Et puis Sarah l’exècre, ce mot qui signifie : vous n’êtes plus une jeune femme, une demoiselle, vous êtes passée dans la catégorie d’après. Elle hait ces questionnaires où il faut cocher la tranche d’âge à laquelle on appartient. Il a fallu renoncer à la séduisante tranche des 30-39 ans, pour passer à celle, moins attrayante, des 40-49. La quarantaine, Sarah ne l’a pas vue venir. Pourtant, elle a bien eu trente-huit ans, elle a même eu trentre-neuf, mais quarante, non, vraiment, elle ne s’y attendait pas. Elle ne pensait pas que cela viendrait si vite. « Personne n’est jeune après quarante ans », elle se souvient de cette phrase de Coco Chanel lue dans un magazine, qu’elle avait aussitôt refermé. Elle n’avait pas pris le temps de lire la suite : « Mais on peut être irrésistible à tout âge. » Mademoiselle. Sarah corrige immédiatement, en se redressant. Elle tente de se lever, mais le pompier l’arrête d’un geste à la fois doux et autoritaire. Elle proteste, évoque le dossier qu’elle était en train de plaider. Une affaire urgente de la première importance – comme elles le sont toujours. Vous vous êtes coupée en tombant. On doit vous faire des points. À côté d’elle se tient Inès, la collaboratrice qu’elle a recrutée, et qui l’assiste dans ses dossiers. La jeune femme l’informe que l’audience a été reportée. Elle vient d’appeler le cabinet pour décaler ses rendez-vous suivants – comme toujours Inès est réactive, efficace, en un mot : parfaite. Elle semble inquiète pour Sarah, propose de l’accompagner à l’hôpital, mais celle-ci préfère la renvoyer au cabinet ; elle sera plus utile là-bas, pour préparer l’assignation du lendemain. Tandis qu’elle patiente dans le service des urgences du Chum, Sarah songe qu’en dépit de son nom charmant, qui évoque ici un(e) petit(e) ami(e) et connote une relation amoureuse, le CHU de Montréal n’a rien d’attrayant. Elle finit par se lever pour s’en aller. Elle n’a pas l’intention de patienter deux heures pour trois points sur le front, un simple pansement suffira, elle doit retourner travailler. Un médecin la rattrape, la fait rasseoir : elle doit attendre d’être examinée. Sarah proteste, mais n’a d’autre choix que d’obtempérer. L’interne qui l’ausculte enfin a les mains longues et fines. Il a l’air concentré. Il lui pose de nombreuses questions, auxquelles Sarah répond de façon laconique. Elle ne saisit pas l’intérêt de tout cela, elle va bien, elle le répète, mais l’interne poursuit son examen. À contrecœur, comme une suspecte à laquelle on arracherait des aveux, elle finit par l’admettre : oui, elle est fatiguée en ce moment. Comment ne pas l’être lorsqu’on a trois enfants, une maison à tenir, un frigo à remplir, en plus d’un travail à plein temps ? Sarah ne dit pas que depuis un mois, elle se lève épuisée. Que chaque soir quand elle rentre, après avoir écouté le compte rendu de Ron sur la journée des enfants, dîné avec eux, couché les jumeaux et fait réciter ses leçons à Hannah, elle s’effondre sur le canapé, et s’endort avant d’avoir atteint la télécommande de cet écran géant qu’elle vient d’acheter et ne regarde jamais. Elle ne dit pas non plus cette douleur dans la poitrine du côté gauche, qu’elle ressent depuis quelque temps. Sans doute rien… Elle n’a pas envie d’en parler, pas là, pas maintenant, à cet inconnu en blouse blanche qui la dévisage d’un air froid. Ce n’est pas le moment. L’interne semble pourtant inquiet : sa tension est basse, et puis il y a cette pâleur. Sarah minimise, elle fait semblant, donne le change, elle est douée pour ça. Après tout, c’est un métier. Tous connaissent cette boutade au cabinet : quand sait-on qu’un avocat ment ? Lorsque ses lèvres bougent. Elle est venue à bout des magistrats les plus retors de la ville, ce n’est pas un jeune interne qui la fera tomber. Un simple coup de pompe, voilà tout. Un burn-out ? Le terme la fait sourire. Une expression à la mode, galvaudée, un bien grand mot pour un petit coup de fatigue. Elle n’a pas assez mangé ce matin, ou pas assez dormi… Pas assez baisé, serait-elle tentée d’ajouter avec humour, mais l’air sévère de l’interne la dissuade de toute tentative de rapprochement. C’est dommage, il serait presque beau, avec ses petites lunettes et ses cheveux bouclés, presque son genre… Elle va prendre des vitamines, s’il veut, oui. En souriant elle évoque un cocktail boostant dont elle a le secret : café, cognac et cocaïne. Très efficace, il devrait essayer. L’interne n’est pas d’humeur à plaisanter. Il lui suggère de se reposer, de prendre un congé. « Lever le pied », voilà le terme qu’il emploie. Sarah éclate de rire. On peut donc être médecin et avoir de l’humour… Lever le pied ? Et comment ? En vendant ses enfants sur eBay ? En décidant qu’à partir de ce soir, on ne mange plus ? En annonçant à ses clients qu’elle fait grève au cabinet ? Elle gère des dossiers aux enjeux cruciaux, qu’elle ne peut déléguer. S’arrêter n’est pas une option. Prendre un congé, elle ne sait même plus ce que cela veut dire, elle arrive à peine à se souvenir de ses dernières vacances – l’année précédente, ou celle d’avant ?… L’interne laisse échapper cette phrase creuse qu’elle préfère ne pas relever : personne n’est irremplaçable. Il n’a visiblement aucune idée de ce que signifie : être associée chez Johnson & Lockwood. Aucune idée de ce que veut dire : être dans la peau de Sarah Cohen. Elle veut s’en aller, maintenant. L’interne tente de la retenir pour d’autres examens, mais elle se défile. Elle n’est pourtant pas du genre à remettre au lendemain. À l’école, elle était une bonne élève, « une élève studieuse », disaient ses professeurs. Elle détestait faire le travail à la dernière minute, elle aimait « s’avancer », selon sa propre expression. Elle avait l’habitude de consacrer les premières heures du week-end ou des vacances à ses devoirs, elle se sentait plus libre ensuite. Au cabinet aussi, elle a toujours une longueur d’avance sur les autres, c’est ce qui lui a valu de progresser si vite. Elle ne laisse rien au hasard, elle an-ti-ci-pe. Mais pas là. Pas maintenant. Ce n’est pas le moment. Alors Sarah repart vers le monde, vers ses rendez-vous, ses conf calls, ses listes, ses dossiers, ses plaidoiries, ses réunions, ses notes, ses comptes rendus, ses déjeuners d’affaires, ses assignations, ses référés, ses trois enfants. Elle retourne au front comme un bon petit soldat, remet ce masque qu’elle a toujours porté et qui lui va si bien, celui de la femme souriante à qui tout réussit. Il n’est pas abîmé, pas même fissuré. En arrivant au cabinet, elle rassurera Inès et ses collaborateurs : ce n’était rien. Et tout repartira comme avant. Dans les semaines qui suivront, il y aura cette visite de contrôle chez la gynécologue, oui, je sens quelque chose, dira-t-elle en auscultant Sarah, et son visage alors se teintera d’inquiétude. Elle lui prescrira une série d’examens aux noms barbares, qui font peur rien qu’à les prononcer, mammographie, IRM, scanner, biopsie. Des examens qui à eux seuls, sont presque un diagnostic. Une condamnation. Mais pour l’instant, ce n’est pas le moment. Sarah quitte l’hôpital, contre l’avis de l’interne. Pour l’instant, tout va bien. Tant qu’on n’en parle pas, ça n’existe pas. OceanofPDF.com La pièce n’est pas plus grande qu’une chambre, On pourrait y mettre un lit, tout au plus. Et encore, ce serait un lit d’enfant. C’est là que je travaille, seule, Jour après jour, dans le silence. Bien sûr, il y a des machines, mais le rendu est plus épais. Ici pas de travail à la chaîne. Chaque modèle est un prototype. Et chacun d’eux fait ma fierté. Avec le temps, mes mains sont devenues presque indépendantes du reste de mon corps. Si le geste s’apprend, La rapidité s’acquiert au fil des ans. Je travaille depuis si longtemps, Penchée sur ce métier Que mes yeux en sont usés. Mon corps est fatigué, Perclus de rhumatismes, Et pourtant, Mes doigts n’ont rien perdu de leur agilité. Parfois, mon esprit s’échappe de cet atelier, Et m’entraîne Vers des contrées lointaines, Vers des vies inconnues, Dont les voix me parviennent Comme un écho ténu, Et se mêlent à la mienne. OceanofPDF.com Smita Village de Badlapur, Uttar Pradesh, Inde. En entrant dans la cahute, Smita remarque immédiatement l’expression de sa fille. Elle s’est hâtée de finir sa tournée, ne s’est pas arrêtée chez la voisine pour partager les restes des Jatts comme elle en a l’habitude. Elle a couru au puits prendre de l’eau, a déposé son panier de jonc, et s’est lavée dans la cour – un seau, pas plus, il faut en laisser pour Lalita et Nagarajan. Tous les soirs avant de passer le seuil de sa maison, Smita frotte trois fois son corps avec du savon, elle refuse de ramener l’odeur infâme chez elle, elle ne veut pas que sa fille et son mari l’associent à cette puanteur. Cette odeur, l’odeur de la merde des autres, ce n’est pas elle, elle ne veut pas être réduite à ça. Alors elle frotte, de toutes ses forces, ses mains ses pieds son corps son visage, elle frotte à s’en arracher la peau, derrière ce bout de tissu qui lui sert de paravent, dans le fond de cette cour, à l’orée du village de Badlapur, aux confins de l’Uttar Pradesh. Smita se sèche et met des vêtements propres avant d’entrer dans la cahute. Lalita est assise dans un coin, les genoux serrés contre la poitrine. Elle a le regard fixe, rivé au sol. Sur son visage flotte une expression que sa mère ne lui connaît pas, un mélange indéfinissable de colère et de tristesse. Qu’est-ce que tu as ? L’enfant ne répond pas. Elle ne desserre pas les mâchoires. Dis-moi. Raconte. Parle ! Lalita reste muette, le regard dans le vide, comme si elle fixait un point imaginaire qu’elle est la seule à voir, un lieu inaccessible, loin de la cahute, loin du village, où personne ne peut l’atteindre, pas même sa mère. Smita s’énerve. Parle ! L’enfant se recroqueville, rentre en elle-même comme un escargot effrayé dans sa coquille. Il serait facile de la secouer, de crier, la forcer à parler. Mais Smita connaît sa fille : elle ne tirera rien d’elle ainsi. Dans son ventre, le papillon s’est transformé en crabe. Un sentiment d’angoisse l’étreint. Que s’est-il donc passé à l’école ? Elle ne connaît pas ce monde-là, pourtant elle y a envoyé sa fille, son trésor. A-t-elle eu tort ? Que lui ont-ils fait ? Elle observe l’enfant : dans son dos, le sari semble déchiré. Un accroc, oui, c’est un accroc ! Qu’est-ce que tu as fait ? Tu t’es salie ! Où est-ce que tu as traîné ?! Smita attrape la main de sa fille, et l’attire à elle pour la décoller du mur : le sari neuf, qu’elle a cousu des heures durant, nuit après nuit, renonçant à dormir pour qu’il soit prêt à temps, ce sari qui fait sa fierté, est déchiré, abîmé, souillé ! Tu l’as déchiré ! Regarde ! Smita se met à crier, furieuse, avant de se figer. Un doute terrible s’est emparé d’elle. Elle entraîne Lalita dans la cour, au grand jour – l’intérieur de la cahute est sombre et ne laisse guère entrer la lumière. Elle entreprend de la déshabiller, lui ôtant vigoureusement le sari. Lalita n’oppose pas de résistance, l’étoffe cède facilement, le vêtement est un peu grand pour elle. Smita tressaille, en découvrant le dos de l’enfant : il est zébré de marques rouges. Des traces de coups. La peau est fendue par endroits, à vif. Rouge vermillon, comme son bindi. Qui t’a fait ça ?! Dis-moi ! Qui t’a frappée ?! La petite fille baisse les yeux, et laisse échapper deux mots. Deux mots seulement. Le maître. Le visage de Smita s’empourpre. La jugulaire dans son cou se gonfle sous l’effet de la colère – Lalita a horreur de cette petite veine en saillie, qui lui fait peur, sa mère est si calme d’habitude. Smita attrape l’enfant et la secoue, son petit corps nu vacille comme une brindille. Pourquoi ? Qu’as-tu fait ?! Tu n’as pas obéi ?! Elle explose : sa fille désobéissante, le jour de la rentrée ! C’est sûr, le maître ne voudra pas la reprendre, tous ses espoirs, envolés, ses efforts anéantis ! Elle sait ce que cela veut dire : le retour aux latrines, à la fange, à la merde des autres. À ce panier, ce panier maudit dont elle voulait tant la préserver… Smita n’a jamais été violente, elle n’a jamais frappé personne, mais elle sent soudain monter en elle une bouffée de rage incontrôlée. C’est un sentiment nouveau qui l’envahit tout entière, une marée qui recouvre la digue de sa raison et la submerge. Elle gifle l’enfant. Lalita se recroqueville sous les coups, elle protège son visage de ses mains, du mieux qu’elle peut. Nagarajan est en train de rentrer des champs, lorsqu’il entend des cris dans la cour. Il se précipite. Il s’interpose entre sa femme et sa fille. Arrête ! Smita ! Il parvient à la repousser et prend Lalita dans ses bras. Elle est secouée de sanglots. Il découvre les marques de coups dans son dos, les zébrures sur la peau fendue. Il serre l’enfant contre lui. Elle a désobéi au Brahmane, hurle Smita. Nagarajan se tourne vers sa fille, toujours dans ses bras. C’est vrai ? Après un moment de silence, Lalita finit par lâcher cette phrase qui vient les gifler tous deux : Il voulait que je balaye la classe. Smita s’est figée. Lalita a parlé tout bas, elle n’est pas sûre d’avoir bien entendu. Elle la fait répéter. Qu’est-ce que tu dis ?! Il voulait que je balaye devant les autres. J’ai dit non. Redoutant de nouveaux coups, l’enfant se recroqueville. Elle devient plus petite soudain, comme si elle rétrécissait sous l’effet de la peur. Smita a le souffle coupé. Elle attire à elle la fillette, la serre aussi fort que ses frêles membres le lui permettent, et se met à pleurer. Lalita enfouit sa tête dans le cou de sa mère, en signe d’abandon et de paix. Elles restent longtemps ainsi, sous le regard désemparé de Nagarajan. C’est la première fois qu’il voit sa femme pleurer. Devant les épreuves que la vie leur a imposées, elle n’a jamais flanché, jamais cédé, c’est une femme forte et volontaire. Mais pas aujourd’hui. Serrée contre le corps de sa fille meurtrie et humiliée, elle redevient une enfant comme elle, et pleure ses espoirs déçus, cette vie dont elle a tant rêvé et qu’elle ne pourra pas lui offrir, parce qu’il y aura toujours des Jatts et des Brahmanes pour leur rappeler qui ils sont, et d’où ils viennent. Le soir, après avoir couché et bercé Lalita, qui s’est finalement endormie, Smita laisse éclater sa colère. Pourquoi a-t-il fait ça, ce maître, ce Brahmane, il était pourtant d’accord pour accueillir Lalita avec les autres, les enfants des Jatts, il a pris leur argent et leur a dit « d’accord » ! Cet homme, Smita le connaît, et sa famille aussi, sa maison est au centre du village. Elle nettoie ses latrines tous les jours, sa femme lui donne du riz, parfois. Alors pourquoi ?! Soudain, elle repense aux cinq lacs que Vishnou avait remplis du sang des Kshatriyas, lorsqu’il avait défendu la caste des Brahmanes. Ce sont eux les lettrés, les prêtres, les éclairés, au-dessus de toutes les autres castes, au sommet de l’humanité. Pourquoi s’en prendre à Lalita ? Sa fille n’est pas un danger pour eux, elle ne menace ni leur savoir, ni leur position, alors pourquoi la replonger ainsi dans la fange ? Pourquoi ne pas lui apprendre à lire et à écrire, comme aux autres enfants ? Balayer la classe, cela veut dire : tu n’as pas le droit d’être ici. Tu es une Dalit, une scavenger, ainsi tu resteras, ainsi tu vivras. Tu mourras dans la merde, comme ta mère et ta grand-mère avant toi. Comme tes enfants, tes petits-enfants, et tous ceux de ta descendance. Il n’y aura rien d’autre pour vous, les Intouchables, rebuts de l’humanité, rien d’autre que ça, cette odeur infâme, pour les siècles et les siècles, juste la merde des autres, la merde du monde entier à ramasser. Lalita ne s’est pas laissée faire. Elle a dit non. À cette pensée, Smita se sent fière de sa fille. Cette enfant de six ans, à peine plus haute qu’un tabouret, a regardé le Brahmane dans les yeux et lui a dit : non. Il l’a attrapée, l’a frappée avec sa baguette en jonc, au milieu de la classe, devant tous les autres. Lalita n’a pas pleuré, n’a pas crié, elle n’a pas émis un seul son. Lorsque l’heure du déjeuner a sonné, le Brahmane l’a privée de repas, il a confisqué la boîte en fer que Smita avait préparée pour elle. La petite fille n’a pas même eu le droit de s’asseoir, juste celui de regarder les autres manger. Elle n’a pas réclamé, n’a pas mendié. Elle est restée debout, seule. Digne. Oui, Smita se sent fière de sa fille, elle mange peut-être du rat mais elle a plus de force que tous ces Brahmanes et ces Jatts réunis, ils ne l’ont pas domptée, pas écrasée. Ils l’ont rouée de coups, zébrée de cicatrices mais elle est là, au-dedans d’elle-même. Intacte. Nagarajan n’est pas d’accord avec sa femme : Lalita aurait dû céder, passer le balai, après tout, ce n’est pas si terrible, un coup de balai, ça fait moins mal qu’un coup de baguette en jonc… Smita explose. Comment peut-il parler ainsi ?! L’école est faite pour instruire, non pour asservir. Elle va aller lui parler, au Brahmane, elle sait où il habite, elle connaît la porte dérobée à l’arrière de sa maison, elle y entre tous les jours avec son panier pour nettoyer sa fange… Nagarajan la retient : elle ne gagnera rien à affronter le Brahmane. Il est plus puissant qu’elle. Tous sont plus puissants qu’elle. Lalita doit accepter les brimades, si elle veut retourner à l’école. C’est à ce prix qu’elle apprendra à lire et à écrire. C’est ainsi dans leur monde, on ne sort pas impunément de sa caste. Tout se paye ici. Smita dévisage son mari en tremblant de colère : elle ne laissera pas son enfant devenir le bouc émissaire du Brahmane. Comment ose-t-il l’imaginer ? Comment peut-il même y penser ?! Il devrait prendre sa défense, s’insurger, lutter contre le monde entier pour sa fille – n’est-ce pas ce que doit faire un père ? Smita préférerait mourir que de l’envoyer à nouveau à l’école ; Lalita n’y mettra plus les pieds. Elle maudit cette société qui écrase ses faibles, ses femmes, ses enfants, tous ceux qu’elle devrait protéger. Soit, répond Nagarajan. Lalita n’y retournera pas. Demain, Smita l’emmènera avec elle, pour sa tournée. Elle lui apprendra le métier de sa mère et sa grand-mère. Elle lui transmettra son panier. Après tout, c’est ce que font les femmes de sa famille depuis des siècles. C’est son darma. Smita a eu tort d’espérer autre chose pour elle. Elle a voulu sortir de sa route, du chemin qui était tracé, le Brahmane l’y a reconduite à grands coups de baguette en jonc. La discussion est terminée. Ce soir-là, Smita prie devant le petit autel consacré à Vishnou. Elle sait qu’elle ne pourra pas trouver le sommeil. Elle repense aux cinq lacs de sang, et se demande combien de lacs de leur sang à eux, les Intouchables, il faudra remplir pour les libérer de ce joug millénaire. Ils sont des millions comme elle, des masses résignées attendant la mort, tout ira mieux dans une vie prochaine, disait sa mère, à moins que le cycle infernal des réincarnations ne cesse. Le nirvana, l’ultime destination, voilà ce qu’elle espérait. Mourir près du Gange, le fleuve sacré, était son rêve. On dit qu’après, le cycle infernal de la vie s’arrête. Ne plus renaître, se fondre dans l’absolu, le cosmos, voilà le but suprême. Cette chance n’est pas donnée à tout le monde, disait-elle. D’autres sont condamnés à vivre. L’ordre des choses doit être accepté comme une sanction divine. C’est ainsi : l’éternité se mérite. En attendant l’éternité, les Dalits courbent l’échine. Mais pas Smita. Pas aujourd’hui. Pour elle-même, elle a accepté ce sort comme une cruelle fatalité. Mais ils n’auront pas sa fille. Elle s’en fait la promesse, là, devant l’autel dédié à Vishnou, au milieu de la cahute sombre où son mari dort déjà. Non, ils n’auront pas Lalita. Sa révolte est silencieuse, inaudible, presque invisible. Mais elle est là. OceanofPDF.com Giulia Palerme, Sicile. On dirait La Belle au bois dormant, songe Giulia en regardant son père. Voilà huit jours qu’il repose dans ce lit d’hôpital aux draps blancs. Son état est stationnaire. Il a l’air paisible, endormi ainsi, comme une fiancée qui attendrait qu’on vienne la réveiller. Giulia songe à l’histoire de la Bella Addormentata qu’il lui lisait le soir, lorsqu’elle était enfant. Il prenait une voix grave pour évoquer la mauvaise fée – celle qui jette le sort funeste. Ce conte, elle l’avait entendu mille fois, mais se sentait toujours soulagée quand la princesse, enfin, se réveillait. Elle aimait tant cela, la voix de son père résonnant dans la maison familiale, à la nuit tombée. La voix s’est tue. Il n’y a que le silence, à présent, autour du papa. Il a fallu reprendre le travail à l’atelier. Les ouvrières ont toutes manifesté leur soutien à Giulia. Gina lui a cuisiné sa cassate, qu’elle aime tant. Agnese a acheté des chocolats pour la mamma. La Nonna a proposé de la relayer au chevet du papa. Alessia, dont le frère est chanoine, a fait dire des prières à Santa Caterina. C’est toute une petite communauté qui se tient là, autour de Giulia, et refuse de céder au chagrin. Devant elles, la jeune femme veut rester positive, comme son père l’a toujours été. Il va sortir du coma, elle en est convaincue. Il va reprendre sa place ici. Ce n’est qu’une parenthèse, se dit-elle, un instant suspendu. Chaque soir, elle se rend à son chevet après la fermeture de l’atelier. Elle a pris l’habitude de lui faire la lecture – d’après les médecins, les patients dans le coma entendent ce qu’on dit autour d’eux. Alors Giulia lit à haute voix, des heures durant, de la poésie de la prose des romans. C’est à moi de lui lire des histoires à présent, se dit-elle. Il l’a tant fait pour moi. De là où il est, son papa l’entend, elle le sait. Ce jour-là, elle se rend à la bibliothèque à la pause-déjeuner, pour y emprunter des livres à son intention. Alors qu’elle pénètre dans la salle de lecture, baignée de silence, un étrange événement se produit. Elle ne le voit pas tout de suite, caché entre les rayonnages. Soudain, elle l’aperçoit. Il est là. Le turban. Le turban de la dernière fois, celui de la rue, le jour de Santa Rosalia. Giulia est stupéfaite. L’inconnu est de dos – elle ne peut voir son visage. Il change d’allée. Elle lui emboîte le pas, intriguée. Alors qu’il saisit un ouvrage, elle voit enfin ses traits – c’est bien lui, l’homme arrêté par les carabinieri… Il semble chercher quelque chose qu’il ne parvient pas à trouver. Troublée par la coïncidence, Giulia reste un moment à l’observer. Il ne l’a pas remarquée. Elle finit par approcher. Elle ne sait comment l’aborder – elle n’a pas l’habitude d’accoster les hommes. D’ordinaire, ce sont eux qui viennent lui parler. Giulia est belle, on le lui a souvent dit. Malgré ses allures de garçonne, elle dégage un mélange d’innocence et de sensualité qui ne laisse pas les représentants de la gent masculine indifférents. Les yeux qui brillent sur le passage des filles, elle connaît. Les Italiens sont doués pour ça, les belles paroles, la ritournelle – elle sait bien où ça mène. Pourtant, une audace inattendue s’empare d’elle. Buongiorno. L’inconnu se retourne, surpris. Il ne semble pas la reconnaître. Giulia marque un temps, intimidée. Je vous ai vu l’autre jour, dans la rue pendant le défilé. Quand les gendarmes… Elle ne finit pas sa phrase, soudain gênée. Et si l’évocation de l’incident le mettait mal à l’aise ?… Déjà, elle regrette son audace. Elle voudrait disparaître, ne jamais l’avoir abordé. Mais l’homme hoche la tête. Il la reconnaît maintenant. Giulia reprend : J’avais peur… qu’ils vous aient mis en prison. Il sourit, dans une expression où se mêlent candeur et amusement – qui est donc cette étrange fille qui semble s’inquiéter de lui ? Ils m’ont gardé l’après-midi. Et ils m’ont laissé repartir. Giulia observe ses traits. Malgré sa peau sombre, il a les yeux incroyablement clairs, elle les voit nettement à présent. Ils sont d’un bleu tirant sur le vert – à moins que ce ne soit l’inverse. Le mélange est intrigant. Elle s’enhardit : Je peux peut-être vous aider. Je connais bien les rayons. Vous cherchez un ouvrage en particulier ? L’homme explique qu’il voudrait un livre en italien – quelque chose de pas trop compliqué, précise-t-il. S’il parle couramment, il a encore du mal avec la langue écrite. Il aimerait progresser. Giulia acquiesce. Elle l’entraîne vers le rayon de littérature italienne. Elle hésite – les auteurs contemporains lui semblent difficiles d’accès. Elle finit par lui conseiller un roman de Salgari qu’elle lisait enfant : I figli del Aria, son préféré. L’inconnu le prend et la remercie. N’importe quel homme d’ici chercherait à la retenir, engagerait la conversation. Il profiterait de l’occasion pour tenter de la séduire. Pas lui. Il la salue simplement, avant de s’éloigner. En le regardant quitter la bibliothèque, muni du livre qu’il vient d’emprunter, Giulia sent son cœur se serrer. Elle s’en veut de ne pas avoir le courage de le rattraper. Ici, ces choses là ne se font pas. On ne court pas après un homme qu’on vient de rencontrer. Elle regrette d’être cette jeune femme-là, qui depuis toujours s’accoude aux événements pour les regarder passer, sans oser en changer le cours. À cet instant, elle maudit son manque d’audace et sa passivité. Bien sûr, elle a eu des amis, des flirts, quelques histoires. Il y a eu des baisers, des caresses à la dérobée. Giulia s’est laissée faire, se contentant de répondre à l’intérêt qu’on lui manifestait. Elle ne s’est jamais donné le mal de plaire. Elle reprend le chemin de l’atelier en songeant à l’inconnu, à ce ruban qui lui donne un air décalé, hors du temps. À ces cheveux qu’il doit cacher. À son corps aussi, sous la chemise froissée. À cette pensée, elle rougit. Elle revient le lendemain, animée du secret espoir de le recroiser. Elle n’a pourtant pas besoin de livres ce jour-là, elle n’a pas encore fini ceux qu’elle lit au papa. Elle se fige en pénétrant dans la salle de lecture : l’homme est là. Au même endroit que la veille. Il lève les yeux vers elle, comme s’il l’attendait. À cet instant, Giulia a l’impression que son cœur va se décrocher. Il s’approche d’elle, si près qu’elle peut sentir son haleine tiède et sucrée. Il voulait la remercier pour le livre qu’elle lui a conseillé. Il ne savait pas quoi lui offrir, alors il lui a apporté une petite bouteille d’huile d’olive, de la coopérative où il est employé. Giulia le dévisage, touchée ; il y a en lui un mélange de douceur et de dignité qui la bouleverse. C’est la première fois qu’un homme la trouble ainsi. Elle prend la fiole, étonnée. Il précise qu’il a pressé lui-même les fruits, après les avoir ramassés. Alors qu’il s’apprête à s’en aller, Giulia s’enhardit. Les joues en feu, elle lui propose d’aller faire quelques pas sur la jetée… La mer est proche, le ciel est dégagé… L’inconnu marque un temps, avant d’accepter. Kamaljit Singh – tel est son nom – n’est pas bavard. C’est un détail qui surprend Giulia ; ici les hommes sont volubiles, se plaisent à parler d’eux. Le rôle des femmes est de les écouter. Comme le lui a expliqué sa mère, il faut laisser l’homme briller. Kamal est différent. Il ne se livre pas facilement. À Giulia, il accepte pourtant de raconter son histoire. De religion sikh, il a quitté le Cachemire à l’âge de vingt ans, fuyant les violences faites aux siens là-bas. Depuis les événements de 1984, lorsque l’armée indienne a réprimé dans le sang les revendications des indépendantistes, massacrant les fidèles dans le Temple d’Or, leur sort est menacé. Kamal est arrivé en Sicile par une nuit glacée, sans ses parents – beaucoup font le choix d’envoyer leurs enfants en Occident à leur majorité. Il a été accueilli par l’importante communauté sikh de l’île. L’Italie est le deuxième pays d’Europe à les accueillir après l’Angleterre, précise-t-il. Il s’est mis à travailler par le biais du caporalato, une pratique qui fournit aux employeurs une main-d’œuvre bon marché. Il raconte comment le caporale recrute et achemine les clandestins vers leur lieu de travail. Pour couvrir les frais de déplacement, la bouteille d’eau et le maigre panino qu’il leur donne, il prend un pourcentage de leur salaire, parfois jusqu’à la moitié. Kamal se souvient avoir travaillé pour un ou deux euros de l’heure. Il a ramassé tout ce que la terre d’ici produit : des citrons, des olives, des tomates cerises, des oranges, des artichauts, des courgettes, des amandes… Les conditions de travail ne sont pas négociables. Ce que le caporale offre est à prendre ou à laisser. Sa patience a finalement été récompensée ; après trois ans passés dans l’illégalité, Kamal a obtenu le statut de réfugié et une carte de résident permanent. Il a trouvé un travail de nuit dans une coopérative fabriquant de l’huile d’olive. C’est un emploi qui lui plaît. Il raconte comment il peigne les branches d’oliviers avec une sorte de râteau pour en ramasser les fruits sans les abîmer. Il aime la compagnie de ces arbres parfois millénaires. Il se dit fasciné par leur longévité. L’olive est un aliment noble, conclut-il en souriant, un symbole de paix. Si l’administration l’a régularisé, le pays ne l’a pas pour autant adopté. La société sicilienne regarde de loin ses immigrés, les deux mondes se côtoient sans se parler. Kamal avoue regretter son pays. Lorsqu’il l’évoque, un voile de tristesse l’enveloppe, comme un grand manteau flottant autour de lui. Ce jour-là, Giulia revient à l’atelier avec deux heures de retard. Pour rassurer la Nonna qui s’est inquiétée, elle prétend qu’un pneu de son vélo a crevé. Elle ne dit pas la vérité : si le deux-roues est intact, son âme vient de chavirer. OceanofPDF.com Sarah Montréal, Canada. La bombe est lâchée. Elle vient d’exploser là, dans le cabinet de ce médecin un peu gauche qui ne sait pas comment annoncer la nouvelle. Il a pourtant de l’expérience, des années de pratique à son actif, mais voilà, il ne s’y fait pas. Trop de compassion pour ses patientes, sans doute, toutes ces femmes jeunes et moins jeunes qui voient leur vie basculer en quelques minutes, à l’annonce d’un mot redouté. BRCA2. Sarah l’apprendra par la suite, le nom du gène mutant. La malédiction des femmes ashkénazes. Comme si ce n’était pas assez, pensera-t-elle. Il y a eu les pogroms, la Shoah. Pourquoi elle et les siens, encore ? Elle le lira écrit noir sur blanc, dans un article médical : les femmes juives ashkénazes ont une chance sur quarante de développer un cancer du sein, contre une sur cinq cents dans la population globale. C’est un fait scientifiquement établi. Il y a des facteurs aggravants : un cas de cancer chez les ascendants directs, une grossesse gémellaire… Tous les signaux étaient là, pensera Sarah, visibles, évidents. Elle ne les a pas vus. Ou n’a pas voulu les voir. En face d’elle, le médecin a des sourcils noirs et broussailleux. Sarah ne peut en détacher les yeux ; c’est étrange, cet homme qu’elle ne connaît pas est en train de lui parler de la tumeur sur ses radios, la taille d’une mandarine, précise-t-il, pourtant elle n’arrive pas à se concentrer sur ce qu’il dit. Elle a l’impression de ne distinguer que cela, ces sourcils bruns et hirsutes, semblables à un territoire peuplé de bêtes sauvages ; il y a aussi des poils qui sortent de ses oreilles. Des mois plus tard, lorsque Sarah repensera à ce jour, c’est ce souvenir qui lui reviendra en premier : les sourcils du médecin qui lui a annoncé qu’elle avait un cancer. Bien sûr, il ne dit pas le mot, c’est un mot que personne ne prononce, un mot qu’il faut deviner, derrière les périphrases, le jargon médical dans lequel on la noie. On dirait qu’il est une insulte, qu’il est tabou, maudit. C’est pourtant de cela qu’il s’agit. La taille d’une mandarine, a-t-il dit. C’est là. C’est bien là. Sarah a pourtant tout fait pour reculer cette échéance, ne pas s’avouer la douleur lancinante, la fatigue extrême. Elle en a chassé l’idée à chaque fois qu’elle se présentait, à chaque fois qu’elle aurait pu – dû ? – la formuler, mais aujourd’hui il faut faire face. C’est là, ça existe. Une mandarine, c’est énorme et dérisoire à la fois, pense Sarah. Elle ne peut s’empêcher de se dire que la maladie l’a prise en traître, au moment où elle s’y attendait le moins. La tumeur est maligne, sournoise, elle a œuvré silencieusement, dans l’ombre, a préparé son coup. Sarah écoute le médecin, elle observe ses lèvres bouger, mais ses mots ne semblent pas la toucher, comme si elle les percevait à travers une épaisseur ouatée, comme si, au fond, ils ne la concernaient pas. Pour un proche, elle serait inquiète, affolée, effondrée. Étrangement, pour elle- même, il n’en est rien. Elle écoute le médecin sans y croire, comme s’il lui parlait d’un autre, de quelqu’un qui lui serait tout à fait étranger. À la fin de l’entretien, il lui demande si elle a des questions. Sarah secoue la tête et sourit, de ce sourire qu’elle connaît bien et affiche en toutes circonstances, ce sourire qui veut dire : ne vous en faites pas, ça ira. C’est un leurre bien sûr, un masque derrière lequel elle entasse ses chagrins, ses doutes et ses angoisses – un beau bazar là-dedans, à dire vrai. De l’extérieur, rien ne paraît. Le sourire de Sarah est lisse, gracieux, parfait. Au médecin, elle ne demande pas ses chances, elle refuse de réduire son avenir à une statistique. Certains veulent savoir, elle pas. Elle ne laissera pas les chiffres s’immiscer en elle, dans sa conscience, dans son imaginaire, ils seraient capables de proliférer, comme la tumeur elle- même, de saper son moral, sa confiance, sa guérison. Dans le taxi qui la ramène au cabinet, elle dresse un état des lieux de la situation. Elle est une guerrière. Elle va se battre. Sarah Cohen va traiter cette affaire comme elle a traité toutes les autres. Elle qui ne perd jamais un dossier (ou si peu) ne va pas se laisser impressionner par une mandarine, aussi maligne soit-elle. Dans l’affaire « Sarah Cohen versus M. », puisque tel sera désormais son nom de code, il y aura des attaques, des contre-attaques, des coups bas, aussi, sans doute. La partie adverse ne s’avouera pas vaincue si facilement, Sarah le sait, la mandarine est vicieuse, sûrement l’adversaire la plus retorse qu’elle ait eue à affronter. Il s’agit d’une procédure au long cours, ce sera une guerre des nerfs, une succession de moments d’espoir, de doute, et d’autres où peut-être elle se croira vaincue. Il faudra tenir, coûte que coûte. Ce genre de combat se gagne à l’endurance, Sarah le sait. Comme elle étudierait un dossier, elle brosse à grands traits sa stratégie d’attaque de la maladie. Elle ne va rien dire. À personne. Au cabinet, nul ne doit savoir. La nouvelle ferait l’effet d’une bombe dans l’équipe et, pire encore, chez les clients. Cela risquerait de les inquiéter inutilement. Sarah est l’une des fondations du cabinet, l’un de ses piliers, elle doit rester solide pour ne pas faire pencher l’édifice tout entier. Et puis elle ne veut pas de la pitié des autres, de leur compassion. Certes elle est malade, mais ce n’est pas une raison pour que sa vie change. Il faudra être très organisée pour ne pas éveiller les soupçons, inventer des codes secrets dans son agenda pour ses séances à l’hôpital, trouver des raisons pour justifier ses absences. Il faudra se montrer inventive, méthodique, rusée. Telle l’héroïne d’un roman d’espionnage, Sarah va mener une guerre souterraine. Un peu comme on cache une liaison extraconjugale, elle va organiser l’anonymat de sa maladie. Elle sait faire ça, compartimenter sa vie, elle a des années de pratique. Elle va continuer la construction de son mur, encore plus haut, toujours plus haut. Après tout, elle a réussi à dissimuler ses grossesses, elle parviendra bien à cacher son cancer. Il sera son enfant secret, son fils illégitime, dont nul ne pourra soupçonner l’existence. Inavouable, et invisible. Lorsqu’elle revient au cabinet, Sarah reprend le cours de ses activités. Imperceptiblement, elle guette la réaction de ses collègues, leurs regards, l’inflexion de leurs voix. Elle constate avec soulagement que personne n’a rien remarqué. Non, elle n’a pas le mot « cancer » gravé sur le front, personne ne voit qu’elle est malade. À l’intérieur elle est en miettes, mais cela, personne ne le sait. OceanofPDF.com Smita Village de Badlapur, Uttar Pradesh, Inde. Partir. Cette pensée s’est imposée à Smita, comme une injonction du ciel. Il faut quitter le village. Lalita ne retournera pas à l’école. Le maître l’a battue après qu’elle a refusé de balayer la classe devant ses camarades. Plus tard, ces enfants deviendront des fermiers dont elle devra vider les latrines. De cela, il n’est pas question. Smita ne le permettra pas. Elle a entendu une fois cette phrase de Gandhi, citée par un médecin qu’elle avait rencontré dans un dispensaire du village voisin : « Nul ne doit toucher de ses mains les excréments humains. » À ce qu’il paraît, le Mahatma avait déclaré le statut d’Intouchable illégal, contraire à la Constitution et aux droits de l’homme, mais depuis rien n’a changé. La plupart des Dalits acceptent leur sort sans protester. D’autres se convertissent au bouddhisme pour échapper au système des castes, à la manière de Babasaheb, le maître spirituel des Dalits. Smita a entendu parler de ces grandes cérémonies collectives, où ils sont des milliers à changer de religion. Des lois anti- conversion ont même été promulguées, pour tenter de contenir ces mouvements qui affaiblissent le pouvoir des autorités – les candidats à la conversion doivent désormais obtenir une autorisation, sous peine de poursuites judiciaires, un détail qui ne manque pas d’ironie : autant demander