Introduction - Pourquoi la science PDF
Document Details
Uploaded by PlayfulLute7894
Université Paris Nanterre
Tags
Summary
This document discusses the foundations of scientific knowledge. It explores the rationale behind using the scientific method to understand natural phenomena, including the concept of natural laws and causality. The text also considers different viewpoints on the nature of science and the criteria used to judge its validity.
Full Transcript
Introduction : Pourquoi la science ? Suivre une méthode scientifique à la lettre a beaucoup d’avantages : elle nous prémunit de l’arbitraire du discours sur la nature, elle nous garantit une forme de certitude à l’égard de la véri té que nous parvenons ainsi à établir, elle peut être partagée, dupli...
Introduction : Pourquoi la science ? Suivre une méthode scientifique à la lettre a beaucoup d’avantages : elle nous prémunit de l’arbitraire du discours sur la nature, elle nous garantit une forme de certitude à l’égard de la véri té que nous parvenons ainsi à établir, elle peut être partagée, dupliquée, reproduite et cette repro ductibilité même est le signe de sa solidité, elle aspire à une forme de généralité, pour ne pas dire d’universalité. Mais toutes les méthodes se valent-elles ? quel est le critère qui permet d’apprécier, c’est-à-dire d’évaluer la pertinence et la fiabilité d’une méthode ? Pourquoi se fier à telle méthode plutôt qu’à telle autre ? Sur quoi repose la conviction que telle méthode est la plus adaptée à établir une véri té ? Cette conviction est-elle en définitive une croyance ? Mais alors tout rapport à la méthode scientifique doit-il être inscrit dans le cadre d’une réflexion sur les croyances épistémiques ? Si nous nous attachons à identifier des critères permettant de circonscrire ce qui est proprement scientifique dans un discours sur le monde, dans une méthode d’analyse, dans la formulation d’une théorie, c’est parce que nous dotons la science d’une valeur et que nous tenons à pouvoir distinguer ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. Et cette valeur caractérise notre aspiration à une forme de stabilité dans le discours que nous tenons sur la nature : c’est tout l’enjeu de la question de la démarcation. Mais quel est le sens de cette aspiration ? 1-S’agit-il de pouvoir expliquer les phénomènes de la nature ? Si le passage d’une comète cesse d’être le présage d’un courroux divin et atteste de l’inanité du géocentrisme par le constat de la variabilité des cieux qu’elle impose, il réfute les explications qui pouvaient alors avoir cours, mais ne construit pas encore les conditions d’une explication alternative. L’observation seule d’un phénomène inédit déclenche la recherche d’un savoir stabilisé plus qu’elle ne le procure. Mais re monter des effets que nous observons aux causes les ayant provoquées, penser qu’il existe ainsi des lois de la nature, suppose d’admettre au moins deux grands présupposés qu’il nous faudra précisément discuter : -la stabilité de la nature, sa régularité, son uniformité, sa permanence en somme. Mais quelle est la conception de la nature sous-jacente à cette affirmation ? Ne suppose-t-elle pas qu’une instance transcendante la garantisse ? En un sens, lorsque Descartes dans l’article 36 de la 2e partie des Principes de la philosophie garantit la permanence des lois de la nature (en l’occurrence, le principe de conservation de la même quantité de mouvement dans le cas du choc des corps) 2 1 par l’immutabilité divine , n’exhibe-t-il pas un dispositif argumentatif qui indexe toute exigence de produire des lois de la nature, pourtant symbole de la science moderne, à une figure transcen dante justifiant cette permanence (ou du moins la croyance que nous pouvons avoir en cette permanence !). -le statut accordé à la causalité : Penser une chaîne causale ne présuppose-t-il pas tou jours de remonter à une cause première, cause d’elle-même ? S’agit-il ici de penser une entité métaphysique qui fut l’objet de critiques régulières dans l’histoire de la philosophie, que l’on pense, selon des perspectives différentes à Auguste Comte pointant et 1 Descartes, Principes de la philosophie, 2e partie, article 36 Que Dieu est la première cause du mouvement, et qu’il conserve toujours une égale quantité en l’univers : « Après avoir examiné la nature du mouvement, il faut que nous en considérions la cause, et pour ce qu’elle peut être prise en deux façons nous commencerons par la première et plus universelle qui produit généralement tous les mouvements qui sont au monde ; Nous considérerons par après l’autre, qui fait que chaque partie de la matière en acquiert qu’elle n’avait pas auparavant. Pour ce qui est de la première, il me semble qu’il est évident qu’il n’y en a point d’autre que Dieu qui de sa toute-puissance a créé la matière avec le mouvement et le re pos, et qui conserve maintenant en l’univers par son concours ordinaire autant de mouvement et de repos qu’il y en a mis en le créant. Car bien que le mouvement ne soit qu’une façon en la matière qui est mue, elle en a pourtant une certaine quantité qui n’augmente et ne diminue jamais, encore qu’il y en ait tantôt plus et tantôt moins en quelques unes de ses parties : C’est pourquoi lors qu’une partie de la matière se meut deux fois plus vite qu’une autre, et que cette autre est deux fois plus grande que la première, nous devons penser qu’il y a tout autant de mouvement dans la plus petite que dans la plus grande : et que toutes les fois que le mouvement d’une partie diminue, celui de quelque autre partie augmente à proportion. Nous connaissons aussi que c’est une perfection en Dieu non seulement de ce qu’il est immuable en sa nature, mais encore de ce qu’il agit d’une façon qu’il ne change jamais : tellement qu’outre les changements que nous voyons dans le monde, et ceux que nous croyons parce que Dieu les a révélés, et que nous savons arriver ou être arrivés en la nature sans aucun changement de la part du Créateur, nous ne devons point en supposer d’autres en ses ouvrages de peur de lui attribuer de l’inconstance. D’où il suit que puis qu’il a mu en plu sieurs façons différentes les parties de la matière lorsqu’il les a créées, et qu’il les maintient toutes en la même façon et avec les mêmes lois qu’il leur a fait observer en leur création, il conserve incessamment en cette matière une égale quantité de mouvement. » 3 2 critiquant l’état métaphysique de notre savoir dans son Cours de philosophie positive ou à Carnap qui, en proposant un dépassement radical de la métaphysique, disqualifie tous les simili-énoncés qui ne renvoient qu’à des songes creux ? [ Encart Carnap : Je ne sais pas jusqu’à quel point ce texte important vous est familier, je ferai donc dans le cours des petits rappels sur des « morceaux » de l’histoire de la philosophie sur lesquels je m’appuie pour démontrer mon propos, mais pour éviter la dimension « happy few », forcément excluante du rapport à la référence, j’ajouterai régulièrement des en carts, ceux et celles qui sont familier.e.s de ces textes, peuvent naturellement les passer, c’est la raison pour laquelle je les mets entre crochets. 3 L’article fameux de Carnap « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du lan gage» commence en faisant fond sur une critique classique et pour tout dire ancestrale de la mé taphysique : soit la métaphysique doit être considérée comme fausse parce qu’elle entre en contradiction avec la connaissance que nous pouvons obtenir en recourant aux expériences, soit 2 Auguste Comte développe dans son Cours de Philosophie positive, sa loi des trois états qui décrit trois manières, histo riquement inscrites de philosopher. Si l’état théologique, entendu comme la recherche visant à identifier les causes surnaturelles des phénomènes observées par les hommes et à faire de Dieu l’unique créateur de toutes choses est rapidement disqualifié par Comte, il s’occupe plus longuement de l’état qui suit l’état théologique et qu’il désigne comme l’état métaphysique. Il s’agit cette fois-ci de critiquer les entités abstraites mobilisées dans la philosophie mo derne pour expliquer les phénomènes, entités qui se trouvent en définitive inscrites dans la Nature venant, entité générale vague. Comte fait de cette tendance à rechercher des entités abstraites une maladie chronique de l’humanité, un infantilisme même. Vous me direz mais que reste-t-il si on nous enlève et Dieu, et les causes, et la Nature ? Bref que nous reste-t il si on renonce à l’absolu ? Eh bien, le 3° état : l’état positif ! Pour présenter ce 3e état, je donne 2 citations : -d’abord, une réflexion sur ce qui est intelligible et cette intelligibilité doit être subordonnée à sa correspon dance à un fait : « toute proposition qui n’est pas strictement réductible à la simple énonciation d’un fait, ou particu lier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible ». Si ce critère de la réduction à l’énoncé d’un fait est garant d’intelligibilité et à ce titre évacue les entités abstraites un peu creuse, il soulève néanmoins des questions : 1- faire correspondre une proposition à un fait particulier ne délivre pas nécessairement de connaissance, il s’agit simplement de proposer une description d’un fait particulier ; 2 comment se construit l’énoncé d’un fait général ? On comprend bien que c’est ici que la notion de loi est introduite mais il reste à déterminer ce qu’est un fait général. -ensuite, des arguments en faveur du passage d’un régime de causes à un régime de lois : « En un mot, la révolution consiste essentiellement à substituer partout à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phé nomènes observés ». Le fond de l’argumentation est bien connu : les causes sont incertaines dans le meilleur des cas, inaccessibles dans le pire, il faut donc leur substituer un autre candidat : et ce sont les lois qui ont pour caractéristiques 1-de se baser sur des observations et 2-d’exprimer une régularité (« relations constantes ») de la nature. 3 Carnap, R. 1931, « Überwindung der metaphysic durch logische Analyse der sprache » in Erkenntnis 2, p. 219-241 [trad. française de B. Cassin et al., “Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage”, in A. Sou lez (dir.) Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Puf, 1985, p. 147-171. 4 elle est incertaine parce qu’elle pose les problèmes dans des termes tels qu’ils dépassent les limites de la connaissance humaine. Mais plus radicalement, l’enjeu posé est celui de la légitimité même de la métaphysique : pourquoi s’y adonner si elle est en tout état de cause « stérile » pour reprendre les termes de Carnap ? C’est bien à cette mise à mort de la métaphysique que s’emploie Carnap dès le début de son ar ticle. Il s’agit en effet pour lui, grâce à l’analyse logique du langage, d’analyser, de manière rigou reuse, le contenu des énoncés métaphysiques et de prouver qu’ils sont « dépourvus de sens ». Il caractérise ce geste comme le « dépassement radical de la métaphysique ». Et il entend bien préci ser ce que cela signifie pour lui : il ne s’agit pas de dire que ces énoncés sont faux, stériles ou contradictoires, mais plus clairement qu’il s’agit « d’une suite de mots qui ne constitue pas un énoncé à l’intérieur d’une certaine langue donnée ». Carnap précise que lorsque cette suite paraît 4 être un énoncé, comme dans le cas des énoncés de la métaphysique, il choisit de les désigner comme des « simili-énoncés ». Ces simili-énoncés sont de deux types et concernent dans les deux cas la métaphysique : soit ces énoncés se révèlent être « simili » car ils comportent un mot dont on a cru qu’il avait une signification, mais, en réalité, il n’en est rien, soit les mots qui composent l’énoncé, pris en eux-mêmes ont une signification, mais c’est leur composition qui entre en contradiction avec les règles de syntaxe « et qui leur retire tout sens ». 5 Ce sont donc tous les énoncés de la métaphysique qui tombent sous le coup de la critique de Carnap. Carnap s’attache à poser dans cet article les conditions à remplir pour qu’un terme ait une signification au sens où il l’entend : « puisque la signification d’un mot est déterminée par son critère (autrement dit : par les relations de déduction de son énoncé élémentaire, par ses condi tions de vérité, par la méthode de sa vérification), on n’a plus la liberté, une fois le critère établi, de décider encore ce que l’on « veut dire » avec ce mot. » Et la démonstration aborde frontale 6 ment le problème en montrant que les termes métaphysiques de principe et de Dieu sont dé pourvus de signification. Comment Carnap procède-t-il ? Pour le terme de principe (par exemple x est le principe de y), et l’interprétation que l’on doit pro duire de sa définition « y procède de x », il montre que son emploi par les métaphysiciens est 4 5 6 p. 150. Ibidem, p. 150. p. 152. Et à la suite de ce point, Carnap propose un résumé fort explicite de ses critères : « Soit a un mot quel conque et E(a) l’énoncé élémentaire dans lequel il figure. La condition nécessaire et suffisante pour que a ait une signification peut s’énoncer dans chacune des formules suivantes, qui disent au fond la même chose : 1.Les critères empiriques de a sont connus. 2.Il est établi de quels énoncés protocolaires E(a) est déductible. 3.Les conditions de vérité de E(a) sont établies. 4.La procédure de vérification de E(a) est connue. » 5 d’abord construit sur un refus d’entendre « procéder » au sens empirique, c’est-à-dire comme « une relation de succession temporelle et conditionnelle » et sur une absence de signification al 7 ternative. Evidemment, on pourrait discuter cette assertion ! Il procède de la même manière pour le mot Dieu. Le coeur de la critique est le même : il s’agit de « suggérer par ce mot des représentations et des sentiments qui l’accompagnent, sans toutefois lui conférer une signification » , c’est pour quoi ces énoncés soi-disant métaphysiques sont des « si 8 mili-énoncés ». Et la conséquence est implacable : « la métaphysique ne saurait pas même être exprimée dans une langue construite d’une façon logiquement correcte. » 9 En un mot, ce que l’analyse logique du langage permet d’établir c’est un verdict de non-sens pour toute connaissance qui voudrait se situer au-delà ou par-delà l’expérience, c’est-à-dire toute méta physique spéculative, toute pensée pure. Fin de l’encart ] Ou bien s’agit-il plus simplement d’identifier quelque chose comme une détermination du phé nomène qui indique bien qu’il ne se produit pas au hasard, bien au contraire et que pour le com prendre, voire l’anticiper, il nous faut spécifier les conditions dans lesquelles il s’est produit. Pour discuter ces présupposés, il faudra donc déplacer la position du problème : -en intégrant l’indétermination comme une dimension décisive de la nature, du compor tement de la nature, cette intégration prend la forme des lois probabilistes qui, à ce titre, sont 10 non déterministes. On distingue donc déterminisme et causalité. -en considérant que la catégorie de causalité est une catégorie d’usage, commune, trop vague, mais surtout trop incertaine, pour pouvoir être intégrée au champ scientifique de telle 7 p.154. Et Carnap continue en ces termes : « Mais voilà qui ne donne pas de critère pour une autre signification. Par suite, la signification soi-disant « métaphysique » que le mot doit avoir ici, par opposition à la signification empirique dont on vient de parler, n’existe absolument pas. Si l’on pense à la signification originelle du mot « principium » (et du mot grec « ἀρχή »), on remarque ici la même évolution. On a expressément ôté à ce mot sa signification origi nelle de « commencement » ; il ne doit plus signifier le premier dans le temps mais le premier dans une autre perspec tive, spécifiquement métaphysique ». Mais on ne nous donne pas les critères de cette « perspective métaphysique ». Dans les deux cas donc, on a ôté au mot sa signification antérieure sans lui en donner une nouvelle : il n’est plus qu’une coque vide. » 8 9 10 p. 156. p. 157. Il s’agissait d’étendre l’empire de la mathématisation afin de rationaliser le probable, pour reprendre une belle expression de Catherine Chevalley dans le livre qu’elle consacre à Pascal, Pascal, Contingence et probabilités. 6 11 sorte qu’ « une explication n’est scientifique que dans la mesure où elle n’est pas causale ». On exclut alors la causalité (et ainsi la recherche des causes) du champ de la science. Ce qui subvertit significativement notre vieille antienne aristotélicienne : « connaître, c’est connaître les causes ». 2-S’agit-il de pouvoir prédire que le soleil se lèvera demain ? D’anticiper sur ce qui va advenir ? En un mot, de prévoir le futur, alors même qu’on le suppose contingent ? Il faudra voir comment la position sceptique et la manière dont elle est prise en charge par Hume permettent ici de dis 12 cuter la certitude de la prévision et de préciser le statut de cette anticipation. Tous les moyens sont alors bons (ou presque !) pour parvenir à cette stabilité du discours sur la nature : soit il nous faut formaliser le langage que nous utilisons, c’est-à-dire proposer une analyse et un usage logique du langage qui nous garantisse sa fiabilité, soit il nous faut modéliser concep 11 Max Kistler, Causalité et lois de la nature, Paris, Vrin, p.9. Je donne l’extrait en question qui est explicite à l’égard des différents sens conférés à la causalité : « Trois [conceptions de la réalité] sont particulièrement influentes : 1) Le concept de causalité est souvent identifié avec celui de détermination. Cette identification a sans doute son origine dans l’assimilation de la causalité avec le traditionnel Principe de Causalité. Si le principe de Causalité affirme que « tout évènement a une cause », « tout phénomène déterminé a une cause déterminée » ou que « les mêmes causes ont toujours les mêmes effets », il est semble-t-il facile de passer de là à la thèse selon laquelle il est équivalent de dire que l’évènement e a une cause et de dire que le fait que e s’est produit a été déterminé par les circonstances, c’est-à-dire par l’ensemble des évènements précédant e (ou alternativement : par l’ensemble des évènements suivant e). Selon cette conception, la causalité est assimilée à la marche réglementée de la nature, entendue dans un sens dé terministe. Dire que tout a une cause revient à dire qu’aucun évènement ne se produit sans qu’il en existe une raison suffisante qui le détermine. Dire que tous les phénomènes sont soumis à la contrainte de causalité signifie selon cette conception que non seulement rien n’advient par hasard, mais qu’il n’y a pas de processus irréductiblement indéter minés. Au contraire, à supposer qu’il existe de tels processus, comme il est envisageable à l’égard, par exemple, de la décomposition radioactive, la conception en question implique que le fait que le noyau n se décompose à l’instant t n’est non seulement pas déterminé par les lois de la nature mais qu’il n’a en outre pas de cause. 2) La position majoritaire en philosophie contemporaine des sciences – position qu’on peut désormais qualifier de « classique » – se distingue de la position que nous venons d’esquisser en admettant qu’il existe des processus indé terminés. Selon le modèle dit « nomologique-déductif », expliquer (et prédire) un phénomène signifie montrer qu’il existe une description du phénomène telle qu’elle peut être logiquement déduite d’un énoncé nomologique, joint à la formula tion des conditions initiales qui spécifient les circonstances dans lesquelles le phénomène en question s’est produit (ou est attendu à se produire). Selon la doctrine classique, être cause ou effet ne signifie rien d’autre qu’être subsumé sous une loi de la nature. Toutefois, cette conception évide de confondre causalité et détermination en admettant dans le domaine des phénomènes couverts par des lois, et par conséquent dans le domaine de la causalité, l’existence de phénomènes qui ne sont soumis qu’à des lois probabilistes, et non déterministes. […] 3) La conception classique s’oppose à une tradition qui renoue plus directement avec Hume et qui a été, dans ce siècle, défendue à un moment donné par Carnap et Russell. Elle trouve toujours un écho important aujourd’hui tant elle séduit par sa simplicité. Elle consiste à concevoir la causalité comme un concept qui relève exclusivement du sens commun et auquel il est impossible de substituer un concept scientifique : au lieu d’être réductible – ce que les deux autres conceptions s’efforcent de monter – dans un cadre scientifique, le concept de causalité ne posséderait aucun pendant dans la conception scientifique du monde. Il convient donc de l’en éliminer. Une explication n’est scienti fique que dans la mesure où elle n’est pas causale. » 12 Quelle fonction argumentative donner à la distinction posée par Hume entre corrélation constante et connexion nécessaire ? 7 tuellement le réel, introduire via la mathématique une expression de ce que nous avons observé ou expérimenté dans la nature. S’est ainsi ouverte une séquence dans l’histoire des idées scientifiques qui a fait correspondre à l’experimental philosophy de la Royal Society à la fin du XVIIe siècle en Angleterre le canon de la science moderne. On verra dans ce cadre comment se déploient des protocoles expérimentaux qui permettent d’attester des résultats des expériences : via la reproductibilité des expériences, le consensus sur l’interprétation à leur donner, le motif de l’expérience cruciale qui permettrait de trancher entre deux hypothèses etc. Mais on verra également comment la formulation d’une loi scientifique suppose d’exprimer mathématiquement les régularités phénoménales que nous pou vons observer ou expérimenter. C’est dans ce double mouvement que s’exprime la modernité de la science telle qu’elle se lit chez ses illustres représentants Galilée, Descartes, Leibniz, Newton, D’Alembert, Maupertuis etc. Et s’y discute corrélativement un schéma moderne d’intelligibilité de la nature aux contours multiples et souvent vagues : le mécanisme. Il faut en effet distinguer dans l’usage de ce concept : 1. une explication des phénomènes naturels par grandeur, figure et mouvement, c’est-à-dire par combinaison de mouvements dans la matière ; 2-une explication de tout être naturel (qu’il soit un corps pesant ou un être vivant) par la ré duction à une machine, au point que la physique peut être toute entière réduite aux lois de la mécanique. Or, cette non coïncidence est problématique car elle conduit à mettre en tension un mécanisme épistémologique et un mécanisme ontologique. J’entends par là : -pour le mécanisme ontologique, il s’agit de l’idée selon laquelle l’ensemble des éléments naturels sont des machines, c’est-à-dire des agencements d’éléments matériels dont les variations s’expliquent par des reconfigurations. On s’engage alors sur l’existence réelle de ces mécanismes dans la nature. ET on pose la question de la possibilité ou non de réduire toute réalité à la ma tière. Il s’oppose à différentes explications alternatives de l’essence des corps qui peuvent par exemple avec l’animisme de G. Stahl ou du vitalisme de X. Bichat par exemple expliquer les êtres vivants par les opérations d’une âme ou d’un principe vital qui requièrent l’un et l’autre le recours à des causes finales pour rendre compte de la cohérence de l’organisation interne d’un corps, ce que proscrit précisément le mécanisme. -pour le mécanisme épistémologique, il s’agit de se prononcer moins sur l’essence des corps que sur l’identification des micro-mécanismes sous-jacents aux phénomènes naturels et qui en garantiraient ainsi l’intelligibilité. L’enjeu est aussi de se doter d’un outil qui pourrait garantir l’unité du savoir sur la nature, via l’identification de lois de la nature, entendues centralement comme les lois du mouvement c’est-à-dire de la mécanique. Peut-on considérer qu’une discipline (la physique par exemple) constitue le canon pour penser tous les autres domaines de savoir ou 8 bien est-ce que chaque domaine de savoir peut être considéré comme irréductible aux autres, en un mot, est-ce que la physique me permet de comprendre les êtres vivants ? Et il faut également souligner une deuxième tension toujours liée à l’interprétation que l’on fait du mécanisme : soit qu’on l’entende effectivement comme une explication du phénomène naturel sur le modèle d’une machine, soit qu’on considère que l’expression du mécanisme est forcément mathématique, c’est-à-dire exprime sous la forme de lois de la nature ou de principes de conser vation, l’interprétation mécaniste du monde. On y reviendra. Ces questions permettent de circonscrire le champ de notre questionnement : notre aspiration à un savoir stabilisé, notre quête d’une connaissance objective, notre recherche d’une méthode fiable pour connaître la nature témoignent du déploiement d’une rationalité qui construit des ins truments à même de rendre intelligible le monde qu’elle occupe. Mais pour comprendre la signifi cation de ce geste philosophique, il faut sans doute l’historiciser et j’entends cette historicisation en un triple sens : 1. il faut se souvenir que les méthodes ont été forgées pour rendre intelligibles des phéno mènes naturels, donc il faut confronter ces méthodes aux objets historiquement situés qu’elles permettent de penser : la nature de la lumière (onde et/ou corpuscule ? cf les ex périences de Léon Foucault), la circulation du sang (William Harvey), la révolution des orbes célestes etc. 13 2. il faut penser au sens fort la connaissance comme une expérience , socialement inscrite et située selon la perspective des sujets connaissants. 3. il faut interroger ce besoin épistémique, c’est-à-dire inscrire notre réflexion dans sa di mension anthropologique : prise entre le vertige de notre pouvoir de connaître, la la mentation à l’égard de notre impuissance épistémique, la satisfaction que peut procurer la conscience des limites de notre connaissance. 13 Dire que la connaissance est une expérience est une manière de rappeler le caractère incarné du processus épisté mique : en effet, c’est bien, même lorsqu’il s’agit d’une expérience de pensée, le récit de ce qui s’est produit lorsque Galilée a lâché du haut de la tour de Pise, une plume et une pierre et a supposé que sans la résistance de l’air, elles devaient arriver au même moment au sol, invalidant ainsi la corrélation entre vitesse et masse, qui est en jeu dans un récit d’expérience qui permet d’établir une connaissance, de stabiliser notre croyance. Mais si nous insistons sur cette dimension c’est aussi pour montrer ce que serait une théorie expérimentale de la connaissance telle que la propose Dewey, qui s’intéresserait moins aux conditions de possibilité de la connaissance en général, qu’aux interactions à l’œuvre dans les entreprises de production de connaissance spécifiques, au contenu circonscrit. Cf J. Dewey, «The Knowledge Experience Again» (1905) in The Middle Works of John Dewey Southern Illinois University Press, 3: 179. 9 La problématique de ce cours peut donc se formuler comme suit : La tension entre méthode et histoire révèle la dimension anthropologique de toute entreprise du savoir. Mais dire cela, ce n’est pas abolir l’exigence d’objectivité propre à toute connaissance, ce n’est pas basculer dans une forme de relativisme, ce n’est pas être « contre la méthode » pour re prendre le titre d’un livre fameux de Feyerabend (dont il faut immédiatement préciser qu’il n’est 14 15 pas relativiste), non, dire cela, c’est au contraire se donner les moyens de produire une objectivité forte , renforcée au sens où elle est située. Cela signifie à la fois de prendre en charge les rap ports de pouvoir que véhicule tout rapport au savoir, mais aussi de se poser la question du point de vue depuis lequel une connaissance est produite. Le geste est décisif : ce n’est pas en s’abs trayant des conditions concrètes dans lesquelles la connaissance est produite qu’on garantit sa validité et sa robustesse, c’est au contraire en intégrant ces dimensions constitutives (pouvoir et situation) qu’on peut réellement les garantir.