Syllabus Complet Philo 2024-2025 PDF
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2024
Jean-Yves Pranchère
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This syllabus provides an introduction to philosophy, exploring its connections to social sciences and politics. It covers various philosophical views and their interpretations. The syllabus also presents a detailed table of contents and bibliography.
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Introduction à la philosophie dans ses rapports aux sciences sociales et politiques [PHIL-D-101] Cours de Jean-Yves Pranchère 2024-2025 2...
Introduction à la philosophie dans ses rapports aux sciences sociales et politiques [PHIL-D-101] Cours de Jean-Yves Pranchère 2024-2025 2 Sommaire Bibliographie Mode d’emploi I. Cours Première partie : La philosophie entre sens commun, science et critique Deuxième partie : La question de la pratique Conclusion : sagesse ou émancipation ? II. Lectures complémentaires Les débuts politiques de la philosophie en Grèce ancienne. Science moderne et philosophie. III. Extraits choisis de philosophes I. Philosophie et politique en Grèce ancienne II. Sagesse et science de Platon à Descartes et Hobbes III. La philosophie de Kant et son héritage (Popper, Bourdieu, Foucault) IV. Faits et valeurs : science de la société et philosophie morale — Émile Durkheim, « Détermination du fait moral » (extraits) — Max Weber, La science comme profession et vocation (extraits) V. Remplacement de l’idéal de sagesse par celui d’autonomie ou d’émancipation ? (Heidegger, Marx, Castoriadis, Foucault, Arendt) 3 Petite bibliographie Textes de grands philosophes : Platon, Apologie de Socrate — Gorgias — République. Aristote, Ethique à Nicomaque (GF-Flammarion). Spinoza, Traité théologico-politique. Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? — Théorie et pratique — Projet de paix perpétuelle — Fondements de la métaphysique des mœurs. À ces auteurs classiques, on peut ajouter des textes clairs d’auteurs importants du XXe siècle : — Des introductions à la philosophie : Karl Jaspers, Introduction à la philosophie. Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie — Des ouvrages de philosophie des sciences : Bertrand Russell, Science et religion. Karl Popper, Conjectures et réfutations. — La connaissance objective — Des textes philosophiques de grands auteurs des sciences sociales : Emile Durkheim, Sociologie et philosophie. Max Weber, Le Savant et le politique. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes. Introductions et panoramas de la philosophie morale et politique : Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale. Ruwen Ogien, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine. Raymond Aron, Introduction à la philosophie politique. Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? François Châtelet, Une histoire de la raison. Raymond Aron, Les Etapes de la pensée sociologique. Catherine Audard, Qu'est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société. Un siècle de philosophie 1900-2000, Folio. Notions de philosophie (3 volumes, sous la direction de D. Kambouchner), Folio. Quelques ouvrages stimulants de la philosophie politique depuis 1950 : Léo Strauss, Nihilisme et politique. — Qu'est-ce que la philosophie politique ? Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne. — Considérations morales. — La liberté d’être libre. John Rawls, Théorie de la justice. — Libéralisme politique. Claude Lefort, Essais sur le politique. — La Complication. Michel Foucault, Surveiller et punir. — Histoire de la sexualité. Cornélius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société. Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie. 4 Mode d’emploi Ce syllabus est conçu comme un instrument de travail devant permettre à la fois la révision du cours en vue de l’examen et l’approfondissement de la matière étudiée. Ces deux aspects ne sont pas dissociables : ce n’est qu’en approfondissant, en entrant dans les détails et en acquérant les « connaissances d’arrière-plan » qu’on devient capable de maîtriser une matière de façon à pouvoir la résumer dans des vues synthétiques. C’est pourquoi tout le contenu du syllabus doit être lu. Il ne s’agit pas « d’apprendre par cœur », mais de suivre plusieurs itinéraires à travers un même espace, de se familiariser avec la philosophie politique et sociale comme on se familiarise avec une ville. Le cours prononcé, accompagné par des slides déposés sur le site de l’Université virtuelle, est un premier chemin. La version écrite du cours, proposée ici, est un deuxième chemin. Cette version écrite résume certains aspects du cours, qu’elle reprend sous une forme moins orale, en donnant moins d’exemples. Elle développe et détaille longuement d’autres aspects que le cours oral n’a pas eu le temps d’aborder. Certains passages qui n’ont pas été traités en cours (« Métaphysique platonicienne, cosmologie antique et révolution scientifique moderne », la section « philosophie théorique » du chapitre sur Kant, la présentation de l’héritage du kantisme dans la pensée du XXe siècle) ne feront pas l’objet de questions directes à l’examen. Ils doivent cependant être lus, car ils permettent de mieux comprendre ce qui est dit de certains auteurs (Platon, Descartes, Bourdieu ou Foucault, par exemple) dans les autres parties du cours. D’autres passages, qui n’ont été que survolés en cours (« La naissance conjointe de la philosophie et de la démocratie », « Trois conceptions de la sagesse ») doivent être pleinement assimilés et peuvent faire l’objet de questions d’examen. Le choix de textes qui accompagne le cours et forme la deuxième partie de ce syllabus constitue en un sens un troisième chemin. La lecture de ces textes est nécessaire mais ceux-ci ne sont pas une matière directe d’examen. Ils sont destinés à permettre l’approfondissement et l’appropriation personnelle de la matière en fournissant des sources de première main (textes originaux des philosophes). Il se peut que certains de ces textes semblent difficiles ou contiennent des parties qui paraissent obscures : ce n’est pas grave. Tout travail de compréhension suppose que l’on prenne également la mesure de ce qu’on ne comprend pas encore. La lecture des textes ne doit pas déboucher sur une maîtrise parfaite, mais offrir un premier contact (en espérant une possible curiosité et un désir d’en savoir plus sur certains auteurs) en même temps qu’une connaissance d’arrière-plan. 5 I. Cours 6 Plan du cours Première partie : La philosophie entre sens commun, science et critique Introduction : à quoi bon la philosophie ? L’objection souvent faite à la philosophie d’être « abstraite » et « inutile » ne voit pas que la philosophie est justement la discipline qui met en question la fausse concrétude de nos préjugés (qui sont des représentations abstraites) et qui pose la question du sens et des critères de « l’utilité ». Il est impossible d’esquiver les questions philosophiques qui naissent 1° dans la vie quotidienne et ses exigences de justice, 2° dans la relation aux religions, 3° dans la question de la nature et de l’étendue de l’autorité de la science. La philosophie pose la question des fondements de l’autorité — autorité des croyances socialement partagées, autorité des pouvoirs politiques et des hiérarchies sociales, autorité des Églises et des communautés prétendant détenir l’accès au salut, autorité de la science et de la raison. La philosophie a par là une signification politique, même lorsqu’elle se présente comme une simple « épistémologie », i.e. comme une théorie de la rationalité logique et scientifique. I. Philosophie, sens commun et sagesse 1. La philosophie comme prolongement du sens commun et du bon sens, entre religion et science D’une part, « tout le monde est philosophe », i.e. a des opinions philosophiques. D’autre part, il est nécessaire de ne pas laisser cette « philosophie spontanée » à l’état sauvage, c’est-à-dire à l’état d’une pensée irréfléchie et confuse. La philosophie « travaille » l’un par l’autre le « sens commun » (façon de sentir et de penser commune à une société) et le « bon sens » (forme spontanée de la raison). Elle élève le sens commun au sens de l’universel, et le bon sens à la rationalité critique. Il faut donc quitter la sphère des « opinions » pour s’élever à celle de la philosophie proprement dite : philosopher n’est pas seulement avoir des opinions philosophiques, c’est les soumettre à la critique en vue d’accéder à la vérité. Or, la vérité a d’autres prétendantes que la philosophie : elle est revendiquée par la religion et par la science. Il faut donc examiner la question de savoir si la science et la religion peuvent chacune prétendre détenir une vérité absolue. Or, si la valeur et l’irréversibilité des progrès de la connaissance scientifiques sont indéniables, elles ne donnent pour autant à la science le statut d’un savoir total et ultime. Quant à la religion, qui prétend révéler des vérités ultimes, elle ne peut proposer ces vérités que comme des objets de foi, et non comme des connaissances contraignantes pour la raison. La tâche de la philosophie est ainsi, non de dévaluer la science ou la religion (même si certains philosophes le font), mais de délimiter les prétentions légitimes de l’une et de l’autre. Cette délimitation a une signification politique. 2. Trois conceptions de la sagesse. En tant qu’elle critique les opinions et élucide les opinions, la philosophie consiste à se comprendre soi-même. Mais il semble alors que cette « compréhension de soi-même » aille très 7 au-delà d’une simple élaboration rationnelle du « sens commun » : elle doit indiquer aux êtres humains leur place dans le monde, les conditions d’une vie sensée et réussie, voire le sens de leur existence. Autrement dit, la philosophie, conformément au sens étymologique du mot — « amour de la sagesse » — vise, par la raison, à atteindre la sagesse. Cette conception de la philosophie est celle qui domine depuis les débuts de la philosophie en Grèce antique jusqu’aux grands systèmes métaphysiques des temps modernes (Descartes, Spinoza, Leibniz, Hegel). Durant toute cette période, la sagesse philosophique entretient des relations compliquées, tantôt conflictuelles et tantôt complices, avec les différentes religions qui proposent pour leur part un salut fondé dans l’obéissance et dans la foi. Sagesse rationnelle et foi qui sauve apparaissent tantôt comme complémentaires, voire identiques dans leur substance, et tantôt comme opposées, fondées sur des états d’esprit (critique pour l’une, dogmatique pour l’autre) incompatibles. La sagesse philosophique a été comprise, jusqu’au XIXe siècle, selon trois directions : A. La sagesse comme conscience de son ignorance et effort d’amélioration morale par la pratique de l’argumentation rationnelle (Socrate). B. La sagesse comme maîtrise de soi et mode de vie consistant à suivre la nature pour atteindre au bonheur (« changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde »). C. La sagesse comme savoir du Tout : compréhension de la place de l’homme dans le monde (Platon, Aristote), « connaissance de la vérité par ses premières causes » (Descartes), théorie des fondements de la science ou du système des sciences (Hegel). Ces trois définitions ont inspiré des philosophies grandioses mais ont fini par buter sur l’impossibilité d’unifier le savoir scientifique et la philosophie en un même système. La science moderne, inaugurée par Galilée, découvre une nature dépourvue de sens et de valeur, étrangère à la philosophie morale ; le « Tout » semble échapper à la connaissance certaine. En conséquence, la notion de « sagesse » devient douteuse : la notion d’une « place de l’être humain dans le monde » (ou d’une « finalité naturelle de l’humanité ») perd sa base ; la connaissance rationnelle que construit la philosophie peut donner la liberté, mais pas le bonheur ni la sérénité. 3. La philosophie comme auto-réflexion de la raison : Kant. Kant prend acte de cette situation nouvelle. Il rompt avec l’espoir d’une philosophie qui apporterait le bonheur tout en donnant la connaissance des « principes » du réel et du savoir scientifique. L’idéal de la sagesse tend à être remplacé par celui de l’autonomie et de l’émancipation. Kant définit la philosophie comme la « critique de la raison », c’est-à-dire l’activité qui détermine les conditions de validité de nos prétentions à la vérité théorique et pratique, qui soumet au « tribunal de la raison » les activités et les connaissances humaines, et qui réalise une évaluation par la raison même des limites de la raison. Elle obéit à trois maximes : « penser par soi-même », maxime de la « pensée sans préjugés » ; « penser en se mettant à la place de tout autre », maxime de la « pensée élargie » ; « toujours penser en accord avec soi-même », maxime de la « pensée conséquente ». Dans ces maximes, « soi-même » ne désigne pas la singularité individuelle, mais la capacité d’autonomie rationnelle : il faut distinguer l’individu, la personne et le sujet. Selon Kant, « le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que puis-je espérer ? » 8 À la première question, la « critique de la raison théorique » répond que je peux connaître les phénomènes mais non les choses en soi : la connaissance objective n’a pas besoin d’être une connaissance absolue. À la deuxième question, la « critique de la raison pratique » répond que je dois « agir selon la maxime qui peut en même temps s’ériger elle-même en loi universelle ». À la troisième question, la « critique de la faculté de juger » répond que je peux espérer le progrès indéfini de l’humanité vers un « royaume des fins ». Les thèses de Kant présentent dans leur détail de sérieuses difficultés et ont fait l’objet de nombreuses critiques, mais la plupart de ces critiques ne proposent pas de revenir en-deçà de Kant : elles entérinent la rupture introduite par Kant avec les conceptions classiques de la sagesse. C’est ainsi que même des auteurs qui semblent en rupture avec Kant (Michel Foucault, Pierre Bourdieu) ont pu revendiquer malgré tout une certaine continuité, pour ainsi dire « hétérodoxe », avec la pensée de Kant. Et de grands philosophes politiques récents (John Rawls, Jürgen Habermas, Paul Ricœur, Jean-Marc Ferry) ont pu mettre ces critiques elles- mêmes au service, non d’un abandon du kantisme, mais d’une reformulation affinée des intuitions kantiennes. II. La philosophie, un domaine sans unité ? L’histoire de la philosophie, surtout depuis qu’après Kant elle s’est ramifiée en écoles et en pratiques radicalement diverses, peut donner l’impression que la philosophie n’a pas d’unité interne. 1. La philosophie comme « champ de bataille ». En effet, les philosophes sont en désaccord : — sur les thèses qu’ils défendent, — sur les méthodes qu’ils utilisent, — sur les objets qu’ils se donnent. 2. Métaphysique et positivisme. Un des principaux clivages qui traverse la philosophie depuis Kant est celui de la pensée métaphysique (continuée entre autres dans la pensée « existentialiste ») et du positivisme, c’est-à-dire entre une conception de la philosophie comme une connaissance ayant ses objets propres et une conception de la philosophie comme étant une réflexion seconde sur les sciences. 3. Apprendre la philosophie ? Ces clivages qui traversent la philosophie ne lui retirent pas toute unité et n’en font pas le règne de l’arbitraire. La philosophie a précisément l’unité d’un champ de bataille, dont la configuration obéit à la logique des problématiques qui le constituent. III. Quels rapports entre philosophie et sciences politiques et sociales ? 1. Un différend entre philosophie et sociologie ? Historiquement, la sociologie sort de la philosophie, ce qui veut dire à fois qu’elle en hérite et qu’elle la quitte. La philosophie peut prendre la sociologie pour objet, mais la sociologie peut aussi prendre la philosophie pour objet : faut-il voir là une hostilité réciproque ou une complémentarité ? La sociologie peut-elle remplacer la philosophie et confiner celle-ci aux questions logiques et épistémologiques ? 9 2. Un embarras de la sociologie : faits et valeurs. Cette question se prolonge dans la question de la « neutralité axiologique » des sciences sociales et politiques. La sociologie doit-elle se garder de tout jugement de valeur, comme le pense Max Weber ? La connaissance du social contient-elle un principe immanent (strictement sociologique) d’évaluation, comme le pense Durkheim ? La sociologie a-t-elle en tant que connaissance une fonction critique, comme le pense Bourdieu ? 3. Éthique de la science et pensée politique. L’analyse par Max Weber des vocations professionnelles du savant et du politique donne à ces questions toute leur acuité et toute leur difficulté. Weber nie que la science puisse fonder une éthique et une politique, mais il insiste sur l’existence d’une éthique de la science. La tension qui traverse une telle position réactive la question de la philosophie politique et lui fait une place à côté des sciences sociales et politique : d’une part, la philosophie occupe la position d’une « théorie critique », seule capable d’élucider les notions de domination et d’émancipation, d’autre part elle a en charge la question de savoir comment la science politique peut s’articuler avec l’action politique, ou comment articuler le rationnel et le raisonnable. Deuxième partie : La question de la pratique La différence du rationnel et du raisonnable est un enjeu pour la philosophie pratique et politique. La politique est-elle la sagesse des limites ou l’action émancipatrice ? 1. Pratique et technique A. Certains philosophes s’effraient de l’absence de sens de la technique, qui se déploie comme un processus incontrôlé, qui n’a aucun but en dehors de lui-même, et détruit l’humanité de l’homme en même temps que la nature ; à en croire Heidegger, la dévastation de la planète serait le résultat de la « révolution métaphysique » d’où est sortie la science moderne, et la seule issue serait dans une nouvelle révolution philosophique qui nous enseignerait la préséance du monde sur l’homme, la renonciation à la maîtrise et l’humilité devant le mystère de l’Être. B. Face à un tel discours, un anthropologue comme Leroi-Gourhan, très inquiet devant l’impasse écologique où semble conduite le développement industriel qui épuise les ressources terrestres, objecte que les dangers de ce développement ne sont pas un « destin métaphysique » ou une conséquence de la rationalité scientifique, mais un effet du décalage, voire des contradictions, entre les progrès techniques et les hiérarchies sociales que ces progrès ne suppriment pas. C. Un problème philosophique surgit ici : la technique est-elle un développement « fatal », ou une réalité « neutre », ou une fonction du tout social ? — La thèse de Marx est célèbre (et indépendante de ses propres convictions politiques révolutionnaires) : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie 10 social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » La politique, le droit et l’idéologie ne seraient qu’une superstructure dépendante de l’infrastructure technique et économique. — À cette thèse, Castoriadis oppose qu’« aucun fait technique n’a un sens assignable s’il est isolé de la société où il se produit » ni ne détermine nécessairement les structures sociales. L’état des techniques et de l’économie impose ses contraintes à l’action humaine, mais il n’en fixe pas les buts : il ne dit pas ce que nous devons vouloir et dans quelle direction nous devons porter nos efforts de transformation. La question de la pratique à suivre n’est pas intégralement déterminée par le savoir scientifique. 2. Praxis et poièsis Que signifie « pratique » ? Aristote distingue la poièsis, action qui a son but en dehors d'elle-même, production d’un objet ou d’un état qui subsiste indépendamment d’elle, et la praxis, activité qui a son but en elle-même et ne vise pas un état extérieur à elle-même. À la praxis correspond la phronèsis, la prudence au sens large : le discernement, la capacité à comprendre une situation, à en estimer les chances et les risques, et à agir convenablement en fonction du possible et de l’impossible, ou encore l’intelligence pratique (la sagesse pratique). La phronésis se confond pour Aristote avec la politique. 3. Praxis et « theoria » L’idée aristotélicienne de la praxis a ceci d’étrange qu’elle fait de la pensée contemplative (la « théorie ») la plus haute praxis. Y a-t-il là, comme le pensait Marx, une illusion philosophique ? A. Supériorité de la « sagesse théorique » sur l’habileté politique ? Platon et Aristote affirment que l’excellence humaine consiste dans la pensée de l’éternel, et non dans l’action temporelle. B. Primat de la praxis comme transformation ? Production et autonomie. Kant affirme le primat de la raison pratique sur la raison théorique : la raison est l’effort de l’autonomie morale avant d’être la connaissance de ce qui est. Marx radicalise et historicise cette perspective en affirmant le primat de la transformation productive du monde. Mais peut- on penser l’autonomie à la lumière de la seule production ? L’autonomie n’est-elle pas d’abord l’épanouissement d’une liberté ? C. Une tension entre science sociale, philosophie et politique ? Toute la difficulté est de penser l’autonomie et la liberté politiques : car la politique est le domaine de la pluralité, c’est-à-dire des désaccords et des compromis. Hannah Arendt propose, comme Aristote, de distinguer l’action de la production, mais, contrairement à Aristote, elle met cette distinction au service d’une idée radicale de la démocratie comme liberté collective. La démocratie serait le lieu d’une liberté collective qui n’est pas « production », mais expérience de la pluralité humaine. Mais quel est le lien de cette liberté collective à la « phronésis » politique, qui est une forme de « sagesse » ? Et comment penser l’autonomie dans les conditions de la division et de la pluralité sociales ? N’y a-t-il pas une tension entre la « prudence » et l’émancipation ? 11 Première partie : La philosophie entre sens commun, science et critique Vue de loin, la philosophie est une discipline qui peut effrayer par son aspect « abstrait ». Elle est le cas étrange d’un savoir qui, tout en étant revêtu d’un vaste attirail de d’analyses conceptuelles minutieuses, d’élaborations théoriques ardues, de tentatives de réponses méthodiques ou systématiques à des problèmes fondamentaux ou complexes, n’est cependant pas une science. Contrairement à la science, en effet, le savoir philosophique est essentiellement contesté ou disputé. Il ne dispose ni de méthodes consensuelles, ni de moyens expérimentaux de valider les hypothèses et départager les théories en compétition, ni de résultats qu’on peut tenir, sinon pour définitifs, du moins pour irréversibles. Telle qu’elle s’illustre dans ce qu’on appelle les « sciences dures » (mathématiques, physique, chimie, biologie), la science connaît assurément des révolutions qui peuvent conduire à de profonds bouleversements de ses cadres théoriques. Mais ces révolutions scientifiques ne ramènent jamais le savoir scientifique à un état antérieur ; elles n’annulent jamais non plus le savoir acquis ; elles le reconfigurent, en rendant compte, par des théories plus puissantes, des forces et des faiblesses des théories dépassées, qui apparaissent ainsi, même lorsqu’elles sont largement périmées, comme des étapes irréversibles d’un progrès rationnel dans la direction du vrai. Pour un exposé pédagogique des débats philosophiques autour de la nature de la science et des révolutions scientifiques, voir A. Chalmers, Qu’est-ce que la science ? Il en va autrement en philosophie. Personne ne s’attend à ce que les philosophes livrent au public des découvertes irrécusables qui donneraient les réponses fondamentales à des questions telles que l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté de la volonté, le sens de la vie, les critères de la beauté, les fondements de la morale, les règles de la vie bonne, la définition du meilleur régime politique et social. Et c’est précisément parce qu’on n’attend rien de tel que l’étude de la philosophie passe en général par l’étude de l’histoire de la philosophie, alors que l’étude des mathématiques ou de la biologie ne demande pas qu’on étudie l’histoire de ces disciplines, qui est pour une large part une histoire des théories périmées, mais au contraire qu’on s’initie au dernier état des connaissances. Dans les années 1820, Hegel — qui développa dans toutes ses conséquences l’idée selon laquelle la compréhension de la philosophie ne pouvait pas être dissociée de la compréhension de son histoire — introduisait son cours d’histoire de la philosophie en soulignant que l’histoire de la philosophie avait une actualité que n’avait aucune autre 12 histoire. Et il énonçait ainsi le paradoxe fondamental de cette actualité : « aucune philosophie n’a été réfutée. Et cependant, elles sont toutes réfutées. » Les questions philosophiques semblent ainsi destinées à rester sans réponse définitive : elles ne formulent pas (comme en science) des problèmes qui seraient supprimés par la découverte de leur solution ; aucune réponse ne les supprime ; elles se maintiennent à travers leurs transformations et leurs déplacements et les réponses qu’elles ont suscitées dans l’histoire, quoiqu’elles ne puissent jamais être répétées à l’identique, peuvent être « réactivées » sous des formes nouvelles. La philosophie ne fournit ni les vérités absolues que promettent les religions sur le mode de la foi — elle ne fournit pas même la certitude de l’athéisme — ni les vérités partielles, mais éprouvées et opératoires, que produisent les sciences. Russell disait que la tâche de la philosophie était « de nous apprendre à vivre sans certitude ». N’est-elle pas, dès lors, une discipline vide, un piétinement sur place, un « chemin qui ne mène nulle part » ? Une méfiance compréhensible s’exprime souvent à l’égard de la philosophie. On demande : « à quoi bon la philosophie ? À quoi sert-elle ? Quelle est son utilité ? » Mais à peine a-t-on posé cette question qu’on est pris dans un piège inattendu : car la question « à quoi bon ? » est la question philosophique par excellence. La question « à quoi bon une discipline aussi abstraite que la philosophie ? » contient en elle-même sa réponse : la philosophie est précisément la discipline qui pose la question « à quoi bon ? » et affronte les questions du sens, de la valeur, de la justification (« de quel droit ? »). Or, la question « à quoi bon ? » — qui implique la question : qu’est-ce que le bien ? — ne se pose pas seulement ni prioritairement à propos de la philosophie ; elle se pose à propos de toutes les activités. Comme le disait Hannah Arendt citant Lessing, la philosophie ne pose pas seulement la question de l’utilité, mais la question de « l’utilité de l’utilité », c’est- à-dire des critères de l’utilité, ou de la différence entre ce qui est utile en ayant du sens et ce qui utile sans avoir du sens. Il ne lui suffit pas de savoir à quoi une technique est utile, il lui faut s’assurer que ce à quoi elle est utile a une valeur en soi ; il lui faut interroger la valeur de l’utilité, qui ne suffit pas à donner un sens à l’action. « Le cadre conceptuel des fins et des moyens change immédiatement toute fin atteinte en moyen d’une fin nouvelle, et par là, pour ainsi dire, détruit le sens partout où il est appliqué, jusqu’à ce qu’au milieu de l’interrogation utilitaire apparemment sans fin : “À quoi sert… ?”, au milieu de la progression apparemment sans fin où le but d’aujourd’hui devient le moyen d’un meilleur lendemain, apparaisse l’unique question à laquelle aucune pensée utilitaire ne peut jamais répondre : “Et quelle est utilité de l’utilité ?” comme la formula un jour succinctement Lessing. » (Hannah Arendt, « Le concept d’histoire », in La Crise de la culture, 1954.) Aristote, dans son Protreptique, avait donné un tour logiquement contraignant à cet argument : « Si tu dis qu’on doit philosopher, tu dois philosopher ; mais si tu prétends qu’on ne doit pas philosopher, alors tu dois philosopher, ne fût-ce que pour le prouver. De toute façon, tu dois philosopher. Car c’est déjà philosopher que se demander si on doit le faire. » 13 L’argument d’Aristote a une portée limitée : il prouve qu’on doit passer par la philosophie, mais ne montre pas qu’il faut y rester et s’y installer ; la philosophie pourrait n’être qu’un passage obligé vers d’autres activités, une introduction à d’autres disciplines (et non la « reine des sciences » comme l’a voulu une longue tradition dont le point culminant aura sans doute été le projet de Hegel d’une « encyclopédie des sciences philosophiques » devant transformer la philosophie en « savoir absolu »). L’argument d’Aristote peut également sembler formel ; mais il a en réalité un contenu concret. On ne peut en effet en rester à une opposition entre les vérités de la science et l’incertitude de la philosophie, entre les doutes de la philosophie et la plénitude de la vie religieuse (ou, au contraire, insouciante et hédoniste), ou entre les complications de la philosophie et la simplicité de la vie ordinaire. Car la vie ordinaire n’a rien de « simple » : toute existence est confrontée à des choix qui ne vont pas de soi et demandent une réflexion sur les buts de la vie (réflexion qui qui doit accorder les décisions personnelles avec une situation dans le monde, autrement dit avec une réflexion sur « le monde »). À quelqu’un qui lui disait : « je ne suis pas fait pour la philosophie ». Diogène le cynique (-413 ? / -327 ?) répondit : « pourquoi vis-tu, si tu ne cherches pas à bien vivre ? » (selon Diogène Laërce). On pourrait donner ici en exemples tous les dilemmes moraux présentés de manière très claire par Ruwen Ogien dans L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (2011) : les obligations de chacun à l’égard de la faim dans le monde, les situations d’urgence ou de crise contraignant à choisir entre deux maux, l’avortement, le traitement à réserver aux animaux font surgir toutes sortes de difficultés morales qui appellent des solutions philosophiques. On s’en tiendra à la question de la justice, telle qu’elle surgit dans les travaux du sociologue François Dubet (Injustices, 2006 ; Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme, 2019). Le sociologue constate que, face à l’expérience de l’injustice, tous les acteurs sociaux se comportent en philosophes ; ils réfèrent leur indignation à des principes et des arguments qu’ils s’efforcent d’expliciter et qui correspondent aux positions philosophiques élaborées dans le débat démocratique tel qu’il se développe depuis deux siècles, sur la base du principe de l’égalité des droits. Dans les faits, trois notions de la justice sont invoquées par les acteurs sociaux : 1. l’égalité ; 2. la rétribution du mérite ; 3. le respect de l’autonomie individuelle. Dubet souligne les tensions internes à chacun de ces principes : — Comment comprendre « l’égalité » ? Comme simple égalité devant la loi ? Comme égalité des moyens et des ressources ? Comme égalité des libertés ? Tocqueville définissait la démocratie par l’égalité des « conditions » et Rawls par l’égalité des « bases sociales de l’estime de soi ». Mais jusqu’où doit aller l’égalité des conditions ? Quelle dose d’inégalité sociale admet-elle ? Pourrait-on proposer, comme le faisait Castoriadis, un salaire identique pour tous les métiers ? — Le mérite récompense-t-il l’effort ou le talent ? Et le « mérite » est-il autre chose que le résultat des circonstances favorables qui ont formé l’individu en le rendant capable d’être « méritant » ? Ne peut-on pas dire, avec John Rawls, que 14 personne n’a « mérité » ses talents ? (Voir la critique de l’idée de mérite par Michael Sandel, https://laviedesidees.fr/Michael-Sandel-La-tyrannie-du-merite) — L’autonomie individuelle signifie-t-elle que les individus reçoivent les moyens de faire ce qu’ils veulent (par exemple à travers l’institution d’une allocation universelle ou revenu de base versé inconditionnellement à chacun) et que des inégalités extrêmes peuvent se déployer librement sur la base de la garantie d’un minimum vital, ou bien signifie-t-elle que les relations de travail doivent être moins hiérarchiques, donc plus égalitaires ? Dubet souligne surtout les tensions entre ces trois principes : la récompense du mérite (la méritocratie) est supposée réaliser une inégalité juste, basée sur une égalité des chances qui ouvre une compétition où « les meilleurs gagnent ». L’égalité exige une solidarité et une communauté de statut qui fonde une coopération entre égaux, laquelle contredit le principe du mérite et de l’autonomie individuelle. L’autonomie individuelle, quant à elle, ne relève ni d’un régime de compétition (qui suppose que tout le monde obéisse aux même règles) ni d’un régime d’intégration et coopération. Ces tensions opposent des groupes sociaux (les classes populaires favorisent l’égalité, les cadres supérieurs le mérite, les professions intellectuelles et artistiques l’autonomie individuelle), mais elles n’en traversent pas moins chaque individu : nos idées de la justice sont entremêlées, et les tensions qui naissent de cet entrelacement révèlent parfois les difficultés latentes de chacune des idées. Prenons l’idée du mérite qui suppose celle d’égalité des chances : il s’avère que les « inégalités justes » qui s’imposent dans un régime d’égalité des chances font davantage souffrir les individus (parce qu’elles leur font honte) que les inégalités dues au hasard. (R. Aron écrivait en 1967, dans Les Etapes de la pensée sociologique : « Un sociologue anglais, Michael Young, a consacré un livre satirique à un régime appelé méritocratie. […] Il montre avec humour que si chacun a une place proportionnée à ses capacités, ceux qui occupent les places inférieures sont acculés au désespoir, car ils ne peuvent plus accuser le sort ou l’injustice. Si tous les hommes sont convaincus que l'ordre social est juste, celui-ci est d’une certaine façon et pour certains insupportable. ») Comment d’ailleurs réaliser une véritable égalité des chances sans supprimer l’inégalité des héritages, voire l’inégalité des éducations familiales ? Ainsi surgit la question philosophique : comment composer nos idées de la justice et les mettre en cohérence ? Comment les articuler ou les hiérarchiser ? Les questions philosophiques — questions qui mettent en jeu la définition de la justice et de l’obligation morale, les modalités du vrai, le sens de nos activités — surgissent donc comme des questions inévitables, et cela de l’intérieur même de la vie quotidienne. Une vie proprement humaine, éveillée et non endormie, peut-elle se soustraire à l’examen de ces questions ? Socrate disait qu’« une vie non examinée n’est pas digne d’être vécue ». De manière moins radicale, Georges Canguilhem (1904-1995), grand résistant et philosophe des sciences français, disait que « la fonction propre de la philosophie est de compliquer l’existence ». Entendons par là : rendre l’existence plus intense (plus vive), plus intelligente, plus « problématique », c’est-à-dire plus attentive à la complexité qui est déjà la sienne et dont nous n’avons pas assez conscience. C’est-à-dire aussi bien : rendre 15 l’existence moins « abstraite », au sens de : moins « simpliste », moins unilatérale, moins indifférente à ce qui l’entoure et à ce qui peut lui donner du sens. « Abstrait » a trois sens : 1. Familièrement, « abstrait » est utilisé avec la valeur de « théorique » en un sens plat du mot : « qu’on ne peut pas toucher avec les mains », « qu’on ne perçoit pas ». Ce sens n’a rien d’illégitime, mais il ne peut pas être péjoratif. En effet, qu’une théorie soit « abstraite » en ce sens du mot ne prouve absolument rien contre elle : c’est grâce à leur abstraction (en particulier leur abstraction mathématique) que les théories scientifiques ont été capables de transformer la réalité quotidienne ou « concrète ». Les technologies contemporaines (aviation, télévision, informatique, drones, armes atomiques, etc.) sont des réalisations de théories « abstraites », des « théories matérialisées » qui démontrent la puissance de l’abstraction (qui analyse le concret, c’est-à-dire la complexité, en le réduisant à ses composants essentiels ou « idéaux », ou encore en le modélisant). 2. Un sens plus élaboré du mot renvoie au fait de « faire abstraction d’éléments importants » (abs-trahere, en latin, signifie « extraire » ; l’abstraction consiste à tirer (trahere) un élément hors (ab) de l’ensemble auquel il appartient). L’abstraction ainsi entendue peut être légitime : la modélisation scientifique exige souvent que le modèle théorique destiné à expliquer le réel fasse abstraction de paramètres que la pratique devra (ou non) prendre en compte. Mais l’abstraction ainsi entendue peut aussi être illégitime. Au sens péjoratif du mot, une théorie « abstraite » est une théorie qui ne prend pas en compte des données qu’elle devrait prendre en compte : c’est une théorie trop unilatérale, ou simpliste, et qui, pour cette raison, n’est ni efficace ni opératoire. 3. Enfin, une théorie peut être « abstraite » au sens où elle est trop éloignée des enjeux du réel et n’a aucune conséquence pratique : « abstrait » désigne alors l’absence d’enjeu historique, vital ou existentiel. En ce point, comme l’a noté Hegel dans son essai « Qui pense abstrait ? », les choses se retournent : il arrive souvent que la pensée qui se croit « concrète » parce que proche de la vie quotidienne soit en réalité la pensée la plus « abstraite », au sens de « la plus éloignée de la réalité objective ». « Chaque mot est un préjugé », disait Nietzsche : nous pensons le monde dans les abstractions du langage reçu, et notre pensée spontanée identifie le « concret » à nos croyances les moins analysées. À la « mauvaise abstraction » de l’opinion (mais aussi des théories trop simplificatrices, qui manquent la complexité au lieu de l’analyser), il convient donc d’opposer la « bonne abstraction », celle qui est, comme le dit Bachelard, « la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique », puisque dans la science « le concret est correctement analysé par l’abstrait ». Voir Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique (1934) : « Le réel n’est jamais “ce qu’on pourrait croire” mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser. […] Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. […] Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une 16 réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » La tâche de la philosophie est d’éviter aussi bien l’abstraction au sens de l’unilatéralité théorique que l’abstraction au sens de l’absence d’enjeu pratique. Elle doit entrelacer l’exigence de rigueur théorique et l’effort pour élucider nos devoirs pratiques, moraux et politiques — c’est cela que Canguilhem appelle « compliquer l’existence », ce qui est aussi lui donner du sens. Entendons aussi : compliquer l’existence des sciences sociales et politiques elles- mêmes, en les interrogeant sur leurs possibles présupposés philosophiques sous-jacents, et sur les valeurs qu’elles peuvent accepter à leur insu. Que la philosophie soit « sans certitude » n’est donc pas une objection contre elle : elle est précisément cette discipline qui se pose la question de savoir comment nous orienter dans la situation d’incertitude qui est celle de la vie humaine qui, même lorsqu’elle dispose de certitudes scientifiques et morales, est toujours en quête de son sens et de ses buts. La philosophie ressemble par là à la politique, qui fait toujours face à l’incertain, et consiste à prendre des décisions alors même que manque une science définitive de ce qu’il faut faire. 17 I. Philosophie, sens commun et sagesse. 1. La philosophie comme prolongement du sens commun et du bon sens, entre religion et science. Nous pouvons récapituler nos remarques précédentes en les formulant dans les termes du militant politique et philosophe Antonio Gramsci (1891-1937), en disant : — d’une part, que « tout le monde est philosophe », i.e. que tout le monde a une « philosophie » au sens d’un certain nombre d’opinions philosophiques éparses, voire d’une « vision du monde » plus ou moins diffuse et plus ou moins cohérente ; la philosophie existe toujours déjà, sous une forme « spontanée », dans les croyances, le langage, les rites, les pratiques, les discours des acteurs sociaux ; — d’autre part, qu’il est nécessaire de ne pas laisser cette « philosophie spontanée » à l’état sauvage, c’est-à-dire à l’état d’une pensée confuse, irréfléchie, le plus souvent incohérente, saturée d’erreurs et de préjugés, et qu’il convient de la cultiver, autrement dit de la faire passer à travers le filtre de la réflexion critique, de l’élaborer méthodiquement ou systématiquement (selon un enchaînement rigoureux de principes bien fondés et de conséquences rigoureusement déduites), voire de la transformer. Antonio Gramsci (1891-1937), Cahiers de prison : « Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est quelque chose de très difficile du fait qu'elle est l'activité intellectuelle propre d'une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels ayant un système philosophique. Il faut donc démontrer en tout premier lieu que tous les hommes sont ”philosophes”, en définissant les limites et les caractères de cette “philosophie spontanée”, propre à “tout le monde”, c'est-à-dire de la philosophie qui est contenue : 1. dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non certes exclusivement de mots grammaticalement vides de contenu ; 2. dans le sens commun et le bon sens ; 3. dans la religion populaire et donc également dans tout le système de croyances, de superstitions, opinions, façons de voir et d'agir qui sont ramassées généralement dans ce qu'on appelle le ”folklore”. Une fois démontré que tout le monde est philosophe, chacun à sa manière, il est vrai, et de façon inconsciente — car même dans la manifestation la plus humble d'une quelconque activité intellectuelle, le “langage” par exemple, est contenue une conception du monde déterminée —, on passe au second moment, qui est celui de la critique et de la conscience, c'est-à-dire à la question : est-il préférable de “penser” sans en avoir une conscience critique, sans souci d'unité et au gré des circonstances, autrement dit de “participer” à une conception du monde “imposée” mécaniquement par le milieu ambiant, ce qui revient à dire par un de ces nombreux groupes sociaux dans lesquels tout homme est automatiquement 18 entraîné dès son entrée dans le monde conscient […] ; ou bien est-il préférable d'élaborer sa propre conception du monde consciemment et suivant une attitude critique et par conséquent, en liaison avec le travail de son propre cerveau, choisir sa propre sphère d'activité, participer activement à la production de l'histoire du monde, être à soi-même son propre guide au lieu d'accepter passivement et de l'extérieur, une empreinte imposée à sa propre personnalité ? » Il y a ainsi un double caractère de la philosophie : D’une part, elle prend sa source dans le « sens commun » et dans le « bon sens ». Elle est pour ainsi dire le « prolongement » du sens commun et du bon sens dans lesquels se déroulent les interactions des membres d’une communauté donnée. Mais le sens commun se présente aussi comme un nuage d’opinions, c’est-à-dire de croyances reçues et de représentations héritées qui n’ont pas fait l’objet d’un examen et d’un contrôle rationnel. L’effort philosophique naît du constat de la confusion des opinions communes et de leur caractère contradictoire, qui se manifeste dans l’inconstance de nos jugements sur le beau, le bien, la justice en même temps que dans les désaccords qui nous opposent à leur sujet. La philosophie, qui vise à la vérité, ne peut se contenter de ces opinions confuses et contradictoires. La philosophie vise à dépasser l’opinion, toujours relative et subjective, pour atteindre, sinon un savoir définitivement fondé (voire absolu), du moins une évaluation de la rationalité de nos croyances et une conscience lucide de la portée et des limites de notre savoir. L’affirmation selon laquelle « tout le monde est philosophe » trouve ici sa limite. Tout le monde a des idées et des opinions philosophiques ; mais tout le monde ne soumet pas ses opinions à une réflexion critique. Avoir « une philosophie » (au sens d’un ensemble d’opinions philosophiques) n’est pas la même chose que philosopher (au sens de « pratiquer la philosophie »). Être philosophe au premier sens (avoir des opinions philosophiques) n’est pas être philosophe au deuxième sens (pratiquer la réflexion critique). On dira alors, non seulement que tout le monde est philosophe au sens où il a des opinions philosophiques (des croyances spontanées, irréfléchies et aveugles), mais que tout le monde a besoin de philosophie (au sens de la discipline logique de la réflexion rationnelle) pour soumettre ses opinions philosophiques à un examen critique, pour s’arracher à l’opinion par les moyens d’une conscience réflexive et critique lui permettant de faire le tri entre le rationnel (le non-contradictoire) et l’irrationnel (la contradiction et l’incohérence), le préjugé déraisonnable et la croyance raisonnable, l’erreur réfutée et la vérité probable ou assurée. C’est pourquoi, d’autre part, la philosophie « rompt » avec le sens commun tout autant qu’elle le prolonge : elle rompt avec lui en le soumettant à une critique rationnelle, appuyée sur les exigences de la rigueur conceptuelle, et de la cohérence et de la clarté logiques. C’est en vertu de cette rupture que la philosophie peut être conduite à un haut niveau de « technicité » conceptuelle, technicité qui fait d’elle philosophie une activité de spécialistes. Gramsci écrit : « La philosophie est un ordre intellectuel, ce que ne peuvent être ni la religion ni le sens commun. Voir comment, dans la réalité, religion et sens commun, eux non plus ne coïncident pas, mais comment la religion est un élément, 19 entre autres éléments dispersés, du sens commun. Du reste, “sens commun” est un nom collectif, comme “religion” : il n'existe pas qu'un seul sens commun, car il est lui aussi un produit et un devenir historique. La philosophie est la critique et le dépassement de la religion et du sens commun, et en ce sens elle coïncide avec le “bon sens” qui s'oppose au sens commun. » La distinction que fait Gramsci entre bon sens et sens commun ne va pas de soi (dans l’usage courant, ces deux expressions ne sont pas toujours distinguées, et tous les philosophes ne leur donnent pas la même valeur). Elle demande à être précisée. Dans « sens commun », et « bon sens », il faut prendre le mot « sens » dans son acception la plus large, incluant la sensibilité, le sentiment et le jugement (l’évaluation) : « sens » désigne une façon de sentir et de penser — une sensibilité sensée. Le « bon sens » est la « bonne façon » (saine, juste) de penser et de juger, par opposition à l’incohérence ou à l’absurdité. Le « sens commun » est la façon de sentir et de penser partagée par tous les membres d’une communauté, par opposition à l’extravagance ou au délire. — Le sens commun est l’ensemble des croyances communes à une société, des « évidences » partagées par une communauté historique. À ce titre, le sens commun peut désigner, de manière positive, l’expérience d’un monde commun, ou une socialité et une rationalité partagées, qui forment le tissu communautaire permettant aux individus d’avoir le sens de leur humanité commune et de développer ainsi ouverture à autrui, respect réciproque, justice et solidarité. C’est ainsi que le livre de Thomas Paine Le Sens commun, paru en 1776, véritable best-seller qui fut le manifeste de la révolution américaine, identifie le « sens commun » à la connaissance des vérités évidentes que partagent tous les individus et aux compétences communes qui leur permettent de s’occuper eux-mêmes de leurs propres affaires dans la sphère privée et de se gouverner eux-mêmes dans la sphère politique. Paine présente ainsi la démocratie comme le seul régime conforme au sens commun. Dans son essai La Nature du totalitarisme, Hannah Arendt oppose en ce sens le « sens commun », qu’elle comprend comme le sens du commun et de la pluralité démocratique, à « l’idéologie » qu’elle définit comme une pensée close sur elle-même, imperméable à tout ce qui n’est pas elle, qui réduit la pluralité du monde à une seule « idée » (une « idée fixe ») et est prête à sacrifier l’existence d’autrui à cette idée. Mais le sens commun peut aussi se réduire à l’opinion commune. C’est en ce sens que l’entend Gramsci. En ce cas, le sens commun ne s’oppose pas à l’idéologie ; au contraire, il n’est qu’un nom du conformisme et il se confond avec l’idéologie d’une époque ou d’un groupe, c’est-à-dire avec un conglomérat de représentations situées et datées, avec les opinions fausses et les illusions que le groupe entretient sur lui-même du fait de ses limites locales et temporelles. Il correspond à ce que Pierre Bourdieu nommait « la doxa », c’est-à-dire l’adhésion à l’ordre établi comme s’il allait de soi. Il peut même se confondre avec la croyance qu’a le groupe d’être seul détenteur de la vérité. Il peut servir d’argument à un refus d’argumenter, au nom de la supériorité des « évidences » de l’intuition. Pour une histoire des usages politiques des idées de « sens commun » et de « bon sens », voir Sophia Rosenfeld, Le Sens commun. Histoire d’une idée politique (2011), traduction de Christophe Jaquet, Presses universitaires de Rennes, 2014. 20 — Le bon sens est la forme spontanée, « populaire », native ou « naïve » de la raison, c’est-à-dire de la faculté de penser logiquement. C’est en ce sens que l’entendait Descartes dans son Discours de la méthode (1637) qui s’ouvre par l’affirmation célèbre selon laquelle « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Descartes explique cette première phrase ainsi : « la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on appelle le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ». Le bon sens, dans les termes de Descartes, est une « puissance » plutôt qu’une compétence ou un savoir parce qu’il est pour ainsi dire la raison encore inéduquée ; plus exactement, il est la raison à laquelle manque encore une méthode (cette méthode que le Discours de la méthode veut produire), de sorte qu’elle peut s’égarer, pécher par simplisme, tirer des conclusions hâtives à partir d’expériences trop lacunaires, etc. « La diversité de nos opinions », écrit Descartes, « ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. » Le travail de la philosophie est précisément d’éduquer le bon sens pour le transformer en raison méthodique et en rationalité scientifique, capable de se contrôler elle-même de manière critique. La philosophie se confond alors avec la transformation du « sens commun » par un « bon sens » lui-même transformé. En le soumettant à une discipline conceptuelle et méthodique, la philosophie transforme le « bon sens » en rationalité, c’est-à-dire en faculté logique (faculté de penser sans contradiction et de manière déductive) ; elle passe les intuitions morales du sens commun au « filtre » de la raison pour les élever à l’universel et les transformer en connaissances articulées. Le sens commun des communautés historiques et des groupes sociaux qui les composent est peuplé de préjugés acceptés sans examen ; la philosophie entend produire une connaissance rationnelle qui soit valable pour tout homme et corresponde, non aux opinions propres à certains groupes, mais aux vérités communes à l’humanité entière. Or, il ne serait pas impossible de soutenir que ces vérités communes à tous sont le véritable « sens commun », et que cette expression doit désigner, non les idéologies propres à des communautés particulières, mais les vérités morales partagées par tous les êtres humains. C’est ainsi que Kant définissait l’idée de « sens commun » : il entendait par là le sens commun de l’humanité tout entière, la raison morale universelle, la façon de penser et de sentir qui est en principe commune à l'humanité tout entière. La position de Kant, dont se rapproche celle d’Arendt, s’oppose à celle de Gramsci : le sens commun est ici la capacité de penser dialogiquement et universellement, en se mettant à la place de tout autre ; il est donc le contraire de l’idéologie. Il n’est pas l’opinion d’un groupe prisonnier des préjugés qu’ont créés en lui son histoire et ses conditions d’existence. La philosophie entretient ainsi avec le sens commun et le bon sens une relation dialectique, faite à la fois de continuité et de rupture (ou plus exactement faite d’une rupture dans la continuité, conformément au sens strict de l’idée de « dialectique », qui 21 désigne le mouvement par lequel une idée ou une réalité travaillée par une contradiction interne passe d’elle-même dans son contraire et se renverse dans son opposé). En s’éloignant de Gramsci, on pourrait ainsi définir la philosophie comme l’auto- critique du sens commun, la réflexion critique du sens commun sur lui-même dans le but de surmonter la limitation et l’aveuglement de l’opinion ou de l’idéologie commune à un groupe social particulier (qui serait rivé à ses intérêts propres et fermé aux expériences humaines autres que les siennes) et de parvenir à s’élever à la hauteur d’une façon de sentir et de penser commune à l’humanité tout entière ayant en vue ses intérêts universels. Mais ici, les expressions de « bon sens » et de « sens commun » risquent de résumer de manière trop sommaire, trop partielle et trop lointaine le contexte social dans lequel surgit la philosophie. Il est frappant que, dans les textes cités, Gramsci associe le « sens commun » à la religion. De fait, toutes les sociétés où, historiquement, la philosophie a surgi, étaient structurées par des croyances et des pratiques qu’on peut dire « religieuses », en ce sens qu’elles visaient le salut du groupe (tribu ou cité) et de ses membres en réglant les relations de celui-ci avec des entités invisibles et supérieures qui exigeaient un traitement spécifique (rites, sacrifices, prières, offrandes, culte) et dont les manifestations ou les menaces délimitaient des espaces « sacrés » (c’est-à-dire séparés, intouchables par des moyens profanes, devant être protégés de la profanation) dont la garde était souvent confiée à des agents eux-mêmes « séparés » et investis d’une dignité spécifique, tels les prêtres. Nous ne pouvons pas entrer ici dans les débats contemporains autour de la pertinence de la notion de religion : certains philosophes et certains anthropologues estiment qu’il s’agit d’une notion modelée sur le christianisme, qui ne s’applique pas complètement au judaïsme et à l’islam, et qui perd toute valeur dès qu’on quitte l’espace des monothéismes et qu’on considère des pratiques qui ignorent les idées de « surnaturel », d’Église, voire d’un dieu (voir Daniel Dubuisson, L’invention des religions : impérialisme cognitif et violence épistémique, 2020). Ces débats ne peuvent pas être ignorés, mais ils ne nous empêchent pas d’utiliser le terme de « religion », en un sens souple, pour désigner une des puissances sociales à laquelle la philosophie a affaire dès sa naissance : les cultes et les serviteurs des cultes (les prêtres) qui prétendent relayer la volonté des dieux et donnent ainsi pour source des normes morales et politique, non la raison profane, mais la décision des dieux qui n’ont pas de comptes à rendre aux simples mortels. Par ailleurs, lorsque la philosophie surgit, la logique et la rationalité n’existent pas seulement sous la forme du « bon sens » non éduqué. Elles existent sous la forme de premières réussites scientifiques : mathématiques, astronomiques, géométriques. L’arithmétique accompagne les sciences de la mesure de la terre et des astres, qui elles-mêmes suscitent le développement de la géométrie, tandis que des spéculations sur la nature des éléments de la matière se déploient dans les discours de ceux qu’on appelle les « physiologues » (Pythagore, Thalès, Empédocle, Anaxagore, etc.). La philosophie est entremêlée à ces développements : avant Socrate, elle ne se distingue pas des spéculations astronomiques et cosmologiques. Socrate la tournera vers 22 les questions morales et politiques ; Platon lui donnera une orientation métaphysique, mais il l’associera étroitement à l’activité mathématique et son école jouera un rôle important dans l’avancée scientifique de la géométrie (dont un premier sommet sera atteint avec les Éléments d’Euclide, héritier de l’école platonicienne). Dès sa naissance, la philosophie tente ainsi de produire un savoir qui n’est pas donné par la religion, mais qui par ailleurs dépasse celui de ce que nous appelons la science, puisque les questions posées par les philosophes sont celles de la possibilité de la vérité, de la réalité des idées à travers lesquelles nous pensons le réel, de la destination de l’humanité, de l’immortalité de l’âme, de la nature du divin. Ce savoir philosophique se situe entre la science et la religion ; il doit inévitablement se confronter à elles puisqu’il « embraye » sur des questions qui sont suscitées par les affirmations de la science aussi bien que par les affirmations des religions. Non seulement la philosophie se définit à sa naissance dans sa double différence et sa double relation avec la religion et avec la science (relation qui peut être, selon les différents philosophes, de complicité aussi bien que d’opposition), mais elle surgit dans un contexte politique spécifique, un contexte qu’on peut même caractériser comme celui de « l’invention de la politique ». Les philosophes apparaissent dans des cités grecques qui ont pour point commun de délimiter dans les activités humaines un domaine proprement politique, qui n’est pas l’application de la volonté des dieux ou des ancêtres, mais qui est le domaine des décisions que les êtres humains doivent prendre par eux-mêmes et pour eux-mêmes, en se gouvernant par eux-mêmes (même si la cité n’est pas forcément « démocratique » au sens propre). On pourrait dire que la philosophie « redouble » l’invention de la politique en prenant pour thème de réflexion les conditions et les limites de la politique, autrement dit de l’action humaine, dans ses rapports avec ce qui la dépasse (le « divin ») et avec ce qui la contraint (les nécessités que découvre le savoir). La philosophie s’efforce de situer à leur places respectives la religion, la science et la politique ; cet effort l’oblige à produire un savoir d’un type particulier, qui recoupe et dépasse à la fois la religion, la science et la politique. Avec Platon et Aristote, ce savoir se présentera comme un savoir « métaphysique » (connaissance de la vérité ultime de « l’être » au sens le plus général, qui inclut le divin et la nature) ; jusqu’au XVIIIe siècle, cette compréhension de la philosophie sera dominante (sans être la seule). Mais, avant Platon et Aristote, et chez d’autres philosophes qu’eux, la philosophie se présente d’abord comme l’essai d’atteindre une « sagesse » qui consiste dans un savoir moral — qui ne requiert pas forcément un prolongement « métaphysique », mais qui constitue un savoir d’un type particulier, ne relevant ni de la certitude démonstrative des mathématiques, ni de la certitude à laquelle prétendent les religions. Il s’agit de savoir comment nous devons mener notre vie pour qu’elle soit digne d’être vécue. Il s’agit de répondre à une question qui est à la fois morale et politique : comment devons-nous nous gouverner ? Quelle autorité devons-nous reconnaître aux pouvoirs (sociaux, politiques, religieux) qui prétendent à l’autorité ? 23 La philosophie contemporaine a le plus souvent (mais pas toujours) renoncé à la métaphysique et à la visée d’une « sagesse ». Mais il reste toujours vrai que la philosophie ne relève ni de la science ni de la religion (qui prend aussi pour objet les « buts de la vie ») : elle les accompagne, tout comme elle accompagne la pensée morale et la pensée politique, sur le mode de la réflexivité critique. Elle pose la question de leurs conditions de validité et de leur valeur, ou plus exactement de leur droit et de leur autorité. Elle tente d’arbitrer leurs conflits (à la fois épistémologiques et politiques) en posant la question de l’articulation de leurs « régimes de vérité » (pour reprendre une expression de Michel Foucault). La philosophie pose ainsi la question des fondements de l’autorité — autorité des croyances socialement partagées, autorité des pouvoirs politiques et des hiérarchies sociales, autorité des Églises et des communautés prétendant détenir l’accès au salut, autorité de la science et de la raison. La philosophie a par là une signification politique, même lorsqu’elle se présente comme la recherche d’une sagesse purement individuelle, ou encore comme une simple « épistémologie », i.e. comme une théorie de la rationalité logique et scientifique. *** Note sur la place de la philosophie entre science et religion L’existence d’un « espace » de la philosophie entre la science et la religion ne va pas de soi. Pourquoi la science ne serait-elle pas en droit de revendiquer la possession de la totalité de l’espace théorique ? Cette position — le scientisme — a ses partisans. Pourquoi la religion ne serait-elle pas en droit de prétendre qu’elle est le seul savoir nécessaire et qu’elle suffit à tous les besoins humains ? Dans le passé, il est arrivé plus d’une fois que les prêtres et les théologiens ne tolèrent ni philosophie ni science indépendantes ; cette position est celle du fanatisme, mais le fanatisme a eu des défenseurs y compris parmi de grands penseurs (Voltaire considérait Pascal comme un fanatique, et Rousseau a écrit un éloge du fanatisme dans son livre Émile). La cause de la science, qui s’appuie sur des faits établis et des procédures expérimentales, est ici plus solide que la cause de la religion, qui s’appuie sur la foi en des miracles qui ne sont connus que par des témoignages invérifiables, et qui attribue à certains personnages une autorité divine. La foi religieuse peut faire valoir des arguments qui ne sont pas sans force, mais elle ne peut avancer aucune preuve décisive ou contraignante. Dans le champ de la science, les hypothèses réfutées par l’expérimentation méthodique sont simplement éliminées et les théories scientifiques ne se maintiennent qu’à la condition de fournir des preuves qui obligent tout esprit rationnel à reconnaître en elles les meilleures hypothèses en l’état de notre connaissance des faits. 24 La science peut se définir comme le savoir en progrès permanent : elle est le domaine où la notion de progrès vaut sans encombre. Mais cela veut dire aussi qu’elle n’atteint jamais un savoir ultime, total, absolu ou absolument définitif : il lui reste toujours des progrès à faire. Dans le champ de la religion, aucune religion ne réfute les autres, et aucune ne réfute l’athéisme : les religions peuvent seulement faire valoir qu’elles ne sont pas réfutées par l’athéisme, même si elles doivent tenir compte du fait que les critiques philosophiques des religions et la connaissance scientifique de leur histoire les obligent à la modestie et leur interdisent de prétendre à la « certitude objective ». La science peut faire la loi pour l’ensemble de la société, dans la mesure où les connaissances scientifiques obligent le législateur à certaines décisions (en particulier en matière de santé publique). Les religions ne peuvent pas faire la loi pour l’ensemble de la société, parce que leurs prescriptions ne valent que pour les croyants : elles peuvent seulement réclamer que la loi respecte leur liberté. Mais cette supériorité de la science ne suffit pas à fonder un scientisme et à prétendre que la science peut éliminer la philosophie et la religion. Non seulement les vérités de la science ne donnent pas un savoir moral, mais leur caractère partiel et faillible pose la question de savoir quelle est leur véritable portée. C’est ainsi que Gramsci lui-même, tout marxiste (et donc matérialiste) qu’il est, considère comme illusoire l’idée d’une réalité objective qui serait indépendante de la pratique humaine et des méthodes de la connaissance : l’accord nécessaire des esprits ne signifie pas que la science nous dit le dernier mot de ce qui est ; elle ne fait que préciser les données de notre expérience. Gramsci : « La question la plus importante soulevée par le concept de science est celle-ci : la science peut-elle donner, et de quelle façon, la “certitude” de l'existence objective de la réalité dite extérieure ? Pour le sens commun, la question n'existe même pas ; mais d'où vient la certitude du sens commun ? Essentiellement de la religion (du moins, en Occident, du christianisme) ; mais la religion est une idéologie, l'idéologie la plus enracinée et la plus répandue, elle n'est pas une preuve ou une démonstration ; on peut soutenir que c'est une erreur de demander à la science comme telle la preuve de l'objectivité du réel, puisque cette objectivité relève d'une conception du monde, d'une philosophie et ne peut être une donnée scientifique. » « Le travail scientifique a deux aspects principaux : 1. il rectifie continuellement le mode de connaissance, il rectifie et renforce les organes sensoriels, et élabore des principes d’induction et de déduction nouveaux et complexes ; en d’autres termes, il affine les instruments mêmes de l’expérience et de son contrôle ; 2. il applique cet ensemble instrumental (d’instruments matériels et mentaux) pour fixer ce qui, dans les sensations, est nécessaire et ce qui est arbitraire, individuel, transitoire. On établit ce qui est commun à tous les hommes, ce que les hommes peuvent contrôler de la même façon, indépendamment les uns des autres, pourvu qu’ils aient respecté les mêmes conditions techniques de vérification. “Objectif” signifie préci- sément et seulement ceci : on affirme comme étant objectif, comme réalité objective, la réalité qui est vérifiée par tous les hommes, qui est indépendante de tout point de vue purement particulier ou de groupe. Mais au fond, il s’agit encore d’une conception particulière du monde, d’une idéologie. Toutefois, cette conception, dans son ensemble, et par la direction qu’elle indique, peut être acceptée par la philosophie de la praxis, tandis que celle du sens commun doit en être rejetée, même si elle conclut matériellement de la même façon. Le 25 sens commun affirme l’objectivité du réel dans la mesure où la réalité, le monde, a été créée par Dieu indépendamment de l’homme, antérieurement à l’homme; l’affirma- tion de l’objectivité du réel exprime par conséquent la conception mythologique du monde; le sens commun tombe d’ailleurs dans les erreurs les plus grossières lorsqu’il décrit cette objectivité : il en est resté encore, pour une bonne part, à l’astronomie de Ptolémée, il ne sait pas établir les liens réels de cause à effet, etc. » (On notera que cette position expose la pensée de Gramsci à des difficultés très lourdes : elle implique que, pour finir, on ne sort jamais de l’idéologie, ce qui rend très problématique la critique faite par Gramsci du sens commun. Gramsci semble tomber dans un relativisme historique radical qui distingue entre des idéologies arriérées et des idéologies avancées, mais sans disposer d’un critère de vérité pour les départager, ce qui prive cette distinction de toute base solide.) Il y a toujours eu des penseurs sceptiques pour considérer que la science ne faisait que « sauver les phénomènes », c’est-à-dire nous fournir une représentation du réel qui permet d’agir sur lui mais ne saisit pas l’essence même des choses. Confrontés à quelques-uns des paradoxes de la physique contemporaine, certains philosophes et certains scientifiques n’hésitent pas à défendre des conceptions « instrumentalistes » ou « pragmatistes » de la science, selon lesquelles les théories scientifiques ne doivent pas être tenues pour des reflets du réel mais pour de simples outils, voire des « fictions utiles », qui nous permettent de nous repérer et d’agir en lui. Le savoir ne serait rien d’autre qu’un pouvoir. Russell a pu ainsi écrire que la science n’est plus « un miroir mental de l’univers », mais « un simple instrument à manipuler la matière ». Le risque d’une telle position est d’abandonner l’idée de vérité, car un instrument n’est ni vrai ni faux : il est utile ou inutile ; on ne réfute pas un instrument comme on réfute une théorie. Or, le progrès des sciences repose en partie sur la dynamique de la réfutation des erreurs. Soulignons que les difficultés de la position instrumentaliste s’aiguisent dans les sciences sociales et politiques : l’instrumentalisme risque d’annuler la différence entre science et manipulation politique. Certes, on peut dire avec Durkheim (Les Formes élémentaires de la vie religieuse) qu’une société est « constituée avant tout par l’idée qu’elle se fait d’elle-même », ce qui implique que la société n’existe pas indépendamment des représentations sociales. Mais ces représentations sociales n’en doivent pas moins être étudiées objectivement par la science. Le risque serait de définir ici les sciences sociales et politiques comme un simple instrument politique de manipulation des esprits. Il est vrai que ce risque touche aussi à un problème réel, qui a obsédé Michel Foucault : dans quelle mesure les sciences sociales sont-elles des dispositifs de configuration de la réalité sociale, qui contribuent à produire celle-ci davantage qu’à connaître ? (Voir la critique des sondages par Pierre Bourdieu dans son célèbre article de 1973 « L’opinion publique n’existe pas ».) Nous ne pouvons pas entrer ici dans une discussion sur la nature de l’objectivité des sciences. Il suffit de noter que cette discussion est nécessaire, et qu’elle est proprement philosophique. L’objectivité et l’efficacité du savoir scientifique sont indéniables, mais la question de savoir ce qui définit la science en tant que telle et ce qui permet de parler de sa « vérité » n’en est pas moins une question philosophique inévitable. 26 Tout aussi inévitable est la question de la portée et du mode d’autorité de la science, qui entraîne des enjeux éducatifs, sociaux et politiques. Les limites de la science — l’incapacité de celle-ci à éliminer tout mystère — ont toujours été un des grands arguments des religions. Le philosophe Leo Strauss le résume ainsi : « La croyance admise par tous les croyants en la science d’aujourd’hui – la croyance que la science est dans sa nature essentiellement progressive et éternellement progressive – implique, sans le dire, que l’être est mystérieux ». Or, ce caractère mystérieux de l’être laisse ouverte la possibilité de l’existence de Dieu. Leo Strauss est allé jusqu’à soutenir que l’impossibilité où était la philosophie de réfuter la religion réfutait les prétentions de la philosophie, puisque celle-ci devait admettre qu’il était possible que le choix de la religion soit un meilleur choix que le choix de la philosophie. Leo Strauss, Droit naturel et histoire : « Il n’y a pas d’alternative plus essentielle que celle-ci : direction humaine ou direction divine. La première possibilité apparaît dans la philosophie ou la science au sens premier de ce terme, la seconde se trouve dans les Écritures. On ne peut esquiver le dilemme par un essai de conciliation ou de synthèse. Car toutes deux, la philosophie et les Écritures, proclament qu’une seule chose est nécessaire : une vie de libre recherche pour l’une, une vie d’obéissance et d’amour pour l’autre ; or l’une est à l’opposé de l’autre. Dans tout essai de conciliation, dans toute synthèse, si remarquable soit-elle, l’un des deux éléments est sacrifié, subtilement peut-être, mais à coup sûr. Si nous regardons de haut la lutte séculaire entre philosophie et théologie, nous ne pouvons guère manquer de penser qu’aucune n’a jamais totalement réussi à réfuter l’autre. […] C’est bien cet état de choses qui semble devoir décider irrévocablement en faveur de la révélation contre la philosophie. La philosophie doit accorder que la révélation est possible. Mais c’est présumer par là même que la philosophie n’est peut-être pas la seule chose nécessaire, qu’elle est peut-être même tout à fait secondaire. Poser que la révélation est possible revient à dire que la vie philosophique n’est pas nécessairement et de toute évidence la vraie vie. Ainsi la philosophie, la vie consacrée à la recherche d’une connaissance évidente qui soit accessible à l’homme en tant qu’homme, reposerait elle-même sur une décision qui ne serait ni évidente, ni raisonnée, ni lucide. Voilà qui confirmerait singulièrement la thèse selon laquelle il y a impossibilité d’une vie cohérente et absolument sincère en dehors de la croyance en la révélation. Le simple fait que la philosophie et la révélation ne peuvent se réfuter l’une par l’autre constituerait en somme la réfutation de la philosophie par la révélation. » Il n’est pas certain que Leo Strauss, qui était incroyant (mais affirmait la nécessité politique des religions) ait cru à son propre argument. Cet argument est séduisant, mais il souffre de trois défauts au moins : 1. Leo Strauss présente le choix de la philosophie comme un choix par lequel le philosophe choisirait la philosophie contre la religion, alors que le philosophe veut seulement examiner les raisons de choisir ; Leo Strauss fait comme si le refus de choisir arbitrairement une religion était la même chose qu’un choix arbitraire de ne jamais croire. 2. Leo Strauss présuppose ainsi une définition maximaliste de la philosophie, selon laquelle la philosophie n’est pas seulement une pratique de la réflexivité, mais 27 un choix de vie total et définitif, par lequel celui qui philosophe se vouerait à n’être que philosophe, à être tout entier philosophe et rien d’autre. Il est vrai que la philosophie a souvent eu ce sens dans l’antiquité grecque et romaine : il ne s’agissait pas de « philosopher », mais d’être philosophe au sens d’une façon de vivre qui n’impliquait pas nécessairement d’écrire (Diogène, célèbre philosophe cynique, n’a rien écrit). Selon ce sens du mot, on prouve qu’on « est philosophe », non par la vérité des théories qu’on élabore, mais par la sérénité de l’âme et l’absence de peur de la mort. Mais cette définition ambitieuse (pour ne pas dire prétentieuse) n’est pas celle de la philosophie comme savoir qu’on enseigne ou comme discipline universitaire ; c’est pourquoi la philosophie peut aussi être définie, de façon plus modeste comme un « métier » (au sens où Marc Bloch parlait du « métier d’historien »). 3. Surtout, Leo Strauss néglige le fait crucial que nous n’avons pas à choisir entre la philosophie et la religion, mais entre des philosophies et des religions. Dire que la philosophie est « réfutée par la Révélation » ne nous dit pas de quelle révélation il s’agit : judaïsme (et dans quelle version : hassidique, orthodoxe, conservateur, réformé ou libéral) ? Christianisme (et dans quelle version : orthodoxe, catholique, protestante, la version protestante étant elle-même multiple) ? Islam (et dans quelle version : sunnisme, chiisme, soufisme) ? On pourrait ici, pour un contrepoint philosophique à la position de Leo Strauss, renvoyer à la « parabole de l’anneau » proposée par Lessing dans sa pièce Nathan le sage (1779-1783) : le sens en est que, dans l’impossibilité de savoir lequel des trois monothéismes est le vrai, chaque religion a le devoir de faire ses preuves par sa capacité à produire réellement de la justice, de l’amour et de la paix. Là encore, nous n’avons pas le temps d’entrer dans les méandres de la philosophie de la religion. Il suffit de noter, parce qu’elles reposent sur la foi et non sur des preuves concluantes, et parce qu’elles ne sont pas moins en concurrence et en conflit que le sont les différentes philosophies, les religions ne peuvent pas éviter de se réfléchir au miroir de la philosophie : elles doivent justifier en termes philosophiques leurs raisons et leurs prétentions. Les religions demandent toutes une foi qui dépasse la raison et dont on doit se demander à quelles conditions elle est permise ou légitime ; car l’idée d’une foi supra- rationnelle n’est acceptable qu’à la condition qu’elle ne soit pas irrationnelle. Toute foi religieuse doit pouvoir répondre à la question philosophique : « à quelle condition la foi est-elle sensée ? » — question qui se ramifie notamment dans les questions : « à quelle condition la foi peut-elle supporter (ne pas être détruite par) les savoirs historiques et scientifiques ? », « à quelle condition la foi peut-elle être autre chose qu’une illusion ou une aliénation ? », « à quelle condition la loi politique peut- elle tenir compte des demandes des croyants ? » (question de la laïcité). Quatre types de positions se présentent ici : 1. Le philosophe pieux pense que la raison, qui est la norme ultime de vérité, peut connaître Dieu (Platon, Aristote, Descartes, Leibniz). Il a plusieurs figures : — le philosophe déiste ne croit en aucune des religions existantes et n’admet aucun autre Dieu que le Dieu de la raison (Voltaire, Kant) ; 28 — le philosophe croyant admet la foi en une révélation qui ne contredit pas la raison mais la complète (Descartes, Leibniz) ; — le philosophe théologien pense que la philosophie peut fonder la théologie et remplacer la foi par un savoir rationnel (Hegel). 2. Le théologien philosophe pense que la foi est la norme ultime de vérité —la foi guide la raison —, mais que la raison permet à la foi de s’élucider elle-même, la parole divine réclamant l’intelligence humaine pour la comprendre. La raison confirme la foi et lui permet de s’épurer en évitant la superstition et le fanatisme. (Avicenne, Maïmonide, Thomas d’Aquin.) (Le théologien philosophe n’est pas un philosophe théologien : il pense que la raison ne peut pas remplacer la foi ; les vérités révélées peuvent être réfléchies par la raison, mais elles ne peuvent pas être démontrées rationnellement.) 3. Le théologien anti-philosophe (croyant irrationnel) considère que la foi défie la raison et lui échappe ; Dieu est un maître dont la parole doit être obéie sans être comprise (Paul de Tarse, Luther, Pascal, Kierkegaard). La raison ne peut préparer le saut de la foi que négativement, en découvrant son impuissance et son désespoir. (Version extrême : Tertullien, « credo quia absurdum ».) 4. Le philosophe incroyant pense qu’il n’existe pas de raison suffisante pour croire en Dieu. Il peut être : — agnostique : il juge les religions incertaines — mais non absurdes (Protagoras) ; — athée : il les juge fausses, mais pas forcément nuisibles (Durkheim) ; — impie : il les juge non seulement fausses mais nuisibles et détestables (Nietzsche). Ce spectre de positions n’est lui-même qu’une dimension d’un espace de tensions plus profond, qui structure la philosophie selon les forces d’attraction de trois pôles : — le pôle de la sagesse, qui consiste à trouver sa place dans le monde de manière à jouir de la sérénité de l’esprit, de ne pas souffrir d’une réalité qu’on maîtrise par cela seul qu’on la comprend ; — le pôle de la tragédie, qui fait l’expérience de l’absurdité du monde (donc de l’impossibilité de la sagesse et d’une vie « sensée »), et qui oppose à cette absurdité ou bien le projet de l’affirmation de soi (la volonté de puissance, comme le dit Nietzsche, ou le projet d’« enseigner à l’âme à vivre sa vie, non pas à la sauver », comme le dit le philosophe nietzschéen Gilles Deleuze), ou bien la révolte (voir Albert Camus) ; — le pôle du salut, qui suppose l’obéissance à un impératif de justice supérieur à l’homme ou à un appel divin, qui peut exiger le sacrifice complet de l’égoïsme, le sacrifice inconditionnel du bonheur et de la vie, sacrifice devant lequel recule la sagesse. Ces trois pôles sont ceux d’une multitude de dialectiques, en vertu desquelles la sagesse, la souffrance tragique, le cynisme, la révolte, la passion du salut s’entremêlent et passent fréquemment l’une dans l’autre. Par exemple, l’expérience tragique peut conduire à la résignation attristée, qui est une forme de sagesse ; la sagesse peut conserver la nostalgie du salut ; le salut peut chercher en Dieu la source de la sagesse inaccessible à l’homme. La vision tragique aussi bien que la visée du salut peuvent opposer l’extase à la sagesse — et prendre ainsi la forme paradoxale d’un « éloge de la folie » (« amour fou », « vie dangereuse », « folie de la croix », « folie en Dieu » — ce qui est le sens originel de l’enthousiasme). Et si le salut réside dans la renonciation à soi (« qui veut sauver sa vie la perdra », lit-on dans l’Évangile), ne suppose-t-il de renoncer au désir de salut lui-même ? 29 2. Trois conceptions de la sagesse. La définition de la philosophie comme un effort vers la sagesse est partagée par presque tous les philosophes jusqu’au XVIIIe siècle. La force de cette définition tient à ce qu’elle procède directement de la motivation initiale de la philosophie, à savoir la volonté de sortir de la confusion et des contradictions des opinions reçues, de ne plus être victime des erreurs de la naïveté collective, la volonté de comprendre et de trouver sa place dans le monde. En d’autres termes : le désir moteur de la philosophie est le désir de se comprendre soi-même Ce désir naît d’un constat initial, qui est que nous ne nous comprenons pas nous- mêmes, d’où nos disputes sur le vrai, le juste, le bien. C’est parce que nous ne nous comprenons pas nous-mêmes que nous ne nous comprenons pas entre nous et que nous ne nous entendons pas. C’est un thème constant dès les débuts de la philosophie antique. Platon (-428-427 / -348-347), Alcibiade : « Socrate : Or, au sujet des personnes et des choses justes ou injustes, la plupart des hommes te semblent-ils s’accorder avec eux-mêmes ou avec les autres ? Alcibiade : Oh ! par Zeus, aussi peu que possible. » Euthyphron : « Socrate : Quel genre de sujet fait de nous des ennemis réciproques et nous fait mettre en colère lorsque nous avons un différend et que nous sommes dans l’incapacité de trancher la question ? Examine si ces sujets ne sont pas le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bon et le mauvais. Ne sont-ce pas les sujets sur lesquels portent nos différends et à propos desquels — parce que nous sommes incapables d’en arriver à une décision satisfaisante — nous devenons des ennemis réciproques ? » 7c-d. Epictète (50 /125-130), Entretiens : « Voici le principe de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l’opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit de ce qui est tordu. » Nous comprenons ainsi le mot d’ordre de celui qui passe pour le modèle des philosophes, le premier à avoir pratiqué la philosophie sous la forme de l’interrogation et du dialogue (et non comme la profération d’une parole de vérité) : Socrate, philosophe athénien mort en 399, qui avait pour devise « connais-toi toi-même ». La formule n’est pas de Socrate lui-même : c’est un précepte dû à un de ceux que les Grecs appelaient les « Sept Sages de la Grèce ». Cette devise figurait au fronton du temple d’Apollon à Delphes où les pèlerins venaient interroger la Pythie qui rendait ses oracles. Dans ce contexte, la formule était souvent comprise comme invitant les pèlerins à se sonder eux-mêmes avant de poser leur question : « sache bien quelle est la nature de ton attente lorsque tu viens consulter 30 l’oracle, réfléchis bien aux raisons pour lesquelles tu viens interroger la Pythie et à ce que tu veux vraiment savoir d’elle. » Mais la formule avait aussi un sens plus général, qu’on peut formuler ainsi : « aie conscience de tes limites ; sache que tu n’es qu’un mortel et non un dieu ». ». Ainsi comprise, la formule était une invitation à la mesure et à la « sagesse » au sens de tempérance et de modération (sagesse-modération qui se dit en grec sophrosunè). C’est ainsi que, dans le dialogue Alcibiade (129a-133c), après avoir insisté sur la nécessité et sur la difficulté de la connaissance de soi, le Socrate de Platon déclare : « se connaître soi-même n’est-ce pas ce que nous sommes convenus d’appeler sophrosunè ? » Platon, dans les dialogues où il aborde la connaissance de soi (Charmide, Alcibiade), élargit le sens de la notion. Il fait dire à Socrate, dans l’Alcibiade, que le « soi » dont il est question ne peut être que l’âme : « L’homme, c’est l’âme. […] Ainsi c’est de notre âme qu’il nous est recommandé de prendre connaissance par le précepte de se connaître soi-même. […] Or, dans l’âme, pouvons-nous distinguer quelque chose de plus divin que cette partie où résident la connaissance et la pensée ? […] Cette partie-là en effet semble toute divine et celui qui la regarde, qui sait y découvrir tout ce qu’il y a en elle de divin, un dieu et une pensée, celui-là a le plus de chance de se connaître lui-même. » La « connaissance de soi » finit par signifier, chez Platon et Aristote, la prise de conscience de l’esprit par lui-même et la compréhension du caractère divin et éternel de la raison. La connaissance de soi, dans la mesure où elle n’était ni une invitation au narcissisme ni un plat rappel à la modestie ou à la résignation, était pour Socrate indissociable d’une conviction fondamentale, qui dans l’Apologie de Socrate se formule ainsi : « une vie qui n’est pas examinée ne mérite pas d’être vécue ». Apologie de Socrate : « Le plus grand bien de l’homme, c’est de s’entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses dont vous m’entendez discourir, lorsque j’examine les autres et moi-même ; car une vie sans examen ne mérite pas d’être vécue. » La philosophie était pour Socrate l’effort d’une vie réfléchie. Cette recherche de la lucidité n’est pas la sagesse au sens d’un état qui serait atteint et définitivement possédé ; elle est un effort vers la sagesse comme visée d’un désir. Il ne serait pas impossible d’interpréter l’enseignement de Socrate comme signifiant que les hommes ne peuvent être sages qu’à la condition de comprendre que la sagesse ne se possède pas et qu’elle ne peut être « atteinte » qu’en restant l’objet d’une permanente recherche. La divinité détient la sagesse, mais les hommes ne sont capables que de philosophie, c’est-à-dire de l’inquiétude de la sagesse. Etymologiquement, philosophie signifie « amour de la sagesse » : philo-sophia, de philos, l’ami (philein, aimer ; philia, l’amitié) et sophia, la sagesse (sophos, le sage). Or, la notion de sagesse se partage dès l’antiquité en un pôle « théorique » (selon lequel la sagesse est d’abord un savoir, voire une science, dont la « sagesse » au sens du « bonheur raisonnable » est un effet) et un pôle « pratique » (selon lequel la sagesse est d’abord la maîtrise des désirs, autrement dit