Syllabus Droit Constitutionnel 2023-2024 PDF
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Université Catholique de Louvain
2024
Céline Romainville
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Summary
This syllabus for Droit Constitutionnel 2023-2024 provides a framework for studying fundamental rights and freedoms. It explores the historical context of constitutional law, its relationship with political science, and the role of constitutional courts in shaping its application. Topics include the organization of public powers and the protection of individual rights.
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Droit constitutionnel LDROI1222 – Syllabus 2023-2024 Titre III Droits et libertés fondamentaux Théorie générale et approche interdisciplinaire Céline ROMAINVILLE « l’histoire des droits de l’homme n’est ni l’histoire d’une marche triomphale ni celle d’une cause perdue d’avanc...
Droit constitutionnel LDROI1222 – Syllabus 2023-2024 Titre III Droits et libertés fondamentaux Théorie générale et approche interdisciplinaire Céline ROMAINVILLE « l’histoire des droits de l’homme n’est ni l’histoire d’une marche triomphale ni celle d’une cause perdue d’avance : elle est l’histoire d’un combat » (D. Lochak, Les droits de l’homme, Paris, La Découverte, 2018, p. 120). L’auteure de ce syllabus tient à remercier chaleureusement Madame Berkans, pour sa relecture attentive et le travail éditorial réalisé sur ce document. INTRODUCTION 1. La position aujourd’hui privilégiée du droit constitutionnel ne doit pas faire oublier les longues décennies durant lesquelles cette discipline a tenu pendant longtemps un rang bien plus modeste. En France et en Belgique, la notion de « Constitution » et celle des « droits constitutionnels » sont longtemps restées controversées, ainsi que leur portée – juridique ou politique1. Durant de nombreuses décennies, le droit constitutionnel et la science politique étaient par ailleurs considérés comme étant insécables. Comment expliquer la situation actuelle, qui amène désormais à voir le droit constitutionnel comme l’un des fondements du système juridique, et la science du droit constitutionnel, comme une discipline scientifique reconnue ? Premièrement, les révolutions françaises et américaines ont promu une vision politique mais aussi juridique de la Constitution. Deuxièmement, les juristes publicistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, en Allemagne et en France notamment, se sont livrés à une vaste entreprise de conceptualisation et de consolidation du droit constitutionnel. Troisièmement, le développement de la justice constitutionnelle a rendu plus « juridiques » les Constitutions et leur application, en densifiant leur force normative, dès lors qu’un juge était désormais reconnu comme étant compétent pour contrôler le respect des Constitutions. Nous invitons les étudiants à rester attentifs à deux éléments par rapport à ce phénomène de « juridicisation » du droit constitutionnel induit de la justice constitutionnelle. D’abord, on ne doit pas oublier qu’avant le développement de la jurisprudence constitutionnelle, la Constitution avait déjà une certaine forme normative. Ainsi, par exemple, les droits et libertés étaient considérées comme des principes qui devaient être respectés par le législateur, et, dans certains cas, par le juge de l’ordre judiciaire. Certes, il n’y a pas toujours eu un juge compétent pour contrôler le respect par la loi du droit constitutionnel. Mais malgré cette absence, certaines normes constitutionnelles étaient bien considérées comme étant des normes. Elles étaient confiées à la sagesse du législateur, à l’attention des citoyens, à celle des acteurs du jeu politique. Elles étaient aussi confiées à la responsabilité des juges, dans la mesure où ils étaient chargés d’interpréter le droit d’une manière conforme à la Constitution. Ensuite, il faut remarquer qu’un certain nombre de règles de nature constitutionnelle ne sont, aujourd’hui, toujours pas sanctionnées par le juge. Ceci n’implique pas qu’elles ne soient pas « juridiques ». Elles ont une force normative, elles sont « du droit », même si un juge ne les contrôle pas – ou pas directement. Pour les appréhender, il faut plonger dans la vie politique que le droit constitutionnel entend encadrer et limiter, il faut scruter les rapports entre vie politique et droit. Ainsi, on doit se garder d’éviter de placer la focale de manière trop exclusive sur la jurisprudence constitutionnelle, d’avoir une approche trop réductrice du droit constitutionnel. Le droit constitutionnel ne se limite pas au corps des règles qu’un juge peut sanctionner. En d’autres termes, il importe d’aménager une place à ce que d’aucun appelle le « droit politique », qui déploie deux principales caractéristiques. « La première porte sur une certaine conception du droit en réaction à une version simpliste, plate et désincarnée du normativisme, c’est-à-dire sans aucune 1 O. BEAUD, « L’histoire du concept de constitution en France. De la Constitution politique à la constitution comme statut juridique de l’État », Ius Politicum, n° 3, 2009, pp. 7 à 14. 3 réflexion sur son contexte et sur ses implications politiques. La plupart des courants se rattachant au droit politique rejettent ainsi toute distinction étanche et indépassable entre un monde de l’être et un monde du devoir-être. Ce qui apparaît comme « juridique » ne se réduit donc pas aux énoncés juridiques, mais inclut d’autres formes de régularités – des comportements, des actes, des interprétations, des raisonnements, des discours, des principes, ou des idées – parce qu’elles sont vécues comme telles par les acteurs juridiques ou parce qu’elles s’imposent comme telles, et qu’il serait absurde de les exclure de l’objet constitutionnel. »2 La seconde caractéristique est d’aménager une place importante aux grands « principes et concepts à l’origine du droit constitutionnel et au cœur de la pensée du pouvoir ». Les auteurs du droit politique s’intéressent ainsi aux notions de souveraineté, de responsabilité politique, de séparation des pouvoirs, « [c]ontre toute tendance à n’envisager que la seule focale juridictionnelle » en attachant une importance cardinale « à l’analyse [des] phénomènes de pouvoir »3. 2. L’objet de ce cours renvoie aux droits et libertés constitutionnels. Le droit constitutionnel ne se limite pas à la Constitution écrite d’un État. Bien entendu, une telle Constitution représente un modèle très répandu, dans de nombreux États. Mais il en existe d’autres. Pour schématiser, le terme « Constitution » peut renvoyer à plusieurs réalités, si l’on suit la réflexion d’Hugues Dumont4 : Au sens matériel Au sens formel Strict Au sens matériel strict, la Constitution s’entend Au sens formel strict, la Constitution s’entend comme comme l’ensemble des règles les plus l’ensemble des règles situées au sommet de l’ordre fondamentales d’un État, jugées essentielles en juridique, dont l’instrumentum présente certaines raison de leur contenu. Il s’agit des règles relatives caractéristiques juridiques (caractère supralégislatif, à: règles de révision plus exigeantes que celles organisant l’adoption de lois) -l’organisation, les compétences et le fonctionnement des pouvoirs publics ; Au sens strict, la Constitution au sens formel renvoie à la Constitution écrite, acte unilatéral exprimé par un -l’ordonnancement des sources en vigueur, leur pouvoir souverain, la Nation. En Belgique, la articulation ; Constitution au sens formel strict est le Constitution de 1831, révisée ensuite à de multiples reprises. Les -les droits fondamentaux des individus et des groupes ; droits constitutionnels, au sens formel strict, sont ceux qui sont inscrits dans la Constitution. -les objectifs assignés à l’activité des pouvoirs publics. L’identification des droits constitutionnels au sens « matériel » reste controversée, notamment chez les auteurs positivistes (voy. cours oral) 2 M. ALTWEGG-BOUSSAC, « Le droit politique, des concepts et des formes », http://juspoliticum.com/article/Le-droit- politique-des-concepts-et-des-formes-1326.html] 3 Ibid., 4 H. DUMONT, « La Constitution, la source des sources, tantôt renforcée, tantôt débordée », in I. HACHEZ, Y. CARTUYVELS, H. DUMONT, P. GÉRARD, F. OST et M. VAN DE KERCHOVE (dir.), Les sources du droit revisitées, vol. 4, Théorie des sources du droit, Limal-Bruxelles, Anthemis-Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2013, pp. 101-189. Au sens matériel large, la Constitution s’entend Au sens formel large, la Constitution s’entend comme comme l’ensemble des règles les plus l’ensemble des règles au sommet de l’ordre juridique : Large fondamentales d’un ordre juridique donné la Constitution écrite, mais également la jurisprudence constitutionnelle, les principes généraux à valeur constitutionnelle et les coutumes constitutionnelles.5 Au-delà des ordres juridiques nationaux, de multiples ordres juridiques déploient un catalogue Ainsi, il importe de comprendre les droits de droits constitutionnels au sens matériel large du fondamentaux en lien avec la jurisprudence terme (on pense à la Charte des droits constitutionnelle de valeur constitutionnelle au sens fondamentaux de l’Union européenne, formel large, et avec les principes généraux. notamment). Dans ce cours, nous partirons de la Constitution au sens formel strict (le texte de 1831) et nous intégrerons les règles constitutionnelles au sens formel large (l’ensemble des règles supérieures, qui ont le statut de règles suprêmes, que l’on ne peut modifier qu’à des conditions particulières). En particulier, l’une de nos sources privilégiées sera la jurisprudence à valeur « constitutionnelle ». En effet, le droit des droits et libertés est un droit qui a été principalement construit par la jurisprudence. Avant de clore la question de l’objet, il convient de distinguer le droit constitutionnel et le constitutionnalisme. Le droit constitutionnel englobe l’ensemble des règles juridiques encadrant l’action du politique, qui sont de nature supérieure aux lois. Le constitutionnalisme est quant à lui un principe politique, une théorie politique, qui implique la consécration dans la Constitution au sens formel (strict ou large) des règles constitutionnelles au sens matériel. Le constitutionnalisme, parfois défini comme « la démocratie par le droit », implique que l’organisation des autorités de l’État, l’ordonnancement des normes à l’intérieur de l’État, la reconnaissance des droits fondamentaux, l’organisation fédérale ou centralisée, l’articulation entre l’ordre juridique national et international et les objectifs de l’action publique soient consacrés dans des règles constitutionnelles au sens formel du terme (dans la Constitution, la jurisprudence constitutionnelle, les principes généraux à valeur constitutionnelle ou les coutumes constitutionnelles). On peut distinguer deux théories du constitutionnalisme. La première version du constitutionnalisme, parfois qualifiée de « juridique », postule la reconnaissance de la plupart des règles constitutionnelles au sens matériel dans une Constitution écrite. Une deuxième version du constitutionnalisme, le constitutionnalisme politique, est une théorie politique qui place lesdites règles les plus fondamentales dans une constitution non écrite, et non justiciable, dans des conventions, des pratiques politiques, des coutumes. 3. Le droit constitutionnel peut se définir comme rassemblant l’ensemble des règles qui vont limiter et encadrer le pouvoir politique, comme les fondements du droit public. Il organise les pouvoirs de l’État, ses composantes, reconnaît et protège les droits fondamentaux des individus et des groupes. Son étude suppose de le situer, de le comprendre, dans son rapport à d’autres disciplines. Premièrement, à l’évidence, le droit constitutionnel doit être compris comme entretenant des liens très forts avec d’autres branches du droit, et notamment le droit administratif. Le droit constitutionnel concerne le gouvernement, le droit administratif concerne son prolongement, l’administration, c’est- 5 Voy. H. DUMONT, « La Constitution, la source des sources, tantôt renforcée, tantôt débordée », op. cit., pp. 101-189. 5 à-dire la satisfaction quotidienne des besoins collectifs6. Les règles établies dans la Constitution et les conventions européennes et internationales se prolongent dans des règles de droit administratif, dans des polices particulières (par exemple, pour ce qui concerne les droits et libertés, la police des spectacles, la réglementation d’occupation de la voie publique, les lois et règlements de police). Deuxièmement, le droit constitutionnel entretient des liens très étroits avec le droit international, en particulier pour ce qui concerne la matière des droits et libertés. Ainsi, dans le cadre de ce cours, nous introduirons le système de la Convention européenne des droits de l’homme, tout particulièrement important en droit belge (qui est un système moniste, d’où une importance toute particulière de l’ordre juridique international). Troisièmement, plus largement, le droit constitutionnel tout entier peut être considéré comme un « chapeau », comme une introduction, le soutènement, les fondations des différentes branches du droit. Il y a donc un droit constitutionnel de la famille, des sociétés, de la fiscalité, du droit pénal… La constitutionnalisation du droit est un phénomène que l’on constate depuis quelques décennies, par lequel la Constitution joue un rôle de fondation de nombreuses branches du droit7. Cette constitutionnalisation résulte principalement de l’action des juges constitutionnels qui interprètent les règles de ces branches à l’aune des droits fondamentaux garantis par la Constitution. Ceci implique que chaque matière est irradiée, irriguée par le droit constitutionnel. Ainsi, par exemple, nous verrons que le droit de la famille a été fortement bouleversé par un ensemble de décisions rendues par des juges constitutionnels, qui ont interprété, évalué ce droit à l’aune du droit à la vie privée, notamment. Le droit pénal et de la procédure pénale a été considérablement réaménagé, réorienté, suite aux développements jurisprudentiels concernant le droit au procès équitable (on pense par exemple aux suites de l’arrêt Salduz). Quatrièmement, le droit constitutionnel entretient des liens étroits avec des disciplines non juridiques et/ou métajuridiques. On pense d’abord, évidemment, à la théorie générale de l’État. « Les différentes théories des droits fondamentaux ne peuvent être réduites à de simples points de vue interprétatifs ni à des propositions de solutions aux problèmes posés et qui entendraient, sur la base soit d’une précompréhension commune, soit d’un contexte juridique établi par des réglementations législatives structurées, arranger des solutions convenables selon les cas. Ce serait imaginable dans un contexte de droit civil, pas dans un contexte de droit constitutionnel. Les théories des droits fondamentaux sont, au contraire, l’expression de conceptions déterminées de l’État et de certaines représentations fondamentales relatives au rapport de l’individu à la communauté étatique; derrière ces théories, il y a une certaine idée de la constitution pour autant que celle-ci figure l’ordre juridique se rapportant à la relation de l’individu et de la société à l’État ».8 Comprendre en profondeur le droit des droits et libertés implique de s’interroger sur la relation de l’individu à l’État, sur la place des droits et libertés dans la théorie générale de l’État. La théorie générale des droits et libertés a une importance fondamentale, ainsi que 6 G. VEDEL, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, rééd. 2002, p. 4. 7 D. CACCAMISI, G. PIJCKE, « La constitutionnalisation du droit – Étude d'un bouleversement de perspective (accompli) », in M. VERDUSSEN et N. BONBLED (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique – Les enseignements jurisprudentiels de la Cour constitutionnelle, du Conseil d'État et de la Cour de cassation, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 441. 8 E. W. BÖCKENFÖRDE, «Théorie et interprétation des droits fondamentaux» in Le Droit, l’État et la constitution démocratique, trad. O. Jouanjan, Bruylant LGDJ, coll. «la pensée juridique», 2000, p. 253-277, p. 274. L’auteur fait référence aux théories libérales, institutionnelles, axiologiques, démocratiques, fonctionnelles et sociales des droits fondamentaux. Pour davantage de précisions, voy. le cours de Théorie générale de l’Etat. la théorie du droit. Pour étudier le droit constitutionnel, certaines ouvertures vers la théorie politique, c’est-à-dire les grandes théories prescriptives formulées par des théoriciens de la pensée politique, peut apporter beaucoup. Enfin, l’étude du droit constitutionnel est enrichie de manière substantielle d’ouvertures à l’histoire, et en particulier à l’histoire des idées. 4. Notre approche du droit constitutionnel sera ancrée principalement dans l’étude des ordres juridiques, mais multipliera les ouvertures interdisciplinaires. Si l’objet principal du cours est bien l’analyse de la définition, des usages et des fonctions des droits et libertés dans l’ordre juridique belge et européen et dans les discours se rapportant à ces ordres juridiques, nous ne nous priverons pas d’ouvertures vers d’autres disciplines. Certes, il n’est pas question de traiter ici, à titre principal, des discours philosophiques, politiques, relatifs aux droits et libertés, ni même de décrire leur appréhension, leurs usages et leur promotion par des mouvements sociaux, ni d’analyser de manière approfondie l’évolution des droits et libertés de leur point de vue (c’est-à-dire d’un point de vue externe). Mais cela ne veut nullement dire que nous nous privons d’ouvertures vers d’autres disciplines. Que du contraire : nous tâcherons de situer le droit constitutionnel dans son contexte, en prenant en compte l’importance des enjeux autres que juridiques de cette matière, et en intégrant au maximum les apports d’autres disciplines, qui contribuent à expliquer et à évaluer ces objets fascinants que sont les droits et libertés. Ainsi, l’objectif du cours n’est pas seulement l’apprentissage et la maîtrise d’un certain nombre de concepts, règles et mécanismes du droit constitutionnel positif ; c’est aussi l’ouverture vers les disciplines qui expliquent ces phénomènes, les resituent dans leur contexte, voire les évaluent à l’aune de certaines disciplines. Ceci est d’autant plus vrai que « la frontière entre ce qui relève du droit et ce qui n’en relève pas, sur ce qui est un droit ou une liberté et ce qui n’en est pas, fait l’objet de conceptions mouvantes, si ce n’est contradictoires et conflictuelles »9. Dans la même perspective, nous tenterons çà et là prendre un peu de distance avec le positionnement du juriste sur la question des droits et libertés. On pourra ainsi, à certains endroits du cours, réfléchir à ce qu’apportent les juristes à la matière des droits et libertés, à ce que représente la spécificité d’une approche juridique de ces droits, aux caractéristiques, conditions et conséquences de l’appréhension par les juristes de ces droits et libertés. Pour s’inscrire dans cette démarche, quelques passages de l’œuvre de Bourdieu, Sur l’État, méritent d’être cités ici. Ce dernier considérait que, dans le rapport des juristes à l’État et à ses outils, « ils ne font croire que parce qu’ils croient »10. « Je pense qu’on ne peut pas faire une généalogie de l’État occidental sans faire intervenir le rôle déterminant des juristes nourris de droit romain, capable de produire cette fictio juris, cette fiction de droit. L’État est une fiction de droit produite par les juristes qui se sont produits en tant que juristes en produisant l’État »11. « [C]e n’est pas par hasard si les porteurs de la revendication universaliste sont des juristes qui, devant leur autorité au droit, mettront leur compétence juridique au service de l’universalisation de leurs intérêts particuliers de possesseurs d’un capital particulier de juriste [...] »12. 9 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, Paris, LGDJ, 2019, p. 13. 10 P. BOURDIEU, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in F. CHAZEL et J. COMMAILLE (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société », 1991, p. 96. 11 P. BOURDIEU, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Le Seuil et Raisons d’agir, 2012, p. 101. 12 P. BOURDIEU, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective… », op. cit., p. 446. 7 « [...] Les juristes, à mon avis, sont les moteurs de l’universel, de l’universalisation. Ils ont pour eux le droit, c’est-à-dire ce discours à prétention universelle, et cette capacité particulière, qui est leur capacité professionnelle, de rendre raison, de donner des raisons, de produire des raisons, donc de porter les choses qui sont de l’ordre du fait [...] à l’ordre de la raison par deux voies : par l’invocation de principes juridiques universels – il n’y a pas d’État sans Constitution par exemple – et par le recours à l’histoire. Les juristes ont été les premiers historiens du droit constitutionnel, les premiers à essayer de trouver des précédents, à dépouiller les archives. [...] Ce travail d’historien faisait partie de la construction de l’État. [...] [Ces] gens, par leurs caractéristiques, par leur position, pour faire avancer leurs intérêts, étaient obligés de faire avancer l’universel. C’était leur propriété, ils ne pouvaient pas se contenter de dire "C’est comme ça" »13. Nous développerons ainsi une approche de « technique juridique » et de « théorie analytique ». Tableau réalisé à partir de : O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, Bruxelles, Publications des Presses universitaires de l’Université libre de Bruxelles, pp. 19-83. Dans nos développements de « technique juridique », nous prêterons particulièrement attention à un deux écueils. La première dérive de la technique juridique est de faire dire au droit ce que l’on voudrait qu’il dise, autrement dit, de prétendre identifier la portée d’une règle en occultant certaines de ses interprétations « qui ne nous arrangent pas ». Lorsque plusieurs interprétations existent, lorsque plusieurs solutions à un problème juridique sont plaidables, l’important est d’être « honnête », et de les exposer. La deuxième dérive potentielle de la technique juridique est de faire valoir, sous couvert 13 P. BOURDIEU, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective… », op. cit., pp. 450-451. d’arguments juridiques, des préférences personnelles, une démarche qui n’a plus rien de scientifique et peut porter le discrédit sur l’ensemble d’une recherche. 14 Pour éviter ces deux écueils, il faut s’astreindre à trois règles d’or lorsque l’on mène une étude de technique juridique. Premièrement, il s’agit de chercher à toujours exposer les différentes solutions plaidables, les différentes interprétations d’une règle. S’agissant des droits fondamentaux, qui sont des normes ouvertes, flexibles, particulièrement sujettes à interprétation, les situations dans lesquelles plusieurs interprétations sont possibles, plusieurs solutions sont plaidables, sont innombrables. Il s’agit idéalement également de rendre compte de ce qu’aucune règle ne s’est jamais imposée « avec la force de l’évidence » ; de révéler que des choix interprétatifs ont été posés à certains moments, que des « bifurcations » étaient possibles. Deuxièmement, lorsque plusieurs solutions sont plaidables en droit, l’auteur « honnête », scientifiquement parlant, doit les exposer, de lege lata.15 S’il veut recommander l’une ou l’autre voie, l’estimant plus « correcte » d’un point de vue juridique, il peut, en restant sur le terrain de la technique juridique, raisonner par rapport à l’impératif de cohérence du système juridique. L’auteur peut alors « rester sur son terrain » en fondant son argumentaire en faveur d’une solution sur cet impératif de cohérence, inspiré de la théorie de Dworkin, idéalement en se référant expressément à cet impératif de cohérence. Troisièmement, lorsqu’un auteur souhaite évaluer une règle de droit en prenant d’autres critères que cet impératif de cohérence, il s’agit de bien avertir le lecteur que l’on « change de registre » et de positionnement méthodologique. L’auteur doit alors mettre à jour les motifs extra juridiques sur lesquels il fonde son évaluation.16 Car la critique d’une règle de droit fondée sur d’autres motifs que la cohérence reposera nécessairement sur des critères extra juridiques, sur des considérations situées en dehors du système juridique. Tout l’enjeu est alors d’exposer clairement, avec honnêteté et précision, les motifs extra juridiques à partir desquels on évalue une règle de droit positif, voire, mieux encore, de mobiliser d’autres disciplines que le droit pour enrichir nos critères d’évaluation du droit. Les ouvertures interdisciplinaires sont essentielles, non seulement pour évaluer correctement une règle de droit, mais également pour l’expliquer. Cet enjeu de l’explication de la règle de droit, de son rapport avec la société, de ses effets, est crucial. Mais pour expliquer la création d’une règle, son interprétation et son évolution, la science juridique doit être complétée d’apports d’autres csiences. Comment par exemple expliquer l’évolution d’une règle sans mobiliser les apports de l’histoire du droit ou de la sociologie du droit ? Pour ne prendre qu’un exemple, Niklass Luhmann décrypte la fonction du droit comme un système de « « stabilisation des attentes normatives » de la société : en ce sens, le droit est ce qui permet l'anticipation contrefactuelle des comportements, c'est-à-dire l'assurance de voir une violation de la norme juridique faire l'objet d'une réaction particulière, sécurisante des relations sociales ».17 Le droit a ainsi, foncièrement, une fonction conservatrice. A 14 O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, Bruxelles, Editions de l’Université libre de Bruxelles, 2009, p. 43 « « il est (…) fondamental (…) de respecter l’impératif de cohérence lorsqu’on définira la méthodologie qui sera suivie. Il ne saurait par exemple être question d’introduire des jugements en termes de légitimité si l’on a opté pour une démarche relevant de la technique juridique. Ces jugements (…) n’auront aucune valeur scientifique (car ils s’appuieront presque toujours sur le sentiment, et non sur l’argumentation) mais ils seront susceptibles de susciter la critique sur l’ensemble de l’étude ». Voir aussi : A. BAILLEUX, H. DUMONT, « Esquisse d’une théorie des ouvertures interdisciplinaires accessibles aux juristes », Droit et Société, 2010/2, n°75, p. 283. 15 A. BAILLEUX, H. DUMONT, « Esquisse… », op.cit., p. 283. 16 A. BAILLEUX, H. DUMONT, « Esquisse… », op.cit., p. 283. 17 T. COSTER, « Droit et vérité dans la sociologie de Niklas Luhmann », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 18 | 2020, mis en ligne le 10 juin 2020, consulté le 08 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/revdh/9591 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.9591 9 partir de cette perspective sociologique, on peut comprendre et expliquer que la neutralité axiologique revendiquée par les auteurs de la technique juridique qui ne développent pas d’analyse critique de la règle implique, implicitement, une forme d’approbation du statu quo, une forme donc de soutien à la conservation de la régulation actuelle des relations sociales. 5. Il importe non seulement de préciser notre méthode, mais également notre approche théorique du droit. Nous devons commencer par préciser notre positionnement par rapport à ce « courant de pensée », cette approche théorique du droit que représente le positivisme juridique18. Le positivisme juridique pose plusieurs problèmes et présente d’importants angles morts dans l’étude des droits et libertés. Quatre critiques lui sont traditionnellement adressées – nous reprenons ici l’étude de Véronique Champeil-Desplats. La première est qu’elle peut s’avérer impropre à saisir la pensée de ces droits et libertés, principalement développée dans un cadre jusnaturaliste19. La deuxième est que si l’on considère, d’une part, que d’un point de vue positiviste, l’existence des normes juridiques dépend de leur énonciation par les autorités habilitées dans les ordres juridiques à les produire et que, d’autre part, les droits de l’homme sont des droits que « les Hommes posséderaient et exerceraient indépendamment de l’État », alors, comme le conclut Michel Troper, « le problème est très vite résolu : il n’y a point de droits de l’homme »20. Le risque est de se limiter à une étude réductrice, en ce qu’elle n’intégrerait que les droits reconnus en bonne et due forme dans le système juridique. Cette approche réductrice est également problématique en ce qu’elle ne permet pas de saisir l’ambition des droits de l’homme et qu’elle pourrait renforcer le « paradoxe des droits de l’homme ». Ce paradoxe est identifié par Hannah Arendt dans le chapitre « Le déclin des États- nations et la fin des droits de l’homme », logé dans le deuxième tome des Origines du totalitarisme. Hannah Arendt y souligne l’importance du « droit d’avoir des droits », clé de voûte de l’ensemble des droits et libertés. Elle décrit les mécanismes de l’« l’anéantissement de la personne juridique »21, préparés par le traitement par les États-nations de leurs minorités et des apatrides dans l’entre-deux guerres. Arendt pointe le paradoxe des droits de l’homme : « ces derniers étaient dits inaliénables et imprescriptibles car supposés indépendants de toute appartenance collective déterminée. Or, nous dit Arendt, c’est précisément au moment où des êtres humains ont été privés d’un gouvernement propre et n’ont plus pu compter sur d’autres ressources que leurs droits « naturels » qu’ils se sont retrouvés « sans droits ». Réduits à leur seule condition d’homme, ils n’ont plus trouvé aucune autorité pour les protéger. […] Les survivants des camps […] savent combien « l’abstraite nudité de celui qui n’est rien qu’un homme constitue le pire des dangers »22. Arendt souligne ensuite, dans Eichmann à Jérusalem, que c’est finalement « l’établissement de droits nationaux » par Israël qui a permis « d’assurer la restauration des droits humains ». Elle écrit que, lors du procès d’Eichman, « pour la première fois […], [les Juifs] n’avaient pas à faire appel à d’autres pour la protection de la justice ou à s’en remettre à la phraséologie éculée des droits de l’homme – ils savaient mieux que quiconque que les seuls à invoquer ces droits étaient les peuples trop faibles pour défendre leurs « droits 18 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 15. 19 Ibid., p. 15. 20 Ibid., citant M. TROPER, « Le positivisme et les droits de l’homme », op. cit., p. 233. 21 H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 806. 22 J. LACROIX, J-Y. PRANCHÈRE, Le procès des droits de l’homme. Généaologie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016, pp. 282-283. d’Anglais » et imposer leurs propres lois »23. Ainsi Arendt conclut-t-elle que « [l]’homme […] peut perdre tous ses fameux Droits de l’homme sans abandonner pour autant sa qualité essentielle d’homme, sa dignité humaine. Seule la perte de toute structure politique l’exclut de l’humanité »24. Si Arendt souligne la dépendance des droits humains à l’appartenance à une communauté politique, elle ne réduit pas le « droit d’avoir des droits » à la question de la nationalité et au droit positif créé par un État. Arendt ne peut pas être considérée comme défendant une vision strictement positiviste des droits et libertés. Elle valorise l’ambition des droits de l’homme au-delà de ce qu’en font les États, tout en pointant leur fragilité dans le « paradoxe » susmentionné25. Or, une approche strictement positiviste est oublieuse d’une telle ambition, et conduit à ne pas voir le paradoxe logé au cœur des droits de l’homme. Le troisième problème renvoie au « réductionnisme » du positivisme, qui porterait à se concentrer davantage sur les structures des ordres juridiques, et moins sur les contenus normatifs et les valeurs qu’ils véhiculent, alors que ces contenus et valeurs sont perçus par d’autres auteurs « comme des éléments d’identification des constitutions »26. Ceci est problématique pour « la compréhension des droits et libertés dont l’intégration dans les ordres juridiques serait fortement déterminée par les types de valeurs qu’ils expriment »27. Pour dépasser cette cécité du positivisme juridique, une des solutions méthodologiques proposée est le « positivisme inclusif ». L’idée est d’admettre « que le droit n’est pas seulement un ensemble de décisions fondées sur l’autorité » mais également sur « des considérations morales que les acteurs juridiques, les juges en premier chef, doivent prendre en compte au moment de la production, de la mise en œuvre ou du contrôle » des normes juridiques28. Le quatrième problème, peut-être le plus fondamental, renvoie aux dangers que ferait courir le positivisme pour les droits et libertés. Un certain nombre d’auteurs s’interrogent sur le rôle joué par le positivisme juridique dans les moments les plus sombres de l’histoire européenne contemporaine29. 23 H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2010, p. 1280. L’expression « droits d’Anglais » renvoie à la pensée de Burke, qui souligne l’effectivité des droits que les Anglais se reconnaissent à eux-mêmes et qui sont garantis notamment grâce à un ensemble de pratiques, de conventions. Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère soulignent par ailleurs que ce lien entre protection effective des droits et souveraineté nationale est inscrit dans la Déclaration française des droits de l’homme de 1789, où l’article premier (« Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droit ») doit être lu en lien avec l’article, qui reconnaît la notion de souveraineté nationale. (J. LACROIX, J-Y. PRANCHÈRE, Le procès des droits de l’homme..., op. cit., p. 284). 24 H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 283. 25 H. Arendt est loin d’être une opposante à l’ambition des droits de l’homme, et aux Déclarations des XVIII e, XIXe et XXe siècles. Ce qu’elle critique, c’est davantage la décadence de certains intellectuels. Ainsi elle écrit : « [l]’effondrement de la France est dû au fait qu’elle n’avait plus de vrais dreyfussards », plus de personnes capables de mobiliser « la vieille passion révolutionnaire pour les droits de l’homme ». (H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op. cit., pp. 332 et 358). Quant à l’hypocrisie qui peut accompagner le langage des droits de l’homme, Arendt en était consciente, mais cette hypocrisie ne constituait pas selon elle « le pire des vices », et sa dénonciation ne lui paraissait pas primordiale par rapport à un travail sur les souffrances imposées par des êtres humains à d’autres êtres humains (J. LACROIX, J-Y. PRANCHÈRE, op. cit., pp. 293 et 294). Elle fustige plutôt l’ « irresponsabilité » de ceux qui, dans l’entre-deux-guerres, ont cédé aux attraits des théories nouvelles : « dans une atmosphère d’où se sont évaporées toutes les valeurs et les propositions traditionnelles [...] il était en un sens plus facile d’accepter, plutôt que de vieilles vérités devenues de pieuses banalités, des propositions manifestement absurdes [...]. La vulgarité et son refus cynique des critères reçus et des théories admises s’accompagnaient d’une tranquille acceptation du pire et d’un mépris de tous les faux-semblants qu’il était facile de prendre pour un style de vie courageux et neuf … » (H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 293.) 26 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 16. 27 Ibid., p. 16. 28 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 17. 29 Voy. notamment : C. JOERGES AND N. SINGH GHALEIGH, Darker Legacies of Law in Europe The Shadow of National Socialism and Fascism over Europe and its Legal Traditions, Oxford and Portland, Hart Publishing, 2003. 11 Une partie d’entre eux analysent la collaboration massive des juristes aux régimes nazis, fascistes et au régime de Vichy comme ne s’expliquant pas uniquement par la responsabilité individuelle de certains juristes, mais également par « une certaine conception du positivisme juridique » qui aurait désarmé les juristes face à l’édiction des règles impliquant pourtant manifestement des violations graves et systématiques des droits humains30. La thèse est avancée dès 1946 par le juriste allemand Gustav Radbruch, dans une formule qui peut être résumée en ces termes : « […] positivism with its credo that "law is a law" rendered the German legal profession defenceless against laws of arbitrary and criminal content »31. Radbruch en déduit une position radicale quant à la question de la définition du droit et des critères de sa validité : une loi extrêmement injuste n’est plus une loi. Il écrit que : « The conflict between justice and legal certainty may be resolved in that the positive law, established by enactment and by power, takes precedence even when its content is unjust and improper, unless the contradiction between positive law and justice reaches such an intolerable level that the statute, as "incorrect law" [unrichtiges Recht], must yield to justice. It is impossible to draw a sharper line between cases of statutory non-law and law that is still valid despite unjust content. One boundary line, however, can be drawn with utmost precision: Where there is not even an attempt to achieve justice, where equality, the core of justice, is deliberately disavowed in the enactment of positive law, then the law is not merely "incorrect law", it lacks entirely the very nature of law. For law, including positive law, cannot be otherwise defined than as an order and legislation whose very meaning is to serve justice »32. Cette interrogation quant aux critères externes ou purement internes de validité de la règle juridique resurgira avec force dans la célèbre affaire The Grudge Informer Case, qui concerne la dénonciation de son mari par une femme durant le régime nazi. Cette affaire donna lieu à l’un des débats doctrinaux les plus célèbres : celui qui se tint entre Hart et Fuller sur la séparation entre le droit et la morale33. Hart y défend l’idée que le droit nazi reste du droit ; qu’il faut se garder de confondre le droit et la morale ; qu’il faut se garder aussi de confondre la question de l’identification de la règle juridique avec celle, morale, de savoir si l’on doit y obéir ou non. Il suggère d’opter pour une stratégie claire (« speak plainly ») en rappelant simplement que « laws may be laws but too evil to be obeyed »34. Pour Hart, la thèse de Radbruch omet de mentionner la réception seulement partielle du positivisme par les juristes allemands, elle procède en outre d’une « enormous overvaluation of the bare fact that a rule may be said to be a valid rule of law, as if this, once declared, was conclusive of 30 D. LOCHAK, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Les usages sociaux du droit, Paris, PUF, 1989, pp. 252-285. 31 F. HALDEMANN, “Gustav Radbruch vs. Hans Kelsen: A Debate on Nazi Law”, Ratio Juris, Vol. 18, No. 2, June 2005, p. 165. Voy. pour une discussion de cette thèse : H. ROTTLEUTHNER, “Legal Positivism and National Socialism: A Contribution to a Theory of Legal Development”, German Law Journal, Vol. 12, N° 1, janvier 2011, pp. 100-114. Voy. également: T. MERTENS, "Continuity or Discontinuity of Law - David Fraser's Law after Auschwitz: Towards a Jurisprudence of the Holocaust", German Law Journal, vol. 8, no. 5, May 1, 2007, pp. 533-546. 32 G. RADBRUCH, Gesetzliches Unrecht und Obergesetzliches Recht (1946), in Rechtsphilosophie (6th ed, 1963), p. 107. Voy. également: G. RADBRUCH, “Statutory Lawlessness and Supra Statutory Law”, (2006) 26 Oxford Journal of Legal Studies, 1; G. RADBRUCH, “Five Minutes of Legal Philosophy” (2006) 26 Oxford Journal of Legal Studies, 13. Voy. également : T. MERTENS, "Continuity or Discontinuity of Law – David Fraser's Law after Auschwitz: Towards a Jurisprudence of the Holocaust", German Law Journal, vol. 8, no. 5, May 1, 2007, pp. 533-546. 33 Voy. H. L. A. HART, “Positivism and the Separation of Law and Morals”, Harvard Law Review, Vol. 71, No. 4, Feb. 1958, pp. 593-629 ; Lon L FULLER, “Positivism and Fidelity to Law – A Reply to Professor Hart”, (1958) 71 Harvard Law Review 630. 34 H. L. A. HART, “Positivism and the Separation of Law and Morals”, op. cit., p. 620. the final question: "Ought this rule of law to be obeyed?" »35. Avec d’autres, il conteste que le positivisme soit un facteur d’explication de la faillite morale des juristes, soulignant que souscrire aux postulats méthodologiques du positivisme juridique n’implique pas forcément qu’il faut obéir à une loi injuste36. Fuller, au contraire, estime qu’une attention plus soutenue des juristes allemands à la « internal morality of law » or « inner morality of law » aurait permis de contester le développement du droit nazi, et de maintenir une fidélité plus grande à l’idéal de la loi. Dworkin conduira ce débat un pas plus loin, plus structurellement, dans son attaque du positivisme par l’élaboration de sa célèbre théorie de l’interprétation, et par la remise en question des postulats du positivisme juridique37. Une certaine conception du positivisme juridique expliquerait, selon Danièle Lochak, l’attitude collaborationniste de la vaste majorité des juristes français au régime de Vichy38. L’auteure écrit ainsi que : « Lorsqu'on relit aujourd'hui la littérature juridique de l'époque sur ces questions, l'absence de toute trace d'antisémitisme virulent contraste avec ce qui pouvait s'écrire et se dire par ailleurs dans la presse ou les discours officiels. Mais une certaine façon d'aborder les problèmes montre que les juristes, comme l'ensemble de la société, s'étaient mis "à agir et à penser selon une logique antijuive". Il y a quelque chose d'irréel, de surréaliste, et presque de comique, dans cette façon d'éplucher les textes, de les confronter, de les interpréter en vue de déterminer dans quels cas le "métis juif" doit être considéré comme "aryen" ou au contraire comme "juif", en appliquant la même démarche intellectuelle que lorsqu'on s'interroge sur le critère de l'ouvrage public ou sur l'appartenance d'un bien au domaine public. Tout cela prêterait à rire si on ne savait que, derrière ces élucubrations, c'est le sort – et, à terme, la vie et la mort – de milliers de personnes qui se jouait. Car la banalisation du droit antisémite n'était pas innocente : en participant, par leurs commentaires "neutres et objectifs", à cette banalisation, les juristes ont contribué à la légitimation de l'antisémitisme d'État et ont rendu plus aisé l'accomplissement de ses objectifs, dans la mesure où ceux-ci avaient précisément besoin du droit pour se réaliser. [...] Précisons qu'il ne s'agit pas, ici, de faire le procès du positivisme en général, mais de montrer comment des juristes, enfermés dans une vision strictement positiviste des problèmes, ont cru qu'on pouvait parler innocemment, dès lors qu'on en parlait de façon "neutre et objective", de choses aussi peu innocentes que les lois raciales de Vichy. Le positivisme rejette catégoriquement toute référence à un prétendu droit naturel et refuse corrélativement de subordonner la validité d'un ordre juridique à un jugement porté sur sa valeur morale. Du point de vue méthodologique, il conçoit la science du droit comme une science empirique et non normative, qui doit se borner à la connaissance descriptive ou explicative de son objet – le droit effectivement en vigueur dans un pays donné et à une époque donnée – en s'abstenant de tout jugement éthique. Dans l'ensemble, la doctrine sous Vichy est restée fidèle à ces deux principes. La plupart des juristes ont considéré que l'ordre juridique issu de la "Révolution nationale" était un ordre juridique valide, et que le droit antisémite, en particulier, dès lors qu'il était effectivement en vigueur, pouvait et devait être étudié avec les mêmes concepts et la même technique que d'autres branches plus "classiques" du droit. Ils se sont par ailleurs efforcés au maximum d'éviter de porter 35 H. L. A. HART, ibid., p. 620. 36 M. KOSKENNIEMI, “By Their Acts You Shall Know Them … (and Not by Their Legal Theories)”, European Journal of International Law, Vol. 15, No. 4, 2004, pp. 839-851. 37 Voy. R. DWORKIN, L’empire du droit, trad. E. SOUBRENIE, Paris, PUF, 1994 (éd. orig. 1986) ; R. DWORKIN, “Thirty Years On” (2002) 115 Harv. L. Rev. 1655 ; A. BAILLEUX, « Actualité du "combat des chefs" dans la littérature anglo- saxonne », Revue interdisciplinaire d'études juridiques, vol. 59, n° 2, 2007, pp. 173-220. 38 Voy. notamment D. LOCHAK, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Les usages sociaux du droit, Paris, PUF, 1989, pp. 252-285 ; D. LOCHAK, « Écrire, se taire... Réflexions sur l'attitude de la doctrine française », in Le droit antisémite de Vichy, Le genre humain, n° 30-31,1996/1-2, pp. 432-462. 13 des jugements de valeur – positifs ou négatifs – sur les textes qu'ils commentaient, même si l'on peut relever, ici ou là, un signe discret d'approbation, ou plus rarement de désapprobation consciente ou inconsciente. [...] Il ne faut pas non plus sous-estimer l'effet d'accoutumance qui vient se greffer sur l'effet de naturalisation et contribue à faire reconnaître comme légitime la politique antisémite. Car l'utilisation, même "savante", de la terminologie antisémite et le maniement – fût-il subtil – des concepts racistes ne sont pas innocents : on s'habitue d'abord aux mots, puis aux représentations qu'ils véhiculent, et on finit par trouver normales les situations qu'ils proposent d'instaurer. D'autant qu'il existe un pouvoir propre des mots, qui définissent le champ de possibilité des discours et des actions, et au-delà leur acceptabilité. C'est par le biais et par le pouvoir des mots, qui permettent de nommer les choses, que l'inconcevable devient concevable, que l'inacceptable devient acceptable, et finit parfois par se concrétiser : telle l'extermination des Juifs, que l'expression "solution finale" a fait entrer dans le champ du dicible, donc du possible, puis de l'acceptable. Ainsi la doctrine, dès lors qu'elle acceptait de suivre le législateur sur son terrain et de raisonner avec les concepts et à l'intérieur du cadre logique définis par lui, entérinait par là-même, quels que fussent par ailleurs ses sentiments profonds, la désignation des Juifs comme catégorie à part et leur exclusion de la société française. Elle a donc facilité à sa façon la mise en œuvre de la politique antisémite de Vichy et l'acceptation des persécutions à venir. Car, même s'il n'y avait pas de commune mesure entre l'anéantissement physique des Juifs et les premières persécutions juridiques, même si l'on ne peut raisonnablement affirmer qu'Auschwitz était déjà tout entier contenu dans les lois raciales de Vichy, il est non moins vrai que la définition du Juif, qui a suscité tant d'intérêt de la part de la doctrine, et les mesures d'exclusion prises dès 1940, ont constitué les premières étapes d'un processus d'ensemble et le préalable nécessaire de l'entreprise ultérieure d'extermination »39. C’est cette mécanique positiviste qui pousse par exemple l’auteur d’une thèse sur la Qualité des Juifs, publiée en 1942, à introduire son ouvrage en soulignant qu’il ne faut faire « que du droit à l’exception de toute autre considération »40. Les juristes du Conseil d’État français ont appliqué au droit antisémite leurs opérations intellectuelles usuelles de classification, de distinction, de conceptualisation41. Dans ces cas, « sous couvert d'objectivité et de neutralité, le juriste positiviste qui prétend se cantonner dans un rôle de technicien du droit et évacuer tout jugement critique ne participe-t-il pas à la sacralisation du droit posé et à la légitimation des règles en vigueur ? »42 On se souvient des mots prémonitoires de Henri Dupeyroux, en 1938, décrivant le positivisme juridique comme « le refuge le plus commode pour assister à tout le spectacle sans rien risquer » : « [l]a règle, rien que la règle, rien que le commentaire de la règle ! Que sombrent les régimes politiques, qu’une dictature emporte le parlementarisme ou que la loi de la majorité se substitue à la volonté d’un seul [...], le positiviste juridique commente toujours, en principe avec une impassible tranquillité, parfois aussi avec le plus contagieux enthousiasme, la volonté changeante des maîtres du jour »43. Cette idée se retrouve sous la plume d’autres auteurs, dont notamment Olivier Jouanjan, dans son ouvrage Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi44. 39 D. LOCHAK, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », op. cit., pp. 252-285. 40 Voy. la thèse de André BROC, La Qualité de juif, une notion juridique nouvelle (thèse pour le doctorat en droit soutenue le 15 décembre 1942), Paris, PUF, 1943, citée par D. LOCHAK, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », op. cit., p. 252. 41 Voy. notamment J. MARCOU, « Le Conseil d’État : juge administratif sous Vichy », Le genre humain), n° 28, 1994/1, pp. 83-96. 42 D. LOCHAK, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », op. cit., p. 254. 43 Cité dans D. LOCHAK, « La profession d’universitaire face à la question de l’engagement », Droit social, Librairie technique et économique, 2006. p. 3. 44 O. JOUANJAN, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, Paris, PUF, 2017. En Belgique, « la faillite démocratique de l’élite politico-administrative, la prise de pouvoir effective de collaborateurs politiques et le triomphe de l’idéal technocratique génèrent un climat politique général qui peut être qualifié de xénophobe, voire d’antisémite »45. Le « projet belge de l’Ordre nouveau », « triomphe de l’idéal technocratique belge », attire de nombreux jeunes fonctionnaires, dont de nombreux juristes. Ces derniers considèrent « l’occupation comme une occasion d’appliquer des méthodes modernes de gestion administrative et socio-économique. Pour ces fonctionnaires technocrates, il s’agit d’une opération administrative "neutre" »46. Il est remarquable de constater que Kelsen lui-même était conscient des risques d’une approche purement positiviste de certaines règles juridiques dans certains contextes. Dans sa préface de la Théorie pure du Droit, datant de 1934, il écrit : « Dès les débuts de cette entreprise, j’ai eu ce but présent à l’esprit : élever la science du droit, la "jurisprudence", qui – de façon ouverte ou de façon dissimulée – se perdait presque complètement dans le raisonnement de politique juridique, au niveau et rang d’une véritable science, l’une d’entre les sciences morales. Il s’agissait pour cela de développer les tendances qui s’y rencontraient à poursuivre comme objectif uniquement la connaissance du droit, à l’exclusion de son information et de rapprocher les résultats de cette œuvre de connaissance de l’idéal de toute sciences, l’objectivité et l’exactitude »47. « Bref, il n’est aucune tendance politique dont on n’ait soupçonné la Théorie pure du droit. Cela prouve mieux qu’elle ne pourrait le faire elle-même, qu’elle est bien une théorie "pure". Ce postulat méthodologique – la "pureté" – ne saurait être sérieusement mis en question, si l’on admet qu’il doit exister quelque chose de tel qu’une science du droit. Le seul point sur lequel on pourrait éprouver des doutes, ce serait celui de savoir dans quelle mesure il est en fait réalisable. On ne peut, à cet égard, méconnaître qu’il existe sur ce point une différence très sensible entre les sciences de la nature et les sciences sociales. [...] Si les sciences de la nature sont parvenues, somme toute, à se rendre indépendantes de la politique, c’est parce que cette victoire satisfait un intérêt social encore plus important, celui du progrès de la technique, que seule la liberté de la recherche scientifique pouvait garantir. [...] En raison notamment de leur faible avancement, les sciences sociales ne disposent pas encore de cette force sociale qui pourrait agir à l’encontre de l’intérêt prépondérant qu’ont aussi bien les détenteurs de pouvoir que ceux qui s’efforcent de le conquérir, à une théorie complaisante à leurs désirs, c’est-à-dire aux idéologies sociales. [...] L’idéal d’une science objective du droit et de l’État n’aurait des chances de se voir généralement accepté que dans une période d’équilibre social. Aussi rien en paraît-il aujourd’hui plus inactuel qu’une théorie du droit désireuse de sauvegarder sa "pureté" »48. On notera que certaines études récentes remettent en question la possibilité d’une explication du comportement de certains juristes par les théories du droit auxquelles ils adhéraient 49. Ainsi, Martti 45 R. VAN DOORSLAER (dir.), E. DEBRUYNE, F. SEBERECHTS, N. WOUTERS (collab. L. SAERENS), La Belgique docile – Les autorités belges et la persécution des Juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, Rapport final d’une étude effectuée par le Centre d’Études et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines pour le compte du Gouvernement fédéral et à la demande du Sénat de Belgique, 2004-2007, p. 304. 46 R. VAN DOORSLAER (dir.), E. DEBRUYNE, F. SEBERECHTS, N. WOUTERS (collab. L. SAERENS), ibid., p. 304. 47 H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, préface, p. VII. 48 H. KELSEN, Théorie pure du droit, op. cit., p. 10, nous soulignons. 49 Voy. les études rassemblées dans C. JOERGES AND N. SINGH GHALEIGH, Darker Legacies of Law in Europe The Shadow of National Socialism and Fascism over Europe and its Legal Traditions, op. cit. 15 Koskenniemi devise-t-il : « By Their Acts You Shall Know Them … And not by Their Legal Theories »50. A l’autre bout du spectre, on retrouve les auteurs inspirés par le jusnaturalisme. Comme le remarque Antoine Bailleux, dans les écrits des auteurs inspirés par le jusnaturalisme, « ][l]a frontière entre l’être et le devoir-être s’efface ici très largement, à rebours du point de vue positiviste. La veine est féconde mais elle pose néanmoins question, tant d’un point de vue démocratique51 que sur le plan stratégique ». Par ailleurs, on observera, toujours avec Antoine Bailleux, « que le positivisme juridique et le iusnaturalisme ont en commun de refuser toute connotation politique à leur positionnement. Mais là où pour le premier, le droit intervient en aval de la délibération démocratique, il précède et encadre cette délibération dans le second. Cette différence de préséance dans l’articulation des rapports entre droit et politique a un impact immédiat sur le rôle du juriste dans la promotion des valeurs censées gouverner la cité »52. Nous tâcherons, dans le cadre du cours, de garder à l’esprit cette question des rapports entre droit et politique pour considérer le rôle du juriste. 6. L’approche méthodologique du cours. Vu ces différentes interrogations sur la pertinence d’une démarche positiviste et de la démarche jusnaturaliste, et vu également la place particulière des droits et libertés dans les théories de la démocratie et du constitutionnalisme moderne, comment aborder la matière des droits et libertés ? Nous prenons le pari d’envisager notre objet, les droits et libertés, en mettant différentes « lunettes », en l’abordant à partir de postulats méthodologiques différents, en partant de points de vue différents, tantôt interne, tantôt externe, pour ouvrir les étudiants à différentes perspectives. Notre objectif est d’ouvrir à la multiplicité des méthodes de la science du droit plutôt que de choisir une méthode et de s’y limiter strictement. Comme le rappelle Duncan Kennedy, « understanding law as a phenomenon too large and messy and complex to be fully grasped within any one theoretical frame »53: nous essayerons ici d’éclairer avec différentes lanternes un phénomène complexe. Avant de préciser notre approche méthodologique, on soulignera d’abord que l’expression « positivisme juridique » n’est pas univoque. Suivant Véronique Champeil-Desplats, on peut – au moins – distinguer trois variables du positivisme juridique. La première est « une idéologie du droit qui commande de lui obéir. Il s’oppose alors au jusnaturalisme en tant qu’idéologie du droit concurrente, qui commande d’obéir au droit uniquement s’il est juste ». L’approche positiviste, entendue dans ce sens, justifie les droits « s’ils sont intégrés dans l’ordre juridique » et les déconsidère s’ils y sont absents54. Le positivisme peut être ensuite considéré comme une « théorie du droit moderne qui confère à l’État le monopole de la production normative et qui conçoit le droit comme "l’expression de volontés humaines" ». Dans cette perspective, « [l]a validité des normes juridiques ne dépend alors pas de leur conformité à la morale ou à un ordre naturel mais, in fine, de la volonté du souverain. Dans ce cadre, les droits et libertés ne sont considérés comme du droit que s’ils sont 50 M. KOSKENNIEMI, “By Their Acts You Shall Know Them … And not by Their Legal Theories”, EJIL 2004, vol. 15, n° 4, pp. 839-851. 51 Sur la dimension épistocratique de type de discours, cf. A. VIALA, « L’écologie politique au risque de l’épistocratie. Une lecture de la crise des "gilets jaunes" », in A. BAILLEUX (dir.), Le droit en transition. Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, op. cit., p. 463-479. 52 A. BAILLEUX, « Penser en juriste la prospérité sans croissance. Les promesses du droit en transition ». in V. COQ, M. CHAMBON, H. DEVILLERS (dir.), Le paradigme de la croissance en droit public, Paris, Lexis Nexis, 2022. 53 D. KENNEDY, “Thirty Years later”, in the Rise and Fall of Classical Legal Thought, Beard Books, 2006, p. XIV, disponible sur: http://duncankennedy.net/documents/r&f_clt/Preface_Thirty %20Years %20Later.pdf 54 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 20. énoncés par les autorités normatives de l’État. À défaut, ils ne sont que des prétentions morales »55. Cette approche pose le problème de l’appréhension des fameux « principes » pourtant tellement importants en matière de droits et libertés. Elle engendre également une difficulté à aborder la place du droit non écrit. Troisièmement, le positivisme peut être une « conception de la science et de la connaissance juridique ». Entendu dans ce sens, le positivisme prétend décrire le droit et « adopter une attitude axiologiquement neutre dans le travail scientifique ». La démarche positiviste repose alors sur « une distinction entre la description et l’explication du droit, d’un côté, et la prescription, l’évaluation et l’expression de jugements de valeur, de l’autre. [...] Si les valeurs ne peuvent faire l’objet d’une connaissance objective, il reste pour autant possible du point de vue positiviste [...] de connaître les discours qui les mobilisent »56. Au-delà de la technique juridique, souvent maniée dans une approche positiviste (dans les 1er et deuxième sens), il existe des approches méthodologiques alternatives du phénomène des droits et libertés, au-delà du positivisme (entendu dans son premier et deuxième sens). Il est possible de varier ces approches, tant que l’on précise où l’on se situe méthodologiquement, que l’on peut identifier « d’où on parle ». Une approche alternative au positivisme, particulièrement intéressante pour l’étude des droits et libertés, est celle de Dworkin. Dworkin expose sa théorie du « droit comme interprétation » ou de l’interprétation constructive dans son ouvrage l’Empire du droit de 1986. En réaction aux théories positivistes de Hart, il estime que le raisonnement juridique pose trois questions : des questions de fait, les questions de droit et les questions de moralité et de fidélité. Selon les positivistes, il ne peut y avoir de désaccord sur ce qu'est la loi. Dworkin suggère que les positivistes souffrent d'un « dard sémantique » car ils supposent que tous les juristes utilisent les mêmes critères pour identifier ce qui relève du droit et ce qui n’en relève pas 57. Dworkin estime que, dans de nombreux cas, la question de savoir ce qu’est la loi est au centre du problème. Pour Dworkin, dès lors que le droit et la pratique juridique relèvent toujours de l’interprétation ; le projet positiviste est voué à l’échec58 parce qu’il suppose un objet stable et certain qui n’existe pas. Dworkin propose une théorie des droits à mi-chemin entre positivisme et droit naturel. Il voit le droit comme reposant sur certains grands principes, qui se rapportent à certains droits et libertés, que l’on doit incorporer dans l’analyse du droit. De manière plus générale, les tenants des approches « réalistes », mettent en avant l’importance de l’interprétation des règles de droit, toujours présente, à toutes les étapes du raisonnement du juriste. Ils attirent donc l’attention sur la diversité des interprétations, sur l’importance de cartographier ces différentes interprétations, d’identifier les bifurcations, de considérer les interprétations alternatives des règles etc. Une approche alternative au positivisme, proche de Dworkin, est enfin proposée par François Ost et Michel van de Kerchove à partir de l’observation du droit en réseau, qui se substituerait à la pyramide des positivistes. La validité, dans l’approche positiviste classique, est unilatérale (elle procède des normes formelles), hiérarchisée (modèle de la pyramide) et absolue. Le glissement vers 55 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 20. 56 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 21. Nous soulignons. 57 R. DWORKIN, L’Empire du droit, 1986, pp. 32-33. 58 Voy. A. BAILLEUX, « Hart vs. Dworkin » and its Progeny Actualité du « combat des chefs » dans la littérature anglo- saxonne », R.I.E.J., vol. 59, n° 2, 2007, p. 179. Malgré ses apparences d’objectivité, le point de vue défendu par le positivisme méthodologique se ramène à une interprétation parmi d’autres de ce qui constitue le droit : une interprétation qui essaie à sa manière de présenter le droit sous le meilleur jour possible et qui, comme les interprétations concurrentes, est pétrie de jugements de valeur. Dans la foulée, R. Dworkin invite les positivistes à assumer pleinement ce statut de théorie interprétative. Le positivisme est ainsi rebaptisé « conventionnalisme » et transformé en une théorie interprétative destinée à servir l’idéal des attentes protégées. Dworkin finira toutefois par rejeter ce positivisme reconverti, estimant qu’il propose une moins bonne interprétation de la pratique juridique que sa théorie du « droit intégrité ». 17 le réseau, si net dans la matière des droits et libertés, vient faire vaciller cette approche de la validité. Elle doit désormais être comprise comme plurielle : envisagée formellement (par rapport au droit positif de référence), de façon axiologique (en lien avec des systèmes éthiques et moraux non juridiquement formalisés) et au regard de son effectivité (efficacité sociale). Dans cette perspective, on peut distinguer plusieurs sphères de la validité : la légalité, la légitimité et l’effectivité. Ces « trois dimensions de la validité interagissent et [...] il est impossible de rendre compte du jeu de l’une d’entre elles sans prendre nécessairement en compte le jeu des deux autres ». La validité, dans cette perspective, est un phénomène pluriel, graduel59. Enfin, force est de constater que la plupart des acteurs du droit des droits et libertés n’endossent pas strictement les approches positivistes (entendues dans leurs première et deuxième acceptions). Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme, qui doit raisonner à partir d’un texte relativement bref datant de 1950, a développé une approche dynamique de la Convention, qu’elle perçoit comme un « instrument vivant ». Ainsi, par exemple, la Cour paraît s’écarter d’une approche strictement positiviste dans les sens n° 1 et n° 2 dans l’affaire Streletz et a. c. Allemagne lorsqu’elle tranche dans les termes suivants la question de savoir si une loi injuste pouvait être considérée comme étant du « droit » au sens de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme : « 85. […] eu égard à la place primordiale occupée par le droit à la vie dans tous les instruments internationaux relatifs à la protection des droits de l'homme […], dont la Convention elle-même, qui le garantit en son article 2, la Cour estime que l'interprétation stricte de la législation de la RDA par les juridictions allemandes en l'espèce était conforme à l'article 7 § 1 de la Convention. […] 87. La Cour considère qu'une pratique étatique telle que celle de la RDA relative à la surveillance de la frontière, qui méconnaît de manière flagrante les droits fondamentaux et surtout le droit à la vie, valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme au plan international, ne saurait être protégée par l'article 7 § 1 de la Convention. Cette pratique, qui a vidé de sa substance la législation sur laquelle elle était censée se fonder, et qui était imposée à tous les organes de l'État y compris ses organes judiciaires, ne saurait être qualifiée de « droit » au sens de l'article 7 de la Convention. 88. Ainsi la Cour estime que les requérants qui, en tant que dirigeants de la RDA, avaient créé l'apparence de légalité émanant de l'ordre juridique de la RDA, puis ont mis en place ou poursuivi une pratique méconnaissant de manière flagrante les principes mêmes de cet ordre, ne sauraient se prévaloir de la protection de l'article 7 § 1 de la Convention. Raisonner autrement serait méconnaître l'objet et 59 F. OST, M. DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau. Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Bruylant, p. 277. le but de cette disposition, qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, condamnations ou sanctions arbitraires »60. Dans le droit des droits et libertés, principalement jurisprudentiel, le raisonnement juridique n’est pas réductible à l’opération du juge, « bouche de la loi », identifiée nettement et simplement selon les critères positivistes (aux sens premier et second) ; il peut être mieux compris comme un jeu dans lequel les différents joueurs expérimentent, inventent, en respectant la contrainte de la motivation par référence aux règles du jeu. Le droit peut ainsi être appréhendé comme un ensemble de ressources interprétatives à disposition d’un certain nombre d’acteurs animés de différents intérêts. Au vu de ces considérations, dans le cadre de ce cours, nous privilégierons la démarche méthodologique suivante. D’une part, nous décrirons le droit constitutionnel des droits et libertés, de la manière la plus rigoureuse et précise possible. Nous développons une approche de théorie analytique pour mettre à jour les valeurs, les fondements revendiqués de ces droits et libertés, mobilisés dans les discours juridiques sur le droit, dans une approche de théorie analytique du droit. Cette approche est mobilisée pour envisager les fonctions des droits et libertés dans le système juridique, pour analyser la manière dont se construit l’interprétation des juges et dont fonctionnent les grands principes de la matière. Il est crucial, dans le déploiement de cette méthode positiviste au sens méthodologique, de ne pas confondre la description du droit, l’explication, l’entreprise de théorie générale, avec l’évaluation et des jugements de valeur personnels. D’autre part, l’explication critique du droit, se déroulera en adoptant un point de vue interne modérément ouvert. Premièrement, nous tâcherons de suivre une démarche honnête intellectuellement parlant, qui consiste à indiquer au lecteur lorsque plusieurs solutions sont plaidables en droit, et d’identifier les éléments qui ont pu conduire les acteurs du droit des droits et libertés à privilégier telle ou telle solution. Nous accorderons ainsi une grande attention à l’interprétation des règles, et tenterons d’expliquer ces règles d’un point de vue interne au droit. Dans une approche inspirée des Critical legal studies, nous tenterons également de mettre en lumière les bifurcations dans l’élaboration, l’interprétation et la pratique du droit, pour mieux l’expliquer. En revenant aux différents points de rupture, il s’agit de prendre conscience des trajectoires qui auraient pu être suivies, des alternatives qui n’ont pas été prises au sérieux. A différents endroits, nous entreprendrons donc un travail de « cartographie » - ou « mapping »- visant à identifier les différentes interprétations des règles juridiques, les différentes interprétations des principes, en prenant non seulement en compte les plus orthodoxes, les plus classiques, mais en intégrant également dans l’analyse toutes les interprétations possibles, c’est-à-dire également celles qui paraissent les plus hétérodoxes, les plus éloignées de la doctrine classique. Dans la foulée de ce travail, nous aborderons le développement d’interprétations nouvelles du droit, créatives, audacieuses, mais qui restent licites, admissibles « à droit constant ». Cette approche du droit, qui est loin d’être neuve, a été théorisée sous le nom de “deviationist doctrine”. Il s’agit précisément de développer des interprétations doctrinales qui s’écartent des interprétations majoritaires61. 60 Cour eur. D.H. (gde ch.), arrêt Streletz et a. c. Allemagne, 22 mars 2001. 61 “It is to say that, if any conceptual practice similar to what lawyers now call doctrine can be justified, the class of legitimate doctrinal activities must be sharply enlarged. The received style of doctrine must be redefined as an arbitrarily restricted subset of this larger class. We agree neither on whether this expanded or deviationist 19 Deuxièmement, nous développerons à certains égards des ouvertures limitées à des disciplines métajuridiques, pour expliquer d’un point de vue externe et pour évaluer certains aspects du régime juridique des droits et libertés. Nous rendrons compte de la littérature dans ces disciplines, en adoptant un point de vue externe, pour expliquer et évaluer les évolutions du droit des droits et libertés. Les ouvertures interdisciplinaires dans ce cours seront principalement les suivantes. - nous plongerons, dans le Chapitre III, les travaux d’historiens des droits et libertés pour tenter de dénouer les fils de leur histoire, et comprendre comment se sont forgées des notions aujourd’hui considérées comme étant soit problématiques soit en crise. Nous mobiliserons ces travaux dans l’identification des bifurcations et dans le travail de cartographie susmentionné. - nous prendrons en compte à la fois la théorie analytique du droit et la philosophie du droit pour qualifier et comprendre les idéaux qui animent le constitutionalisme moderne et la matière des droits et libertés, principalement inspirés du libéralisme politique. - nous prendrons parfois un certain recul, en explorant des approches critiques du droit des droits et libertés, approches qui mêlent l’histoire, la philosophie et la sociologie. Ces approches sont les approches marxiennes, féministes ou encore antiracistes, pour prendre en compte de manière précise le point de vue de certains titulaires des droits. Elles permettent une mise à jour, un dévoilement, des enjeux sociaux derrière des questions juridiques en matière de droits fondamentaux. A nouveau, ces approches seront mobilisées pour identifier les bifurcations et pour l’opération de cartographie précitée. - le raisonnement en matière de droits et libertés appelle parfois des ouvertures interdisciplinaires. Ainsi, les étapes de l’adéquation ou de la nécessité dans le test de proportionnalité nécessitent souvent d’intégrer l’apport d’autres disciplines. De la même manière, la mise en œuvre de la responsabilité par rapport aux violations des droits implique souvent de prendre en en compte d’autres disciplines (par exemple, elle implique de mobiliser des études d’imputabilité des émissions de gaz à effet de serre). 7. Le plan du cours et du syllabus est le suivant. Les deux premiers chapitres du cours sont consacrés à une approche théorique, historique des droits et libertés. Il s’agit de s’intéresser aux vocables utilisés (Chapitre I) pour désigner les droits et libertés et à leur histoire (Chapitre II). Les chapitres suivants sont consacrés aux garanties de ces droits (Chapitre III) et aux systèmes de contrôles juridictionnels belges (Chapitres IV et V) et européens et internationaux (Chapitre VI). Dans les chapitres suivants, il s’agit de développer une approche transversale du régime juridique des droits et libertés. L’objectif est ainsi de systématiser le raisonnement juridique dans cette matière. Ce raisonnement peut être découpé comme suit : doctrine can in fact be constructed nor on what exactly its methods and boundaries should be. But we know that only such an expansion could generate a conceptual practice that maintains the minimal characteristics of doctrine - the willingness to take the extant authoritative materials as starting points and the claim to normative authority - while avoiding the arbitrary juxtaposition of easy analogy and truncated theorizing that characterizes the most ambitious and coherent examples of legal analysis today” (R. UNGER, “The Critical Legal Studies Movement”, Harvard Law Review, 1983, 96(3), pp. 561–675). Dans un premier temps, il faut s’interroger sur le champ d’application des instruments mobilisés (nous étudions en particulier la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme) (Chapitre VII), c’est-à-dire leur portée territoriale, la définition des droits qu’ils proposent, l’identification des titulaires et des débiteurs. L’opération d’identification du champ d’application d’un droit ou d’une liberté implique l’identification des obligations positives et négatives induites des droits (Chapitre VIII). Ensuite, il s’agit d’analyser dans quelles conditions les limitations apportées aux droits sont valides. L’examen des limitations implique de mobiliser une analyse de la légalité des mesures (Chapitre IX) de leur proportionnalité (Chapitre X). Nous examinerons ensuite la question des suspensions aux droits (Chapitre XI). Après avoir établi les principes à partir desquels les acteurs du droit des droits et libertés raisonnent, nous nous penchons sur la question des principes d’interprétation des droits et libertés (Chapitre XII). Ensuite, nous analyserons les libertés publique et le droit à l’égalité et à la non discrimination, avant de clôturer le propos sur les enjeux contemporains des droits et libertés, en partant des critiques qui leur sont adressées. 21 CHAPITRE I – LA DIVERSITÉ DES VOCABLES DANS LA DÉSIGNATION DES « DROITS ET LIBERTÉS » Dans ce premier chapitre, il s’agit de s’interroger sur ce que cache la diversité terminologique dans ce champ. Les termes « droits de l’homme », « droits fondamentaux », « droits humains » désignent- ils les mêmes réalités ? Cette interrogation appelle à suivre une méthodologie qui s’inscrit dans la théorie analytique du droit. De manière très générale, les droits humains/ droits de l’homme peuvent être définis comme « les droits et facultés assurant la liberté et la dignité de la personne humaine et bénéficiant de garanties institutionnelles »62. Au plan philosophique, Philippe Gérard propose de les voir comme « un ensemble de droits qui appartiennent à tout individu en tant qu’être humain et qui s’imposent aux autorités publiques dans la mesure où celles-ci sont tenues, non seulement de les respecter, mais aussi d’en assurer la jouissance effective par des mesures adéquates »63. Cette première approche, étape nécessaire mais non suffisante dans le travail d’analyse des droits et libertés, renvoie à une série d’éléments constitutifs de tous les droits et libertés (des titulaires, un objet, des prérogatives, des obligations, des débiteurs, des garanties). Ces éléments sont communs à l’ensemble des vocables utilisés mais on remarque certaines variables dans différents éléments constitutifs. Certains paramètres sont ainsi configurés différemment dans certains discours, en fonction de certains usages. Dans ce chapitre, nous étudions ces variables ainsi que les enjeux conceptuels charriés par la variabilité terminologique, en exposant dans un premier temps les principales conclusions tirées par Véronique Champeil-Desplats au sujet de la qualification des droits et libertés64. Section I. La diversité terminologique Aux expressions classiques de « droits naturels », « droits de l’homme », « libertés publiques » et « droits publics subjectifs » ont succédé celles de « moral rights », « droits de la personne », « droits humains » et de « droits et libertés fondamentaux ». A. Les droits naturels L’utilisation du vocable « droits naturels » est l’une des plus anciennes. Elle est ambigüe, car elle peut renvoyer à deux conceptions très différentes de la nature. Dans une première acception, les droits naturels procèdent d’une « conception holiste » de la nature, qui fait primer la collectivité sur l’individu. Dans l’individualisme moderne, par contre, la nature accorde des droits intangibles à l’individu, qui priment le groupe65, et qui sont caractéristiques de l’humanité, antérieurs à l’État, supérieurs au droit positif, objets principaux du contrat social. Ces droits sont réputés impliquer principalement des obligations négatives66. 62 F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l’homme, 8e éd., Paris, P.U.F., 2006, p. 13. 63 P. GÉRARD, Philosophie des droits de l’homme, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2007, p. 17. 64 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., pp. 27-82. 65 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 30. 66 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 30. L’utilisation du vocable des « droits naturels » s’est raréfiée depuis le milieu du XIXe siècle. Cette expression a également profondément changé de signification : chargée d’une portée émancipatrice et libérale dans ses premiers usages, l’expression est désormais davantage utilisée dans des discours conservateurs, principalement d’ordre religieux67. B. Les droits de l’homme Historiquement, « les références aux droits de l’homme ont suivi les références aux droits naturels et ont longtemps coexisté avec celles-ci, les droits de l’homme étant considérés comme l’expression, dans l’état social, des droits dont les individus jouissent à l’état de nature »68. L’expression apparaît dans des écrits jusnaturalistes, avant de s’écarter de cet ancrage dans les théories du droit naturel. À suivre la célèbre théorie de Robert Alexy, l’expression « droits de l’homme » renvoie à cinq caractéristiques. Premièrement, ces droits sont réputés être universels, ils s’adressent à tous. Deuxièmement, ils sont « sélectifs », et ne protègent, à l’origine, que les aspects les plus « fondamentaux » de l’existence humaine. Troisièmement, ils seraient abstraits, généraux. Quatrièmement, ils expriment des valeurs morales, indépendantes de leur existence juridique. Cinquièmement, les droits de l’homme déploient une primauté au plan normatif : le droit positif doit s’y soumettre. Comme le souligne Véronique Champeil-Desplats, « si les usages de la notion de "droits de l’homme" ont [...] survécu à la dénaturalisation de leur fondement, il est depuis quelques décennies un autre défi auquel ils sont confrontés, à savoir les critiques de la référence à l’Homme »69. L’expression « droits de l’homme » est ainsi controversée. L’« Homme » de la Déclaration universelle serait un être masculin, blanc, bourgeois, hétérosexuel, citoyen. En conséquence, de nombreux mouvements féministes critiquent donc ce vocable, et ce depuis les déclarations d’Olympe de Gouge (Déclaration des droits de la femme et de la Citoyenne) et de Mary Wollstonecraft (Vindication of the Rights of Woman). Elles réfutent l’idée d’une universalisation de l’expression « Homme » par l’usage de la majuscule70. Force est de constater que l’expression « droits de l’homme » conserve un certain nombre de soutiens, particulièrement dans le monde intellectuel francophone71 (le passage des « rights of the men » aux « human rights » n’a pas suscité autant d’opposition dans la langue anglaise). En théorie politique et en histoire des droits et libertés, une controverse porte sur l’expression « droits de l’homme », son rapport avec la figure du « citoyen » et celle des « droits du citoyen ». On peut ainsi constater une recrudescence de l’usage du terme de « droits des Citoyens » ou de « droits de l’homme et du Citoyen », qui se construit dans une opposition avec la notion de « droits humains ». Dans le champ de la recherche en histoire des droits de l’homme, Samuel Moyn, dans son ouvrage The Last Utopia, décrit la rupture entre les « droits de l’homme » des origines, ancrés dans la promotion de la citoyenneté, et des droits humains démobilisants et dépolitisants, dont l’essor pourrait 67 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit.,., p. 32. 68 V. CHAMPEIL-DESPLATS, ibid., p. 32. 69 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit.,., p. 34. 70 Voy. notamment le changement de nom de la « Ligue des droits de l’homme » en « Ligue des droits humains » : Ligue des droits humains, De l’invisibilité à l’inclusivité, http://www.liguedh.be/wp- content/uploads/2018/12/Analyse_LDH_Changement_de_nom_avril_2018.pdf 71 Voy. notamment la défense de cette expression par D. LOCHAK, Les droits de l’homme, Paris, La Découverte, 2009, pp. 5-6. 23 être identifié dans les années 1970, selon Moyn. Ces derniers « droits humains » auraient supplanté les grandes idéologies politiques : ils représenteraient « la dernière utopie ». Ils procéderaient d’une représentation fantasmée du monde. Ces « droits humains » reposeraient sur une vision de l’histoire des droits et libertés qui serait faussement linéaire et hagiographique. Samuel Moyn insiste en ces termes sur la différence entre nos « droits humains » contemporains et les droits de l’homme des XVIIIe et XIXe siècles : « […] the "droits de l’homme" that powered early modern revolution and nineteenth-century politics need to be rigorously distinguished from the "human rights" coined in the 1940s that have grown so appealing in the last few decades. The one implied a politics of citizenship at home, the other a politics of suffering abroad. If the move from the one to the other involved a revolution in the meanings and practices, then it is wrong at the start to present the one as the source of the other72 ». Avec des perspectives et des objectifs radicalement différents, on voit fleurir dans l’arène politique les discours pointant les dérives des « droits humains » contre l’authenticité des « droits du citoyen ». Ces approches soulignant la rupture entre les « vrais droits de l’homme » et les droits humains ne manquent pas de susciter la réflexion, notamment chez les historiens des droits humains. Du point de vue de la théorie politique, Justine Lacroix n’hésite pas à pointer la contradiction de la pensée de Samuel Moyn avec l’universalité revendiquée par la Déclaration française de 1789 : « On peut, du point de vue de la pensée politique, s’interroger sur la ligne de démarcation rigide tracée par l’auteur entre les "droits humains" (terme qui ne s’est pas réellement imposé en français) et les "droits de l’homme". Moyn a sûrement raison de rappeler qu’il n’y a pas équivalence stricte entre les uns et les autres. De là à les considérer comme deux concepts distincts sans rapport entre eux, il y a un pas, trop allègrement franchi. Écrire que les droits de l’homme ne visaient qu’à la construction d’une citoyenneté à l’intérieur d’un État donné tandis que les droits humains concerneraient l’humanité par-delà les frontières nationales semble quelque peu expéditif. D’une part, la nouvelle "révolution des droits de l’homme" (ou droits humains) – dont Moyn démontre avec talent qu’elle n’est intervenue qu’à la fin des années 1970, voire au début des années 1980 – n’a pas eu pour objectif exclusif d’imposer une norme internationale aux actions des États. Elle a aussi contribué à définir nombre de luttes sociales – celles des femmes, des homosexuels, des consommateurs, des enfants… – en termes de "droits nouveaux" à conquérir au sein des États établis. En ce sens, elle a aussi contribué à une forme de réinvention de la citoyenneté "nationale" par une modification des frontières entre le public et le privé, entre l’universel et le particulier – comme l’ont montré, notamment, les travaux de Lefort, Rancière ou Balibar. Curieusement, Moyn ne semble envisager l’essor des droits humains que sous l’angle d’un devoir nouveau d’empathie vis-à-vis d’une humanité souffrante, et donc seulement du point de vue de leurs implications pour nos pratiques transnationales. Inversément, peut-on limiter la portée des "droits de l’homme" proclamés à la fin du XVIIIe siècle à la seule volonté d’établir un État souverain ? Le fait qu’ils aient été compris et qu’ils se soient incarnés au sein d’un espace clos n’enlève rien au fait qu’ils visaient aussi à fixer des limites au pouvoir de l’État ainsi établi. En ce sens, le cœur individualiste des droits de l’homme faisait bien signe, au-delà parfois des intentions de ses promoteurs, à une forme de transcendance de leur communauté d’origine. Les premiers critiques des Déclarations des droits ne s’y sont d’ailleurs pas trompés quand – de Joseph de Maistre à Carl Schmitt – ils ont reproché aux droits de l’homme d’abolir toute frontière entre guerre étrangère et guerre civile en raison du risque de voir le "parti des droits de l’homme" s’identifier inéluctablement au "parti du genre humain". Autrement dit, si l’ouvrage de Moyn a l’immense mérite d’éviter le piège "d’inventer des traditions" aux droits humains et de rappeler le caractère fragile et contingent de leur récent triomphe rhétorique, le souci d’éviter 72 S. MOYN, The Last Utopia. Human Rights in History, Cambridge, Harvard University Press, 2010, pp. 12-13. l’anachronisme le conduit parfois à balayer d’un revers de la main des filiations qui ne sont sans doute pas que sémantiques »73. C. Les libertés publiques Cette expression est utilisée dans de nombreux textes constitutionnels. Elle émerge en France « dans un mouvement d’association des idées républicaines et d’une philosophie libérale ». Elle est traduite en droit positif dans une série de garanties reconnues à l’administré face à l’administration. Les libertés « publiques » sont considérées comme celles qui se réalisent de manière « collective ou sociale » : liberté d’association, de réunion, d’enseignement, de la presse etc. Elles sont considérées comme impliquant principalement une obligation d’abstention de la part des autorités publiques, ce qui ne manque pas d’alimenter une critique d’un certain nombre d’auteurs, considérant l’expression comme étant trop restrictive. Ainsi, Léon Duguit appelle-t-il de ses vœux, déjà au début du XXe siècle, un élargissement de cette notion74. Un point saillant de ces « libertés publiques » en droit public français est « leur rapport privilégié à la loi et, plus généralement, leur lien au droit positif »75. On retrouve cette caractéristique en droit belge. Les libertés publiques seront surtout aménagées et protégées, par des régimes légaux (notamment dans les différentes lois de police). L’expression survivra néanmoins au passage d’un régime légal vers un régime constitutionnel de protection des droits et libertés. Elle a cependant tendance à s’éclipser ces dernières décennies au profit de la notion de « droits et libertés fondamentaux » ou « droits humains ». D. Les droits publics subjectifs Ces droits procèdent principalement de la construction théorique de Jellinek. Ce dernier, dans son travail L’État moderne et son droit, entendait prolonger la réflexion sur les droits subjectifs et sur le statut des individus en droit privé, dans le droit public. Dans leur relation à l’État, les individus sont considérés comme « membres de la communautés », tout autant « objets de la puissance publique » que « sujets du rapport de droit public »76. Ces droits postulent une autolimitation de la puissance de l’État. Au-delà du cercle des travaux théoriques, cette terminologie est peu à peu tombée en désuétude. E. Les « moral rights » Cette expression est principalement d’usage dans le monde anglo-saxon. Elle s’est développée suite à la controverse entre Hart et Fuller sur la question de l’existence d’un droit nazi (voyez 73 Voy. J. LACROIX, « Des droits de l’homme aux droits humains ? À propos de S. Moyn, The Last Utopia : Human Rights in History, Harvard », La vie des idées, octobre 2010, https://laviedesidees.fr/Des-droits-de-l-homme-aux-droits.html. Voy. également J. LACROIX, J.-Y. PRANCHÈRE, « Des droits de l’homme aux droits humains ? Deux remarques critiques sur The Last Utopia / From the Rights of Man to Human Rights ? Two Critical Remarks on The Last Utopia », Journal européen des droits de l’homme-European Journal of Human Rights, n° 2, 2016, pp. 179-196. 74 L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, t. 5, Les libertés publiques, Paris, E. de Boccard,1926, 2e éd., p. 2. 75 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., pp. 38-39. 76 G. JELLINEK, L’État moderne et son droit – Deuxième partie : Théorie juridique de l’État, Paris, M. Giard & É. Brière, 1913, pp. 49-50. 25 Introduction). Dans cette controverse, Fuller estime qu’il existe des principes, des droits, des devoirs d’ordre moral s’imposant aux individus et disqualifiant des règles injustes. Si Hart considère que le droit nazi reste du droit, il identifie cependant une « obligation morale » de ne pas obéir au droit injuste77. Cette théorie se retrouve dans l’analyse dworkinienne du droit, dans les fameux « principes » qui forment le sous-bassement du droit positif en vigueur78. F. Les droits de la personne L’expression « droits de la personne » est promue dans la doctrine de l’Église catholique (dès lors qu’elle permet de promouvoir une conception large du sujet de droit). Elle est aussi promue chez un certain nombre de féministes, sur la base, on s’en doute, de postulats tous différents, et avec d’autres objectifs. Il s’agit alors de se démarquer de la logique masculine des « droits de l’homme », en préférant l’usage du mot « personne ».79 G. Les droits humains C’est cette préoccupation d’universalisation qui préside à l’engouement autour de la notion de « droits humains ». Cette expression est très répandue dans le monde anglo-saxon, depuis le choix posé en faveur de l’expression Universal Declaration of Human Hights au détriment de l’expression Universal Declaration of the rights of the Men. Elle fait l’objet de davantage de réticences dans le monde francophone80. H. Les droits et libertés fondamentaux L’expression « droits et libertés fondamentaux » va se diffuser principalement à partir de l’ordre juridique allemand, tel qu’il est reconstruit, refondé et reconceptualisé après la Seconde Guerre mondiale81. Ces droits combinent approche formelle et matérielle des droits et libertés. Ils déploient ainsi une double dimension. Premièrement, les droits et libertés fondamentaux expriment des valeurs objectives et fondatrices de l’ordre juridique. Ils déploient une importante dimension axiologique, que revendiquent d’ailleurs les textes eux-mêmes82. Ces valeurs et principes, considérés comme étant supérieurs, sont appelés à se diffuser dans tout l’ordre juridique, dès lors qu’ils sont réputés se situer au fondement de l’ordre juridique. Ces droits se situent à l’intersection entre différentes approches de la réalité sociale. Pour 77 H. L. A HART, “Positivism and the Separation of Law and Morals”, Harvard Law Review, Vol. 71, No. 4 (Feb., 1958), pp. 593-629 ; Lon L FULLER, “Positivism and Fidelity to Law – A Reply to Professor Hart”, (1958) 71 Harvard Law Review 630. 78 Voy. R. DWORKIN, L’Empire du droit, Paris, PUF, 1994. 79 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., pp. 43-44. 80 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., pp. 44-46. L’auteure cite notamment Cons. Constit., 23 mars 2017, n° 2017-750 DC. 81 Voy. notamment sur cette conception : D. CAPITANT, Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, Paris, L.G.D.J., 2001 ; O. JOUANJAN, « La théorie allemande des droits fondamentaux », A.J.D.A, 1998, pp. 44 et s. 82 V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 48. C’est pour cette raison qu’une approche dite de « positivisme inclusif » est intéressante pour approcher la question des droits et libertés fondamentaux (voy. introduction). beaucoup d’auteurs, la fondamentalité des droits et libertés est antérieure à cette consécration formelle, elle découle de leur dimension axiologique. Deuxièmement, les droits fondamentaux cumulent une dimension verticale et horizontale : ils s’appliquent à la fois dans les rapports avec la puissance publique et dans les relations entre particuliers, dans le droit privé83. Troisièmement, ces droits et libertés sont garantis dans un texte constitutionnel fondateur, qui les dote de mécanismes de protection spécifiques. Ils déploient ainsi une dimension formelle, normative, et un certain nombre de garanties juridictionnelles84. Section II. Enjeux des usages terminologiques L’us