Introduction à la Sociologie PDF
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This document provides an introduction to sociology, explaining the sociological approach to understanding social phenomena. It details the concept of the sociological triangle, which involves theories, methodologies, and social issues. The document also elaborates on different theoretical frameworks, methodologies, and types of social phenomena covered in sociology.
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[Tapez ici] PHÉNOMÈNES SOCIAUX - Présentation des objectifs du cours et du contrat pédagogique ; - Exposé : Le travail sociologique : théories, méthodes et phénomènes sociaux - Elément de la démarche sociologique mise en exergue : la spécificité du point de vue sociologique : expliquer...
[Tapez ici] PHÉNOMÈNES SOCIAUX - Présentation des objectifs du cours et du contrat pédagogique ; - Exposé : Le travail sociologique : théories, méthodes et phénomènes sociaux - Elément de la démarche sociologique mise en exergue : la spécificité du point de vue sociologique : expliquer le social par le social - Matériau pédagogique : voir syllabus COURS 2 : THÈME 1 : LES PARADIGMES DE LA SOCIOLOGIE ET LES FONDATEURS DE LA SOCIOLOGIE - Exposé : Les paradigmes sociologiques : une application à un phénomène social : les explications de la délinquance juvénile par les différents paradigmes - Matériau pédagogique : 1) voir syllabus synthèse des chapitres I et II de G. Bajoit, Pour une sociologie relationnelle, PUF, Paris, 1992, pp.19-72. Chapitre I : Les paradigmes de la sociologie ; Chapitre 2 : critique des théories du changement social. - 2) voir texte de F. Dubet sur Moodle: Conduites marginales et classes sociales COURS 3 : LA SOCIOLOGIE COMME TENTATIVE DE RÉPONSE L’INQUIÉTUDE DE À LA MODERNITÉ : LES FONDATEURS : DURKHEIM - Exposé : - Les pères fondateurs de la sociologie : Durkheim, Weber, Marx - Elément de la démarche sociologique mise en exergue : la sociologie comme tentative de réponse à l’inquiétude de la modernité (passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes) - Matériau pédagogique : voir syllabus COURS 4 : LA SOCIOLOGIE COMME TENTATIVE DE RÉPONSE L’INQUIÉTUDE DE À LA MODERNITÉ : LES FONDATEURS : WEBER - Exposé : - Les pères fondateurs de la sociologie : Durkheim, Weber, Marx - Elément de la démarche sociologique mise en exergue : la sociologie comme tentative de réponse à l’inquiétude de la modernité (passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes) - Matériau pédagogique : voir syllabus COURS 5 : LA SOCIOLOGIE COMME TENTATIVE DE L’INQUIÉTUDE RÉPONSE À DE LA MODERNITÉ : LES FONDATEURS : MARX - Exposé: - Les pères fondateurs de la sociologie : Durkheim, Weber, Marx - Elément de la démarche sociologique mise en exergue : la sociologie comme tentative de réponse à l’inquiétude de la modernité (passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes) - Matériau pédagogique : voir syllabus [Tapez ici] [Tapez ici] Cours 6 : Thème 2 : Les classes sociales, reproduction, distinction et transformation - Exposé: - Les concepts de P. Bourdieu : les capitaux, l’habitus, les champs - Eléments de la démarche sociologique mis en exergue : o La rupture par rapport au sens commun o Le réel est relationnel o Connaître, c’est d’abord se connaître - Matériau pédagogique : – Voir Syllabus : Thème 2 : Bourdieu: – Luc Van Campenhoudt, Nicolas Marquis, Cours de sociologie, Paris, Dunod, 2014 ( rééedition 2020), chapitre 9 - pp.281 – 300, présentation de P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement. – Luc Van Campenhoudt, Nicolas Marquis, Cours de sociologie, Paris, Dunod, 2014 ( rééedition 2020), chapitre 1 - pp.281 – 300, chapitre 1 - pp.13 – 24, présentation de R. Hoggart, La culture du pauvre. Cours 7 : Thème 2 : Les classes sociales, reproduction, distinction et transformation - Exposé: : Reportage : Journal de classe, « Les échappés » illustration des concepts d’habitus, de classe sociale, de reproduction Cours 8 : Thème 2 : Les classes sociales, reproduction et distinction (suite) Exposé: - Les logiques de reproduction des positions sociales - Illustration à travers le rapport à l’école de Marc, Alain et Michel Matériau pédagogique : Voir syllabus, présentation de : – P. Bourdieu, « La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris minuit, 1969 - Bernard Lahire, « Tableaux de familles », Paris, Gallimard, 1995 : la reproduction « 20 ans après » Cours 9 : Thème 3 : Contrôle social et déviance. Les institutions totalitaires et les adaptations secondaires (E.Goffman) - Exposé: Présentation de l’approche interactionniste d’E. Goffman, les concepts d’ « institution totale », d’ « adaptation secondaire », de « carrière ». [Tapez ici] [Tapez ici] - Elément de la démarche sociologique mis en exergue : « le sociologue doit considérer toute manière de vivre comme normale et sensée ». Le sociologue doit comprendre tout univers social (la dimension compréhensive) indépendamment des dimensions normatives - Matériau pédagogique : Syllabus : « Les concepts et l’approche de Goffman » - Référence bibliographique complémentaire: - E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1968; - Luc Van Campenhoudt, Nicolas Marquis, Cours de sociologie, Paris, Dunod, 2014, chapitre 2 - pp. 31 – 52, présentation de E. Goffman, Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux Cours 10 : Thème 3 : Contrôle social et déviance. L’étiquetage, les entrepreneurs de morale (H.Becker) - Exposé : la déviance, la carrière délinquante ; l’étiquetage, les « entrepreneurs de morale » - Elément de la démarche sociologique mis en exergue : Importance de la déconstruction des catégories officielles en recherche sociologique. - Matériau pédagogique : Syllabus: présentation de l’ouvrage de H. Becker : « Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance ». - Référence bibliographique complémentaire: - Luc Van Campenhoudt, Nicolas Marquis, Cours de sociologie, Paris, Dunod, 2014, rééedition 2020), chapitre 3 - pp. 59 – 77, présentation de H. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance. Cours 11 : Synthèse – Préparation examen de janvier [Tapez ici] Introduction -4- INTRODUCTION QU’EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE? - Exposé : Le travail sociologique comme articulation de paradigmes théoriques et de démarches méthodologiques à propos des « phénomènes sociaux » - Elément de la démarche sociologique mise en exergue : la spécificité du point de vue sociologique : expliquer le social par le social - Matériau pédagogique : voir syllabus COURS 1 : LA DÉMARCHE SOCIOLOGIQUE : THÉORIES, MÉTHODES ET PHÉNOMÈNES SOCIAUX - 1 – « LE TRIANGLE » DE LA CONNAISSANCE SOCIOLOGIQUE Comment connaître sociologiquement ? C’est-à-dire comment construire une connaissance valide, fiable, pertinente qui révèle une vérité du social, qui éclaire le jeu des acteurs sociaux dans un contexte déterminé ? Schématiquement, le travail sociologique s’élabore dans une triangulation entre théorie mobilisée ou construite, méthode mise en œuvre et phénomènes sociaux abordés. 1) Les théories et concepts sociologiques constituent en quelque sorte les « paires de lunettes » au travers desquelles le chercheur appréhende et rend compte des phénomènes sociaux concrets. Relevant de différents paradigmes, c’est-à-dire de « cadres de référence », reposant sur un certain nombre de postulats au travers desquels les phénomènes sociaux seront abordés et analysés, les théories sociologiques sont tantôt héritées de la « tradition sociologique », tantôt élaborées à l’occasion de nouvelles recherches. En établissant des relations entre concepts, une théorie propose des règles d’interprétation des faits. Si la sociologie des « pères fondateurs » et des auteurs classiques qui ont inscrit leur réflexion dans le cadre de la première modernité se caractérise par l’ambition de proposer une théorie générale de la société, les tentatives plus actuelles sont davantage animées par le souci de proposer des théories de moyenne portée qui sans nier le contexte sociétal plus général, visent surtout à rendre compte de la spécificité du phénomène social considéré. 2) Les démarches, les méthodes et les techniques portent sur les manières de produire la connaissance sociologique. Celle-ci n’est jamais innée ou spontanée. Elle se construit dans une activité de recherche impliquant que le sociologue se frotte aux réalités empiriques, recueille, de manière maîtrisée et systématique, les données pertinentes par rapport à sa problématique, et se donne les moyens de les analyser pour tester ou élaborer ses hypothèses de recherche. Se situant tantôt dans une démarche explicative, visant à établir les facteurs et les variables qui conditionnent un phénomène social, tantôt dans une démarche compréhensive centrée sur la mise au jour des significations que les acteurs confèrent à leurs pratiques, les Introduction -5- méthodes et techniques renvoient aux procédures et aux opérations par lesquelles les données empiriques sont recueillies et analysées. Face au foisonnement potentiellement infini des données et des observations, il est nécessaire que le chercheur dégage celles qui sont pertinentes pour ses questions de recherche, ce qui nécessite de se doter des outils de recueil et d’analyse adéquats. Là également, la panoplie des instruments de recueil et d’analyse à disposition du sociologue est diversifiée: enquête par questionnaire, observation participante, entretiens (semi-)directifs, récits de vie, focus group, recueil de données secondaires1. Cette panoplie est d’autant plus étendue si l’on considère les différentes variantes de chacune de ces techniques de recueil et la variété encore plus grande des techniques d’analyse des données, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives : analyse structurale, analyse factorielle, analyse catégorielle, analyse herméneutique... 3- Quant aux phénomènes sociaux abordés par le sociologue, ils sont multiples : du plus « micro » (la répartition des tâches ménagères dans le couple) au plus macro (« le nouvel esprit du capitalisme »), du plus intime (le comportement face au risque du sida) au plus collectif (les usages sociaux des espaces publics). Le phénomène abordé peut se limiter à un évènement singulier ou porter sur une séquence historique et un espace géographique plus larges (par exemple : les transformations des cultures populaires en Grande-Bretagne et en Belgique ces 30 dernières années). Au gré des divisions et sous-divisions toujours plus fines du travail sociologique en domaines d’études spécialisés (sociologie de la famille, de la jeunesse, de l’action collective, de la mobilité, du droit, de la médiation...), les objets particuliers du travail sociologique se multiplient. Le travail sociologique s’effectue dans la mise en relation, flexible, de théories et de concepts et d’une démarche méthodologique et technique à propos d’un phénomène social. Au centre de cette triangulation, le métier de sociologue consiste à articuler les différentes étapes de la recherche. De la formulation de la question de départ à la vérification des hypothèses en passant par la détermination de l’échantillonnage, la construction et la mise en œuvre d’un cadre théorique, le choix d’une technique de recueil et d’une technique d’analyse des données, le parcours du chercheur est balisé par une série d’étapes incontournables, même si leur agencement s’effectue, selon les cas, tantôt dans un processus hypothético-déductif (on part d’une théorie et d’hypothèse générale que l’on cherche à vérifier), tantôt dans une démarche plus inductive (on part des observations de terrain pour progressivement élaborer des catégories d’analyse et un modèle théorique). En pratique, le travail de recherche ressemble souvent à une procession d’Echternach, dans une série d’allers-retours entre les différentes étapes et de va-et- vient entre induction et déduction. 1 Voir QUIVY Raymond et VAN CAMPENHOUDT Luc, Manuel de recherche en sciences sociales, Dunod, 1995 (nouvelle édition 2006). Introduction -6- SYNTHESE A PROPOS DU TRAVAIL SOCIOLOGIQUE : LES PARADIGMES, LES DEMARCHES, LES OBJETS DE LA SOCIOLOGIE Les « paradigmes » : Un paradigme est un « cadre de référence », « un univers interprétatif » (« une paire de lunette ») reposant sur un certains nombres de postulats au travers de laquelle les phénomènes sociaux seront abordés et analysés. Selon que l’on choisisse l’un ou l’autre paradigme, le regard que l’on portera sur un phénomène social donné (par exemple « les conduites délinquantes ») mettra en évidence des aspects et des dimensions différentes et complémentaires. Paradigmes => Théories => Concepts Une position paradigmatique est une proposition de sens par rapport à la réalité que l’on s’apprête à observer et à analyser ; Une théorie est le lieu de formulation systématique des objets scientifiques. En établissant des relations entre concepts, une théorie propose des règles d’interprétation des faits ; Un concept est un élément du vocabulaire exprimant une idée générale et abstraite permettant de rassembler une diversité d’objets (les concepts ne prennent leur sens que dans le cadre de la théorie et du paradigme dans lesquels ils s’inscrivent) Les « démarches » : les modes d’approche et de connaissance des phénomènes sociaux = les principes d’analyse sociologique Démarches = > Méthodes => Techniques (enquête, observation participante, entretiens semi-directifs..) Les « objets » : les différents terrains et phénomènes sociaux abordés. A savoir tous : sociologie de l’entreprise, du sport, des relations amoureuses, de la déviance, du droit, des mouvements sociaux, de la culture, etc. en restant conscient qu’en sciences humaines les « objets » sont également « sujets ». => Le travail sociologique comme mise en relation d’un paradigme (de théories, de concepts) et d’une démarche d’analyse (de principes méthodologiques) à propos de phénomènes sociaux SCHEMA – LES TROIS POLES D’UNE RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES THEORIE et CONCEPTS Introduction -7- Principes d’analyse Catégories analytiques intermédiaires METHODE(S) et TECHNIQUES PHENOMENES SOCIAUX Stratégie de recherche ! Et tout en n’oubliant pas que ce triangle, tout comme le chercheur, s’inscrivent dans un contexte social, culturel, institutionnel. Non seulement le sociologue est lui-même « partie prenante » du jeu social qu’il veut analyser, mais les théories et les méthodes qu’il met en œuvre ne sont elles-mêmes jamais totalement « neutres ». D’où l’importance d’avoir en permanence un retour réflexif : il ne s’agit pas seulement d’observer les phénomènes sociaux, il s’agit dans le même temps de « s’observer en train d’observer » 2 - LA SPÉCIFICITÉ DU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE Règle 1 : « Le social s’explique par le social, tu expliqueras » C’est le principe fondateur de l’explication sociologique. Pour expliquer un phénomène social (un mariage, un divorce, un conflit, une manifestation, un licenciement, un acte délinquant.), l’explication sociologique cherche à dégager un point de vue proprement social (le social s’explique par le social), c’est-à-dire en la référant aux interactions et relations entre les acteurs. Durkheim : « Est social tout ce qui relève de la contrainte ». Dans les règles de la méthode sociologique, Durkheim définit les faits sociaux comme des « manières de faire, d’agir et de sentir extérieures à l’individu et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui » (= approche explicative : les influences qui s’exercent sur les individus) Weber : « Est social tout ce qui relève du sens visé en référence à autrui ». Une action est humaine dans la mesure où les individus lui attribuent un sens subjectif ; elle est sociale dans la mesure où l’individu se rapporte au comportement d’autrui pour orienter Introduction -8- son propre comportement (= approche compréhensive : la signification que les individus donnent à leurs comportements). Expliquer le social par le social, c’est donc expliquer la conduite (les pratiques ou les représentations) d’un acteur (individuel ou collectif) par les relations sociales que cet acteur social a eues (prise en compte du passé, de la socialisation, des influences), a (prise en compte des interactions, de la position occupée dans la structure sociale) ou compte avoir (prise en compte des finalités, des stratégies, du sens qu’un acteur donne à ses pratiques). Une explication sociologique se démarque de la sorte des « autres explications » qui peuvent être apportées : les explications « naturelles » (c’est dans la nature humaine, ou « c’est dans sa nature »), les facteurs biologiques (« c’est la glande thyroïde qui dysfonctionne »), les explications psychologiques (« c’est un caractériel »). => Implication : La sociologie peut dégager une compréhension qui ne coïncide pas nécessairement avec le sens que les individus donnent a leurs propres actions (Exemples : le choix des vacances, les explications de l’échec scolaire) La sociologie se propose d’analyser le « lien social », c’est-à-dire de comprendre et d’expliquer les comportements et les représentations des acteurs sociaux (individus, groupes, institutions…) du fait qu’ils vivent « en société » et qu’ils s’influencent mutuellement, qu’il s’agisse des interactions entre deux individus, des relations, directes ou indirectes (structurelles ou systémiques) entre individus, groupes et institutions, des rapports entre groupes sociaux et/ou institutions dans le cadre d’une société donnée (de la « micro-société » à la « société- monde »). C’est donc l’idée de relation sociale, de rapport social, qui est au cœur de l’analyse sociologique. DROIT ET SOCIOLOGIE - Le droit traite de "phénomènes sociaux " (mariage, fréquentation des cafés, sexualité, langue utilisée, affaires économiques,) identiques à ceux auxquels s’intéresse la sociologie. Cependant, le droit aborde ces phénomènes au départ de cadres de référence strictement définis, formalisés avant la prise en compte de l'acte particulier. Ainsi un "crime" est un acte qui importe tout d’abord au regard de sa définition pénale. Si cet acte se déroule, le juriste vérifie d'abord s'il peut être qualifié légalement ou non de "crime". Bien sûr, le cadre de référence évolue en fonction des évolutions législatives, de la jurisprudence, de nouvelles interprétations de lois existantes… mais pour le juriste les catégories de pensées existent formellement avant le fait. Pour qu'un acte puisse relever du droit, il faut que des lois existent et l'aient qualifié. - Le sociologue s’intéresse aux mêmes phénomènes que le juriste, mais son regard est différent : - Il peut ainsi s’intéresser à la genèse de la loi : Quelle argumentation a été mise en œuvre pour la promouvoir ? Par quels acteurs sociaux (« entrepreneurs de morale », au sens de H. Becker) a-t-elle été promue ? Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs -9- - Il peut s’intéresser au système de valeurs qui sous-tend la loi. La loi reflète le système de valeurs d'une société à un moment donné et, plus précisément, le système de valeurs dominant de celle-ci. - Il peut s’intéresser à sa mise en œuvre : Quels sont les effets de son application. « On ne change pas (seulement une société) par décret ». Que se passe-t-il lors de sa mise en œuvre ? Qui favorise-t-elle ? - Il peut s’intéresser au champ juridique. Qui sont les juristes ? Quelle est leur origine sociale et comment définir leur « habitus » ? Qui sont les justiciables ? Quelles sont leurs attentes, leurs représentations et leurs stratégies à l’égard du champ juridique ? - Il peut s’intéresser aux différents acteurs du champ juridique et à leur articulation : police, magistrats, médias, victimes, : quelles sont les alliances qui s’établissent et les conflits qui les opposent ? Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 10 - Thème 1 : LES PARADIGMES DE LA SOCIOLOGIE La présentation des paradigmes de la sociologie est reprise de l’ouvrage de Guy BAJOIT, « Pour une sociologie relationnelle », PUF, 1992, chap. 1 et chap. 2, pp. 19 –69. 1) LES QUATRE PARADIGMES DE LA SOCIOLOGIE Le développement de l’industrialisation et de l’Etat moderne, la transformation du rapport de la société à elle-même, le développement des sciences et des techniques dans les sociétés européennes soulèvent des débats culturels inconnus jusqu’à alors. Les idées de progrès (les sociétés vont de … à …en passant par…) et de raison, sur lesquelles repose le modèle culturel industriel, bouleversent complètement l’univers culturel (en même temps qu’économique, social et politique) des hommes. Ils se posent de nombreuses questions nouvelles. Deux de ces questions nous paraissent essentielles pour expliquer la naissance de la sociologie : 1 – L’articulation de l’individuel et du social. Si c’est la raison humaine qui préside au destin des sociétés – et donc, si celui-ci n’est plus, comme on le croyait jadis, soumis à la volonté d’un Dieu, ou à celle de son représentant sur terre, comment l’unité du tout social sera-t-elle assurée, comment, malgré des changements constants, sera garantie l’intégration des sociétés, autrement dit, comment s’exercera le contrôle social qui maintiendra l’ordre. Deux conceptions opposées du principe d’ordre apparaissent dès les débuts de la sociologie. L’ordre social peut être vu comme le résultat du contrôle de tous sur chacun. Il est le produit d’une coercition qui tire sa légitimité d’un consensus, puisqu’elle se fonde sur la nécessité, reconnue par (presque) tous, de soumettre chacun (et donc de se soumettre) à des normes sociales ou à des règles et des lois. L’ordre social est assuré, soit, parce que chacun a intériorisé des valeurs et des normes et est soumis au contrôle normatif de tous, soit parce que chaun sait que, dans la recherche de son intérêt, il a … intérêt à rester raisonnable, à accepter des compromis, à respecter les règles de la compétition et à se soumettre aux lois. Cette première conception de l’ordre social comporte donc deux variantes : dans l’une, le consensus porte sur les valeurs et le contrôle social est normatif ; dans l’autre, le consensus porte sur la nécessité de la compétition et du compromis, et le contrôle s’opère par les ajustements entre des acteurs poursuivant chacun leur intérêt propre. Mais l’ordre social peut être vu tout autrement : il est alors considéré comme le résultat du contrôle de quelques-uns sur le plus grand nombre, donc le produit d’une domination sociale. Cette domination peut être conçue comme matérielle et objective (indépendante de la conscience) et dans ce cas, le contrôle social repose sur la domination des exploités. Elle peut, au contraire, être vue comme essentiellement culturelle, et le contrôle social s’opère alors par l’institutionnalisation des conflits entre les acteurs sociaux. On trouve ainsi dans les théories sociologiques, quatre conception de l’ordre social : deux reposent sur l’idée d’un consensus, deux sur celle d’une domination sociale. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 11 - 2/ L’articulation de l’ordre et du changement social. Le modèle culturel industriel soulève une seconde question centrale : celle de l’explication du changement social qui caractérise particulièrement les sociétés modernes animées par l’idée de progrès. On distingue dans les paradigmes de la sociologie deux conceptions opposées du principe de changement, chacune comportant deux variantes. Ces conceptions, en effet, sont étroitement liées à celles de l’ordre social que nous venons d’énoncer. Dans une première vision, le changement social, est conçu comme une rupture de l’ordre. Celui-ci, en effet, constitue une structure de contraintes et de limites, qui préexiste aux acteurs sociaux, qui les conditionne, voire les détermine. Cette structure, qui protège le système contre les périls de désintégration, est en même temps un obstacle au changements. Les élites sont donc perçues comme agissant contre le principe d’ordre et de contrôle social, pour imposer le progrès par rupture. Ainsi, si l’ordre repose sur les valeurs et le contrôle normatif, le progrès vient d’une élite déviante (modernisatrice), qui rompt le consensus, brave le contrôle social et s’oppose au conformisme. Au contraire, si l’ordre repose sur la domination et l’aliénation, le progrès vient d’une élite révolutionnaire, qui émancipe les exploités et s’attaque à la classe dominante, pour lui prendre le contrôle de l’Etat par une lutte politique. Rupture du consensus ou rupture de la domination sont donc les deux variantes de cette première manière de concevoir le mouvement des sociétés vers le progrès. Dans une seconde manière, le changement social est conçu comme une mutation de l’ordre. Plutôt que sur les structures, l’accent est mis sur l’action individuelle et collective. L’ordre est vu ici comme un système d’(inter)action, où se rencontrent, s’allient et s’opposent des acteurs sociaux définis par leur intentionnalité. Le principe d’ordre contient le principe de mouvement, et plutôt que de faire obstacle au changement, il le stimule, pourvu qu’on n’entrave pas sa logique de fonctionnement. Examinons ces deux variantes. Si l’ordre repose sur le compromis et la compétition, le changement proviendra des innovations liées aux stratégies des acteurs, en excellant dans la compétition, en prenant les meilleures initiatives et en imaginant les meilleures stratégies pour poursuivre leurs intérêts. Par contre, si l’ordre repose sur l’institutionnalisation des conflits, le changement sera expliqué par la dynamique des conflits entre ces acteurs collectifs (en particulier, dans le cadre dela société industrielle, par les conflits, rapports de force et la lutte des classes entre le mouvement ouvrier et la bourgeoise capitaliste). La mutation sera alors produite par la transformation des acteurs, des enjeux et des rapports de force, résultant de ces conflits. Avec ces deux questions fondamentales – celle de l’ordre social et celle du changement-, naissent à la fois (en Angleterre, en France, en Allemagne, entre le 18 ème et le début du 20 -ème siècle) les idéologies de l’industrialisation, et les paradigmes fondateurs d’une science nouvelle, la sociologie. L’analyse que nous venons de faire est résumée dans le tableau suivant : Principes du changement Rupture d’un système de Mutations d’un système contraintes structurelles d’action Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 12 - PARADIGME DE PARADIGME DE LA Par le L’INTÉGRATION (ON) COMPÉTITION (MOI) consensus "l’ordre tient par les "l’ordre repose sur le valeurs inculquées par compromis des intérêts contrôle normatif" individuels "le changement vient "le changement est d'élites déviantes stimulé par la modernisatrices" compétition Concepts-clés : intégration sociale, Concepts-clés : individu consensus, normes, rationnel, calcul socialisation, déviance, coûtbénéfice, stratégies compromis, compétition E. Durkheim M.Weber, R. Boudon Modes de maintien de Individu conformiste Individu stratège l’ordre social Par la PARADIGME DE PARADIGME DU CONFLIT domination L’ALIÉNATION (EUX) (NOUS) l’ordre repose la L’ordre est garanti par domination objective des l’institutionnalisation des classes dominantes et est conflits garanti par l’aliénation Changement par conflits Changement par la sociaux révolution Concepts-clés : domination Concepts-clés : capacité objective; conscience fausse, d’action collective, aliénation mouvements sociaux, solidarité autonome, historicité, conflits, A. Touraine K. MARX, L. ALTHUSSER Individu solidaire INDIVIDU ALIÉNÉ 2) ON, MOI, EUX, NOUS Nous allons maintenant voir comment ces quatre paradigmes – que Guy BAJOIT a surnommé « On », « Eux, « Moi », « Nous » - ont donné naissance à des théories sociologiques. Précisons cependant qu’il ne s’agit pas ici de classer des auteurs (la plupart peuvent être situé au croisement de plusieurs de ces paradigmes), mais bien des ensembles conceptuels intégrés et cohérents qui servent aux sociologues dans leurs lectures et leurs explications des phénomènes sociaux. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 13 - 1. Le paradigme de l’intégration (« On ») Le premier paradigme a été formulé avec la plus grande clarté par Émile Durkheim : c’est celui de l’intégration. Les conduites de chaque individu sont déterminées (donc socialement contrôlées et normativement orientées) par les autres individus qui obéissent euxmêmes et défendent des normes sociales qui leur préexistent et qui sont structurées. Chacun vit dans une société qui lui préexiste, qui se concrétise dans des organisations ou des communautés sociales (nation, famille, école, église, village, quartier, milieu de travail, de loisirs, etc.), dans lesquelles chacun apprend (éducation, socialisation) à se conduire comme "On" (à intérioriser les normes et les valeurs, à jouer les rôles). Depuis son plus jeune âge, l'enfant est éduqué pour savoir se comporter "comme il faut", pour adopter des comportements "normaux". Et ce processus se prolonge toute notre vie : lorsqu'un nouveau arrive dans une organisation (une école, une entreprise, un club de loisirs...), les membres de celle-ci se chargent de lui faire comprendre quelles sont les limites de son rôle, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Donc, chacun obéit aux "autres", ou plus précisément, à un autre généralisé et impersonnel. "On" ne vole pas ; et puisqu' "On" respecte cette norme, "Je-tu-il" doit (contrainte, coercition, détermination) la respecter aussi. Si "Je-tu-il" se conforme à la norme, fait comme "On", il recevra une récompense (approbation des autres, prestige, pouvoir, argent, sécurité...), mais si "Je-tu-il" dévie (déviance) de la norme, se refuse à faire comme "On", il sera puni (les sanctions allant du ridicule - qui ne tue pas - à la peine de mort). Dès lors, "Je-tu-il", cela se comprend, a évidemment tendance à obéir à "On". Il en résulte l'intégration sociale. La cohésion du système social, malgré les changements, se maintient par le consensus de (presque) tous, par la soumission à un contrôle normatif exercé par "On", c'est-à-dire à la fois par personne et par tous les autres. Les milliers de choses qu'"on" fait, ou ne fait pas, forment des ensembles plus ou moins structurés de normes, reposant sur des valeurs, constituant des rôles sociaux. Ces milliers de manière de faire, de penser, de se comporter constituent la culture propre à une société ou à un groupe social (exemple : la culture typique d’une classe sociale (ce que Bourdieu appelle l’habitus) ou d’une communauté...). Chacun est membre d’un ou plusieurs groupes sociaux qui déterminent les différents rôles sociaux qu'il devra remplir. Dans les sociétés traditionnelles (sociétés à solidarité mécanique, selon E. Durkheim), il y a peu de rôles différents : chacun tend à ressembler à son voisin, la culture est unique (tous les membres du groupe adhèrent au même système de croyances). La société ressemble à un "cercle" qui rassemble des individus identiques. Dans les sociétés plus complexes, les rôles se différencient : il y a une division du travail; des sous-groupes se constituent avec des cultures spécifiques; mais en même temps, ces différents groupes coopèrent entre eux pour faire fonctionner le système social. Les différents groupes ont entre eux des échanges complémentaires. La société ressemble à une pyramide. Nous devons aux sociologues (ainsi d’ailleurs qu’aux anthropologues et à des psychologues) de l’école structuro-fonctionnaliste anglo-saxonne l’approfondissement conceptuel de ce paradigme, dont la forme la plus sophistiquée se trouve sans doute dans l’œuvre de Talcott Parsons2. 2 La sociologie de Talcott Parsons, qui établit une hiérarchie entre valeurs, normes, intérêts et qui distingue différents « sous-systèmes » participant à l'intégration globale du système social global, est sans doute l'expression la plus achevée de cette ambition de faire correspondre la société et la personnalité des individus qui la composent. Comme le pointe Giddens : « Pour Parsons, l’objectif Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 14 - Cette réponse structuro-fonctionnaliste à l’inquiétude des hommes devant les bouleversements apportés par le progrès paraît rassurante : la cohérence du tout ne risque pas de s’effondrer, l’intégration est rétablie constamment par le contrôle normatif (« On » veille !). Tellement rassurante d’ailleurs qu’on en vient même à se demander comment des valeurs et des normes si efficacement gardées peuvent bien changer. Puisque chacun a tendance à reproduire le système en place, comment peut se produire le changement ? Deux sources de changement (le plus souvent combinées) sont envisagées : le contact avec les autres sociétés, donc un changement venu de l'extérieur, et l'intervention d'élites modernisatrices (les réformateurs). Le plus souvent, celles-ci se font le relais interne de nouvelles valeurs et normes venues du dehors : elles échappent au contrôle de "On", imposent avec plus ou moins de difficultés de nouveaux modes de vie, et finissent par reconstituer un nouveau "On". 2. Le paradigme de la compétition ("Moi") À la vision d’un homme emprisonné dans la structure du système social et déterminé par le contrôle des autres, le paradigme de la compétition (et les théories utilitaristes qui s’y inscrivent) oppose celle d’un individu rationnel, qui cherche à maximiser son intérêt, à imposer ses choix aux autres. Les individus ne sont pas seulement emprisonnés dans la structure du système social et déterminés par le contrôle des autres ("On"), ils sont aussi des calculateurs rationnels, capables d'agir en fonction de leurs intérêts personnels, de faire des choix individuels. L'individu calcule les gains et les coûts qu'il retire de ses relations avec les autres, il se fixe pour objectif d'augmenter ses avantages (en termes de pouvoir, de prestige, d'argent, de sécurité) et de réduire ses coûts, il évalue les limites, les contraintes dans lesquelles il est pris, et projette des stratégies pour les faire reculer, en fonction de l'idée qu'il se fait des effets probables de ses conduites sur ses gains et ses coûts. Un individu, pour arriver à ses fins, cherche à s'en donner les moyens : il reste ou il fuit, il se tait ou il proteste, il sabote ou il affronte, il participe ou il profite, il agit seul ou cherche l'appui des autres, il bluffe ou il dit la vérité, il négocie ou se révolte... Mais il agit, il est acteur de son histoire personnelle et non un pur produit de la société : celle-ci, bien sûr, lui impose des limites, mais il les combat au lieu de s'y soumettre. Dans cette conception, ce n'est pas le "On" qui est au centre de la vie sociale, c'est le "Moi", l'acteur rationnel. Cette école se réclame de Max Weber, dans la mesure où avec sa sociologie compréhensive, Weber nous invite à remonter aux motivations de l’individu pour expliquer sa conduite, à rechercher la rationalité de l’acteur pour comprendre son action. Ce paradigme trouve aussi sa source dans l’école utilitariste en économie. Le paradigme du « Moi » est bien fondé sur l’idée d’un consensus. En effet, chaque acteur sait qu'il ne peut pas imposer aux autres la totalité de son intérêt ; son intransigeance serait fatale pour lui, car il a besoin des autres pour le réaliser. Un contrat social (J.J. Rousseau) s'établit central de la sociologie est de résoudre le « problème de l’ordre » au cœur de la cohésion de systèmes sociaux – qu’est-ce qui fait tenir ensemble le système face aux différences d’intérêts qui engendrent la guerre de tous contre tous ». Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 15 - donc, où chacun s'engage, pour que les autres respectent son intérêt, à respecter celui des autres, c'est-à-dire que des règles du jeu sont instituées. À l'intérieur du cadre de ces règles, chaque acteur négocie, cherche à maximiser ses gains et à minimiser ses coûts (sans tricher, ou tout au moins sans s'y faire prendre !). Entre des intérêts plus ou moins opposés s'établit un compromis que chacun s'engage à respecter. Et si l'un d'entre eux trahit ? C'est prévu : tous ont délégué à une instance d'arbitrage (l'État), le monopole d'exercer légitimement la violence pour contraindre les partenaires à respecter les règles du jeu. Donc, le consensus est assuré : la société ne s’effritera pas sous les coups du progrès parce que les hommes sont rationnels (ils savent que le compromis est indispensable) et raisonnables (ils savent qu’ils ne peuvent pas tout avoir). Sans compter les économistes, on trouve ce paradigme dans les théories de nombreux sociologues (Raymond Boudon, Michel Crozier, mais aussi dans une certaine mesure dans les écrits d’Erwing Goffman, d’Albert Hirschman, de Mancur Olson…). Puisque la concurrence, la compétition entre les intérêts individuels est la règle qui préside au devenir des sociétés, l’acteur qui a une « bonne idée » pour imposer son intérêt force les autres, ou bien à l’imiter, ou bien à disparaître de la scène économique, politique. L’alliage de la compétition et du compromis est donc ce qui garantit à la fois la cohésion du système et son changement. Les théories du "Moi" et du "On" sont facilement combinables malgré leurs différences. En fait, on peut dire que la fibre du "On", à l'état pur, ne rend bien compte des conduites humaines que si l'on a affaire à des individus qui sont surtout menés par le souci de l'approbation sociale des autres ; alors que, par contre, la fibre du "Moi" à l'état pur n'est vraiment pertinente que lorsqu'il s'agit des conduites recherchant un intérêt économique. Mais les humains sont le plus souvent menés par les deux à la fois. Dès que l'on adopte une conception moins stricte de la notion d'intérêt (souci de pouvoir, d'influence, d'autorité...), le contrôle social intervient dans le calcul des gains et des coûts et la frontière entre les deux fibres devient floue. 3. Le paradigme de la domination (Eux") Ce sont les analyses de Karl Marx qui sont au fondement du paradigme de la domination. Que nous dit Marx ? Que la relation sociale (entre le travailleur et son patron, le seigneur et le serf...) n'est pas seulement une relation entre deux individus qui ont appris leur rôle social ("ON"), ni un compromis entre deux individus libres qui poursuivent chacun leur intérêt ("MOI") ; mais qu’il s’agit surtout un rapport social de domination et d'aliénation. À l'image d'une société consensuelle, dont la cohérence résulterait soit du contrôle de tous sur chacun ("ON"), soit des compromis raisonnables entre des individus aux intérêts concurrents ("MOI"), l'école marxiste a opposé celle d'une société de classes, dont l'unité reposerait sur la domination sociale. L'ordre social est le résultat du contrôle de quelques-uns ("ILS") sur tous, donc le produit d'une domination sociale. Cette domination peut être conçue comme principalement matérielle et objective (indépendante de la conscience) et le contrôle social repose sur l'aliénation des exploités. Cette conception place au centre du système social le couple domination - aliénation de classe. La classe populaire est produite et constamment reproduite dans sa position de classe par une triple aliénation. Contre les conceptions transcendantales, idéalistes, souveraines ou utilitaristes du sujet de la raison et du libre choix portées par les philosophies des Lumières et l’économie classique (l’homo oeconomicus), la théorisation marxiste consiste à situer concrètement les individus dans l’histoire et la société envisagée comme « système de rapports Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 16 - sociaux de production », correspondant à une étape historique de développement des forces productives matérielles, et recouvert du voile opaque des représentations idéologiques. Cet axiome de base de la conception marxiste des rapports sociaux aboutit à la définition d’un sujet triplement aliéné : (1) - Aliéné dans les rapports de production économique, puisque non seulement le résultat de la force de travail, mais la force de travail elle-même (le prolétaire) est aliéné puisqu’elle ne peut échapper au rapport d’exploitation. Dans la conception marxiste, ce n’est évidemment pas le travail en tant que tel qui est aliénant (il serait même plutôt le lieu de réalisation du sujet social comme producteur), mais la dépossession imposée tant par la finalité de la production dans un mode de production capitaliste (visant à accroître le profit du capitaliste et non à satisfaire les besoins du producteur) que par les modalités du rapport salarial (instrumentalisant et objectivant le sujet comme force de travail abstraite) ; (2) - Aliéné dans le jeu politique, dans la mesure où l'État et les « appareils idéologiques d’État » sont autant d’instruments de naturalisation et de légitimation de la domination exercée par la classe dominante ; (3) - Aliéné par et dans l’idéologie qui représente « non pas le système des rapports réels qui gouvernent l’existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus (« conscience fausse », « nuage mystique qui en voile l’aspect ») aux rapports réels sous lesquels ils vivent ». Ainsi l'aliénation est tout à la fois « un non-savoir, un non-vouloir et un non-pouvoir ». Pour l'Homme dont on dispose à titre de moyen de production, l’existence entière est aliénée, elle a cessé de lui appartenir dès lors qu'elle a été instrumentalisée pour l'accomplissement des fins d'un tiers. Dans cette interprétation du marxisme, la domination et l'aliénation sont des faits structurels : elles sont liées à l'organisation économique de la société et elles ne dépendent nullement des intentions des acteurs, de leur conscience. Pour Marx, la conscience n'est qu'un reflet des conditions matérielles d'existence. Ce sont des mécanismes structurels, économiques, qui (re)produisent aussi bien la bourgeoisie que le prolétariat dans leurs positions inégales de classes : la force de travail étant une marchandise (vendue à sa valeur sur le marché), le prolétaire ne peut acquérir des moyens de production ; ceux-ci étant la propriété privée de la bourgeoisie. Et il en va ainsi, indépendamment de la conscience, des intentions, de la volonté aussi bien des bourgeois que des prolétaires. La question du changement social se pose ici à peu près de la même manière que dans le cas du paradigme du "On". Si la classe populaire est aliénée et si la domination sociale se reproduit par des mécanismes structurels, comment le changement est-il possible ? La vision du changement de cette interprétation structuraliste du marxisme est aussi élitiste que celle des partisans du "On" : puisque la classe populaire est tellement aliénée, elle ne peut atteindre par elle-même la "conscience vraie" de son exploitation (elle a une "conscience fausse"). Dès lors, il faut que cette conscience lui soit injectée de l'extérieur, par des agents révolutionnaires professionnels, par des intellectuels organiques, qui lui donneront le parti révolutionnaire, grâce auquel elle pourra se désaliéner (se libérer), en faisant la révolution. Les "élites modernisatrices", capables de s'élever au-dessus du "On" régnant, et d'en imposer un autre, sont ici remplacées par des "élites révolutionnaires" (l"avant-garde") capables de mobiliser la classe populaire contre "Eux", pour mettre à la place...un autre "Eux" ! Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 17 - Les analyses qui se basent sur la fibre du "eux" nous présente une vision bien spécifique de l'homme et de la société. Ainsi, le contrôle social, qui sont à la base de la fibre du "On", n'implique aucunement l'idée de domination-aliénation. Le "On" s'impose à tous et les normes sociales sont autant, voire plus contraignantes, pour les détenteurs de l'autorité et du pouvoir, que pour ceux qui les subissent. De même, la compétition et le respect des compromis, sur lesquels repose la fibre du "Moi", sont des règles du jeu applicables à tous les participants, qu'ils soient gagnants ou perdants. Dans la vision marxiste, par contre, l'inégalité entre les classes est centrale : une minorité d'exploiteurs tient sous sa domination une majorité d'exploités. 4. Le paradigme du conflit ("Nous") On peut comprendre ce quatrième paradigme (NOUS") en examinant ce qui la différencie des trois autres. C'est le sociologue Alain Touraine, qui a beaucoup étudié les mouvements sociaux, qui a le plus travaillé à conceptualiser la théorie actionnaliste qui s’inscrit dans ce paradigme. Elle est en effet indispensable si l'on veut comprendre une série d'actions collectives et de mouvements sociaux. Pour délimiter son terrain, cet auteur ne cesse de rompre des lances : - contre les marxistes structuralistes auxquels il reproche surtout de noyer l'acteur sous les structures et de se rendre ainsi incapables d'expliquer le changement social sans recourir à des stimulants externes (les élites révolutionnaires), ou encore à une conception évolutionniste et déterministe de l’histoire. - contre les théoriciens utilitaristes auxquels il reproche d'oublier complètement l'existence de la domination, en nous présentant les individus comme des "joueurs" engagés dans un jeu dont l'issue dépend de leur habileté à mener leurs stratégies, mais qui oublient que les règles du jeu sont biaisées, faussées, élaborées par les dominants pour protéger leur domination. - contre les théoriciens (structuro)-fonctionnalistes auxquels il adresse évidemment ces deux reproches à la fois, puisqu'ils négligent en même temps et l'acteur et la domination sociale. Pour le paradigme du conflit", l'homme n'est ni un produit du contrôle social, ni un être aliéné, ni un individu "égoïste" animé par la poursuite de son intérêt. Il est avant tout capable d'agir collectivement sur la société, par les mouvements sociaux, et partant, de s'engager dans des formes de solidarité collective. Dans certaines circonstances, une catégorie sociale peut devenir un acteur social ; lorsqu’elle prend conscience qu'elle peut compter sur ses propres forces pour transformer sa situation : qu'elle peut échapper au conditionnement social et au poids des habitudes ("ON"), que la solution ne vient pas de l'extérieur ("ILS"), mais d'elle-même ("NOUS") et que la solidarité qui unit ses membres est plus forte que les intérêts individuels de chacun ("MOI"). Le paradigme du "Nous" place donc le mouvement social au centre de l'explication sociologique. Il importe de bien comprendre l'essentiel : la solidarité qui unit les individus dans le mouvement social n'est ni une solidarité fondée sur le contrôle social ; ni une solidarité imposée de l'extérieur par des dirigeants révolutionnaires qui mobilisent les individus en leur donnant de la conscience, de l'idéologie et de l’organisation ; ni non plus une solidarité "opportuniste" d'individus qui s'unissent pour mieux poursuivre leurs intérêts individuels. Il n'y a mouvement social que s'il existe une solidarité (un "Nous") autonome. 3) - QUATRE CONCEPTIONS DIFFÉRENTES DE L’INDIVIDU EN SOCIÉTÉ Tels sont donc les quatre paradigmes fondamentaux de la sociologie, c’est-à-dire les principales réponses apportées par la tradition sociologique à la question du lien entre l’individu Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 18 - et la société et à celle de l’articulation entre l’ordre et le changement social. Ces paradigmes ont conduit à la définition de différentes conceptions du lien social, de différentes logiques d'action. En creux et au cœur de ces différents paradigmes, on trouve bien différentes conceptions du sujet social. Chaque paradigme repose sur un postulat, sur une certaine conception de l’homme : — Pour les théoriciens du paradigme de l'intégration, l'individu - aux désirs et instincts illimités - est constitué comme sujet social par la soumission au contrôle social, par l'intériorisation des normes, des rôles, des valeurs, dont la transgression est sanctionnée par la société. Le paradigme du « On » repose sur l’idée qui l’homme est un être qui a besoin, pour se sentir en sécurité, d’être approuvé par ses semblables. C’est ce besoin postulé au contrôle social qui le rend vulnérable et soumis au contrôle social : il fuit les sanctions et recherche l’intégration. De ce point de vue, la sociologie de l’intégration s’intéresse à l’individu en tant qu’il a intériorisé les normes constitutives de son groupe social. L'ordre social est vu comme le produit du contrôle normatif, en dehors duquel le sujet social est menacé de dissolution : anomie, individualisme, crise. On peut évidemment situer dans cette perspective les travaux de Durkheim, mais également les différentes théories culturalistes et structurofonctionnalistes et d’une certaine manière la théorie de l’habitus proposée par Pierre Bourdieu. — Pour les théoriciens du paradigme de la compétition, - le paradigme du « moi » - l’individu que la sociologie étudie n'est pas tant un être normé qu'un être rationnel. L'action sociale est définie par la poursuite individuelle et rationnelle de ses intérêts, par les stratégies de chaque individu cherchant à maximiser ses gains et à minimiser ses coûts en déployant des stratégies adaptées. C'est sur cette base que l'on peut comprendre les organisations et la société comme résultats - éventuellement pervers- de l'agrégation des conduites individuelles. Dans cette conception, inaugurée par Max Weber, on trouve les travaux de Raymond Boudon (à propos de l'"individualisme méthodologique") et l'analyse stratégique développée par Michel Crozier dans son analyse des organisations. — Pour les théoriciens du paradigme de l'aliénation, - le paradigme du « eux - ce qui définit le sujet social - au sens ici d'assujetti-, c'est la logique de la domination et de pouvoir, qui va dès lors être placée au centre de l'explication sociologique. Le sujet est négativement défini comme être soumis, aliéné, et le travail sociologique va dès lors se centrer sur les mécanismes du pouvoir qui le constituent comme tel. Le paradigme du « eux » suppose un individu exploitable, aliénable, soumis à la fausse conscience, sujet à l’aveuglement. Dans cette logique, plus que la victime, le véritable sujet de la sociologie sera « Eux ». C’est « Eux », comme dispositifs de pouvoir sans sujet (Michel Foucault) ou, dans la tradition marxiste, comme classe dominante, qui est au cœur de l'explication sociologique. L'analyse s'effectuera dès lors dans les termes de « domination symbolique », de « contrôle social », de « stigmatisation », de « gestion de la déviance » Le courant marxiste-structuraliste tel que développé par Louis Althusser, une partie de l’explication de Pierre Bourdieu et les travaux de Michel Foucault se situent clairement dans ce paradigme de la domination et du pouvoir. — Pour les théoriciens du paradigme du conflit, - le paradigme du « nous » l’individu auquel s’intéresse la sociologie est un acteur qui s'engage dans des rapports conflictuels avec d'autres pour produire la société. C'est le "nous" qui est au cœur de l'explication. Le paradigme du « nous » suppose un homme solidaire, rebelle, altruiste, capable de secouer le joug de la domination, en s’unissant aux autres, même au prix de lourds sacrifices, capable d’agir collectivement sur la société pour la produire et la transformer. L'ordre repose sur l'institutionnalisation des relations de forces entre les mouvements sociaux, et le changement résulte de l'affrontement conflictuel de ces acteurs collectifs. Inspiré d'une conception plus Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 19 - actionnaliste du marxisme, on peut notamment situer dans ce paradigme les travaux d'Alain Touraine. Ces différents paradigmes sont porteurs d'une anthropologie implicite, et construisent une représentation de la société : comme espace historique de conflictualité (Nous), comme ordre social consensuel fondé sur des valeurs et des normes (On), comme rapports de domination (Eux), comme marché (Je). Cette typologie n'épuise évidemment pas la richesse et la diversité des courants théoriques de la sociologie. Plutôt que d'enfermer des auteurs dans une case, cette typologie vise à présenter quelques-unes des oppositions fondamentales qui ont traversé et structuré la sociologie : structure ou acteur, consensus ou conflit, individu-collectif, ordre-changement. De plus, à côté ou dans les interstices de ces paradigmes, se sont développées des pensées hybrides et dissidentes (Simmel, Goffman). 4) - LES 4 « FIBRES DU LIEN SOCIAL » : LES RELATIONS D'ECHANGE, LES RELATIONS DE SOLIDARITE, RELATION SOCIALE ET ACTEUR SOCIAL3 ; Nous venons de voir que chaque paradigme sociologique propose une définition particulière de la relation sociale et est porteur d’une conception de l’acteur social (comme normé, aliéné, intéressé ou autonome). Il s’agit ici d’aller plus loin, en dépassant les oppositions entre paradigmes, pour les articuler dans le concept de relation sociale. Nous le ferons d’abord en distinguant les relations d’échange et les relations de solidarité, avant de les combiner dans le concept de relation sociale, ce qui nous permettra de définir précisément ce qu’est un acteur social. Les conduites des individus sont sociales quand elles portent les marques des relations qu’ils sont eus, qu’ils ont, ou qu’ils comptent avoir avec d’autres. La question posée ici est de savoir de quoi est fait ce lien qui rend sociales les conduites des individus, en faisant en sorte que chacun d’eux tienne compte des autres quand il agit Une relation sociale peut être analysée en distinguant deux dimensions : le lien social est à la fois un lien d’identité et un lien d’altérité. On appellera relation de solidarité les relations entre deux individus d'une même catégorie et relations d'échange les relations entre deux individus appartenant à des catégories différentes. Tout individu peut être en relation avec d'autres individus qui, par certains aspects sont les mêmes que lui (les étudiants entre eux), ou au contraire avec des individus qui par certains aspects sont différents de lui (les étudiants par rapport aux professeurs). Bien entendu, cette solidarité et ces échanges peuvent être plus ou moins intenses ou denses et peuvent, comme nous allons le voir, revêtir plusieurs formes. Les liens de solidarité et les liens d’échange peuvent être conceptualisés en référence aux quatre paradigmes de la sociologie. À chaque paradigme correspond une fibre du lien social. Chaque tradition sociologique (chaque paradigme) semble en effet privilégier une forme d’échange et une forme de solidarité, donc une forme de relation sociale. C'est ce que nous allons maintenant examiner en observant tout d'abord les relations d’échange entre des individus appartenant à 3 Cette partie du syllabus présente, avec quelques modifications et l’autorisation de l’auteur, le chapitre III de l’ouvrage de Guy Bajoit « Pour une sociologie relationnelle », Paris, PUF, 1992. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 20 - des catégories différentes et ensuite les relations de solidarité les membres d'une même catégorie. 4.1- LES RELATIONS D'ÉCHANGES Considérons tout d’abord les relations d’échanges à partir d’un exemple. Au sein d'une administration, d'une entreprise, d'une organisation ; les salariés ne sont pas seulement en relation entre eux. Ils sont aussi en relation avec des individus appartenant à d'autres catégories sociales, en particulier avec leur patron ou leur directeur. Cette relation avec une personne socialement différente (par rapport à laquelle on est dans une situation d'inégalité) ne prend évidemment pas les mêmes formes que les relations entre les individus d'une même catégorie. Comment peut-on caractériser la relation entre salariés et employeur ? (Insistons sur le fait qu’il ne s’agit ici que d’un exemple de relation entre deux catégories. Le même raisonnement peut être mis en œuvre pour analyser les relations entre d’autres catégories sociales : hommes et femmes (relatons de genre), locataires et propriétaires, francophones et flamands, belges et immigrés, étudiants et enseignants...) En référence au paradigme de l’intégration, on peut tout d’abord dire que la relation "employeurs-salariés" est avant tout une relation complémentaire. Chacun exerce une partie du travail (dans le cadre de la division sociale du travail) et ensemble ils poursuivent une même finalité (la bonne marche de l'entreprise). Chacun exerce le rôle (l'ouvrier produit, le patron gère...) pour lequel il a été formé et collabore avec l'autre, pas seulement par intérêt, ni parce qu'il y est obligé, mais parce qu'ils "y croient", parce qu'ils ont les mêmes valeurs. C'est d'ailleurs le but de la culture d'entreprise que de renforcer cet "esprit de corps" des employés à l'égard de leur entreprise. le dévouement et la loyauté de chacun repose sur l'intériorisation des valeurs de l'entreprise. Dans un échange complémentaire, non seulement les individus partagent des finalités communes, mais en plus ils ne remettent pas en cause l'inégalité de leur relation. Ils ne sont ni concurrents, ni ennemis, ni adversaires, ils sont partenaires. En référence au paradigme de la compétition, si l'on examine la relation entre un salarié et son employeur, on peut dire que c'est une relation basée sur l'intérêt. Chacun s'efforce de "tirer" le maximum (de salaire, de travail, d'avantages divers...) de l'autre tout en lui concédant le minimum. Leur relation est compétitive puisque tout ce que l'un gagne est perdu par l'autre : leur échange est compétitif ; ils sont concurrents parce qu'ils ont en partie chacun des intérêts propres. Mais en même temps, le salarié et l'employeur acceptent de respecter certaines règles (les conventions collectives, le règlement de travail...) qui régulent leur compétition : tous les coups ne sont pas permis. L'échange compétitif est celui d'individus ou de catégories sociales (une équipe sportive, un parti politique, une catégorie de salariés, une entreprise...) engagés contre d'autres dans une stratégie d'exclusion (puisque tout ce qu'elle gagne est perdu par les autres), mais qui respecte les règles de la compétition et par conséquent les inégalités qui en découlent. En référence au paradigme de la domination, on peut aussi dire, avec Marx, que leur relation est avant tout faîte de domination et d'exploitation : c'est parce qu'il n'a que sa force de travail à vendre et qu'il n'est pas propriétaire des moyens de production que le salarié accepte de travailler pour un autre. Dans cette conception, le salarié et le patron, le prolétaire et le capitaliste ne sont pas seulement concurrents, ils sont ennemis (de classe) et leur échange est contradictoire. Ce n'est qu'en supprimant la propriété privée que les salariés pourront être Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 21 - libres. On peut dire qu'il y a un échange contradictoire chaque fois qu'un acteur social cherche à exclure de la relation un autre acteur social ou est menacé d'être exclu par lui. Il n'y a pas ici d'intérêt commun, chacun vise à l'élimination de l'autre pour exercer son contrôle sur l'enjeu. À l’inverse de la compétition, il n'y a pas de règles du jeu que les adversaires respectent : tous les coups sont permis. En référence au paradigme du conflit, dans le rapport entre salariés et employeurs, les salariés peuvent aussi essayer de modifier les règles du jeu, de mettre en cause l'inégalité dont ils se sentent victimes sans pour autant chercher à exclure (à exproprier) le patron. La mise en cause de l'inégalité ne vise pas ici à exclure l'adversaire ou à supprimer la relation : elle vise au contraire à l'améliorer, à la rendre plus supportable, à la rétablir sur de nouvelles bases. L'autre n'est pas ici un concurrent (puisque la concurrence suppose le respect des règles du jeu et qu'ici il s'agit précisément de les modifier), ni un partenaire (puisque l'on entre en conflit avec lui), il n'est pas non plus un ennemi (puisque l'on ne cherche pas à l'exclure) ; il est un adversaire et l'échange entre les deux catégories est ici conflictuel. Si les conflits de travail relèvent plutôt de l'action conflictuelle, ils comportent cependant potentiellement des aspects contradictoires (p. ex : menace de licenciement). 4.1.2. Type de finalité et mode de reproduction de l’inégalité dans les relations d’échange De manière plus analytique, ces différentes formes d’échange peuvent être distingués en croisant deux critères : 1) Les types de finalité ; 2) Les modes de reproduction de l’inégalité 4.1.2.1. Les types de finalités Dans tout échange social, les individus faisant partie des catégories sociales en relation poursuivent des finalités. Deux cas idéal-typiques peuvent être distingués : Dans certains échanges, une catégorie sociale ne peut atteindre sa finalité que si elle empêche l’autre d’atteindre la sienne. Nous parlerons alors d’échanges exclusifs. C’est le cas des échanges compétitifs et contradictoires : les sièges parlementaires gagnés par un parti sont perdus pour les autres, le pouvoir politique ne peut être pris par un parti révolutionnaire qu’en détruisant les appareils répressifs de l’Etat. Dans ces cas, les finalités sont entre elles dans un rapport d’exclusion : pour chaque catégorie en relation, l’autre est un concurrent (échange compétitif) ou un ennemi (échange contradictoire) qu’il faut empêcher, autant que possible, d’arriver à tout ou partie de ses fins. Les deux autres formes d’échange – complémentaire et conflictuel – sont au contraire des échanges inclusifs, parce que chaque catégorie sociale en relation ne peut atteindre ses finalités qu’avec la coopération des autres. Dans l’échange complémentaire, plus grande est la volonté de coopérer chez les parties concernées, et mieux les finalités seront atteintes pour toutes. Il en va de même pour les échanges conflictuels. C’est là que réside la différence entre un conflit une contradiction. Pour atteindre leurs finalités, même quand elles sont dissensionnelles, les adversaires ont besoin de coopération réciproque. Les employeurs ne peuvent augmenter la productivité du travail en réduisant les compétences et la volonté de coopérer des salariés ; et ceux-ci ne peuvent obtenir une hausse de salaire sans la coopération des employeurs. Le conflit provient d’une détérioration d’un échange complémentaire, et vise à le rétablir en redéfinissant la coopération sur de nouvelles bases. Dans ce cas, pour chaque catégorie sociale en relation, l’autre est un partenaire ou un adversaire. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 22 - 4.1.2.2. Les modes de reproduction de l’inégalité Tout échange est ou tend à devenir inégal. L’inégalité dont il est ici question concerne l’emprise respective des différentes catégories sociales sur les finalités de l’échange. L’inégalité d’emprise provient soit de la division du travail social (dans les échanges complémentaires et conflictuels), soit de l’institutionnalisation des règles (dans les échanges compétitifs et contradictoires). Ainsi, si l’échange se fonde sur une division du travail, la différenciation des compétences des catégories sociales leur assure une emprise plus ou moins limitée sur les finalités. De même, les règles du « jeu » compétitif sont généralement définies et instituées par les joueurs les plus forts et en leur faveur (ce sont les partis les plus puissants qui décident des textes constitutionnels et légaux arrêtant les modalités de la compétition pour le pouvoir politique ; ce sont les entreprises les plus compétitives qui influencent le plus les règles de concurrence des marchés ; ce sont les groupes de pression les plus influents qui définissent le cadre des négociations, etc.). Une fois instituées, ces règles sont évidemment applicables à tous les concurrents, mais elles sont conçues à l’avantage des plus forts, pour reproduire leur position dominante. Les échanges contiennent donc un mécanisme générateur d’inégalité, sur lequel les acteurs peuvent bien entendu agir, individuellement ou collectivement ; qu’ils peuvent essayer de consolider ou de renforcer quand il leur est favorable ou, au contraire, d’affaiblir ou de supprimer quand il joue contre eux, mais qui tend à les rendre inégaux entre eux, dans leur emprise sur les finalités. La reproduction de l’inégalité dans le temps dépend donc de leur consensus ou de leur dissensus relatif à ce mécanisme générateur d’inégalité. On peut ainsi distinguer les échanges consensuels, dans lesquels l’inégalité est maintenue par la persuasion (ce qui est idéal-typiquement le cas des échanges complémentaires et compétitifs), et les échanges dissensionnels, où elle l’est par la coercition (ce qui idéaltypiquement le cas des échanges conflictuels et contradictoires) Typologie des échanges sociaux selon le type de finalité (inclusive/exclusive) et selon le mode de reproduction de l’inégalité. Ainsi, chaque forme d'échange peut être identifiée par la nature de sa finalité (inclusive ou exclusive) et son mode de reproduction de l'inégalité sociale (consensuel, dissensionnel). Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 23 - Il doit être bien clair que les échanges réels sont le plus souvent des mélanges, à doses variables, de ces types idéaux, mais aussi qu'en général ils revêtent une forme principale. 4.2. LES RELATIONS DE SOLIDARITÉ : UNE SOLIDARITÉ FONCTIONNELLE, CONTRACTUELLE, SÉRIELLE, AUTONOME Comment peut-on caractériser les relations entre les membres d'une même catégorie ? (On prend ici l’exemple des membres d’une même organisation syndicale, mais on peut appliquer le même raisonnement pour toute autre catégorie dont les membres sont liés par des relations de solidarité : les étudiants de Bac 1 droit par exemple...) En référence au paradigme de l’intégration, … on est au syndicat pour faire comme les autres, sinon on est mal vu et on est tenu à l'écart. Les syndicalistes seraient avant tout des conformistes. On est au syndicat par habitude, par tradition, parce que cela a toujours été ainsi. On choisit le syndicat socialiste ou le syndicat chrétien en fonction du milieu dans lequel on a vécu et de la tradition familiale. Et puis, le syndicat devient pour certains une "nouvelle famille" dans laquelle ils s'intègrent. La solidarité entre les individus est ici avant tout fonctionnelle. le besoin de sécurité des individus entraîne chez eux un besoin de s'intégrer, de faire comme les autres: ils sont sensibles à ce que les autres penseront d'eux. En référence au paradigme de la compétition (« Je », intérêt), « je » est au syndicat par intérêt individuel, car cela permet de bénéficier de certains services et avantages. Les syndicalistes seraient avant tout des opportunistes. D'ailleurs, à l'heure actuelle et en Belgique, on ne prend aucun risque en se syndiquant contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays ou à ce qui passait au siècle dernier. La solidarité qui unit les membres est ici purement contractuelle. Cette logique est celle d'un syndicalisme de service qui fonde le recrutement de nouveaux membres sur les avantages offerts. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 24 - En référence au paradigme de la domination, (« Eux », domination), on adhère au syndicat parce qu'on est soumis à des leaders. C'est l'adhésion à des leaders charismatiques qui rassemblent les membres d'un même mouvement. Ne voit-on pas d'ailleurs souvent le mouvement se diviser lorsque le leader historique se retire ? C'est le besoin de sécurité qui conduit des individus aliénés à se placer sous le contrôle social d'un chef qui garantit l'intégration du groupe et traduit ses revendications. La solidarité entre les membres est ici purement sérielle : ils sont juxtaposés les uns à côté des autres et leur unité passe par le leader. Enfin, en référence au paradigme du conflit (« Nous »), la solidarité entre les membres d'un syndicat (ou de tout autre mouvement) peut être expliquée comme le résultat de l'autonomie du groupe : chacun sait que la force du groupe dépend de l'unité entre ses membres, et place donc la préservation de cette unité et le projet collectif avant son intérêt individuel. Cette forme de solidarité est surtout présente à l'origine du mouvement. Les syndicalistes sont alors avant tout des altruistes. Lorsque le syndicat est faiblement organisé, lorsque les avantages que l'on peut en retirer sont inférieurs aux inconvénients et aux risques ; la solidarité repose avant tout sur l'autonomie et la conscience collective du groupe. Mais il est évident que les calculs d'intérêt, le contrôle social et le leadership ne sont jamais absents. La solidarité entre les membres d'une catégorie sociale peut ainsi être fonctionnelle, contractuelle, sérielle ou autonome. Il est évident qu'elle est généralement un peu tout cela à la fois. La solidité d'une corde dépend de la grosseur, du nombre et de la résistance de ses fibres, ainsi que de la qualité de son tressage ! Dans la solidarité sociale, les fibres du lien ne sont pas toujours d'une égale résistance, ni toujours bien tressées. Il arrive qu'une forme de solidarité soit nettement plus importante que les trois autres... 4.3. RELATION ET ACTION Pour présenter complètement le concept de relation sociale, il nous faut maintenant superposer les relations d’échange et les relations de solidarité. Cette superposition, en effet, fait apparaître deux composantes supplémentaires toute relation sociale comporte une structure de sens (finalité de la solidarité et finalité de l'échange) et une structure de contrôle (mode de contrôle social et mode de reproduction de l'inégalité). Ainsi, toute relation sociale met en oeuvre quatre composantes fondamentales. Nous avons approfondi jusqu'ici deux de ces composantes le lien d'échange et le lien de solidarité. Voyons ce qu’il en est des deux autres : les structures de contrôle et les structures de sens. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 25 - 4.3.1. Les structures de contrôle social Chaque individu qui pratique une relation sociale -qui noue des liens sociaux - se soumet au contrôle de certains autres, c'est-à-dire qu'il leur permet d'influer sur sa conduite. C'est ce contrôle qui rend sa conduite sociale. Cette instance de contrôle social, dans n'importe quelle relation concrète, est une structure, donc un système de contraintes, qui définit, limite, et conditionne les formes que prendront la solidarité et les échanges, et, en même temps, elle est le produit, la résultante toujours précaire et modifiable de l’action, c'est-à-dire des stratégies individuelles et collectives des acteurs pris dans la relation. Il y a donc causalité réciproque entre les structures et les stratégies d'action. 4.3.2. Les structures de sens Former des groupes plus ou moins solidaires et entrer dans des échanges n'est possible que parce que les individus concernés y trouvent un sens, c'est-à-dire à la fois une signification - ce n'est pas absurde - et une orientation -ce n'est pas arbitraire. Ces significations et ces orientations d'action s'articulent entre elles et forment des ensembles plus ou moins cohérents de représentations que l’on nomme idéologies. Chaque idéologie exprime ainsi le sens des relations sociales pour un acteur. Mais, les idéologies, à la fois complémentaires et opposées, ont des racines communes qui forment un modèle culturel. Modèle culturel et idéologies s'imposent aux individus, en leur faisant trouver tout naturel - en fait “tout culturel” - d'adopter et de poursuivre ainsi certaines finalités, donc d'accorder de la valeur et de la légitimité à certaines conduites et à certains biens, plus et plutôt qu'à d'autres. Cependant, en même temps qu'elles se présentent comme des contraintes, les structures de sens sont aussi, bien entendu, le produit toujours précaire et modifiable de l'action, c'est-à-dire des stratégies de solidarité et d'échange. Elles en constituent les enjeux : ce qui est en jeu dans une relation sociale, ce sont les finalités que chaque acteur poursuit et sur lesquelles il cherche à assurer au mieux son emprise. Sur ces enjeux, l’emprise des acteurs est, ou tend à devenir, inégale. Mais ces inégalités elles- mêmes reçoivent aussi un sens : elles ne sont généralement ni absurdes, ni arbitraires pour les acteurs. 4.3.3. L’acteur social Une catégorie sociale est un ensemble d'individus qui ont en commun d'occuper la même position dans un échange social donné. Ainsi, les étudiants, les femmes, les employés, les cadres, les locataires d’une cité sociale... sont des catégories sociales. Il est souvent difficile de préciser les critères permettant de reconnaître les individus occupant une même position sociale. Ces critères ne sont pas seulement objectifs, mais toujours culturels. Même le sexe, l’âge, ou la couleur de la peau ne constituent des critères d'appartenance à une catégorie sociale que dans la mesure où ils reçoivent une signification dans les relations sociales, que dans la mesure où ils sont “codés et “perçus” comme un facteur de différenciation (distinction ou discrimination). Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 26 - Mais l'appartenance à une catégorie sociale ne suffit pas à donner à ses membres une identité collective, et encore moins à en faire un acteur collectif. Le plus souvent, les relations sociales produisent des individus qui se ressemblent... mais ne s'assemblent pas, et n'agissent pas collectivement. Un acteur social est donc une catégorie sociale, dont les membres sont plus ou moins fortement engagés dans une stratégie de solidarité et dans une stratégie d'échange, dans le but d'agir sur les structures de contrôle et les structures de sens qui la font exister socialement. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 27 - COURS 3 : LA SOCIOLOGIE COMME TENTATIVE DE RÉPONSE À L’INQUIÉTUDE DE LA MODERNITÉ : TROIS FONDATEURS - Exposé : - Trois fondateurs de la sociologie : Durkheim - Elément de la démarche sociologique mise en exergue : la sociologie comme tentative de réponse à l’inquiétude de la modernité (passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes) - Matériau pédagogique : voir syllabus 1) LA SOCIOLOGIE SE DÉVELOPPE AU CŒUR DE LA SOCIÉTÉ « INDUSTRIELLE - MODERNE » La sociologie comme tentative de réponse à l’inquiétude de la modernité C’est l’inquiétude qui est au cœur de la démarche des « pères fondateurs de la sociologie » : Tocqueville, Marx, Durkheim, Weber, Simmel.... On retrouve dans leurs travaux le sentiment d’assister à l’effondrement d’un monde ancien et à l’émergence d’un monde nouveau, d’être les témoins d’une période de basculement historique, caractérisée par la « crise » du lien social et les métamorphoses de la conscience collective et individuelle. Trois processus simultanés caractérisent l’émergence des sociétés modernes industrielles au 18ème et 19 ème siècle. - La révolution démocratique (fin de l’Ancien Régime) o Bouleversement de l’ordre social ; o Mise en cause des garants méta-sociaux ; o Construction des États-modernes - La révolution industrielle o Nouvelle organisation du travail et exaspération des antagonismes sociaux ; o Essor de l’urbanisation o Découvertes technico-scientifiques - L’expansion coloniale o Peuples non-occidentaux et découverte des « autres cultures » Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 28 - Les transformations associées à la modernité industrielle ont souvent été décrites sous l’angle du passage de l’idée de « Communauté » à celle de « Société »4 Critères de distinction Communauté Société Rapport de l’individu au Dépendance Indépendance groupe Ce qui unité les individus L’affection L’intérêt Ce qui oriente la vie La religion, valeurs La science, la rationalité personnelle les communes La force du lien « liés malgré une « séparés malgré toute séparation » liaison » Valeurs dominantes spirituelles matérielles Orientation de l’hostilité Vers l’extérieur de la De tous contre tous (à communauté l’intérieur de la société) Limites du lien Unit « les mêmes » Sans limite (universalisme) (particularismes) Rapport aux biens matériels Se partagent S’échangent selon une stricte équivalence monétaire La sociologie des pères fondateurs s'est en effet largement construite en réaction inquiète à l'émergence socio-historique de l'individualisation corrélative aux ruptures de l'ordre symbolique traditionnel, à la nouvelle division sociale du travail induite par le capitalisme industriel, à la prise en charge de la régulation des échanges sociaux par des systèmes de plus en plus abstraits (entreprise, administration, État, marché, droit, argent,...). Par conséquent, le projet sociologique s'est révélé indissociable de la volonté de définir le lien social, ce qui « fait » le social, le « ciment » d'une collectivité, contre tous les risques d'atomisme et d'anomie. 1.1. Emile Durkheim (1858-1917) : le sujet socialisé/moralisé « L'individu devient l'objet d'une foi commune. Cet accroissement de la vie psychique n'affaiblit pas celui de la société, elle ne fait que le transformer ». Émile Durkheim, De la division du travail social. 1893. - Passage d’une « solidarité mécanique à une « solidarité organique » - Mais maintien d’une conscience collective, incarnée par l’État - Ce qui assure le lien social, c’est le fait que l’individu soit socialisé (homo duplex) Tableau repris de Nathalie Rigaux, Introduction à la sociologie par sept grands auteurs, De Boeck 4 Université, 2008 Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 29 - => L'objet de la sociologie sera d'étudier les faits sociaux, c'est-à-dire « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure (…) en ayant une existence propre indépendante de ses manifestations individuelles ». - L’anomie comme ennemie On connaît les préoccupations et les obsessions d’Émile Durkheim. Elles ramènent invariablement aux risques de déliaison et de perte de cohésion sociale auxquels sont exposées les sociétés modernes : comment dès lors que les sociétés ne sont plus régies par des références communes méta-sociales, par un ordre moral univoque et contraignant fixé par la tradition, dès lors « que la morale traditionnelle est ébranlée sans qu’aucune autre se soit formée qui en tienne lieu » 5 , peuvent-elles continuer à assurer un « vivre ensemble » ? Elles se focalisent sur l’anomie « qui est un mal parce que la société en souffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de cohésion et de régularité », mal qui affecte également les individus puisque, comme état de celui qui n’intègre pas suffisamment les normes du système social, « l’anomie est la négation de toute morale »6 et la source de toutes les pathologies : perte de sens de l’existence, suicide, criminalité, égoïsme… On connaît aussi la réponse principale que Durkheim apporte à ces interrogations : la différenciation sociale, induite par la division sociale du travail, qui caractérise les sociétés modernes correspond à un nouveau type de solidarité. Le processus de différenciation ne marque pas l’effondrement du lien social, mais au contraire son redéploiement, au point que Durkheim peut inverser la proposition et concevoir l’intégration de la société moderne comme une des conséquences de la division du travail social. « La question est celle des rapports entre la personnalité individuelle et la solidarité sociale. Comment se fait-il que tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société ? (...) Car il est incontestable que ces deux mouvements, si contradictoires qu'ils paraissent, se poursuivent parallèlement. (...) Il nous a paru que ce qui résolvait cette apparente antinomie, c'est une transformation de la solidarité sociale, due au développement toujours plus considérable de la division du travail »7. La thèse centrale de Durkheim est que sous l'influence du progrès de la division sociale du travail, les sociétés passent progressivement d’une « solidarité mécanique » (le lien social est fondé sur la similitude entre les individus, la conscience collective absorbant les consciences individuelles) à une « solidarité organique » (constituée par un système d’organes spécialisés dont chacun a un rôle spécifique et qui sont eux-mêmes constitués de parties différenciées)7. Durkheim ne nie donc pas l'individualisation. D’une certaine manière, 5 Emile DURKHEIM, Discussion suivant la présentation de « La détermination du fait moral », in Sociologie et Philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 100. 6 Emile DURKHEIM, « Première Introduction à la De la division du travail social », cité par Marco ORRU, L’anomie. Histoire et sens d’un concept, Paris, L’Harmattan, 1998. p.164. (trad.franç.) 7 Emile DURKHEIM, Première Introduction à « De la division du travail social », cité par Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Sociologie contemporaine, Paris, Editions Vigot, 1989, p.75. 7 L'effort entrepris par Durkheim se porte ainsi sur la caractérisation du nouveau type de solidarité organique se substituant aux formes de solidarité mécanique des sociétés traditionnelles. Retenons-en Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 30 - la fonctionnalité d’un système social fondé sur la différenciation de sphères d’action de plus en plus autonomes et interdépendantes appelle l’émergence d’un individu plus autonome, plus à même d’assumer librement la morale et le droit. Dans les sociétés modernes, c’est la constitution de personnalités individuelles, capables d’agir dans des sphères d’action différenciées et d’interagir entre elles, qui permet d’assurer l’intégration sociale. - La conscience collective incarnée dans l’État Toutefois, plutôt que d’assumer « positivement » cet individualisme moral, comme contrepartie de la différenciation et de l’intégration fonctionnelle des sociétés, Durkheim n’aura de cesse de le combattre et d’en souligner les dangers89. Durkheim ne se résout pas à cette nouvelle liberté des modernes et à l’abîme sans fin qu’elle creuse, pas plus qu’il ne peut faire reposer l’intégration et la cohésion sociale sur le seul fondement de la solidarité organique (on dirait aujourd’hui « systémique »). La division du travail, si elle fonde un nouveau mode de solidarité, est également, lorsqu’elle est livrée à elle-même, porteuse d’effets désintégrateurs. Quand bien même elle n’a plus la sacralité dont elle était investie dans les sociétés traditionnelles, la conscience collective demeure par conséquent pour Durkheim la clef de voûte et la condition de l’intégration sociale. La désacralisation a ses limites et la solidarité organique reposant sur la différenciation ne peut assurer à elle seule la cohésion sociale. Ainsi concernant le droit, l’évolution d’un droit pénal expiatoire (caractéristique des sociétés à solidarité mécanique) vers un droit civil restitutif et contractuel (qui se développe dans les sociétés à solidarité organique) doit être nuancée. D’une part, la nécessité de maintenir des interdits fondamentaux subsiste dans les sociétés modernes, voire se trouve renouvelée (à l’exemple du droit pénal qui, malgré les innombrables critiques qui lui ont été adressées, subsiste dans ses rituels et ses instruments (la peine, la cour d’assise réservée « aux crimes les plus graves », la prison) et reste investi d’une fonction de symbolisation de l’ordre social); d’autre part, même à propos des relations contractuelles, l’obéissance du sujet de droit moderne doit avoir un noyau moral. Durkheim conteste qu’une relation contractuelle puisse acquérir une légitimité sur la seule base des conditions dans lesquelles le contrat conclu : le contrat ne se suffit pas à lui-même. Il doit recevoir son autorité d’un fondement moral10. Mais dès lors que la religion s’estompe comme référence légitimatrice, quel peut être le fondement de la légitimité sinon l’idée même que en particulier le rôle central de coordination des différentes fonctions assuré par l’Etat et le droit, qui en tant que système de règles juridiques, formalise les règles du vivre ensemble et la nature de la cohésion sociale. Alors que dans les sociétés indifférenciées, à solidarité mécanique, la loi est essentiellement pénale, en référence à un ordre symbolique sacralisé (qui n’est que la projection de l’emprise du social sur les individus) et en réaction expiatoire à la violation des tabous, les sociétés modernes différenciées voient plutôt le développement d’un droit civil restitutif, c’est-à-dire se limitant à restaurer le dommage spécifique causé par la transgression. Emile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, 1986, p. 47 8 « Il est urgent d’importer les sciences morales et sociales en France car il serait utopique d’espérer vaincre les ferments de dissolution qui minent la nation sans une ferme doctrine qui les combatte… Oui décidément, l’individualisme doit être abattu » cité par François DIGNEFFE, Ethique et délinquance, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 23. 9 François DUBET, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994, p.25. 10 En cela, le rationalisme de Durkheim est résolument anti-utilitariste, refusant de considérer la société comme un agrégat des conduites instrumentales et l’organisation sociale comme une simple instance contractuelle d'ajustement et de coordination des conduites. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 31 - les individus se font de la société et qui, dans les sociétés modernes se cristallise dans l’État ? « L’État est un organe spécial chargé d’élaborer certaines représentations qui valent pour la collectivité. Ces représentations se distinguent des autres représentations collectives par leur plus haut degré de conscience et de réflexion »11. - Conception du sujet : l’homo duplex Au fondement de la sociologie de Durkheim, on trouve une conception profondément duale de l’individu : « l’homme chez Durkheim est homo duplex, partagé entre identité égoïste, anarchique, et mue par son intérêt personnel, et une identité morale en ce qu’il est contraint et réglementé par la société, source de toute logique et de toute morale »12. Le social se construit contre l’individu et ce n’est qu’en étant socialisé que l’individu est sujet. La dimension individuelle du social est une dimension d'intériorisation, d'incarnation et de réflexion. Le fait social étant défini comme une extériorité contraignante s'imposant aux individus, l'individu apparaît comme le support de tendances qui se manifestent à travers lui, et l'objet du travail sociologique est bien de dégager les faits sociaux de leurs manifestations individuelles concrètes. Partant d'une définition de l'individu comme être de désirs illimités, l'individu ne se constitue comme sujet et comme acteur qu'en tant qu'il est socialisé, c'est à dire en tant qu'il intériorise les valeurs et les normes propres à sa fonction. « … l’homme n’est un être moral que parce qu’il vit en société, puisque la moralité consiste à être solidaire d’un groupe… »13. Dès lors, pour Durkheim, le sujet peut être défini à partir de l'intériorisation des normes liées à ses fonctions sociales, à la fois parce que « l'homme est un être moral en tant qu'il vit en société » et parce que « la base de l'ordre moral est constituée par la division sociale du travail ». En dehors du social, l'individu n’est qu’indétermination, égoïsme, inadaptations et pulsions et son étude relève, selon Durkheim, de la biologie et non de la sociologie. Durkheim s'inquiète ainsi des formes pathologiques liées aux crises de l'intégration sociale et à un individualisme excessif, dont l'accroissement des formes de suicide égoïste (conséquence du relâchement des liens sociaux) et anomiques (résultant des états de crises sociales) est l'indicateur. Identifiant morale, inculcation normative et socialisation, la sociologie apparaît dès lors comme la « science de la morale », visant une adéquation optimale, sans distance, des individus à la société. L'objet de la sociologie sera d'étudier les faits sociaux, c'est-à-dire « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure (…) en ayant une existence propre indépendante de ses manifestations individuelles ». Sa fonction sera de donner des réponses positives dans un contexte de crise et de mutation sociale perçue comme crise des valeurs, crise de la civilisation, anomie et pathologie sociale. « La science peut nous aider à trouver le sens dans lequel nous devons orienter notre conduite, à déterminer l'idéal vers lequel nous tendons confusément »14. La sociologie de Durkheim pose la question centrale de l’intégration sociale dans des sociétés modernes : comment concevoir des individus à la fois autonomes, « capables de se conduire 11 Emile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, 1986, p. 208. 12 Françoise DIGNEFFE, Ethique et délinquance, Méridiens Klincksieck, 1989, p.46. 13 Emile DURKHEIM, L’éducation morale, Paris, PUF, 1974, p.101. cité par Marco ORRU, L’anomie. Histoire et sens d’un concept, Paris, L’Harmattan, 1998. p.170. (trad.franç.) 14 Emile DURKHEIM, Première Introduction à « De la division du travail social », cité par Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Sociologie contemporaine, Paris, Editions Vigot, 1989, p.73. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 32 - par eux-mêmes » et intégrés, contribuant à la stabilité de la définition établie du bien commun. Il n’est, pour Durkheim, de véritable autonomie que dans l’intériorisation des contraintes sociales. En dehors de celles-ci, l’autonomie bascule dans l’anomie. Imputant à la fois aux individus la responsabilité des déficits d’intégration dont ils sont affectés (par manque de sens moral, d’intériorisation des normes collectives) tout en conférant à la société la responsabilité d’y remédier – c’est la société qui est le véritable sujet moral -, la sociologie de Durkheim constitue une justification forte de l’intervention de l’Etat pour conformer, par l’éducation morale, mais le cas échéant, par le rappel de la sanction pénale, des sujets sociaux et moraux. Contre une approche qui serait strictement contractuelle du lien social, la sociologie de Durkheim insiste au contraire sur le nécessaire maintien de principes substantiels, d’un socle de valeurs communes devant s’imposer aux individus en vue d’assurer leur « autonomie véritable dans le vivre ensemble ». - Le suicide : un acte individuel et des causes sociales Pour démontrer l’importance des logiques sociales qui agissent sur les comportements des individus, Durkheim réalise une recherche sur les causes sociales du suicide. Le suicide apparaît pourtant comme un acte purement individuel, qui renvoie à la subjectivité de chacun. Mais c’est précisément parce qu’il s’agit d’un des actes qui semble a priori le moins « social » qui soit, qui devrait intéresser les psychologues plutôt que les sociologues, que Durkheim l’a choisi pour démontrer la force du social. Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs - 33 - Thème 1 – Les paradigmes et les fondateurs