Philosophie de la connaissance III : philosophie des sciences (L3) PDF

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Ce document est un cours de Philosophie de la connaissance III pour la filière L3, portant sur la philosophie des sciences. Le cours aborde la méthode scientifique et son histoire, et critique différentes approches de la connaissance.

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! Université Paris Ouest Nanterre La Défense Service d'enseignement À distance Bâtiment E - 3ème étage 200, Avenue de la République 92001 NANTERRE CEDEX Philosophie de la connaissance III : philosophie des sciences (L3) Code Enseignement : 4L5PH02D COURS 2024-2025 Méthode et Histoire Mme Anne-Lise Rey Avertissement : Cette oeuvre est protégée par le Code de la propriété intellectuelle. Toute diffusion illégale peut donner lieu à des poursuites disciplinaires et judiciaires. 1 Introduction : Pourquoi la science ? Suivre une méthode scientifique à la lettre a beaucoup d’avantages : elle nous prémunit de l’arbitraire du discours sur la nature, elle nous garantit une forme de certitude à l’égard de la véri- té que nous parvenons ainsi à établir, elle peut être partagée, dupliquée, reproduite et cette repro- ductibilité même est le signe de sa solidité, elle aspire à une forme de généralité, pour ne pas dire d’universalité. Mais toutes les méthodes se valent-elles ? quel est le critère qui permet d’apprécier, c’est-à-dire d’évaluer la pertinence et la fiabilité d’une méthode ? Pourquoi se fier à telle méthode plutôt qu’à telle autre ? Sur quoi repose la conviction que telle méthode est la plus adaptée à établir une véri- té ? Cette conviction est-elle en définitive une croyance ? Mais alors tout rapport à la méthode scientifique doit-il être inscrit dans le cadre d’une réflexion sur les croyances épistémiques ? Si nous nous attachons à identifier des critères permettant de circonscrire ce qui est proprement scientifique dans un discours sur le monde, dans une méthode d’analyse, dans la formulation d’une théorie, c’est parce que nous dotons la science d’une valeur et que nous tenons à pouvoir distinguer ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. Et cette valeur caractérise notre aspiration à une forme de stabilité dans le discours que nous tenons sur la nature : c’est tout l’enjeu de la question de la démarcation. Mais quel est le sens de cette aspiration ? 1-S’agit-il de pouvoir expliquer les phénomènes de la nature ? Si le passage d’une comète cesse d’être le présage d’un courroux divin et atteste de l’inanité du géocentrisme par le constat de la variabilité des cieux qu’elle impose, il réfute les explications qui pouvaient alors avoir cours, mais ne construit pas encore les conditions d’une explication alternative. L’observation seule d’un phénomène inédit déclenche la recherche d’un savoir stabilisé plus qu’elle ne le procure. Mais re- monter des effets que nous observons aux causes les ayant provoquées, penser qu’il existe ainsi des lois de la nature, suppose d’admettre au moins deux grands présupposés qu’il nous faudra précisément discuter : -la stabilité de la nature, sa régularité, son uniformité, sa permanence en somme. Mais quelle est la conception de la nature sous-jacente à cette affirmation ? Ne suppose-t-elle pas qu’une instance transcendante la garantisse ? En un sens, lorsque Descartes dans l’article 36 de la 2e partie des Principes de la philosophie garantit la permanence des lois de la nature (en l’occurrence, le principe de conservation de la même quantité de mouvement dans le cas du choc des corps) 2 par l’immutabilité divine1, n’exhibe-t-il pas un dispositif argumentatif qui indexe toute exigence de produire des lois de la nature, pourtant symbole de la science moderne, à une figure transcen- dante justifiant cette permanence (ou du moins la croyance que nous pouvons avoir en cette permanence !). -le statut accordé à la causalité : Penser une chaîne causale ne présuppose-t-il pas tou- jours de remonter à une cause première, cause d’elle-même ? S’agit-il ici de penser une entité métaphysique qui fut l’objet de critiques régulières dans l’histoire de la philosophie, que l’on pense, selon des perspectives différentes à Auguste Comte pointant et 1 Descartes, Principes de la philosophie, 2e partie, article 36 Que Dieu est la première cause du mouvement, et qu’il conserve toujours une égale quantité en l’univers : « Après avoir examiné la nature du mouvement, il faut que nous en considérions la cause, et pour ce qu’elle peut être prise en deux façons nous commencerons par la première et plus universelle qui produit généralement tous les mouvements qui sont au monde ; Nous considérerons par après l’autre, qui fait que chaque partie de la matière en acquiert qu’elle n’avait pas auparavant. Pour ce qui est de la première, il me semble qu’il est évident qu’il n’y en a point d’autre que Dieu qui de sa toute-puissance a créé la matière avec le mouvement et le re- pos, et qui conserve maintenant en l’univers par son concours ordinaire autant de mouvement et de repos qu’il y en a mis en le créant. Car bien que le mouvement ne soit qu’une façon en la matière qui est mue, elle en a pourtant une certaine quantité qui n’augmente et ne diminue jamais, encore qu’il y en ait tantôt plus et tantôt moins en quelques unes de ses parties : C’est pourquoi lors qu’une partie de la matière se meut deux fois plus vite qu’une autre, et que cette autre est deux fois plus grande que la première, nous devons penser qu’il y a tout autant de mouvement dans la plus petite que dans la plus grande : et que toutes les fois que le mouvement d’une partie diminue, celui de quelque autre partie augmente à proportion. Nous connaissons aussi que c’est une perfection en Dieu non seulement de ce qu’il est immuable en sa nature, mais encore de ce qu’il agit d’une façon qu’il ne change jamais : tellement qu’outre les changements que nous voyons dans le monde, et ceux que nous croyons parce que Dieu les a révélés, et que nous savons arriver ou être arrivés en la nature sans aucun changement de la part du Créateur, nous ne devons point en supposer d’autres en ses ouvrages de peur de lui attribuer de l’inconstance. D’où il suit que puis qu’il a mu en plu- sieurs façons différentes les parties de la matière lorsqu’il les a créées, et qu’il les maintient toutes en la même façon et avec les mêmes lois qu’il leur a fait observer en leur création, il conserve incessamment en cette matière une égale quantité de mouvement. » 3 critiquant l’état métaphysique de notre savoir dans son Cours de philosophie positive2 ou à Carnap qui, en proposant un dépassement radical de la métaphysique, disqualifie tous les simili-énoncés qui ne renvoient qu’à des songes creux ? [ Encart Carnap : Je ne sais pas jusqu’à quel point ce texte important vous est familier, je ferai donc dans le cours des petits rappels sur des « morceaux » de l’histoire de la philosophie sur lesquels je m’appuie pour démontrer mon propos, mais pour éviter la dimension « happy few », forcément excluante du rapport à la référence, j’ajouterai régulièrement des en- carts, ceux et celles qui sont familier.e.s de ces textes, peuvent naturellement les passer, c’est la raison pour laquelle je les mets entre crochets. L’article fameux de Carnap « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du lan- gage»3 commence en faisant fond sur une critique classique et pour tout dire ancestrale de la mé- taphysique : soit la métaphysique doit être considérée comme fausse parce qu’elle entre en contradiction avec la connaissance que nous pouvons obtenir en recourant aux expériences, soit 2 Auguste Comte développe dans son Cours de Philosophie positive, sa loi des trois états qui décrit trois manières, histo- riquement inscrites de philosopher. Si l’état théologique, entendu comme la recherche visant à identifier les causes surnaturelles des phénomènes observées par les hommes et à faire de Dieu l’unique créateur de toutes choses est rapidement disqualifié par Comte, il s’occupe plus longuement de l’état qui suit l’état théologique et qu’il désigne comme l’état métaphysique. Il s’agit cette fois-ci de critiquer les entités abstraites mobilisées dans la philosophie mo- derne pour expliquer les phénomènes, entités qui se trouvent en définitive inscrites dans la Nature venant, entité générale vague. Comte fait de cette tendance à rechercher des entités abstraites une maladie chronique de l’humanité, un infantilisme même. Vous me direz mais que reste-t-il si on nous enlève et Dieu, et les causes, et la Nature ? Bref que nous reste-t- il si on renonce à l’absolu ? Eh bien, le 3° état : l’état positif ! Pour présenter ce 3e état, je donne 2 citations : -d’abord, une réflexion sur ce qui est intelligible et cette intelligibilité doit être subordonnée à sa correspon- dance à un fait : « toute proposition qui n’est pas strictement réductible à la simple énonciation d’un fait, ou particu- lier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible ». Si ce critère de la réduction à l’énoncé d’un fait est garant d’intelligibilité et à ce titre évacue les entités abstraites un peu creuse, il soulève néanmoins des questions : 1- faire correspondre une proposition à un fait particulier ne délivre pas nécessairement de connaissance, il s’agit simplement de proposer une description d’un fait particulier ; 2- comment se construit l’énoncé d’un fait général ? On comprend bien que c’est ici que la notion de loi est introduite mais il reste à déterminer ce qu’est un fait général. -ensuite, des arguments en faveur du passage d’un régime de causes à un régime de lois : « En un mot, la révolution consiste essentiellement à substituer partout à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phé- nomènes observés ». Le fond de l’argumentation est bien connu : les causes sont incertaines dans le meilleur des cas, inaccessibles dans le pire, il faut donc leur substituer un autre candidat : et ce sont les lois qui ont pour caractéristiques 1-de se baser sur des observations et 2-d’exprimer une régularité (« relations constantes ») de la nature. 3 Carnap, R. 1931, « Überwindung der metaphysic durch logische Analyse der sprache » in Erkenntnis 2, p. 219-241 [trad. française de B. Cassin et al., “Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage”, in A. Sou- lez (dir.) Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Puf, 1985, p. 147-171. 4 elle est incertaine parce qu’elle pose les problèmes dans des termes tels qu’ils dépassent les limites de la connaissance humaine. Mais plus radicalement, l’enjeu posé est celui de la légitimité même de la métaphysique : pourquoi s’y adonner si elle est en tout état de cause « stérile » pour reprendre les termes de Carnap ? C’est bien à cette mise à mort de la métaphysique que s’emploie Carnap dès le début de son ar- ticle. Il s’agit en effet pour lui, grâce à l’analyse logique du langage, d’analyser, de manière rigou- reuse, le contenu des énoncés métaphysiques et de prouver qu’ils sont « dépourvus de sens ». Il caractérise ce geste comme le « dépassement radical de la métaphysique ». Et il entend bien préci- ser ce que cela signifie pour lui : il ne s’agit pas de dire que ces énoncés sont faux, stériles ou contradictoires, mais plus clairement qu’il s’agit « d’une suite de mots qui ne constitue pas un énoncé à l’intérieur d’une certaine langue donnée »4. Carnap précise que lorsque cette suite paraît être un énoncé, comme dans le cas des énoncés de la métaphysique, il choisit de les désigner comme des « simili-énoncés ». Ces simili-énoncés sont de deux types et concernent dans les deux cas la métaphysique : soit ces énoncés se révèlent être « simili » car ils comportent un mot dont on a cru qu’il avait une signification, mais, en réalité, il n’en est rien, soit les mots qui composent l’énoncé, pris en eux-mêmes ont une signification, mais c’est leur composition qui entre en contradiction avec les règles de syntaxe « et qui leur retire tout sens ».5 Ce sont donc tous les énoncés de la métaphysique qui tombent sous le coup de la critique de Carnap. Carnap s’attache à poser dans cet article les conditions à remplir pour qu’un terme ait une signification au sens où il l’entend : « puisque la signification d’un mot est déterminée par son critère (autrement dit : par les relations de déduction de son énoncé élémentaire, par ses condi- tions de vérité, par la méthode de sa vérification), on n’a plus la liberté, une fois le critère établi, de décider encore ce que l’on « veut dire » avec ce mot. »6 Et la démonstration aborde frontale- ment le problème en montrant que les termes métaphysiques de principe et de Dieu sont dé- pourvus de signification. Comment Carnap procède-t-il ? Pour le terme de principe (par exemple x est le principe de y), et l’interprétation que l’on doit pro- duire de sa définition « y procède de x », il montre que son emploi par les métaphysiciens est 4 p. 150. 5 Ibidem, p. 150. 6 p. 152. Et à la suite de ce point, Carnap propose un résumé fort explicite de ses critères : « Soit a un mot quel- conque et E(a) l’énoncé élémentaire dans lequel il figure. La condition nécessaire et suffisante pour que a ait une signification peut s’énoncer dans chacune des formules suivantes, qui disent au fond la même chose : 1.Les critères empiriques de a sont connus. 2.Il est établi de quels énoncés protocolaires E(a) est déductible. 3.Les conditions de vérité de E(a) sont établies. 4.La procédure de vérification de E(a) est connue. » 5 d’abord construit sur un refus d’entendre « procéder » au sens empirique, c’est-à-dire comme « une relation de succession temporelle et conditionnelle »7 et sur une absence de signification al- ternative. Evidemment, on pourrait discuter cette assertion ! Il procède de la même manière pour le mot Dieu. Le coeur de la critique est le même : il s’agit de « suggérer par ce mot des représentations et des sentiments qui l’accompagnent, sans toutefois lui conférer une signification »8, c’est pour quoi ces énoncés soi-disant métaphysiques sont des « si- mili-énoncés ». Et la conséquence est implacable : « la métaphysique ne saurait pas même être exprimée dans une langue construite d’une façon logiquement correcte. »9 En un mot, ce que l’analyse logique du langage permet d’établir c’est un verdict de non-sens pour toute connaissance qui voudrait se situer au-delà ou par-delà l’expérience, c’est-à-dire toute méta- physique spéculative, toute pensée pure. Fin de l’encart ] Ou bien s’agit-il plus simplement d’identifier quelque chose comme une détermination du phé- nomène qui indique bien qu’il ne se produit pas au hasard, bien au contraire et que pour le com- prendre, voire l’anticiper, il nous faut spécifier les conditions dans lesquelles il s’est produit. Pour discuter ces présupposés, il faudra donc déplacer la position du problème : -en intégrant l’indétermination comme une dimension décisive de la nature, du compor- tement de la nature, cette intégration prend la forme des lois probabilistes10 qui, à ce titre, sont non déterministes. On distingue donc déterminisme et causalité. -en considérant que la catégorie de causalité est une catégorie d’usage, commune, trop vague, mais surtout trop incertaine, pour pouvoir être intégrée au champ scientifique de telle 7 p.154. Et Carnap continue en ces termes : « Mais voilà qui ne donne pas de critère pour une autre signification. Par suite, la signification soi-disant « métaphysique » que le mot doit avoir ici, par opposition à la signification empirique dont on vient de parler, n’existe absolument pas. Si l’on pense à la signification originelle du mot « principium » (et du mot grec « ἀρχή »), on remarque ici la même évolution. On a expressément ôté à ce mot sa signification origi- nelle de « commencement » ; il ne doit plus signifier le premier dans le temps mais le premier dans une autre perspec- tive, spécifiquement métaphysique ». Mais on ne nous donne pas les critères de cette « perspective métaphysique ». Dans les deux cas donc, on a ôté au mot sa signification antérieure sans lui en donner une nouvelle : il n’est plus qu’une coque vide. » 8 p. 156. 9 p. 157. 10Il s’agissait d’étendre l’empire de la mathématisation afin de rationaliser le probable, pour reprendre une belle expression de Catherine Chevalley dans le livre qu’elle consacre à Pascal, Pascal, Contingence et probabilités. 6 sorte qu’ « une explication n’est scientifique que dans la mesure où elle n’est pas causale »11. On exclut alors la causalité (et ainsi la recherche des causes) du champ de la science. Ce qui subvertit significativement notre vieille antienne aristotélicienne : « connaître, c’est connaître les causes ». 2-S’agit-il de pouvoir prédire que le soleil se lèvera demain ? D’anticiper sur ce qui va advenir ? En un mot, de prévoir le futur, alors même qu’on le suppose contingent ? Il faudra voir comment la position sceptique et la manière dont elle est prise en charge par Hume12 permettent ici de dis- cuter la certitude de la prévision et de préciser le statut de cette anticipation. Tous les moyens sont alors bons (ou presque !) pour parvenir à cette stabilité du discours sur la nature : soit il nous faut formaliser le langage que nous utilisons, c’est-à-dire proposer une analyse et un usage logique du langage qui nous garantisse sa fiabilité, soit il nous faut modéliser concep- 11 Max Kistler, Causalité et lois de la nature, Paris, Vrin, p.9. Je donne l’extrait en question qui est explicite à l’égard des différents sens conférés à la causalité : « Trois [conceptions de la réalité] sont particulièrement influentes : 1) Le concept de causalité est souvent identifié avec celui de détermination. Cette identification a sans doute son origine dans l’assimilation de la causalité avec le traditionnel Principe de Causalité. Si le principe de Causalité affirme que « tout évènement a une cause », « tout phénomène déterminé a une cause déterminée » ou que « les mêmes causes ont toujours les mêmes effets », il est semble-t-il facile de passer de là à la thèse selon laquelle il est équivalent de dire que l’évènement e a une cause et de dire que le fait que e s’est produit a été déterminé par les circonstances, c’est-à-dire par l’ensemble des évènements précédant e (ou alternativement : par l’ensemble des évènements suivant e). Selon cette conception, la causalité est assimilée à la marche réglementée de la nature, entendue dans un sens dé- terministe. Dire que tout a une cause revient à dire qu’aucun évènement ne se produit sans qu’il en existe une raison suffisante qui le détermine. Dire que tous les phénomènes sont soumis à la contrainte de causalité signifie selon cette conception que non seulement rien n’advient par hasard, mais qu’il n’y a pas de processus irréductiblement indéter- minés. Au contraire, à supposer qu’il existe de tels processus, comme il est envisageable à l’égard, par exemple, de la décomposition radioactive, la conception en question implique que le fait que le noyau n se décompose à l’instant t n’est non seulement pas déterminé par les lois de la nature mais qu’il n’a en outre pas de cause. 2) La position majoritaire en philosophie contemporaine des sciences – position qu’on peut désormais qualifier de « classique » – se distingue de la position que nous venons d’esquisser en admettant qu’il existe des processus indé- terminés. Selon le modèle dit « nomologique-déductif », expliquer (et prédire) un phénomène signifie montrer qu’il existe une description du phénomène telle qu’elle peut être logiquement déduite d’un énoncé nomologique, joint à la formula- tion des conditions initiales qui spécifient les circonstances dans lesquelles le phénomène en question s’est produit (ou est attendu à se produire). Selon la doctrine classique, être cause ou effet ne signifie rien d’autre qu’être subsumé sous une loi de la nature. Toutefois, cette conception évide de confondre causalité et détermination en admettant dans le domaine des phénomènes couverts par des lois, et par conséquent dans le domaine de la causalité, l’existence de phénomènes qui ne sont soumis qu’à des lois probabilistes, et non déterministes. […] 3) La conception classique s’oppose à une tradition qui renoue plus directement avec Hume et qui a été, dans ce siècle, défendue à un moment donné par Carnap et Russell. Elle trouve toujours un écho important aujourd’hui tant elle séduit par sa simplicité. Elle consiste à concevoir la causalité comme un concept qui relève exclusivement du sens commun et auquel il est impossible de substituer un concept scientifique : au lieu d’être réductible – ce que les deux autres conceptions s’efforcent de monter – dans un cadre scientifique, le concept de causalité ne posséderait aucun pendant dans la conception scientifique du monde. Il convient donc de l’en éliminer. Une explication n’est scienti- fique que dans la mesure où elle n’est pas causale. » 12Quelle fonction argumentative donner à la distinction posée par Hume entre corrélation constante et connexion nécessaire ? 7 tuellement le réel, introduire via la mathématique une expression de ce que nous avons observé ou expérimenté dans la nature. S’est ainsi ouverte une séquence dans l’histoire des idées scientifiques qui a fait correspondre à l’experimental philosophy de la Royal Society à la fin du XVIIe siècle en Angleterre le canon de la science moderne. On verra dans ce cadre comment se déploient des protocoles expérimentaux qui permettent d’attester des résultats des expériences : via la reproductibilité des expériences, le consensus sur l’interprétation à leur donner, le motif de l’expérience cruciale qui permettrait de trancher entre deux hypothèses etc. Mais on verra également comment la formulation d’une loi scientifique suppose d’exprimer mathématiquement les régularités phénoménales que nous pou- vons observer ou expérimenter. C’est dans ce double mouvement que s’exprime la modernité de la science telle qu’elle se lit chez ses illustres représentants Galilée, Descartes, Leibniz, Newton, D’Alembert, Maupertuis etc. Et s’y discute corrélativement un schéma moderne d’intelligibilité de la nature aux contours multiples et souvent vagues : le mécanisme. Il faut en effet distinguer dans l’usage de ce concept : 1. une explication des phénomènes naturels par grandeur, figure et mouvement, c’est-à-dire par combinaison de mouvements dans la matière ; 2-une explication de tout être naturel (qu’il soit un corps pesant ou un être vivant) par la ré- duction à une machine, au point que la physique peut être toute entière réduite aux lois de la mécanique. Or, cette non coïncidence est problématique car elle conduit à mettre en tension un mécanisme épistémologique et un mécanisme ontologique. J’entends par là : -pour le mécanisme ontologique, il s’agit de l’idée selon laquelle l’ensemble des éléments naturels sont des machines, c’est-à-dire des agencements d’éléments matériels dont les variations s’expliquent par des reconfigurations. On s’engage alors sur l’existence réelle de ces mécanismes dans la nature. ET on pose la question de la possibilité ou non de réduire toute réalité à la ma- tière. Il s’oppose à différentes explications alternatives de l’essence des corps qui peuvent par exemple avec l’animisme de G. Stahl ou du vitalisme de X. Bichat par exemple expliquer les êtres vivants par les opérations d’une âme ou d’un principe vital qui requièrent l’un et l’autre le recours à des causes finales pour rendre compte de la cohérence de l’organisation interne d’un corps, ce que proscrit précisément le mécanisme. -pour le mécanisme épistémologique, il s’agit de se prononcer moins sur l’essence des corps que sur l’identification des micro-mécanismes sous-jacents aux phénomènes naturels et qui en garantiraient ainsi l’intelligibilité. L’enjeu est aussi de se doter d’un outil qui pourrait garantir l’unité du savoir sur la nature, via l’identification de lois de la nature, entendues centralement comme les lois du mouvement c’est-à-dire de la mécanique. Peut-on considérer qu’une discipline (la physique par exemple) constitue le canon pour penser tous les autres domaines de savoir ou 8 bien est-ce que chaque domaine de savoir peut être considéré comme irréductible aux autres, en un mot, est-ce que la physique me permet de comprendre les êtres vivants ? Et il faut également souligner une deuxième tension toujours liée à l’interprétation que l’on fait du mécanisme : soit qu’on l’entende effectivement comme une explication du phénomène naturel sur le modèle d’une machine, soit qu’on considère que l’expression du mécanisme est forcément mathématique, c’est-à-dire exprime sous la forme de lois de la nature ou de principes de conser- vation, l’interprétation mécaniste du monde. On y reviendra. Ces questions permettent de circonscrire le champ de notre questionnement : notre aspiration à un savoir stabilisé, notre quête d’une connaissance objective, notre recherche d’une méthode fiable pour connaître la nature témoignent du déploiement d’une rationalité qui construit des ins- truments à même de rendre intelligible le monde qu’elle occupe. Mais pour comprendre la signifi- cation de ce geste philosophique, il faut sans doute l’historiciser et j’entends cette historicisation en un triple sens : 1. il faut se souvenir que les méthodes ont été forgées pour rendre intelligibles des phéno- mènes naturels, donc il faut confronter ces méthodes aux objets historiquement situés qu’elles permettent de penser : la nature de la lumière (onde et/ou corpuscule ? cf les ex- périences de Léon Foucault), la circulation du sang (William Harvey), la révolution des orbes célestes etc. 2. il faut penser au sens fort la connaissance comme une expérience13, socialement inscrite et située selon la perspective des sujets connaissants. 3. il faut interroger ce besoin épistémique, c’est-à-dire inscrire notre réflexion dans sa di- mension anthropologique : prise entre le vertige de notre pouvoir de connaître, la la- mentation à l’égard de notre impuissance épistémique, la satisfaction que peut procurer la conscience des limites de notre connaissance. 13 Dire que la connaissance est une expérience est une manière de rappeler le caractère incarné du processus épisté- mique : en effet, c’est bien, même lorsqu’il s’agit d’une expérience de pensée, le récit de ce qui s’est produit lorsque Galilée a lâché du haut de la tour de Pise, une plume et une pierre et a supposé que sans la résistance de l’air, elles devaient arriver au même moment au sol, invalidant ainsi la corrélation entre vitesse et masse, qui est en jeu dans un récit d’expérience qui permet d’établir une connaissance, de stabiliser notre croyance. Mais si nous insistons sur cette dimension c’est aussi pour montrer ce que serait une théorie expérimentale de la connaissance telle que la propose Dewey, qui s’intéresserait moins aux conditions de possibilité de la connaissance en général, qu’aux interactions à l’œuvre dans les entreprises de production de connaissance spécifiques, au contenu circonscrit. Cf J. Dewey, «The Knowledge Experience Again» (1905) in The Middle Works of John Dewey Southern Illinois University Press, 3: 179. 9 La problématique de ce cours peut donc se formuler comme suit : La tension entre méthode et histoire révèle la dimension anthropologique de toute entreprise du savoir. Mais dire cela, ce n’est pas abolir l’exigence d’objectivité propre à toute connaissance, ce n’est pas basculer dans une forme de relativisme, ce n’est pas être « contre la méthode » pour re- prendre le titre d’un livre fameux de Feyerabend14 (dont il faut immédiatement préciser qu’il n’est pas relativiste), non, dire cela, c’est au contraire se donner les moyens de produire une objectivité forte15, renforcée au sens où elle est située. Cela signifie à la fois de prendre en charge les rap- ports de pouvoir que véhicule tout rapport au savoir, mais aussi de se poser la question du point de vue depuis lequel une connaissance est produite. Le geste est décisif : ce n’est pas en s’abs- trayant des conditions concrètes dans lesquelles la connaissance est produite qu’on garantit sa validité et sa robustesse, c’est au contraire en intégrant ces dimensions constitutives (pouvoir et situation) qu’on peut réellement les garantir. 14 P. Feyerabend, Contre la méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, 1975. Nous nous servi- rons en particulier de deux propositions percutantes : chapitre 2 « nous pouvons nous servir d’hypothèses qui contredisent des théories bien confirmées et/ou des résultats expérimentaux bien établis. Nous pouvons faire avan- cer la science par contre-induction », et chapitre 5 : « Jamais aucune théorie n’est en accord avec tous les faits aux- quels elle s’applique, et pourtant, ce n’est pas toujours la théorie qui est en défaut. Les faits eux-mêmes sont consti- tués par des idéologies plus anciennes, et une rupture entre les faits et la théorie peut être la marque d’un progrès. C’est aussi un premier pas dans notre tentative pour découvrir les principes qui guident implicitement les observa- tions familières. » 15 Sandra Harding, « Rethinking Standpoint Epistemology : What is « Strong Objectivity”? in L. Alcoff, E. Potter (eds), Feminist Epistemologies, New York, Routledge, 1993. 10 Annonce du plan : Philosophie générale des sciences. Méthode et Histoire Introduction : pourquoi la science ? 1ere partie : les objets de l’épistémologie générale Introduction : la connaissance objective A. la méthode scientifique B. La scientificité d’une théorie (démarcation) C. Les buts de la science : prédire ou expliquer ? Transition : Le processus d’abstraction et de formalisation des énoncés scientifiques a une efficacité explica- tive que nous venons d’établir, témoigne de la puissance de la raison d’une manière éclatante, mais il doit s’éprouver dans l’histoire en un double sens : les objets de la connaissance sont tou- jours historiquement situés, la connaissance est une expérience historiquement et socialement inscrite. 2e partie : la connaissance située Introduction : savoirs historicisés et savoirs situés A. La mise à l’épreuve des modèles : du paradigme à l’histoire (et retour !) B. L’injustice épistémique C. Qu’est-ce qu’une objectivité forte ? Conclusion générale : Pour un dialogue entre méthode et épistémologie du positionnement. 11 1ère partie : Les objets de l’épistémologie générale Introduction : La connaissance objective Commençons par un peu d’histoire… des idées ! On le sait, le bouleversement qu’opère Kant avec sa « révolution copernicienne » dans la préface à la seconde édition de la Critique de la Raison pure affecte significativement notre rapport à la connaissance16. On pourrait dire, de manière forcément schématique, que Kant prend acte d’une transformation dans le rapport que nous, sujets connaissants, avons à notre connaissance. Prend acte ou institue ? C’est aussi la question : devons-nous interpréter les différentes propositions - qui courent dans la philosophie du XVIIIe siècle - de se soustraire au sentiment d’impuissance épis- témique que nous croyons pouvoir justifier par la conscience que nous sommes doté.e.s d’un en- tendement borné, (entendons : limité), comme la preuve d’un arrachement au modèle d’une épis- témé nécessairement prise en défaut du fait même de notre nature d’êtres finis ou bien devons- nous y voir une forme de rumination que Kant finira par formuler avec le bouleversement qu’il propose dans l’ordre du savoir ? Autrement dit, poser la question des limites de notre connaissance et identifier le périmètre au sein duquel notre savoir sur la nature peut être certain sans le fonder sur une instance transcen- 16 « Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être celui d’une colonne d’eau à lui connue [expériences pour prouver la pesanteur de l’air], ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en leur restituant quelque chose, [on sait, comme le prouvent les écrits de Paracelse, que la calcination d’un métal en chaux s’accompagne d’une augmentation de poids…. Or toute action de chauffer devrait entraîner une perte de phlogistique. Stahl propose une solution toute théorique : le phlogistique serait une « substance » connue seulement par ses effets, qui a une pesanteur différente de celle de la matière où il entre.] ce fut une révolution lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses juge- ments , suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos ob- servations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature, tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phéno- mènes concordant entre eux l’autorité des lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces prin- cipes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plait au maître, mais, au contraire comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. La Physique est donc ainsi redevable de la révolution si profitable opérée dans sa méthode uniquement à cette idée qu’elle doit chercher dans la nature – et non pas faussement imaginer en elle – conformément à ce que la raison y transporte elle-même, ce qu’il faut qu’elle en apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même. C’est par là seulement que la Physique a trouvé tout d’abord la sûre voie d’une science, alors que depuis tant de siècles elle en était restée à de simples tâtonnements. » 12 dante est moins une initiative spécifiquement kantienne que le questionnement, le besoin épisté- mique17 pourrait-on même dire, qui s’élabore puis se formule à travers tout le XVIIIe siècle. De telle sorte qu’il nous faut aussi saisir la situation historique dans laquelle Kant produit et ins- crit ce geste. Cela suppose de prendre ses distances avec 1/une conception de l’objectivité pensée comme conformité ou adéquation à l’objet, dans cette conception, il n’est pas réellement possible de distinguer, ou mieux de marquer l’écart entre, objectivité et vérité ; 2/une conception de l’ob- jectivité qui fait de l’institution du sujet cartésien, du Je connaissant, ce à partir de quoi les autres choses se déterminent comme objets du savoir. A contrario, ce qu’inscrit Kant dans toute exigence épistémique avec le rôle qu’il donne à la sub- jectivité transcendantale18 , c’est bien de penser la solidarité entre la démarche qui vise à circons- crire et pour tout dire à construire l’objet qui va être l’objet de la connaissance (et non une multi- plicité phénoménale diffuse et multiple) et la modalité spécifique par laquelle on se rapport à un objet pour connaître. Inutile de revenir longuement sur ce geste kantien bien connu, mais identifions ce qui peut nous être utile ici pour comprendre l’histoire conceptuelle de l’objectivité. Je retiens deux choses qui ont trait à ce que l’on entend par objet de connaissance : - comprendre comment un phénomène peut être élevé à la « dignité d’objet de connaissance » ; - comprendre ce que signifie dans le cadre d’une réflexion sur les limites de la connaissance, qu’il fallut « abolir le savoir et étendre la croyance ». La « Déduction transcendantale » dans la Critique de la Raison pure permet de mettre en place le problème et d’y apporter une réponse. 17 Cf Evelyn Fox Keller, Making sense of life, Explaining Biological Development with Models, Metaphors, and Machines, Har- vard University Press, 2003. Evelyn Fox Keller a développé le concept de "culture épistémologique" pour saisir dans le traitement d'un même problème, par des communautés scientifiques, des différences méthodologiques et a conjointement mis en évidence que ces communautés avaient sans doute à répondre à des "besoins épistémiques" différents. 18 La subjectivité transcendantale est introduite dans le cadre de l’analyse de l’unité originairement synthétique de l’aperception. Comme l’écrit de manière très éclairante Jacques Rivelaygue dans ses Leçons de métaphysique alle- mande, Tome II, Grasset, 1992 : « Il faut supposer cette dernière instance, parce qu’il est nécessaire qu’il y ait une unité de la conscience pour que l’expérience soit possible. Il ne s’agit pas d’une unité de la conscience empirique, consistant à se percevoir comme étant toujours soi-même : le sujet transcendantal ne doit être rien d’autre que l’ap- plication des catégories, il signifie donc l’unité de la méthode de constitution de l’objet. Le sujet transcendantal est le sujet de la science, et doit être identique dans chaque individu, en ce sens que tout sujet doit avoir la même façon de poser l’objet. Pour Kant, l’exigence de l’unité de la conscience ne renvoie donc pas du tout à l’idée d’une substance comme le cogito cartésien, ni à celle d’un sentiment psychologique qui resterait identique, mais il s’agit simplement de l’iden- tité de la pratique par laquelle on distingue le subjectif de l’objectif. Puisqu’au cours des perceptions, certaines sont posées comme subjectives et d’autres comme objectives, il est bien clair que si chaque individu avait sa façon à lui de poser ce qu’il entend par objet, et possédait en outre divers critères de l’objectivité, il n’y aurait pas d’expérience pos- sible. Tel est donc ce que signifie l’unité originairement synthétique de l’aperception : non pas un sentiment psycho- logique, mais l’exigence d’une pratique identique pour la définition de l’objectivité. » (p.110) (c’est moi qui souligne) 13 Le problème : comment s’assurer que les catégories ou concepts généraux que nous utilisons pour connaître permettent de penser les phénomènes et d’en produire une connaissance vraie ? Qu’est-ce qui peut nous garantir que nos concepts qui sont a priori et viennent de l’entendement s’appliquent aux phénomènes qui viennent de la sensibilité ? Mais « s’appliquent » à un tel point qu’ils nous permettent d’en produire une connaissance vraie. C’est cela qu’il nous faut comprendre. Mais à la formulation de ce problème, Kant adjoint un complément : il ne s’agit pas de dire que les catégories peuvent nous permettre de connaître les phénomènes, il s’agit d’affirmer que les catégories ne peuvent nous permettre de connaître que les phénomènes. C’est-à-dire que, dès que les catégories s’attachent à autre chose que des phé- nomènes, elles produisent des antinomies. Mais comment ces règles de l’entendement opèrent- elles le travail de synthèse sur les phénomènes afin de transformer nos perceptions en objets scientifiques ? En un mot, comment les catégories qui ne viennent pas de l’expérience peuvent- elles permettre de penser l’expérience ? Et ce, alors même que catégories et phénomènes sont hétérogènes : les unes viennent de l’entendement, les autres de nos perceptions sensibles. La ré- ponse, on la connait : les catégories sont les conditions de possibilité de l’expérience en général. Ils transforment le phénomène en objet, en objet de connaissance à condition qu’il se conforme à des règles. En un mot, les conditions pour qu’une expérience scientifique soit possible supposent de penser l’objet dans les catégories de l’entendement (règles universelles et nécessaires de l’en- tendement) : quantité, qualité, causalité, modalité, c’est-à-dire de l’inscrire dans les structures gé- nérales de l’objectivité. C’est ce qu’il indique dans ce passage fameux : « Par conséquent, la valeur objective des catégories comme concepts a priori reposera sur ceci, que seules elles rendent possibles l’expérience (quant à la forme de la pensée) »19. Comment, à partir de là, passer de l’expérience possible (de la possibilité de l’expérience en géné- ral) à l’expérience réelle ? Comment s’assurer que l’expérience réelle s’accorde avec l’expérience possible ? Sur quoi repose l’assertion selon laquelle « Les conditions de possibilité de l’expérience sont aussi les conditions de possibilité des objets de l’expérience » ? Ce que Kant vise à établir dans ce moment de la « Déduction transcendantale », c’est la thèse se- lon laquelle la fonction synthétique de la conscience est la condition sans laquelle il est impossible de percevoir des représentations sensibles, de telle sorte que sans les catégories de l’entendement, les phénomènes ne pourraient tout simplement pas être érigés en objets de connaissance. Cela conduit à circonscrire le périmètre du connaissable et à le distinguer du pensable (§20). Ces développements kantiens nous sont ici utiles pour comprendre : 19 E. Kant, Critique de la raison pure, éd. Tremesaygues et Pacaud, Puf, Quadrige, p.105. 14 -le rôle de la méthode : en effet, la centralité de la réflexion méthodologique n’a pas attendu Kant, loin s’en faut, mais la mise en place qu’il élabore construit le terrain de discus- sion des réflexions à venir. -la construction de catégories ou concepts a priori (c’est l’analyse de la déduction métaphysique des catégories) qui assument d’être le cadre dans lequel le divers phénoménal dont je fais l’expérience peut devenir objet de connaissance. Il faut ajouter à ce premier rappel un autre élément de discussion essentiel : l’importance de la réflexion sur la croyance au cœur même de la conceptualisation de l’objectivité de la connais- sance, autrement dit la prise en compte des formes de certitude qui accompagnent le savoir20. En effet, ce modèle kantien va être discuté, avec Bachelard d’un côté qui proposera à partir de la formation de l’esprit scientifique une psychanalyse de la connaissance objective, autrement dit qui proposera de questionner les croyances sur lesquelles s’appuie l’activité de l’esprit scientifique ; avec Popper de l’autre qui, récusant que le critère sur lequel repose la constitution de l’objectivité d’une connaissance puisse concerner le sujet pensant s’emploie à travailler la constitution de la théorie elle-même. 20E. Kant, Critique de la raison pure, « Théorie transcendantale de la méthode » : « […] la croyance suffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement s’appelle science ; la suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi- même), et la suffisance objective certitude (pour tout le monde). » 15 A. La méthode scientifique Dans la brève introduction qui précède, j’ai voulu montrer comment s’est construite l’exigence d’objectivation au cœur de la démarche scientifique qu’institue Kant. Dans cette première sous- partie, je vous propose de construire le problème de la méthode scientifique à la rencontre du travail de modélisation décrit dans l’épistémologie générale contemporaine et des moments histo- riques dans lesquels ces choix méthodologiques ont été formulés. L’enjeu sera d’identifier les pro- cédures mises en place pour réduire l’incertitude au cœur de notre savoir et circonscrire le terri- toire d’une connaissance certaine. Si le cadre dans lequel se déploie la réflexion sur la méthode scientifique peut de manière assez générale être qualifié de modèle hypothético-déductif, ce qui va me conduire à interroger les rap- ports entre induction et déduction (A1), je voudrais utiliser comme fil rouge de cette analyse le, ou plutôt, les statuts successivement accordés à l’expérimentation (en distinguant expérience et expérimentation) (A2). 1. L’induction et la déduction Si l’induction et la déduction semblent être l’alpha et l’oméga de la méthode scientifique, peut-on penser leurs rapports sur le mode d’une symétrie ? L’usage que l’on peut faire de ces termes dans la langue courante ne permet pas vraiment d’en élucider le sens, on peut dire simplement que déduire est une manière de dire : conclure, quant à induire, il est peu utilisé et n’a pas de sens non technique, il faut donc partir de définitions nomi- nales : Par l’induction, on partirait d’un fait particulier pour en tirer une proposition générale, on peut prendre l’exemple de la loi de la nature qui se dégage de la répétition de mêmes phénomènes dans des circonstances similaires, on pointe ici les régularités ou relations constantes entre les phéno- mènes. Dans ce cas de figure, l’induction est un processus de généralisation qui s’appuie sur l’expérience. A contrario, serait-on tenté de dire, la déduction est le mouvement par lequel on part du général pour l’appliquer à une situation particulière selon une simple dérivation logique et de ce point de vue-là la déduction pourrait procéder entièrement a priori. Mais ces définitions nominales qui verraient un partage bien net entre la méthode expérimentale qui part du particulier pour généraliser (c’est l’induction) et la méthode a priori qui dérive logi- quement des contenus universels en les appliquant à des cas particuliers (la déduction) doivent être mises à l’épreuve par des exemples. 16 Et on peut choisir des exemples qui, justement, montrent l’étendue du spectre déductif d’un côté et de l’autre signalent par quelle opération l’induction produit une connaissance. Il nous faut donc poser la question : la déduction a-t-elle une signification univoque ? Autrement dit, s’agit-il de la même chose dans les exemples suivants : 1. la déduction mathématique qui, comme le suggère Carnap, n’est qu’une simple « règle de transformation », peut-elle prendre la forme du raisonnement par l’absurde ? (du type si non p est absurde au sens de contradictoire logiquement, alors p est vraie). 2. autre exemple celui qui assimile la déduction au syllogisme comme ce fut longtemps le cas en particulier à partir de la tradition aristotélicienne. On pense aux Premiers Analytiques (I, 1, 24b, 19): « Le syllogisme est un discours dans lequel certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données ». Il s’agit de déduire une conclusion à partir de deux prémisses Mais on sait qu’on ne peut pas se contenter de réduire la déduction au syllogisme car c’est une déduction qui ne vaut que pour la logique des termes (notre calcul des prédicats). 3. La déduction peut aussi se trouver dans les tropes des Stoïciens (qu’on peut trouver dans les Vies de Diogène Laërce), c’est-à-dire ces structures inférentielles auxquelles ils accor- daient une valeur principielle, étant admises par tous. Premier trope : « si le premier, le second, or le premier, donc le second » S’il fait jour, il fait clair Or, il fait jour, Donc il fait clair. Deuxième trope : « si le premier, pas le second ; or pas le second, donc pas le premier » S’il fait jour, il fait clair Or il ne fait pas clair, Donc il ne fait pas jour. Ce qu’il y a de commun à ces deux tropes, c’est de mobiliser des règles d’inférence qui permettent, à partir de deux propositions, d’en déduire nécessairement une conclusion. Le premier trope correspond dans la Scolastique au modus ponens (pono signifiant litté- ralement je pose, j’affirme) car il porte sur des propositions affirmatives : la vérité d’une proposition entraîne la vérité de sa conséquence. Le deuxième trope correspond au modus tollens (tollo signifiant je lâche, je nie) car elle porte sur des propositions négatives et suppose de remonter de la négation du consé- quent (négation du « il fait clair ») à la négation de l’antécédent (donc « il ne fait pas jour »). 17 Mais dans ces exemples, la déduction convoque-t-elle l’induction dans les mêmes termes et sur- tout en lui attribuant la même fonction ? De l’autre côté, l’induction est-elle la même dans les exemples suivants ? 1. une induction complète, à condition de supposer que le nombre de cas concernés est fini et peut être entièrement énuméré, ce qui limite les domaines d’application. On peut prendre un exemple d’induction chez Aristote dans les Premiers analytiques : 1-l’homme, le cheval et le mulet sont des animaux sans fiel 2-l’homme, le cheval et le mulet vivent longtemps 3-donc les animaux sans fiel vivent longtemps. On observe ici un syllogisme retourné car si on prend pour prémisses 1 et 3, on peut en tirer 2 comme conclusion. Si on considère qu’un caractère déterminé peut être attribué à tous les indivi- dus d’une classe, alors il peut être attribué à la classe toute entière. Il en va de même pour caractériser une île comme une terre dont on peut faire le tour en bateau : elle est une première forme d’induction qu’on appelle l’induction complète car tous les cas concernés peuvent être passés en revue. 2. une induction heuristique : autrement dit, l’induction comme méthode de découverte 3. une induction amplifiante ou généralisante : c’est celle qui va du particulier au général en affirmant à partir du repérage de quelques cas pour lesquels S est P que tous les S sont P. On comprend bien comment cette conception de l’induction peut concentrer toutes les critiques, car cette généralisation ne relève plus de la seule induction. Mais finalement, le passage en revue de ces différents sens met en évidence : -la nécessité de distinguer entre induction et abstraction puisqu’en première instance, il semble bien qu’il s’agisse du même geste de dépassement des cas particuliers. Simplement, pour l’abstraction, il s’agit de passer des cas particuliers à l’idée, à l’essence (en séparant dans les quali- tés d’une chose ce qui est essentiel de ce qui est accidentel), alors que pour l’induction, ce dépas- sement des expériences singulières a pour enjeu de parvenir à une loi générale. -autour de la question de la loi de la nature qu’est censée dégager l’induction : la généralité ou encore la généralisation à partir des cas particuliers n’est pas l’universalité. Alors, sur quoi s’appuie cette généralité ? Elle présuppose une uniformité de la nature à interroger. Quelle conséquence tirer de cette dernière remarque ? 18 Ce sont les catégories de la quantité qui semblent principalement en jeu ici autour d’un problème : la généralité que permet l’induction à partir du particulier n’est pas une garantie d’universalité, telle que celle que la déduction peut conférer à un énoncé. Mais n’est-ce pas une manière limitée et, en un sens, aporétique de poser le problème qui pourrait dissimuler ou du moins occulter un autre type de rapport entre induction et déduction qui correspondrait pour le dire vite à un partage des tâches dans le processus d’acquisition des connaissances scientifiques : on pourrait ainsi distinguer l’induction comme une instance de contrôle ou de vérification par les expériences d’un ensemble d’hypothèses et la déduction comme un dispositif permettant d’éta- blir des conséquences nécessaires (exemple à partir de ce qui précède). Le problème soulevé par cette analyse conceptuelle pourrait donc se formuler en ces termes : s’agit-il d’opposer une certitude creuse à une connaissance incertaine ? Les enjeux sont les suivants : -Devons-nous interroger la pertinence de la symétrie ou bien nous demander si la déduction n’est pas une opération générique qui englobe toutes les modalités mobilisées pour conclure, tirer des conséquences que ce soit d’un ensemble d’observations ou des prémisses d’un syllogisme ? -Si la critique que l’on peut adresser à la déduction est que soit elle fonctionne à vide, c’est-à-dire ne produit pas de connaissance nouvelle, soit qu’elle est faussement exempte de recours à l’expé- rience puisqu’elle doit bien tirer sa « matière » d’un travail inductif à partir de l’expérience, cela conduit à repenser la nature de son opposition à l’induction. A l’inverse, pour que l’induction puisse produire une connaissance, il faut qu’elle donne accès à une véritable universalité. -Cela ne nous conduit-il pas à expliciter un conflit des normativités scientifiques ? Donc, par exemple, à interroger l’importation du modèle déductif au cœur du processus inductif. Ainsi, on distinguera différentes étapes dans l’argumentation : 1-la déduction, garante de l’universalité de la connaissance scientifique suppose toujours l’induc- tion comme dispositif permettant d’acquérir un matériau forcément particulier de cette connais- sance, comment articuler généralité de l’induction et universalité de la déduction ? 2-Corrélativement l’induction suppose toujours un processus déductif comme un dispositif dont on découvre qu’il permet de reconfigurer les fonctions respectives de l’induction et de la déduc- tion (en un mot : il n’est pas sûr qu’on puisse déterminer quelles sont les seules bonnes hypo- thèses mais plutôt seulement indiquer quelles sont les hypothèses qui ne sont pas valides) et en faisant droit à la décision et à la place de l’invention dans la connaissance scientifique. 3-Plutôt que de vouloir réduire la part de contingence propre à nos inférences inductives en utili- sant la déduction comme un opérateur d’universalisation des énoncés, ce que nous avons présup- posé depuis le début, ne faudrait-il pas faire droit à la contingence propre à toutes nos inférences 19 inductives et ainsi reconfigurer les rôles respectifs de l’induction et de la déduction dans le pro- cessus d’acquisition des connaissances scientifiques ? La déduction ne suppose-t-elle pas l’induction ? Puisqu’il s’agit de réfléchir aux mérites comparés, à l’indépendance ou au contraire à la com- plémentarité de ces deux méthodes scientifiques et puisque l’un des enjeux est de savoir s’il est possible d’identifier à un objet une méthode qui lui serait propre, à savoir l’induction pour les sciences expérimentales et la déduction pour les sciences formelles, penchons-nous sur la possi- bilité pour la déduction de produire une connaissance et demandons-nous dans quelle mesure cela suppose d’introduire des informations issues de l’induction. On comprend la critique classique : la déduction serait une opération de dérivation logique circu- laire qui n’apporterait aucune nouvelle connaissance mais se contenterait de développer des élé- ments déjà contenus dans les propositions qui sont manipulées dans le cadre d’une déduction. Dans « Socrate est un homme, tous les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel » certes, on se contente de développer des éléments déjà présents dans les propositions précédentes, mais on note surtout que le contenu des prémisses s’appuie sur des matériaux acquis par l’induction. Donc ce qu’il faut montrer dans ce premier temps, c’est de quelle manière la déduction suppose toujours aussi une induction, La déduction garantit l’universalité de la conclusion Dans les Seconds analytiques, en I, 2 (71b 15) Aristote identifie la science au fait de savoir pourquoi une chose est comme elle est et pourquoi elle ne peut être autrement. « l'objet de la science au sens propre est quelque chose qui ne peut pas être autre qu'il n'est ». Par définition, la science porte sur l’universel et procède par des propositions nécessaires (I,33): il ne peut donc y avoir science de toute chose, il n’y a de science que de l’universel. Le moyen de cette science, c’est la démonstration, qui est un syllogisme particulier21 : un syllo- gisme scientifique (ni dialectique, ni rhétorique) qui part de principes universels et nécessaires (Seconds Analytique, I 33). 21 Ex Aristote : débat entre les traducteurs : Aristote oppose deux voies de connaissance : le syllogisme et l’induction ; certains traducteurs ont traduit syllogisme par « déduction », voire démonstration. 20 Premiers Analytiques AI1 : « Le syllogisme est une énonciation, dans laquelle certaines propositions étaient posées, on en conclut nécessairement quelque autre proposition différente de celles-là, par cela seul que celles-là sont posées.... ». Pour être scientifique un syllogisme implique de partir « des prémisses qui soient premières, vraies, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes », et les principes doivent être adaptés à ce qui est démontré. Il faut souligner le mot « an- térieur » qui signifie ici que cela doit être plus connu absolument, et non pour nous. Ce type de démonstration, qui part de l’universel, correspond à la déduction ; il est opposé à ce qui est appe- lé l’induction dans les Seconds analytiques en I 19, qui part du particulier. A nouveau on peut distinguer deux cas de figure : la réduction à l’absurde qui permet de tirer des conséquences positives de la démonstration dans le cas des opérations mathématiques et dans le cas des sciences expérimentales, une déduction qui ne suffit pas à trancher entre différentes hypo- thèses et à déterminer la validité d’une hypothèse. Il faut néanmoins essayer de dégager une réflexion globale sur les enjeux de cette déduction qu’elle soit pensée dans le champ mathématique ou dans le champ par exemple physique. La question que cela pose peut se formuler de la façon suivante : d’où proviennent les faits pré- sents dans les propositions qui rendent possibles la déduction ? Naturellement ils sont très certai- nement le résultat d’un processus inductif. Et c’est ce qu’Aristote explique à la fin des Seconds ana- lytiques. Si le matériau inductif est issu de la sensation et qu’il n’y a pas de science par la sensation, comment accéder à l’universalité du savoir ? Poser cette question conduit-il à changer le rôle de la déduction qui ne serait plus alors ce qui ga- rantit l’universalité du savoir ? « Quand l'une des choses spécifiquement indifférenciées s'arrête dans l'âme, on se trouve en pré- sence d'une première notion universelle ; car bien que l'acte de perception ait pour objet l'indivi- du, la sensation n'en porte pas moins sur l'universel : c'est l'homme, par exemple, et non l'homme Callias. Puis, parmi ces premières notions universelles, un nouvel arrêt se produit dans l'âme, jusqu'à ce que s'y arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement universelles : ainsi, telle espèce d'animal est une étape vers le genre animal, et cette dernière notion est elle- même une étape vers une notion plus haute. Il est donc évident que c'est nécessairement l'induc- tion qui nous fait connaître les principes, car c'est de cette façon que la sensation elle- même produit en nous l'universel. » 21 C’est donc de l’usage que nous faisons de notre perception sensible et de sa répétition, c’est-à- dire de ce qu’on peut appeler l’expérience, que naissent les premiers principes. Ce qui permet d’éviter le cercle de la démonstration, c’est-à-dire d’éviter de dire que les premiers principes de la démonstration supposent une démonstration, selon une régression à l’infini. Mais cela suppose que la sensation produise l’universel : on ne voit pas l’homme Callias, mais l’homme en Callias. Autrement dit, nos expériences sensibles s’organisent elles-mêmes et nous donnent accès aux universaux. Il faut donc comprendre de quelle manière la répétition des expériences peut consti- tuer un élément déterminant pour produire ces prémisses. Ce qu’Aristote introduit avec la notion d’habitus, c’est la figure de la répétition, mais comment la répétition de l’expérience peut-elle réellement nous garantir l’universalité de la proposition ? ->Ce qu’il faut discuter c’est jusqu’à quel point ce dispositif inductif qui s’appuie sur notre capa- cité perceptive et puise dans la répétition de nos expériences pour parvenir à une connaissance de la nature est valide ? Et si tel est bien le cas, quel rôle joue dès lors la déduction ? On pourrait en effet objecter que l’ensemble des expériences que nous faisons n’a rien d’exhaus- tif c’est-à-dire qu’il s’agit d’une suite incomplète d’inductions (et cette objection joue à deux ni- veaux : soit nous pouvons toujours faire une nouvelle expérience qui contredise la suite des expé- riences jusque là convergentes, soit nous pouvons nous demander si ce qui a toujours été vrai le sera toujours) ou encore que notre capacité à distinguer les caractéristiques pertinentes d’une si- tuation donnée est à évaluer, suis-je sûre de pouvoir identifier les propriétés caractéristiques qui appartiennent au genre commun d’un objet physique, suis-je sûre d’avoir un outillage perceptif suffisamment élaboré pour que ma perception sensible soit fiable ? Autant d’objections qui conduisent non pas à congédier la déduction dans sa fonction d’universa- lisation des données issues de l’expérience et mises en jeu dans un dispositif déductif mais à re- penser le rapport entre généralité et universalité. On s’appuie sur un présupposé : la régularité de la nature pour affirmer que la répétition de ces expériences peut faire loi. La question est de savoir d’où vient cette conviction ? A nouveau d’une induction, par exemple celle qui indique que le soleil se lève tous les matins. En effet, si on peut présupposer que tous ces éléments sont fiables, ils sont un préalable néces- saire à l’opération déductive. Donner toute cette valeur à l’induction, c’est ce qui permet de res- serrer le rôle exact de la déduction, et non pas de la supprimer. Ainsi, le problème peut se formuler comme suit : comment garantir l’universalité du savoir et quel est le rôle de la déduction dans cette opération ? Fonctionne-t-elle comme une méthode de contrôle des résultats inductifs ? 22 Remise en question de la fonction de la déduction dans le processus cognitif : une méthode de contrôle des résultats inductifs ? En première instance, on pourrait imaginer que la déduction est un instrument de contrôle et de validation des hypothèses forgées inductivement, (c’est la réduction par l’absurde ???) ainsi si on nie le conséquent, cela permet d’infirmer la prémisse, on procède ainsi à une élimination par dé- duction, mais ce que Popper met en évidence est que cette procédure ne valide pas les énoncés. L’inférence scientifique est-elle déductive ? L’introuvable inductivisme strict Je fais ici référence à l’analyse que livre Lakatos au chapitre 2 de son Histoire et méthodologie des sciences ; le chapitre s’intitule « pourquoi le programme de recherche de Copernic a-t-il supplanté celui de Ptolémée ? ». Et je m’intéresse en particulier à la manière dont il discute la position de Kepler qui suppose que c’est parce que l’héliocentrisme copernicien a été déduit des faits qu’il s’est imposé. Il s’agit donc de reprendre à nouveaux frais la vieille question de la révolution copernicienne après Koyré, Kuhn et les autres mais en reconfigurant le problème et pour cela Lakatos s’arme d’un nouvel appareillage théorique : les programmes de recherche. [Encart Programmes de recherche chez Imre Lakatos : Je propose ici un rappel extrêmement rapide. On pourrait dire que la position de Lakatos s’apparente à une paraphrase de Kant : « sans l’his- toire des sciences, la philosophie des sciences est vide, sans la philosophie des sciences, l’histoire des sciences est aveugle. » L’objet de la proposition de Lakatos est le suivant : expliquer le progrès de la connaissance scien- tifique en présupposant que dans la constitution mais surtout dans l’évaluation d’une théorie scientifique nous n’avons accès qu’à une rationalité partielle et non totale. C’est pour cela qu’il choisit de changer le niveau auquel il évalue le progrès scientifique : non pas celui des théories, mais celui supérieur des programmes de recherche. Et un programme de recherche se définit par un ensemble de problèmes à résoudre. Et il élabore une méthode pour pouvoir comparer les programmes de recherche entre eux afin de déterminer leur robustesse ou au contraire leur carac- tère moribond. Pour pouvoir les évaluer, il propose d’identifier ce qu’il appelle une heuristique négative et une heuristique positive du programme de recherche. Qu’entend-il par là ? 23 Par heuristique négative, ce qui ne peut faire l’objet d’une remise en cause dans le cadre d’une recherche, par heuristique positive, il délimite le champ libre d’investigation des savants (des di- rections du programme de recherche) qui cherchent à résoudre un certain nombre de problèmes. Une fois ce rappel fait, je pensais au passage dans lequel Lakatos évalue les raisons qui permettent d’expliquer, je le disais, pourquoi le programme de recherche de Copernic a supplanté celui de Ptolémée. Et on a tous entendu que l’accumulation des preuves observationnelles et empiriques expliquait -pour reprendre le vocabulaire kuhnien-le changement de paradigmes (trop d’anoma- lies s’étant accumulées). Or, Lakatos passe en revue les différentes explications : inductivisme strict, inductivisme probabiliste, falsificationnisme, simplisme pour aborder en définitive sa propre conception (à savoir l’idée que Ptolémée et Copernic travaillaient l’un et l’autre sur des programmes de recherche, c’est-à-dire que leur objectif n’était pas seulement de mettre à l’épreuve des conjectures ou d’introduire une cohérence entre différentes observations, ni d’être régi par tel ou tel paradigme partagé par la communauté de savants auxquels ils appartenaient). Pour Lakatos, les deux programmes sont nés du programme platonicien dont le principe est le suivant : « puisque les corps célestes sont parfaits, il faut sauver tous les phénomènes astrono- miques par la combinaison d’un nombre aussi faible que possible de mouvements circulaires uni- formes (ou de rotations sphériques uniformes autour d’un axe). »22 Pour lui, c’est cette question (ce qu’il appelle l’heuristique) qui était première et le noyau dur c’est- à-dire ce qui ne doit pas être remis en question, à savoir le géocentrisme, qui était secondaire. Et en un mot, ce qu’il montre c’est que l’histoire du problème a transformé l’ordre de priorité en quelque sorte et que la défense du géocentrisme est progressivement devenue l’heuristique po- sitive. Fin de l’encart] Mais ce qui nous intéresse, c’est l’exemple initial qui discute la pertinence de différentes hypo- thèses : -selon les inductivistes stricts, une théorie est meilleure qu’une autre si, contrairement à sa rivale, elle a été déduite des faits » sinon ce sont de simples spéculations qu’on ne peut départager23. Mais Lakatos précise immédiatement que cela ne peut pas constituer un critère pour la révolution copernicienne, car l’héliocentrisme de Copernic n’a pu être déduit des faits. Lakatos va plus loin : « on reconnait aujourd’hui que la théorie de Ptolémée et celle de Copernic sont toutes deux in- compatibles avec les résultats d’observations connus » et de citer Kepler qui, dans les Paralipomènes 22 Imre Lakatos Histoire et méthodologie des sciences, p.166. 23 ibidem, p.150. 24 à Vitellion (1604) affirme que Copernic a déduit ses résultats « des phénomènes, des effets, des conséquences, comme un aveugle qui assure ses pas grâce à un bâton. » Et Lakatos de conclure : « si une révolution scientifique consiste à établir des faits nouveaux et à établir des généralisations valides à partir de ceux-ci, alors il n’y a pas eu de révolution (scientifique) copernicienne. » Lorsqu’il aborde l’interprétation des inductivistes probabilistes, pour qui une théorie est meilleure qu’une autre « si elle a une probabilité plus grande par rapport à l’ensemble des éléments de preuve disponibles à l’époque », le diagnostic de Lakatos est le même : « si une révolution scienti- fique consiste à proposer une théorie beaucoup plus probable que la précédente, alors il n’y a pas eu de révolution (scientifique) copernicienne. » Que conclure de cet exemple ? L’induction simple échoue à expliquer l’adoption d’une nouvelle théorie scientifique parce que d’autres éléments que la simple généralisation à partir d’une collecte de faits convergents doivent nécessairement intervenir pour qu’une révolution scientifique intervienne. On peut prendre un 2e exemple dans le livre de Carl Hempel, Eléments d’épistémologie, pour montrer de quelle manière la collecte de faits généraux qui dessine des hypothèses interprétatives, ne peut, à elle seule, produire une connaissance scientifique. Le médecin Semmelweis au milieu du XIXème siècle est chef d’un service d’obstétrique qui af- fiche un taux de mortalité par fièvre puerpérale significativement plus élevé que l’autre service du même hôpital. Il cherche à expliquer cela. Hempel décrit plusieurs explications possibles en présence, plusieurs hypothèses qui s’affrontent : 1/ ce sont des changements atmosphériques ; 2/ c’est l’entassement des femmes ; 3/ c’est la ma- ladresse des étudiants qui examinent les femmes ; 4/ c’est la vue du prêtre qui constitue un fac- teur défavorable. 5/ c’est la position des femmes. Un jour un collègue se blesse avec un scalpel souillé par des dissections effectuées avant d’entrer dans le service, et meurt de la même fièvre que les accouchées. Semmelweis en conclut que le taux de mortalité est provoqué par la matière cadavérique qui provient des dissections que font les étudiants de médecine avant de venir dans le service d’obstétrique. Il vérifie son hypothèse en imposant le lavage de main à une solution de chlorure de chaux, et en effet, la mortalité du service décroît. Pour éliminer toutes les hypothèses débattues, il a procédé à un modus tollens via le contrôle expé- rimental des implications vérifiables. Si la position des femmes au moment de l’accouchement est cause de la mortalité, alors le changement de position doit conduire à une baisse de mortalité. Or il n’y a pas de baisse de mortalité quand on les incite à changer de position, donc la position des femmes n’est pas cause de la mortalité. On nie le conséquent, qui décrit des événements obser- 25 vables ; ce qui permet d’infirmer la prémisse de façon déductive. On procède par élimination dé- ductive, c’est-à-dire de façon indirecte. Comment maintenant a-t-il fait pour affirmer son hypothèse ? Si la matière cadavérique est la cause de la mortalité, alors le lavage à la solution de chlorure de chaux doit conduire à une baisse de la mortalité. Or le lavage à la solution de chlorure de chaux conduit à une baisse de la mortali- té. Et ce dans de multiples cas. De même, d’autres implications vérifiables de l’hypothèse sont confirmées : il y a moins de morts dans les cas où les femmes accouchent en route. Mais de là on ne peut pas conclure le conséquent, à savoir que c’est la matière cadavérique qui fait baisser la mortalité. On peut juste conclure que l’hypothèse n’est pas éliminée. Pourquoi ? Car rien ne dit que la seule explication au fait que la solution de chlorure de chaux conduise à une baisse de la mortalité soit le fait que la matière cadavérique soit cause de la mortalité. Donc ce n’est pas parce qu’on a Q qu’on a P. En effet, un autre événement du service montre à Semmelweis que ce n’est pas la matière cadavérique qui est en cause, mais toute matière putride ou infectée, même prove- nant de tissus vivants. « On remarque que le résultat favorable de n’importe quel nombre de tests ne prouve pas de fa- çon décisive la vérité d’une hypothèse »24. Par des tests, on ne peut aboutir à aucune conclusion positive : en revanche, on peut aboutir à des conclusions négatives qui valent résultat. Cela conduit à des conséquences diamétralement opposées à la conception restreinte de l’induc- tion : -c’est bien la sélection et la décision subjective d’un chercheur ou d’une communauté de cher- cheurs face à une multitude d’hypothèses qui peut expliquer l’identification de l’hypothèse rete- nue. -là encore, la meilleure hypothèse n’est pas forcément la plus probable. On comprend avec cet exemple qu’il faut préciser quelle fonction on attribue à l’induction : s’agit-il comme on le suppose souvent de découvrir une théorie ? de prouver une théorie ? d’ex- pliquer une théorie ? Ou bien s’agit-il simplement d’éliminer les hypothèses négatives ? On comprend que jusqu’à présent on a fait de la déduction un instrument de validation des hypo- thèses obtenues par induction mais sans faire droit au cœur d’une théorie de l’induction à une réflexion critique sur les modalités de constitution des résultats issus de l’induction. C’est ce à quoi se livre Francis Bacon dans son maître ouvrage, le Novum Organum, au tout début du XVIIe siècle. 24 Hempel, Eléments d’épistémologie, p. 12. 26 La critique baconienne de l’induction généralisante : Au préalable, c’est l’occasion de rappeler que le Novum Organum est conçu comme une manière de reconstruire la logique sur d’autres bases que celles d’Aristote et de la Scolastique, il s’agit pour Bacon de fonder la logique sur l’induction. Ainsi, ce texte suppose une critique du syl- logisme. « La logique en usage est plus propre à affermir et à fixer les erreurs (qui ont leur fonde- ment dans les notions communes), qu’à soutenir la recherche de la vérité : elle est ainsi plus nui- sible qu’utile. »25 On connait bien l’argument : le syllogisme ne permet pas de connaître la nature puisqu’il est composé de propositions et donc a pour objet les mots (qui renvoient à des notions) et non les choses. Ainsi : «Le syllogisme est composé de propositions, les propositions sont composées de mots : les mots sont les tessères des notions. C’est pourquoi si les notions elles-mêmes (qui sont la base de l’édifice) sont confuses et sont abstraites des choses de manière hasardeuse, on ne trouve rien de ferme dans ce qui est construit sur elles. C’est pourquoi il n’y a de l’espoir que dans l’induction vraie. »26 Mais qu’entend Bacon par induction vraie ? De quelle « fausse » induction la distingue-t-il ? Avec sa conception de l’induction, ce qu’il s’agit de critiquer c’est une induction réduite à la simple énumération des instances. « L’induction qui sera utile à l’invention et à la démonstration des sciences et des arts, doit entreprendre de séparer la nature, par les rejets et les exclusions obligées, puis après un nombre suffisant de négatives, conclure sur les affirmatives. »27 L’induction permet une intelligence du monde qui s’appuie sur l’expérience et qui fasse de l’inter- prétation de la nature l’œuvre vraie et naturelle de l’esprit. »28 Bacon formule deux objections à l’égard du modèle inductif qu’il critique : 1. il ne s’appuie pas sur un nombre suffisamment important d’expériences et elles ne sont par ailleurs pas assez variées 2. deuxième objection : on s’élève trop rapidement de quelques expériences à des conclu- sions générales. 25 Francis Bacon, Novum Organum, I, 12, Paris, Puf, Epiméthée, p.103. 26 Francis Bacon, Novum Organum, I, 14, p. 104. 27 Bacon, op. cit., I, 105, p. 162. 28 Bacon, I, 130. 27 A contrario, ce que propose Bacon est « dégager les axiomes à partir du sens et du particulier, en s’élevant de façon continue et graduelle pour parvenir enfin au plus général. »29 Pour y parvenir, Bacon mobilise la notion de « forme » qui est pour lui le principe explicatif de la nature des corps, comprendre les formes permet de saisir l’unité de la nature : « celui qui connaît les formes, celui-là embrasse l’unité de cette nature dans des matières très différentes ; c’est pourquoi il peut dégager et mettre en lumière des choses qui n’ont pas en- core été produites [..] De l’invention des formes suivent donc la spéculation vraie et l’opération libre. »30 Cette notion de forme est encore caractérisée comme ce qui structure, cause et définit la nature d’un corps donné, c’est une sorte de loi propre à un corps qui permet d’expliquer comment il se déploie, comment il se manifeste. « quoique dans la nature, rien n’existe vraiment que des corps individuels accomplissant des actes purs individuels d’après une loi, dans la connaissance, cette loi elle-même, sa recherche, son invention, son explication, valent comme fondement, tant pour la science que pour l’opéra- tion. Or c’est cette loi et ses articles que nous entendons sous le nom de forme. »31 Mais la forme (par exemple la forme du chaud ou la forme de la lumière) n’est pas propre à chaque objet naturel, elle se rencontre dans différents corps, donc sont toujours liées à une ma- tière et ne sont pas des abstractions. Cette notion de forme est ce qui permet de découvrir des choses nouvelles dans la nature. Ce qu’indique Bacon, ce sont les moyens par lesquels un usage ordonné des expériences permet de faire de l’induction un instrument de connaissance. Il commence par rappeler les trois stades dans la recherche des axiomes à partir des expériences. Il faut tour à tour assister les sens, la mémoire et l’esprit. Ainsi : -pour assister les sens, il faut introduire un ordre méthodique dans les expériences qui corres- pondent à ce qu’il désigne comme une histoire naturelle et expérimentale. -pour assister la mémoire, il faut ranger les expériences selon un ordre précis en tables de pré- sence (27 pour le chaud), d’absence et de degrés(qui permettent la comparaison). -pour assister l’esprit, il faut utiliser l’induction vraie qui est dite « la clef de l’interprétation » (II, 10). Ces tables de présence, d’absence et de degré correspondent à « la comparution des instances de- vant l’entendement » (II, 15) comme ce qui lui permet de raisonner et c’est ce qui permet d’intro- 29 Bacon, I, 19, p. 105. 30 Bacon, (II, 3, p.187-188) 31 Bacon, (II,2, 187). 28 duire l’induction. En effet, pour contrer la critique, habituellement adressée à l’induction (qui se contenterait d’énumérer des instances qui ne reposent sur rien), l’induction est considérée par Bacon comme une opération de rejet et d’exclusion. Il s’agit d’éliminer : « chacune des natures ne se trouvant pas dans une instance où la nature donnée est pré- sente, ou qui se trouvent dans une instance où la nature donnée est absente ; ou qui se trouvent croître dans une instance où la nature donnée décroît, ou décroître dans une instance où la nature donnée croît. » (II,16) Ce travail négatif de l’induction doit conduire à une « première vendange » (II,20) c’est-à-dire à un premier essai d’interprétation qui repose sur le repérage d’une co-présence de la chaleur et du mouvement (« la chaleur crée un mouvement vif dans les parties internes du corps, qui tend de façon sensible à sa dissolution » toujours en II,20) telle qu’il peut formuler une première hypo- thèse : la chaleur est le mouvement. Pour entamer la deuxième étape après cette première vendange, il faut mobiliser les « instances prérogatives » qui sont là pour faciliter le travail de l’entendement dans la recherche des formes et de l’interprétation de la nature. On pourrait dire que ces instances au nombre de 27 sont un moyen d’organiser les expériences. Je donne quelques exemples : les instances solitaires pré- sentent la nature qui fait l’objet de l’étude (en l’occurrence la couleur) en l’isolant d’autres sujets dans lesquels la couleur se rencontre. Pour le dire simplement : l’étude de la couleur à travers le prisme (qui dévie et décompose la lumière) nous fait comprendre que la couleur est une modifi- cation de la lumière, ce qui ne serait pas le cas avec la couleur d’une fleur par exemple. Autre exemple : les instances conformes : il s’agit de montrer les ressemblances entre les choses, ce qui est une première étape sur le chemin de l’unité de la nature à l’œuvre dans l’histoire naturelle. Exemple : le miroir et l’œil sont des instances conformes, cela nous fait comprendre que « les or- ganes des sens et les corps qui créent une réflexion vers les sens, sont de nature semblable. » (II, 27) Dernier exemple qui vous est sans doute plus familier : les instances de la croix (c’est le lieu de conceptualisation de l’expérience cruciale, j’y reviendrais dans le A2). Ces instances mettent en scène l’hésitation que l’on peut avoir sur la nature d’un objet. Comment expliquer le phénomène des marées ? s’agit-il de l’avancée et du retrait des eaux d’un côté et de l’autre d’un bassin ? est-il expliqué par un mouvement de fond (soulèvement par une force ma- gnétique) ? Peut-il s’agir d’un effet de la rotation éventuelle de la terre ? L’instance de la croix suppose dans cet exemple d’étudier si au moment où a lieu le flux dans cer- taines parties du monde, on observe un reflux dans les parties opposées. « Ces instances sont donc là comme un préparatif qui rectifie et purifie l’entendement. » (II,32) Ainsi, on comprend grâce à la notion de formes pourquoi l’interprétation de la nature correspond pour Bacon à deux gestes absolument complémentaires : 29 -d’une part, la définition des axiomes à partir de l’expérience -d’autre part, la déduction de nouvelles expériences à partir des axiomes « L’ordre véritable de l’expérience est, au contraire, d’allumer d’abord un flambeau puis, à la lumière de celui-ci, de montrer la route en commençant par une expérience ordonnée et clas- sée, sans aucune interversion, ni dispersion, en tirant d’elle, ensuite, des axiomes ainsi établis de nouvelles expériences »32 Alors, comment construire un chemin continu qui procède d’expériences multiples aux axiomes sans généralisation hâtive ? Et quel rôle jour l’induction dans ce dispositif ? Que retirer de ce (trop ?) long développement ? L’induction comprise ici comme la dissection des choses via les tables de présence et d’absence et via les instances prérogatives est un moyen de comprendre la structure profonde de la nature. Cela soulève une nouvelle question : est-ce que la justification baconienne de la montée en géné- ralité à partir des observations et des expériences suffit à garantir que l’induction soit prise dans une opération logique ? L’échec de l’induction comme opération logique : la question des lois de la nature On le comprend, l’enjeu est de dire que la loi n’est pas contenue dans les faits observés, qu’elle suppose de faire intervenir autre chose que la seule induction. Et la critique se situe à deux ni- veaux : En premier lieu, il faut se souvenir que c’est dans l’énumération complète des faits que s’exprime la loi et non dans l’un ou l’autre de ces faits, la collection complète des faits est donc une condi- tion nécessaire pour identifier la loi. En second lieu, et plus fondamentalement, la loi peut être comprise comme d’une autre nature que ce qu’on peut trouver dans les faits, y compris lorsqu’ils sont entièrement énumérés. Dans le cadre de cette deuxième critique, ce qu’il s’agit de mettre en évidence c’est le caractère nécessaire de la loi qui met en échec l’induction comme opération logique. L’enjeu est ici de se demander sur quels principes repose l’induction. Donc il s’agit d’interroger et de remettre en cause la justification logique de l’induction. L’induction est-elle une preuve ? Ce que nous présupposons, c’est la régularité de la nature et elle ne peut pas venir de la somme forcément jamais complète des expériences à partir desquelles nous induisons des discours géné- raux sur la nature. 32 Bacon, Novum Organum, I, 82, p.143. 30 Il y a donc un présupposé au cœur du processus inductif qui échappe à l’accumulation patiente des expériences et qui conduit à remettre en cause la place de l’induction dans la constitution du savoir scientifique. C’est ce qu’affirme plus radicalement encore, Karl Popper qui considère à contre-courant d’une interprétation largement répandue que la science ne part pas des observations et ne repose pas sur des inductions. Dans le B de cette première partie, nous présenterons et discuterons les ar- guments de Popper en faveur de cette thèse. Mais avant cela, et en un sens pour rendre cela pos- sible, il nous faut désormais travailler une autre dimension fondamentale qui traverse toutes les réflexions sur la méthode scientifique : l’expérimentation ! On comprend bien qu’elle focalise toute l’attention puisqu’elle est tour à tour la preuve et la mise à l’épreuve d’une hypothèse, le moment crucial de sa validation ou bien encore la confrontation avec l’approximation propre à tout résultat d’une expérimentation. Il nous faut donc orchestrer la conceptualisation de l’expéri- mentation pour préciser le ou plutôt les sens qu’elle a dans la constitution des méthodes scienti- fiques. 2. L’expérimentation Partons d’une définition nominale : elle renvoie à la construction d’une procédure d’intervention sur la nature, on pourrait ici parler d’un protocole, pour en expliquer le comportement et le com- parer, par l’observation, au comportement libre d’un phénomène ou d’un ensemble de phéno- mènes naturels qui n’aurait pas été modifié. L’intervention expérimentale comporte donc deux volets : la modification provoquée et l’obser- vation des conséquences de cette modification. La construction d’un dispositif expérimental de ce type (qui pourra prendre la forme d’un protocole expérimental lorsqu’il sera formalisé) sup- pose un milieu artificiel qui neutralise les influences de l’environnement extérieur. Il faut expliciter un présupposé à l’œuvre dans toute expérimentation : c’est l’idée qu’elle inter- vient comme un moment second par rapport à une hypothèse ou une théorie qu’elle a pour fonc- tion de mettre à l’épreuve en amont et qu’elle suppose en aval un travail d’interprétation et d’éva- luation des résultats (vérification, réfutation, reformulation etc…). A partir de cette définition de travail, on comprend les rapports entre expérimentation et obser- vation, la répartition des tâches en quelque sorte entre expérimentation et observation, mais on comprend aussi la différence entre expérience et expérimentation. Donc il faut tout d’abord distinguer l’expérimentation de l’expérience et de l’observation. Il s’agit de définitions de travail : observer suppose à constater un phénomène. Faire une expé- rience, consiste à modifier les conditions d’un phénomène pour en révéler un trait distinctif, pro- 31 céder à une expérimentation signifie construire un système rigoureux tel qu’il se déploie dans la méthode expérimentale. Mais on pourrait immédiatement objecter 1-que l’observation peut être provoquée, 2-qu’il faut préciser si nous entendons par expérience, l’expérience sensible ou si l’expérience de pensée peut être comprise dans la définition que nous donnons de l’expérience, 3-qu’il n’est donc pas certain qu’une opposition opératoire soit celle qui oppose la passivité de l’observation à l’activité et à l’in- tervention de l’expérience. Il faut donc ajouter que la définition de travail qui s’inspire librement de la formulation de la mé- thode expérimentale par Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale requiert de donner un statut à ce que l’on a appelé l’expérience de pensée ou encore l’expérience idéalisée telle que par exemple elle s’élabore sous la plume de Galilée. Mais il faut aussi demander jusqu’à quel point l’expérience cruciale est logée au cœur de l’expéri- mentation. Le problème pourrait donc se formuler comme suit : l’expérimentation est-elle une méthode de vérification d’une hypothèse et en ce cas, elle assumerait la charge de la preuve ou est-elle une méthode heuristique qui permet de découvrir une théorie scientifique ? L’expérimentation : une procédure de vérification des hypothèses ? Si on restreint l’acception du concept de vérification au champ des sciences expérimentales qui nous occupe ici, la vérification est l’activité de confrontation, de mise en rapport empirique d’un énoncé. Mais pour Carnap (déjà évoqué en introduction), dans un premier temps de son travail du moins, la signification d’un énoncé c’est sa méthode de vérification. C’est ce qu’on appelle sa théorie vé- rificationniste de la signification. Carnap pourrait s’adresser à un énoncé et demander : Dis-moi comment je te vérifie, je te dirai si tu as du sens. Je ne vais pas présenter Carnap ici, vous savez qu’il appartient au cercle de Vienne, qu’il s’inscrit dans le courant de l’empirisme logique, qui cherche à se débarrasser de la métaphysique en s’ap- puyant pour cela sur la logique, je pense à ce texte déjà cité de 1931 Le dépassement de la métaphy- sique par l’usage logique du langage qui est publié dans le Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits. On 32 comprend bien l’enjeu se débarrasser des énoncés métaphysiques qui sont considérés comme in- sensés ou absurdes. Un énoncé n’a de sens que si on peut expliciter par quelle méthode il peut être confronté à l’ex- périence. La signification d’un énoncé s’identifie donc avec les données sensibles qui lui servent de fondement. En un sens, il véhicule une conception assez classique de la vérité comme adéqua- tion du discours à la chose. Mais alors, l’expérimentation, si elle est une instance de vérification, aurait-elle pour enjeu la vérité des énoncés ? Ce qui est également intéressant ici, c’est la manière dont Carnap construit un cadre d’intelligibili- té pour penser la fonction de l’expérimentation : ce qui seul permet de donner du sens à un énoncé. L’expérimentation dans la méthode scientifique. Le cas d’Alhazen : l’approche expérimentale est-elle expérimentation ? La première question qu’on pourrait se poser est la suivante : l’expérimentation a-t-elle d’emblée été pensée comme le canon de la méthode scientifique ou bien a-t-elle d’abord été un moment de cette méthode ? Et pour répondre à quels besoins épistémiques a-t-elle été forgée ? Sans forcé- ment adopter une approche historique, il peut être intéressant de poser la question de ses pre- miers usages…. et par la même occasion de poser la question de la coïncidence entre la constitu- tion et l’adoption de la méthode expérimentale et la naissance de la science moderne. Alhazen est la version latinisée d’Ibn Al-Haytham, savant arabe de la fin du 10e s, début du 11e s qui est connu pour sa conception de l’optique. On dit même parfois qu’il crée l’optique comme science à part entière, au sens où la caractéristique majeure de son travail est de faire de la lumière le nouvel objet d’une théorie de la vision. Donc il invente la lumière comme entité physique, qui sera objet et moyen de la vision. L’idée est la suivante : il s’agit d’introduire la théorie de l’intromission des rayons lumineux, c’est- à-dire l’idée que les rayons lumineux entrent dans l’oeil. ->Les conséquences majeures sur l’optique concernent le rapport entre un organe (l’oeil ou plus précisément le cristallin, donc cela conduit à inclure une dimension physiologique dans le traite- ment de l’optique) et une entité physique : la lumière qui existe et se propage indépendamment d’un être vivant et voyant. Il prend en charge trois problèmes : -Il se demande comment la vision peut être un sens à distance permettant de per- cevoir le monde extérieur alors même que la sensation se produit dans le corps et que l’on com- mence à se poser la question de sa localisation. -Cela introduit une nouvelle question car en intégrant les données physiologiques, on va se poser la question de savoir comment l’image de l’objet qui voyage dans le cerveau entre 33 en relation avec les instances de jugement situées dans le cerveau, et en particulier le jugement de perception. -Cela introduit une nouvelle dimension dans l’optique : l’étude et l’explication des lois de propagation de la lumière dès lors que la lumière devient ce qui vient de l’objet extérieur et pénètre dans l’oeil. Et c’est dans ce cadre qu’il introduit des analyses expérimentales de la chambre noire, c’est-à-dire un dispositif expérimental très simple (on perce un trou par lequel entrent tous les rayons situés en face du trou) qui permet de faire varier les paramètres de l’expérience pour étudier la réflexion et la réfraction de la lumière. Cela lui permet d’établir que les faisceaux lumineux se propagent en ligne droite. Ibn Al Haytham, De Aspectibus traduit par Traité d’Optique : « Nous devons distinguer les propriétés des éléments et recueillir par induction ce qui a trait à l’œil au moment de la vision et ce qui est lié à une sensation uniforme, immuable, mani- feste et non sujette au doute. Ensuite nous devons progresser dans notre enquête et notre raison- nement, progressivement et méthodiquement, en critiquant les postulats initiaux et en avançant avec prudence vers les conclusions, notre objectif dans tout ce que nous faisons doit être l’objet d’une inspection et d’un examen rigoureux, en évitant de suivre les préjugés et en prenant soin dans tout ce que nous jugeons et critiquons de ne pas

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