Communication Interculturelle Cours 2024-2025 PDF

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Université catholique de Louvain

2024

Haute Ecole Albert Jacquard

Nicolas Rousseau

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communication intercultural communication studies culture

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This document is a past paper for the Communication Interculturelle course from Haute Ecole Albert Jacquard, for the period September - December 2024. It provides an introduction to core concepts and frameworks for understanding intercultural communication.

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COMMUNICATION INTERCULTURELLE Haute Ecole Albert Jacquard Septembre - Décembre 2024 Nicolas Rousseau I. Introduction générale Ce syllabus est réalisé en amont des semaines de cours. S’il permet de rappeler les bases conceptuelles et théorique...

COMMUNICATION INTERCULTURELLE Haute Ecole Albert Jacquard Septembre - Décembre 2024 Nicolas Rousseau I. Introduction générale Ce syllabus est réalisé en amont des semaines de cours. S’il permet de rappeler les bases conceptuelles et théoriques, il peut sembler abstrait en comparaison avec la manière dont les cours sont envisagés. Chaque semaine, nous partirons d’animations et d’exemples concrets issus du monde de la communication. C’est à partir de ces situations et de nos échanges que nous aborderons et clarifierons les concepts nécessaires pour nous orienter dans cette thématique. Ce syllabus constitue une base théorique. Il ne remplace pas les discussions et réflexions collectives durant cours. Il est conseillé de l’utiliser en soutien des slides qui seront projetées durant le cours. Communication interculturelle : de quoi parle-t-on ? Il n’existe pas de définition unique de la communication interculturelle. Ce champ se situe au carrefour de plusieurs disciplines telles que la communication, l’anthropologie, la psychologie sociale ou la linguistique. Les définitions et approches diffèrent en fonction des auteur.es, des disciplines et des contextes. L’approche sera par exemple différente s’il s’agit de sensibiliser des diplomates en partance pour l’étranger, de former des commerciaux afin de toucher de nouveaux marchés économiques ou d’outiller des travailleur.euses du social qui accompagnent des personnes primo-arrivantes. Il est donc important de clarifier la trajectoire dans laquelle nous allons nous inscrire. Une des principales approches au sein du champ d’étude de la Communication interculturelle s’intéresse aux situations de communication dans leur dimension essentiellement interpersonnelle. Le focus est mis sur les interactions entre des individus appartenant à « des cultures différentes ». Dans un monde globalisé, ce type d’interactions se multiplie. Dans cette logique, la communication interculturelle s’intéresse avant tout aux « rencontres » avec des « Autres » perçus comme différents culturellement. Ces différences peuvent susciter des malentendus, des incompréhensions, des conflits et des émotions. Les objectifs poursuivis dans cette approche sont les suivants : comment gérer ces chocs et émotions que ces rencontres interculturelles peuvent susciter, dans le but de développer une relation harmonieuse et d’améliorer le vivre-ensemble ? Une autre approche entend aborder la thématique avec une approche critique. Le focus ne se situe plus avant tout sur la culture comme facteur explicatif des incompréhensions, mais plutôt sur les rapports de pouvoir qui traversent la société et sur les contextes dans lesquels les interactions surviennent (historique, socio-politique, …). Cette approche prend en compte la position sociale des individus, ainsi que les inégalités et les effets que ces dernières produisent sur la vie des gens. L’objectif n’est plus nécessairement de rechercher une relations harmonieuse, mais de réfléchir à une communication qui ne reproduise pas des schémas problématiques. Les enjeux d’égalité et dignité sont centraux. Dans le cadre de ce cours, nous nous situerons davantage dans une approche critique, avec une attention particulière apportée aux rapports de pouvoir entre les groupes, à la dimension conflictuelle de la culture et aux contextes historiques et socio-politiques. Objectifs du cours Dans ce cours, l’objectif n’est pas de parler « des Autres » et de « leur culture », ni de nous demander comment aller à leur rencontre. Nous réfléchirons plutôt aux processus par lesquels, dans certains 1 contextes, des (groupes d’) individus sont « altérisés » – rendus différents – sur base de certaines caractéristiques. Par rapport à quoi et à qui ces « Autres » sont-ils différents ? Quel est le sens donné à ces différences ? Quels sont les effets que cela produit sur le vécu des individus ? Dans quels contextes historiques et socio-politiques ces interactions interviennent-elles ? En nous appuyant sur les apports de disciplines diverses (sociologie, histoire, psychologie sociale, …), l’objectif est de proposer des outils pour permettre aux futur.es professionnel.les que vous êtes de développer une approche critique des enjeux relatifs à l’interculturalité, et de comprendre en quoi ces enjeux touchent le domaine de la communication. Pour cela, nous nous appuierons sur différents concepts et outils qui nous permettront de nommer les choses afin de les comprendre. La question suivante servira de toile de fond : comment développer une communication interculturelle qui ne reproduise pas des schémas de violence et de domination ? Co-construction continue d’un espace bienveillant Les thématiques liées à l’interculturalité ne sont pas anodines. Il n’est pas seulement question de faire preuve de tolérance et d’ouverture d’esprit : il est question d’inégalités et de violences qui traversent l’ensemble des secteurs de la vie sociale. Les salles de cours ne sont pas des espaces situés en dehors de la société. Il est donc essentiel d’y attacher une attention importante. Réflexion collective en classe pour créer les conditions nécessaires à un climat serein et respectueux II. Cultures et identités 1. La culture Réflexion collective en classe : qu’est-ce que la culture ? Dans la vie de tous les jours, la culture fait généralement référence à différents éléments : le monde des arts et de la connaissance (durant la crise du Covid, « rouvrir la culture » signifiait rouvrir les musées, les théâtres, les universités ou les cinémas) ; le fait d’avoir de la culture générale, de connaitre des choses ; des monuments historiques ; des pratiques folkloriques et des traditions, des rites et habitudes religieuses… Dans une approche anthropologique, la culture est aussi utilisée pour désigner un ensemble de modes de vie, de valeurs, de pratiques et de traditions, de manière d’agir et de percevoir le monde. Ces éléments peuvent être plus ou moins conscients : le rapport au temps ou à l’espace, la manière de se saluer, d’élever les enfants ou de dire adieu à nos proches… La culture est donc un concept polysémique, très difficile à définir. Les définitions sont nombreuses et diffèrent selon les auteur.es et les disciplines. L’enjeu dans ce cours ne sera pas de définir clairement le concept de culture, tant cette entreprise s’avère périlleuse, mais plutôt de 1/ mettre en garde contre 2 une mauvaise utilisation de ce concept, et 2/ de se doter de balises pour comprendre ce dont on parle lorsque l’on fait référence à la culture. 1/ Les dangers de penser LEUR culture – Une approche raciste de la culture Analyse collective de l’extrait « Un médecin réagit au faible taux de vaccination dans les Dom-Tom » La culture est couramment utilisée pour : - désigner des « EUX » : des peuples, des groupes perçus comme un ensemble homogène et qui auraient des pratiques culturelles, des modes de vie et des valeurs différents des « nôtres », différentes de « NOUS ». - avec l’idée sous-jacente que les valeurs et attitudes de ces « Autres » seraient déterminés par « leur culture ». Avec une telle approche, le racisme n’est jamais très loin. Pour comprendre cela, il importe de s’intéresser au racisme et à son histoire. a. Racisme et culture Réflexion collective : qu’est-ce que le racisme ? D’où vient-il ? A-t-il toujours existé ? Quelques mots d’histoire. Si la xénophobie – la peur de l’étranger, de l’« Autre » – a probablement toujours existé, ce n’est pas le cas du racisme tel qu’on l’entend aujourd’hui. Dans l’Egypte ancienne, par exemple, la couleur de peau n’était pas un marqueur pertinent pour différencier le « Nous » du « Eux ». C’était alors plutôt le lieu de naissance. Quand, comment et pourquoi ce marqueur est-il devenu pertinent à un moment de l’histoire ?1 Vers la fin du XVème siècle, les Européens arrivent dans les Amériques et entrent en contact avec des peuples et territoires dont ils souhaitent exploiter les ressources. Progressivement, un commerce triangulaire mondial fondé sur la mise en esclavage des populations africaines se met en place. Cela permet le développement rapide du système capitaliste et des économies européennes. Le capitalisme a besoin de toujours plus de main d’œuvre pour produire toujours plus de richesses. Dès lors, il faut toujours plus d’esclaves, et donc toujours plus de violence. Ces violences, il faut les justifier. Il faut produire des discours, des fictions qui permettent de justifier et perpétuer ces violences, cette exploitation et cette hiérarchisation entre les êtres humains. Parmi ces fictions, on retrouve notamment la fiction de la « race ». Ce concept désigne l’idée d’une hiérarchisation entre différentes races humaines. Par exemple, le naturaliste suédois Carl von Linné distingue quatre races humaines : 1 Concernant cette partie, voir notamment Michel A. (2020), « Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial », Points. 3 Les scientifiques européens (anthropologie, phrénologie, génétique, biologie,...) vont chercher à démontrer et renforcer cette hiérarchisation, avec la race blanche perçue comme plus pure, plus évoluée. La propagande coloniale et les discours politiques et médiatiques vont alors largement véhiculer ces représentations parmi la population, avec l’objectif de justifier l’entreprise coloniale. L’humanité est alors divisée en plusieurs catégories hiérarchisées entre elles. Cette hiérarchisation permet de justifier l’exploitation des populations colonisées. Ces éléments nous permettent de voir que le racisme n’est pas, à l’origine, une question d’émotions par rapport à une différence (peur, haine, rejet). Il s’agit avant tout d’une exploitation, d’une domination, d’une violence, qu’il faut justifier dans un second temps. Les Européens n’ont pas exploité les populations africaines parce qu’ils avaient peur de leur couleur de peau. Ils sont devenus racistes pour justifier une exploitation première. La mécanique raciste repose sur trois éléments : 1. Catégorisation : création de catégories sociales racialisées auxquelles on accole des caractéristiques ; 2. Hiérarchisation : ces catégories ne sont pas égales, elles sont hiérarchisées entre elles ; 3. Essentialisation : on fige ces catégories et les caractéristiques qui y sont accolées, comme si elles étaient naturelles ; on enferme les individus dans ces catégories et on fait comme si cette appartenance déterminait totalement leurs attitudes et valeurs ; Réflexion collective en classe à partir des affiches électorales des partis d’extrême-droite européens Après la Seconde guerre mondiale, le concept de race au sens biologique est disqualifié. Nous savons que nous sommes à l’origine toutes et tous originaires d’Afrique, et que les mouvements de certaines populations dans des régions moins ensoleillées leur ont fait perdre de la mélanine. Voilà ce qui explique que certaines populations ont un teint de peau sombre, d’autres un teint plus clair. Aujourd’hui, nous savons « qu’un Parisien blanc partage plus de 99,9% de son patrimoine génétique 4 avec n’importe quel individu pris n’importe où dans la terre, et ni plus ni moins qu’avec son voisin de palier blanc »2. Bref, les races n’existent pas. Mais suffit-il d’affirmer que les races n’existent pas pour qu’elles cessent de produire des effets ? La disqualification scientifique du terme race n’entraine pas une suppression des effets produits par la race en tant que processus de catégorisation. Pourquoi ? D’une part parce que la société ne sort pas indemnes de plusieurs siècles de racisme si facilement. Et d’autre part parce que le racisme évolue et s’adapte. A partir des années 1980, les chercheurs et chercheuses observent un déplacement : les discours qui s’appuient sur une hiérarchisation au sens biologique du termes font place à des discours qui s’appuient sur les critères culturels3. Ainsi, on ne parle plus de hiérarchie des races mais bien de « styles de vie inconciliables », de « différences culturelles incompatibles », « de valeurs trop différentes ». Un “racisme sans race” qui semble plus acceptable mais qui continue de produire les mêmes effets sur celles et ceux qui le subissent. Il y a donc un enjeu très important dans la manière d’utiliser le concept de culture. Retour sur l’analyse collective de l’extrait vidéo « Un médecin réagit au faible taux de vaccination dans les Dom-Tom » : retrouve-t-on les différents éléments de la mécanique raciste ? Culturalisme : approche qui accorde une place prépondérante à la culture pour expliquer les différences entre les groupes, et pour expliquer les comportements individuels au sein de ce groupe. Une telle approche invisibilise de nombreux facteurs explicatifs, notamment les contextes et les inégalités qui traversent la société4. Exemple à discuter en classe : « plus de 40% des prisonniers ne sont pas Belges (en 2023) »5. En bref :  Utiliser LEUR culture pour désigner des EUX, des AUTRES = attention !  Catégorisation + hiérarchisation + essentialisation = attention !  Expliquer des faits sociaux uniquement/essentiellement par « LA culture » des « Autres », par « leur culture » = attention ! 2 Bessone M. et Alfred (2018), “Les races, ça existe ou pas ?”, Gallimard Jeunesse, p. 33 3 Voir notamment Balibar É. et Wallerstein I., (1988), Race, nation, classe, Paris, La Découverte ; Gilroy Paul, 1992, « The End of Antiracism », in J. Donald et A. Rattansi (dir.), Race, Culture and Difference, London, Sage Publications, p. 49-61. 4 Lire par exemple cet article https://www.lemonde.fr/idees/article/2010/09/29/misere-du- culturalisme_1417649_3232.html 5 https://www.rtbf.be/article/du-controle-jusqu-a-la-sortie-de-prison-pourquoi-40-des-detenus-belges-sont- des-etrangers-11351911 5 2/ Des balises pour penser la culture A défaut de proposer une définition claire de la culture, mettons en avant quatre balises afin de comprendre ce dont on parle et, surtout, éviter de tomber dans une utilisation raciste de cette notion. Nous en proposons quatre, chacune de ces balises s’alimentant l’une l’autre. Pour cela, nous prenons notamment appui sur les Cultural Studies. Les Cultural Studies : quelques mots d’histoire… Les Cultural Studies, nées à Birmingham dans les années 1960, se développent dans un contexte marqué par l’apparition des médias de masse (pubs, programmes télévisés et radios, films hollywoodiens,...). Ce courant de recherche entend rompre avec l’approche dominante de l’époque : arrêter de considérer les classes populaires comme une masse informe, homogène, incapable de réfléchir et qui absorberait les messages véhiculés par ces médias de masse. Les auteur.es des Cultural Studies entendent redonner de l’agentivité à ces publics, dans une démarche « à partir du bas », c’est-à-dire depuis l’expérience sociale des classes populaires. Cela va les conduire à s’intéresser aux pratiques et cultures populaires, marginales, minorisées : les cultures ouvrières, punks, rasta, rap, etc... Et à se poser des questions : Quelles sont les valeurs et règles propres à ces sous-cultures ? Quels sont les modes de fonctionnement, les codes langagiers et vestimentaires ? Qu’est-ce que cela révèle de leur rapport au monde ? Les pratiques les plus ordinaires, routinières, quotidiennes deviennent sources de réflexion : les publicités, les tenues vestimentaires, les jeux vidéo, les films d’horreur et de science-fiction,... L’auteur.e d’une œuvre ou d’un discours n’est plus seul.e à détenir le savoir sur le sens donné à cette œuvre ou ce discours. Il y a son intention et son interprétation, mais il y a également les publics qui vont porter un regard critique à ce sujet, qui vont avoir leur propre interprétation, qui peuvent contester, dénoncer et se réapproprier le message.  Balise 1 : La culture est tout ce qui permet de lier les individus en leur offrant une vision commune Pour Stuart Hall, grande figure des Cultural studies, « Dire que deux personnes appartiennent à la même culture, c'est dire qu'elles interprètent le monde à peu près de la même manière et qu'elles peuvent s'exprimer, exprimer leurs pensées et leurs sentiments sur le monde, de manière à être comprises par l'autre personne »6. Dans la vie de tous les jours, la culture nous donne des indications sur le sens à donner aux choses, aux événements et aux pratiques qui nous entourent. Il s’agit d’une paire de lunettes qui rend le monde intelligible et qui permet de partager des valeurs communes au sein d’un groupe. 6 Stuart Hall, “Introduction”, in: Representation: Cultural Representations and Signifying Practices, ed. Stuart Hall, London: 1997, 1-11, here p. 2 6  Balise 2 : La culture ne désigne pas un bloc figé et homogène ; elle est ouverte et en devenir Ce ne sont pas « des cultures » qui interagissent, mais des individus ou groupes d’individus. Ces derniers peuvent avoir des spécificités culturelles – par exemple une langue, des habitudes vestimentaires ou alimentaires, des traditions,... –, mais ces spécificités culturelles ne sont pas figées une fois pour toutes : elles évoluent en fonction des individus, des contextes et des époques. Comment croire que les cultures restent figées ? Comment croire cela dans un monde où les individus se croisent, se rencontrent, s’influencent et se réinventent constamment ? Les idées, les valeurs, les pratiques culturelles circulent en même temps que les individus qui les portent. Nous évoluons toutes et tous, avec l’âge, les rencontres, les découvertes, les lectures, les coups durs… La culture évolue en même temps que les groupes et les contextes évoluent eux-mêmes. Elle est également performée différemment en fonction des contextes dans lesquels on se trouve.  Balise 3 : La culture est un espace de conflictualité « La culture est un champ de bataille pour les significations »7 Les Cultural Studies nous invitent à penser la culture comme étant un lieu de conflictualité sociale : il existe dans la société différentes manières d’interpréter les événements. Certaines sont dominantes, hégémoniques. D’autres sont dominées, invisibilisées, mais peuvent chercher à rompre avec le sens dominant et à imposer leur propre vision du monde. La culture, c’est donc aussi un espace de lutte pour les significations, et donc un lieu de transformation. Exemples discutés en classe : les Gilettes au carnaval de Binche ; le Père Fouettard et St-Nicolas ; …  Balise 4 : la culture s’inscrit dans une histoire Dès lors qu’elle renvoie au sens que l’on donne au monde qui nous entoure, la culture doit nécessairement être comprise en lien avec son contexte historique. Les pratiques culturelles, les significations et les idées évoluent dans le temps et dans l’espace, en réponse aux évolutions sociales, politiques et économiques. De même, la manière dont on perçoit « une autre culture » en dit souvent davantage sur notre propre paire de lunette culturelle que sur cette autre culture. Nous sortons d’une longue période de plusieurs siècles marqués par l’esclavage puis la colonisation. Une période violente durant laquelle les groupes opprimés ont été infériorisées par les puissances coloniales. Comme l’écrivait Frantz Fanon, avec la colonisation, « on assiste à la destruction des valeurs culturelles, des modalités d’existence. Le langage, l’habillement, les techniques sont dévalorisées. (…) L’asservissement, au sens le plus rigoureux, de la population autochtone est la première nécessité. Pour cela, il faut briser ses systèmes de référence. L’expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre objectif se doublent d’une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionnent cette mise à sac. Le panorama social est déstructuré, les valeurs bafouées, écrasées, vidées. (…) »8. Il importe donc de se demander quelles traces cette histoire a pu laisser nos sociétés, dans nos représentations. 7 William R., « L’appropriation culturelle », Anacaona, 2019, p. 35 8 Fanon. F., « Racisme et Culture », Congrès international des écrivains et artistes noirs, 1956. 7 2. L’identité Ce ne sont pas « des cultures » qui interagissent : ce sont des (groupes d’) individus. Cela nous conduit à nous intéresser à ces individus et nous poser la question de l’identité. Il ne peut y avoir de communication entre deux personnes sans que ne se pose la question de l’identité, sans savoir avec qui j’interagis. Lorsque vous entrez en communication avec quelqu’un.e, vous avez besoin de situer cette personne : qui est-elle ? La réponse à cette question permettra d’adapter votre comportement, votre discours, vos attentes, … Comme dans le cas de la culture, le concept d’identité est polysémique et ses définitions sont nombreuses. Il est nécessaire de clarifier ce dont on parle. Réflexion collective en classe : la molécule de l’Identité a. Le processus de construction identitaire : j’ai besoin des autres pour me définir ! Petit détour par la psychologie sociale : nous avons besoin des autres pour nous définir nous-mêmes. Nous pourrions résumer cette idée comme ceci : on sait qui on est avant tout car on sait qui on n’est pas. Quand j’arrive dans les locaux de la HEAJ, un des éléments qui me caractérise est le fait d’être professeur. Je me sens appartenir au groupe « professeur.es », et avec mes collègues, nous formons un « Nous » (un endogroupe). Mais ce « Nous » n’a de sens que parce qu’il existe un groupe auquel nous n’appartenons pas (un exogroupe) : celui des étudiant.es. S’il n’y avait pas d’étudiant.es, ce « Nous professeur.es » n’existerait pas. Le groupe des étudiant.es donne du sens à ce « Nous » et cela me donne des indications sur ce qui est attendu de moi, sur la manière dont je dois me comporter, ce que je peux faire ou non, … Une fois que je quitte les locaux de la HEAJ, cette catégorie n’a plus la même importance et je mobiliserai d’autres exo- et endo-groupes. Nous construisons et déconstruisons continuellement des catégories auxquelles nous nous opposons pour pouvoir nous identifier à des catégories d’appartenance. À ces catégories, nous accolons des étiquettes. Par exemple, les Belges mangent des frites, les garçons aiment le football. Ces étiquettes sont des stéréotypes : des raccourcis cognitifs, des simplifications du réel, des idées reçues à l’égard d’un individu sur base de son appartenance, réelle ou supposée, à un groupe social. Enfin, ces catégories peuvent être choisies et revendiquées, mais elles peuvent également être subies. Qu’iels le veulent ou non, certaines personnes sont placées dans des catégories par la société. On parle alors d’assignation identitaire. b. Deux points d’attention en lien avec ce processus de catégorisation Ce processus de catégorisation n’est ni bon ni mauvais en soi : il est inévitable. Nous avons besoin de catégoriser le monde qui nous entoure. Cela nous permet de l’organiser, de le rendre compréhensible. Pointons toutefois deux enjeux particuliers, en lien avec ce que nous avons vu concernant la mécanique raciste : la hiérarchisation (via la question des normes sociales) et l’essentialisation.  La société est structurée autour de normes sociales Ces multiples catégories sociales n’évoluent pas dans un espace neutre : la société est structurée autour de normes sociales, c’est-à-dire un ensemble de règles écrites ou tacites, qui organisent la 8 société et dictent ce qui est perçu comme normal. Une norme sociale est une règle qui est produite par un groupe social (par exemple au niveau de la société, de la famille, de la classe …), et qui nous donne des indications sur les comportements à adopter et le sens à donner aux choses dans une certaines situations. Elles donnent aussi des indices sur la manière dont les autres vont normalement réagir. Les normes sociales ne sont souvent pas pensées comme telles : elles peuvent sembler évidentes, comme si elles avaient toujours existé, comme si « c’était comme ça ». Mais elles n’ont rien de naturelles : elles sont le produit d’une histoire, d’un contexte, et évoluent dans le temps et dans l’espace. Par exemple, se marier à l’Eglise était une norme il y a plusieurs décennies. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Les normes se transmettent via la socialisation (dans la famille, à l’école, via les activités extra- scolaires, les médias, …). Elles se transmettent par l’observation de notre environnement : en observant, nous intégrons quels sont les comportements attendus. Nous observons aussi que lorsque l’on transgresse une norme sociale, cela peut susciter des réactions négatives (sanctions, réprobation, mépris, …). Par exemple, avoir un fou rire lors d’un enterrement. Bref, les normes nous permettent de baliser les interactions, de faciliter les échanges, d'organiser la vie ensemble. Toutefois, les liens entre les normes et les inégalités sociales sont étroits. Pensons par exemple aux normes de genre dans notre société qui accolent des attentes particulières aux catégories de genre féminin et masculin. Il est attendu, normal que les garçons jouent au football et que les hommes soient assertifs, que les petites filles soient calmes et que les femmes soient émotives. Les normes induisent donc une hiérarchisation entre les différents groupes sociaux. En fonction de leur position vis-à-vis de la norme, certains groupes vont être perçus comme « normaux », valorisés, à leur place. Dans une société hétéronormée comme la nôtre, les couples hétérosexuels constituent la norme : il s’agit du modèle attendu. Les couples se situant hors de la norme font face à différentes formes de violences, de micro-agressions, de discriminations, … En fonction de leur positionnement vis-à-vis de la norme, certains groupes seront : - Dominés : des individus, en raison de leur appartenance à un groupe, se retrouvent désavantagés socialement (discriminations, sous-représentation, marginalisation, …). - Dominants : des individus, en raison de leur appartenance à un groupe, se retrouvent avantagés socialement, privilégiés. Réflexion collective en classe : identifiez-vous des normes au sein de la Haute Ecole ou au sein de la société en générale qui produisent différents sur vos vies, en fonction de vos groupes d’appartenance ? 9  C’est inévitable de catégoriser le monde et les individus qui nous entourent ;  Entre catégoriser pour rendre le monde intelligible et catégoriser pour induire une hiérarchisation, il n’y a qu’un pas ;  En tant que futur.es professionnel.les, important d’avoir en tête que :  Les normes impactent nos visions du monde, nos jugements et nos réactions, de manière consciente et inconsciente ;  Ces normes induisent une hiérarchisation entre les groupes sociaux, ce qui débouche sur une expérience sociale différente ;  Les dangers de l’essentialisation Depuis l’enfance, nous fonctionnons avec des catégories, avec des généralités. Nous apprenons à penser le monde qui nous entoure en mobilisant les catégories qui sont de vigueur dans notre société. Nous utilisons quotidiennement des catégories pour décrire le monde qui nous entoure. On parle « des agriculteurs » qui éprouvent d’importantes difficultés, « des personnes âgées » qui ont souffert durant le Covid, « des jeunes » qui ont un rapport au travail que les générations précédentes. Nous utilisons des catégories pour décrire le monde qui nous entoure, pour analyser le réel, pour prendre des mesures au niveau politiques. Fonctionner avec des catégories nécessite de mettre en parenthèse les différences qui existent au sein du groupe : lorsque l’on parle « des jeunes » dans leur rapport au monde du travail, on se base sur des tendances générales que l’on observe dans le rapport des jeunes générations au monde du travail. Mais dans le même temps, on gomme temporairement toutes les différences qui existent entre les jeunes (en termes de genre, de classe sociale, de hobby, d’opinions politiques, …). Ces catégories existent parce qu’elles sont utilisées dans la société, parce qu’on leur donne du sens. Parfois, nous risquons d’oublier que ces catégories sont des constructions, qu’elles n’ont rien de naturel. Par exemple, il n’y a rien de naturel à parler de la catégorie des personnes sans-papier. Cela n’a de sens que parce nous en accordons, dans un contexte où les frontières structurent l’organisation mondiale. Dans un monde sans frontière, cette catégorie n’aurait probablement pas le même sens. Le risque, c’est d’oublier ou de nier le caractère fictif et socialement situé de ces catégories. On tombe alors dans une forme d’essentialisation. Il est essentiel de ne pas oublier que les catégories que l’on créée sont des constructions dynamiques, mouvantes qu’il faut situer dans le temps et dans l’espace. 10 L’expérience de Robbers Cave En 1953, aux Etats-Unis, des chercheurs ont souhaité étudier la formations des endo- et exogroupes. Ils ont créé deux groupes de garçons de 11 ans ne se connaissant pas mais provenant de milieux semblables (blancs, protestants, classe moyenne). Ils ont installé ces deux groupes sur deux terrains séparés, côte à côte mais sans contact visuel. Après une semaine, chacun a appris l’existence de l’autre groupe. Cela a débouché sur des rencontres et l’organisation de compétitions sportives. Et durant les quatre jours qui ont suivi, les chercheurs ont posé deux constats : - Chacun des groupes s’est donné un nom : les Aigles d’une côté, les Crotales de l’autre ; - Un antagonisme important s’est développé entre les groupes : des cabanes ont été attaquées, des drapeaux ont été brûlés, … C’est donc au moment où ils ont appris l’existence « des Autres » (d’un exogroupe) que les garçons ont eu le besoin de se doter d’un nom collectif (de créer un endogroupe, un « Nous »). Une fois ces catégories créées, est alors apparue la nécessité d’accoler des étiquettes à ces catégories avec, comme nous l’avons vu, un biais pro-endogroupe : - Les Crotales se sont décrits comme des durs-à-cuir et ont développé des attitudes allant avec cette étiquette (par exemple prononcer des gros mots). - En réaction, les Aigles ont décidé de « se distinguer » de ces « Autres » : ils ont décidé de se comporter différemment, de ne pas dire de gros mots, … c. Identités et inégalités sociales En pratique, ce n’est pas toujours facile de distinguer entre catégorisation et essentialisation. A partir de quand tombe-t-on dans une logique essentialisante ? Comment se prémunir contre ce risque ?  Historiciser : donner une perspective historique, inscrire dans un contexte. Et se poser la question : qu’est-ce qui fait que c’est comme ça ? Réflexion collective en classe sur base d’exemples concrets. Les identités accompagnent les luttes pour l’émancipation et la justice sociale. Elles permettent de se nommer, et de nommer les choses, étape indispensable pour se mobiliser collectivement. En nous donnant la possibilité de dire « Nous » et de faire groupe, l’identité nous permet de nous mobiliser. Exemple : en février 2022 ont lieu d’importantes manifestations en France contre la réforme des retraites. Les gens qui se mobilisent proviennent de groupes différents : des travailleurs et travailleuses, des étudiant.es et lycéen.nes, des personnes diverses par leur âge, leur classe sociale, leur orientation sexuelle, … Le temps de la mobilisation, ces individus forment un « Nous » : ils et elles mettent entre parenthèses leurs différences pour se mobiliser autour de la conviction commune que cette réforme des retraites est une mauvaise chose. Mais bien entendu, les identités restent des fictions, des constructions fragiles, instables et contextuelles : nous sommes toutes et tous des êtres multi-identitaires et ce « Nous » doit toujours être situé, historicisé. 11 Il importe de trouver l’équilibre entre : - d’une part, les identités sont là, nous aident à nous orienter dans le monde et nous permettent de dire « Nous », mais aussi de dénoncer les inégalités. Il importe de reconnaitre et valoriser les différences culturelles et les identités liées aux différents rapports de pouvoir qui produisent des inégalités. - d’autre part, les identités sont des illusions. Kwame Anthony Appiah parle des « mensonges qui nous lient »9, Gayatri Chakravorty Spivak évoque des « dangers dont on ne peut se passer »10. Il faut rester vigilant.e face au risque de considérer ces identités comme étant des « vérités ». Ce sont des fictions qui ne sont pas figées mais qui se reconfigurent sans cesse et qu’il convient impérativement de situer dans le temps et dans l’espace (historiciser) sous peine d’écraser/d’enfermer les individus. III. Langage, discours et communication interculturelle « Des mots, dites-vous ? Mais des mots couleur de chair trépidante. Des mots couleur de montagnes en rut. De villes en feu. De morts ressuscités. Des mots, oui, mais des mots étendards. Des mots glaives. » Frantz Fanon, L’Œil se noie, 2015 1. Le langage : un moyen pour se comprendre et un accès à la culture Comment communiquer lorsque l’on ne partage pas la même langue ? Le langage nous permet de transmettre des informations, d’entrer en contact, de nous comprendre. Les familles qui accueillent des personnes en demande d’asile ces dernières années en témoignent : comment se parler ? Comment donner les informations nécessaires pour vivre ensemble, pour organiser la question des horaires ou les démarches administratives ? Mais le langage ne désigne pas uniquement les mots que l’on utilise pour s’exprimer ou pour nommer les choses : il s’agit également d’un accès à la culture, aux significations. Les expressions et les mots 9 Kwame Anthony Appiah, « Repenser l’identité. Ces mensonges qui nous lient », Grasset, 2021. 10 Spivak G. C., (1993), « Outside in the teaching machine », Londres et New-York, Routledge, p. 5. 12 que nous utilisons sont profondément liés à la culture et à l’histoire d’un pays, d’une région, d’une famille ou d’un groupe, ainsi qu’à la manière dont certaines valeurs et mémoires ont pu être transmises. Il s’agit de bien plus qu’un seul outil de communication : il est comme une paire de lunette qui oriente la manière dont nous percevons le monde qui nous entoure. Les mots ne nous disent pas tant la réalité : ils nous désignent une interprétation du réel. Langage, histoire et domination : le langage n’est pas neutre « Dans la conquête coloniale, la langue a fait à l'esprit ce que l'épée a fait au corps des colonisés » Ngugi wa Thiong'o Le langage est ce qui nous permet de formuler les idées que nous avons en tête, de structurer et organiser notre pensée. Là encore, une prise en compte de l’histoire est indispensable, notamment pour penser les liens entre le langage et les rapports de pouvoir. Il importe de ne pas considérer le langage comme étant de simples mots placés les uns à la suite des autres qui nous serviraient à nous comprendre. Le langage peut aussi être pensé en termes de discours, compris non pas comme une addition de mots mais comme une utilisation du langage pour produire du sens et de la connaissance. Stuart Hall nous explique que « l’acte-même de parler d’une chose et de produire des connaissances à son sujet façonne notre perception de cette chose et notre manière d’agir par rapport à elle »11. Concrètement, cela donne quoi ? Dans le monde social, très souvent, on ne peut pas clairement distinguer le « vrai » du « faux », le « juste » de l’« injuste ». Il y a surtout des interprétations divergentes du réel. Dès lors, les mots et le langage que l’on va utiliser pour décrire ces situations vont jouer un rôle central dans la manière de les interpréter, dans la manière de juger ce qui est bon ou mauvais, vrai ou faux. Réflexion collective en classe : les discours sur la mendicité et sur les migrations  Le langage : un outil de domination Il existe une infinité de différences entre les individus et les groupes sociaux. Toutefois, certaines différences ont de l’importance, d’autres pas. Certaines caractéristiques semblent passer inaperçues (le fait de porter des lunettes, la taille des pieds, …), d’autres charrient avec elles un ensemble d’imaginaires qui renvoient à l’altérité, à l’ailleurs, à l’inférieur, au danger ou à l’exotique (la couleur de peau, la texture des cheveux, le port d’un signe convictionnel, …). Les différences physiques ou culturelles que l’on peut observer entre les gens n’ont aucune signification en elles-mêmes. Elles ne veulent rien dire a priori. Ce n’est que parce qu’elles ont « été structurées au sein d’un langage, au sein 11 Bouyahia M., Freiyas-Ekué F., Ramdani K. (dir), « Penser avec Stuart Hall », La Dispute, 2021, p. 45-46 13 d’un discours, au sein d’un système de significations qu’on peut affirmer que ces différences ont acquis un sens et régissent les conduites »12. Durant la période coloniale, le langage a été utilisé par les puissances coloniales pour imposer un nouveau système de valeurs et de représentations, pour créer des nouvelles catégories auxquelles on a accolé des représentations, des images, etc… et pour dévaloriser les populations colonisées et leurs cultures. Tout cela nous montre l’importance de tenir compte des contextes – et en particulier des rapports de pouvoir – dans lesquels se forment les discours. Par exemple, dans le cas de l’exploitation coloniale, les Européens se trouvaient dans une situation de pouvoir et de domination totale, et cette position de domination « a influencé aussi bien ce qu’ils ont vu et comment ils l’ont vu, que ce qu’ils n’ont pas vu »13. Les discours sont fortement liés aux enjeux de pouvoir. Ils sont une manière de le faire circuler, de le renforcer.  Les accents, la manière de parler, la langue maternelle Certaines langues maternelles charrient avec elles des imaginaires négatifs. De même, une personne s’exprimant avec un accent dans une langue qui n’est pas la sienne peut non seulement être difficile à comprendre, mais peut aussi faire l’objet de stéréotypes. Le même raisonnement prévaut en ce qui concerne le type de vocabulaire utilisé.  Les mots que nous utilisons influencent nos perceptions, nos représentations – réflexion collective en classe concernant l’écriture inclusive Parler au masculin génère des représentations au masculin. Lorsqu’on lit que « les ouvriers se sont battus pour obtenir le droit de vote », ce sont des représentations d’ouvriers qui surviennent, invisibilisant dès lors les vécus, les mobilisations et les spécificités des ouvrières. - le langage n’est pas neutre ; - Les discours ne sont pas juste des mots : en produisant du sens, ils influencent nos perceptions, nos manières d’être au monde, nos pratiques. Or, les discours sont influencés par le contexte, et en particulier par les rapports de pouvoir qui traversent historiquement la société. Pourquoi tout cela est-il important lorsque l’on parle de communication interculturelle ? Car « avec suffisamment de temps et d’efforts, certaines manières de comprendre le monde et d’en parler finissent par devenir naturelles, comme si elles allaient de soi, au point d’être perçues comme « vraies », et, ce faisant, elles rendent difficile l’émergence de conceptions alternatives du monde »14. 12 Hall, S. (2019). Identités et cultures 2. Politique des différences (M. Cervulle, Dir. ; A. Blanchard & F. Vörös, Trad.). Éditions Amsterdam 13 Ibid. p. 52 14 Ibid. p. 46 14 2. Le langage comme outil d’émancipation Si les mots et le langage peuvent être un outil de domination, ils peuvent également servir à lutter contre les systèmes d’oppression. L’injustice herméneutique Comment lutter contre une oppression lorsque celle-ci n’est pas nommée, lorsqu’aucun terme n’existe pour la nommer ? La philosophe féministe anglaise Miranda Fricker parle de d’injustice herméneutique : cette injustice survient lorsqu’une personne ne dispose pas des ressources conceptuelles pour nommer ce qu’elle vit, et donc pour comprendre et interpréter certains aspects de son vécu. Réflexion collective en classe autour de deux exemples : le cas du harcèlement sexuel dans les années 1970 et le syndrome méditerranéen. Le retournement du stigmate Réflexion collective en classe En sociologie, le concept de « retournement du stigmate » désigne la manière dont des groupes minorisés, stigmatisés se réapproprient le stigmate/l’insulte dont ils sont l’objet. Ce stigmate est renversé, retourné pour en faire quelque chose de valorisant, pour se mobiliser et revendiquer. IV. Communication interculturelle et stéréotypes Nous l’avons vu dans le chapitre sur l’identité, nous avons besoin de construire et déconstruire des groupes/catégories auxquels on s’oppose (exogroupes) pour nous identifier à des groupes sociaux d’appartenance (des endogroupes). A ces différents groupes, nous allons accoler des caractéristiques : on parle alors de stéréotypes, c’est-à-dire des raccourcis cognitifs, des simplifications du réel. Les stéréotypes sont des idées ou images toutes faites à propos d’un individu sur base de son appartenance réelle ou supposée à un groupe social. 1. Les stéréotypes sont nécessaires pour structurer le monde qui nous entoure Les stéréotypes sont nécessaires pour évoluer en société : il s’agit de mécanismes qui nous permettent de structurer le monde qui nous entoure. Il est impossible, lorsque l’on entre en interaction avec quelqu’un.e, de considérer à tout moment ses identités multiples. Il y a trop d’informations et il est nécessaire de les classer. La paternité du concept dans son approche psychologique est accordée à Walter Lippman, lequel comparait les stéréotypes à des images que nous avons au sujet des groupes sociaux. A ses yeux, ces images nous permettent de faire face à la complexité de notre environnement social, de simplifier le réel. 15 Exemple : une dame âgée entre dans un bus dans lequel je suis assis et où il n’y a plus de place assise disponible. Lorsque je vois monter cette dame, je vais : 1/ la catégoriser en tant que personne âgée. Cela ne m’empêche pas de savoir que ce n’est pas le seul élément qui la caractérise. Mais dans ce contexte, c’est sans doute cette catégorie que je vais mobiliser principalement ; 2/ accoler des stéréotypes à cette catégorie : les personnes âgées sont fragiles ; Sur cette base, je vais potentiellement me dire que vu son âge, elle risque de tomber si elle reste debout dans un bus. Je vais dès lors me lever et lui céder ma place. Ces mécanismes permettent de structurer la vie en société. Ils ne sont pas positifs ou négatifs en eux- mêmes. On ne peut tout simplement pas s’en passer. Ainsi, avec une approche psychologique, la dimension négative accolée généralement aux stéréotypes n’est pas prédominante : ils sont nécessaires. 2. Les stéréotypes : un outil de maintien des rapports de domination Avec une paire de lunette socio-politique, la dimension négative des stéréotypes devient un enjeu central en raison des effets qu’ils produisent sur la vie de celles et ceux qui le subissent. On perçoit alors que les stéréotypes ne sont pas de simples images, de simples raccourcis cognitifs : ils jouent également un rôle important dans la perpétuation des rapports de domination qui traversent la société. Il suffit, par exemple, de penser aux stéréotypes à l’égard des femmes (émotives ou bonnes ménagères) pour comprendre qu’il ne s’agit pas que de simples idées fausses : ce sont des discours qui s’inscrivent dans une histoire violente d’oppression et qui contribuent à maintenir un système de domination en place. Dans ce cas, les stéréotypes sont des représentations qui contribuent à inférioriser certains groupes sociaux et débouchent sur des actes et discours de haine et des discriminations. Les stéréotypes ne sont pas toujours de simples idées reçues : ils produisent des effets Les stéréotypes peuvent concerner n’importe quel groupe social. Nous l’avons vu, il s’agit d’un mécanisme nécessaire pour structurer les interactions. Toutefois, dans le cadre d’un cours de communication interculturelle, il importe de ne jamais déconnecter les stéréotypes des rapports de pouvoir dans lesquels ils évoluent. Cela nécessite de se questionner : dans quel contexte un stéréotype est-il utilisé et quels effets produit-il sur le groupe qui en est la cible ? Les stéréotypes à l’égard des groupes minorisés/dominés ne sont pas de simples images déformées du réel : ils sont des discours qui viennent renforcer des violences structurelles. Ce n’est pas le cas des stéréotypes qui concernent les membres d’un groupe dominant. Réflexion collective en classe autour de la chronique de Nicolas Canteloup du 24 janvier 2020 sur Europe1. 16 Cela démontre la nécessité de prendre en compte le contexte dans lequel les interactions se déroulent et d’analyser comment ces contextes sont traversés par des rapports de domination. Du stéréotype à la discrimination ? Exemple (sexisme) : un responsable GRH reçoit des candidat.es pour un poste de responsable financier d’une grande entreprise. La seconde candidate est une jeune femme de 28 ans. Le responsable peut être amené à : a/ catégoriser cette candidate : c’est une jeune femme ; b/ accoler des stéréotypes à cette candidate sur base de cette catégorie  inexpérimentée, émotive, désireuse d’être mère ; c/ avoir des préjugés sur base de ces stéréotypes (+ hiérarchisation) = c’est-à-dire des réactions affectives et émotionnelles qui vont influencer nos attitudes et actions  elle est inexpérimentée et émotive, j’ai peur qu’elle ne supporte pas la pression inhérente à ce job. De même, vu son âge, elle va probablement avoir un enfant prochainement, ce qui entrainerait une absence de longue durée ; d/ essentialiser : c’est une femme, point. C’est la seule identité qui la définit ; d/ agir en conséquence et être l’auteur d’une discrimination : ne pas l’engager pour ces raisons. Catégorisation et stéréotypes  préjugés et hiérarchisation  essentialisation  discrimination Les stéréotypes et l’histoire Les préjugés et stéréotypes « reflètent surtout les relations qui s’instaurent entre groupes socio- culturels. Ils sont largement induits par les caractéristiques de ces relations. (...) Les stéréotypes servent aussi à justifier les rapports existants. On constate, par exemple, qu’à toutes les époques les conquérants, les colonisateurs et les oppresseurs ont justifié leur pouvoir par une image dévalorisante des ethnies et des peuples soumis ».15 Il importe de garder en tête le caractère construit des stéréotypes, en particulier lorsqu’ils concernent des groupes qui sont structurellement discriminés/minorisés dans la société. Ils peuvent sembler « naturels » et « anodins ». Or, ils sont historiquement construits et produisent des conséquences.  Un exemple avec un stéréotype antisémite répandu : « Les Juifs ont de l’argent et sont avares »16 15 Ladmiral J-R, Lipiansky E.M., « La communication interculturelle », Les Belles Lettres, 2015, p. 139 16 La partie qui suit provient du texte suivant : Peltier B., « Antisémitisme : quand la logique antisystème réactive les anciens schémas », 2018, BePax. 17 D’où vient ce stéréotype ?17 Déjà durant le Moyen-Âge, ces représentations à l’égard des Juifs sont répandues. Dans la pièce de théâtre de Shakespeare « Le marchand de Venise » à la fin du XVIème siècle, l’auteur met en scène un prêteur sur gage juif dépeint comme avide et cupide. Comment l’expliquer ? Durant le Moyen-Âge, dans beaucoup d’endroits d’Europe occidentale, les Juifs se voient interdire l’accès à la terre : « dans une société encore très largement agricole, cela les confine aux métiers de l’artisanat et de la banque ». Progressivement, les Juifs se voient également exclus des métiers liés à l’artisanat en raison de l’ascension des corporations à la fin du Moyen-Âge. En parallèle, l’Eglise catholique interdit aux Chrétiens de pratiquer les métiers liés à la banque, comme le prêt avec intérêt. Cette combinaison d’éléments débouche sur le départ d’une importante communauté juive vers l’Europe de l’Est, tandis que les Juifs restant se retrouvent incités à pratiquer ces activités usurières. C’est dans un tel contexte historique que va se développer et se perpétuer l’image des Juifs riches, liés aux banques et avares. Or, comme le souligne Benjamin Peltier, « Au début du XXème siècle, ce n’est pourtant plus la situation qui prévaut : l’exode des Juifs qui fuient maintenant les pogroms, qui ont cours dans les pays de l’est européen vers l’ouest va amener une recomposition des communautés juives occidentales, la majorité de ces nouveaux arrivants étant des artisans. Ainsi, à cette époque, les métiers “juifs” sont davantage ceux de casquettier, de tailleur, de fourreur que ceux de la banque ». Pourtant, ces stéréotypes continuent d’être largement répandus aujourd’hui. Et ils continuent surtout de produire des effets concrets et dramatiques. Le 20 janvier 2006, Ilan Halimi, âgé de 24 ans et issu d’une famille juive marocaine, est enlevé par le « Gang des barbares » à Paris. Il est enlevé car, étant Juif, il est présumé riche. Une demande de rançon est envoyée à sa famille. Durant 24 jours, le jeune homme est torturé avant d’être retrouvé mort. V. Les rapports de domination : le racisme 1. Un enjeu de définition ? Pour une majorité de la population, le racisme fait référence au fait d’éprouver de la haine, de la peur ou du rejet par rapport à une personne perçue comme différente. Ces émotions négatives peuvent ensuite se traduire par des actes et discours de haine discriminatoires. Le racisme est donc avant tout perçu comme quelque chose d’individuel (ce sont des individus qui sont racistes) et moral (le racisme, c’est mal). Cette perception individuelle et morale est à la fois incomplète et problématique : - incomplète car elle occulte toute la dimension structurelle du racisme ; - problématique car elle induit une perception binaire centrée sur la notion d’intentionnalité : il y aurait, d’un côté, les individus racistes intolérants, haineux et pleins de stéréotypes (Eux), et de l’autre les bonnes personnes, ouvertes et tolérantes (Nous). Or, les sciences sociales ont largement démontré 17 Voir notamment https://www.bepax.org/files/files/bepax-etude-antise-769-mitisme.pdf 18 que le racisme n’est pas une question individuelle et morale : c’est un système de domination qui dépasse les intentions des individus, qui s’inscrit dans une histoire et qui produit de l’inégalité sur base d’une hiérarchisation entre les groupes sociaux. Racisme institutionnel ? Le concept de racisme institutionnel est théorisé en 1967 par le militant des Black Panthers Stokely Carmichael l’intellectuel Charles V. Hamilton. Par racisme institutionnel, ils entendent le fait que le racisme dépasse les seules attitudes individuelles et se loge également dans le fonctionnement des institutions, dans leurs pratiques routinières, dans les objectifs que ces institutions poursuivent. Une telle approche nous incite à ne pas nous limiter aux manifestations évidentes du racisme ni de mettre le seul focus sur l’intention individuelle et sur le contexte, mais à mettre le curseur sur les conséquences que le racisme produit et sur la manière dont le fonctionnement-même de la société (via les normes, les institutions, les habitudes, …) reproduit les inégalités raciales. On parle aujourd’hui de racisme institutionnel, structurel et systémique. Si ces notions ne renvoient pas exactement à la même chose en sciences sociales, nous n’approfondirons pas les différences dans ce cours. 2. Les effets du racisme Le racisme n’est pas qu’une simple idéologie : il est avant tout un rapport de domination qui produit des effets dans toutes les sphères de la vie sociale. Les violences racistes peuvent prendre des formes très diverses : à côté des actes et discours de haine (comme les insultes ou les agressions), il peut également prendre des formes plus subtiles, moins visibles a priori pour celles et ceux qui ne le subissent pas. Réflexion collective en classe sur le racisme dans le monde des médias a. Des discriminations structurelles Aucun secteur de la vie sociale n’échappe aux violences et discriminations racistes. Il suffit d’ailleurs d’observer la société pour voir que certains types de corps sont généralement cantonnés dans certains quartiers, certains secteurs professionnels, certains types de logement, … On parle de discriminations structurelles. Voici quelques chiffres, parmi bien d’autres, pour illustrer ces constats : - Dans l’emploi, les personnes afro-descendantes sont à la fois plus qualifiées que la moyenne de la population belge mais également quatre fois plus au chômage et particulièrement 19 affectées par la déqualification18. Au niveau des grandes institutions de l’Union européenne, les personnes perçues comme non-blanches représentent moins de 1% des employé.es19. - Au niveau scolaire, les élèves racisé.es sont plus rapidement orienté.es vers des filières techniques et professionnelles lors des conseils de classe20. - Au niveau médiatique, le « Baromètre Diversité et égalité Radio » du CSA pointe en 2019 la sous-représentation des personnes non-blanches à la radio. Un constat qui rappelle ce que le CSA pointait déjà en 2017 concernant la télévision, notant « une surreprésentation des personnes perçues comme blanches (92,15 % du nombre total d’intervenant.e.s)21. Par ailleurs, lorsqu’elles sont effectivement représentées à l’écran, les personnes racisées le sont bien souvent de manière négative ou caricaturale22. Une dynamique que l’on retrouve également à l’échelle des relations Nord-Sud : qui produit nos vêtements ou nos téléphones portables, dans des conditions dangereuses et d’exploitation ? Qui traverse la Méditerranée en avion pour partir en vacances et qui risque sa vie pour la traverser dans une embarcation de fortune ? b. Des violences symboliques et micro agressions Le racisme fonctionne comme une norme qui positionne les corps dans la société. Par exemple, personne n’est surpris.e de voir les visages qui composent la Fédération des Entreprises de Belgique, ou tout espace jugé neutre ou socialement valorisé. Par contre, une personne racisée peut, à tout moment, être renvoyée à sa couleur, à son origine, à sa religion. Ces micro-agressions ont un coût : être constamment sur ses gardes, mais également veiller à adapter son comportement afin de prévenir ces violences, voire réprimer des émotions naturelles comme la tristesse ou la colère. La chercheuse Maboula Soumahoro parle de « charge raciale »23. A tout moment, les personnes racisées sont susceptibles d’être renvoyées négativement à l’altérité, à l’étranger, à l’exotique. Il s’agit dès lors d’adapter son comportement afin d’éviter ces violences : « Penser à ne pas paraître "trop" noir.e, arabe ou asiatique, adopter une certaine manière de parler, 18 Demart S., Schoumaker B., Godin M., Adam I. (2017), « Des citoyens aux racines africaines : un portrait des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais », Fondation Roi Baudoin, Bruxelles 19 https://www.bepax.org/publications/la-blancheur-des-institutions-ou-est-la-coherence.html#ancre9 A ce sujet, voir notamment : Chander S. (2017), « The unbearable whiteness of the European Union institutions », disponible via http://www.enargywebzine.eu/spip.php?article476https://www.politico.eu/article/brexit- diversity-exits-the-eu-brussels/; https://www.theguardian.com/uk/2007/feb/14/race.eu 20 https://www.unia.be/files/Documenten/Publicaties_docs/1210_UNIA_Barometer_2017_-_FR_AS.pdf 21 https://www.csa.be/egalitediversite/wp-content/uploads/sites/2/2021/03/CSA_barometre-RADIO-Pub- 2019-WEB.pdf 22 Voir notamment Mambu D. (2018), « Peau noire, médias blancs. Stigmatisation des Noirs et de l’Afrique dans la presse belge et française », disponible ici https://djiamambu.iggybook.com/fr/peau-noire-medias- blancs/ ; Voir également Maïga A. (2018), « Noire n’est pas métier », Editions du Seuil. 23 Douce Dibondo, (2024), « La charge raciale. Vertige d'un silence écrasant », Fayard 20 de s’habiller, de rire, réfléchir aux musiques qu’on choisit en soirée... Bref, tout planifier quand on évolue dans des milieux majoritairement blancs et qu’on ne l’est pas. L’objectif étant de ne pas "faire de vague", de peur d’être renvoyé.e à des stéréotypes et de subir des micro-agressions, ces petits commentaires qu’on présente trop souvent comme étant du "racisme ordinaire", mais qui finissent par fragiliser à force de répétitions24. Réflexion collective en classe sur d’autres rapports de domination 3. Quelles implications en termes de communication interculturelle ? a. Le racisme impacte l’expérience sociale, et donc les subjectivités individuelles Le racisme – ainsi que les autres rapports de domination qui traversent la société – produit des effets dans tous les secteurs de la vie sociale. Nous n’avons pas les mêmes chances, les mêmes opportunités, les mêmes représentations. Réflexion collective en classe : Dans ce cas, la communication interculturelle peut-elle être envisagée comme une « rencontre » avec l’Autre, comme un partage ? b. Tout point de vue est situé Les mouvements féministes étatsuniens ont apporté une critique radicale de la prétendue objectivité scientifique en démontrant que tout point de vue est situé (feminist standpoint theory). En intégrant progressivement les universités à partir des années 1950, les femmes constatent que les scientifiques sont quasiment tous des hommes. Elles vont interroger ces constats et conclure que la position sociale occupée par les hommes a un impact sur leurs perceptions du monde, mais également sur les travaux scientifiques qu’ils produisent. Elles constatent par exemple que dans le domaine de l’histoire, les cursus scolaires et universitaires privilégient presqu’exclusivement l’étude de personnages masculins. De même, elles observent que les grands événements de l’histoire (les grandes guerres, les contextes politiques,...) sont le plus souvent étudiés à travers les yeux d’individus masculins. Dans le cas de la communication interculturelle, cela nous pousse à prendre conscience de la position que l’on occupe et du fait que cette position impacte notre rapport au monde. Par exemple, le fait de ne pas vivre certaines discriminations implique d’avoir des angles morts à ce sujet. 24 https://blogs.mediapart.fr/douce-dibondo/blog/240122/qu-est-ce-que-la-charge-raciale-qui-pese-sur-les- personnes-non-blanches 21 c. Les stratégies de résistance à la domination ? N’avez-vous jamais eu l’impression de faire attention à votre manière de parler ou de vous comporter en présence de certaines personnes ayant autorité sur vous ? Lors des examens oraux, par exemple ? Dans ce type de situation, on réfléchit à ce qu’il faut faire et dire pour répondre aux attentes. Dans le cas des rapports de pouvoir, cette question se pose très souvent. Si nous avons vu que les rapports de domination comme le racisme impactent la vie des gens, les individus n’en ont pas moins un pouvoir d’agir. L’anthropologue James C. Scott s’est intéressé aux pratiques dissimulées de résistance de la part des personnes appartenant à des groupes minorisés25. Pour Scott, il y a le « texte public », c’est-à-dire les attitudes « jouées » par les personnes dominées lorsqu’elles interagissent avec les personnes dominantes : agir de manière à ne pas bousculer l’ordre des choses, à faire ce qui est attendu. À côté du « texte public », il y a un « texte caché » qui ne peut être publiquement révélé, qui se passe en coulisse et auquel les dominants n’ont pas accès. Exemple : dans son livre « Servir les riches »26, la sociologue française Alizée Delpierre nous parle du monde des grandes fortunes parisiennes qui emploient des domestiques à temps plein. Dans une des situations relevées, une femme de chambre d’origine martiniquaise explique qu’en interagissant avec la propriétaire des lieux, elle comprend que cette dernière projette un imaginaire sur « les Martiniquaises ». Dès lors, pour obtenir et garder sa place, elle décide de « jouer à la Martiniquaise » à des fins stratégiques et donc d’agir afin de conforter les stéréotypes de la patronne : parler avec un accent, cuisiner des plats épicés, porter des vêtements colorés. Là où la patronne voit une confirmation de ses stéréotypes, la dame de chambre en joue à des fins stratégiques. VI. Synthèse, exercices et bonnes pratiques Réflexion collective en classe à partir de situations concrètes – Voir PowerPoint 25 James C. Scott, « La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne ». Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 270 p 26 Alizée Delpierre, « Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes », La Découverte, 2022, 220p. 22 VII. Pour aller plus loin. Une autre perception : une approche décoloniale Nous avons vu dans ce cours différents concepts pour développer une analyse critique de situations d’interculturalité. Ce n’est pas LA manière d’aborder ces questions. Ce cours entend être avant tout une proposition située de boite à outils pour complexifier le réel. D’autres approches, d’autres outils existent. La pensée décoloniale : approche critique de l’interculturalité Née en Amérique latine, la pensée décoloniale part d’un point de départ : 1492, la conquête des Amériques par les Européens. À partir de là, elle analyse notamment comment s’est développé un système politique mondial dans lequel les sociétés européennes sont élevées au rang de modèle universel, en s’appuyant en particulier sur les idées de développement, de progrès et de civilisation. Pour illustrer cela, la chercheuse féministe italienne Rachele Borghi nous explique que depuis l’expansion européenne dans les Amériques, nous percevons le monde et l’histoire comme linéaires. Nous ne sommes pas sur le même bateau, mais bien sur la même ligne, sur le même chemin : « certains peuples sont devant, d’autres plus en arrière »27. Dans nos imaginaires, cela se traduit notamment par les idées de développement : il y a des pays ou des peuples développés, d’autres en développement, d’autres encore sous-développés, voire primitifs. S’ils font ce qu’il faut, s’ils se comportent comme nous, un jour ou l’autre, ces Autres arriveront au même stade que nous. Le concept de colonialité Un des concepts principaux forgés par la pensée décoloniale est celui de colonialité. Le terme « colonialité » désigne « l’articulation planétaire d’un système de pouvoir occidental » qui a survécu au colonialisme et qui repose sur l’infériorisation des lieux, des groupes humains, des savoirs et des subjectivités non occidentales, et l’exploitation des ressources et des forces vives28. Rachele Borghi nous donne un exemple imagé pour comprendre ce concept de colonialité29. Elle est atteinte d’une maladie chronique qui provoque des douleurs : la fibromyalgie. La douleur est causée par l’acidité trop importante dans le corps. Pour réduire les douleurs, elle doit changer de régime alimentaire. L’alimentation est en effet un élément déterminant pour créer un environnement acide ou basique dans les organismes. Son corps est ainsi devenu acide, sans qu’elle ne s’en rende compte, à cause de différents éléments de son environnement : les ingrédients et la nourriture qu’elle mangeait, son style de vie sédentaire, la pollution et les pesticides, mais également le stress lié aux injustices, à la précarité socio-économique, à une surcharge de travail... Elle a beau vivre dans ce corps depuis très longtemps, elle ne savait pas que ce corps était acide. L’acide est structurel à son corps, 27 Borghi R., « Décolonialité et privilèges. Devenir complice », Editions Daronnes, 2020, p. 46. 28 ESCOBAR Arturo et RETREPO Eduardo (2009), « Anthropologies hégémoniques et colonialité », Cahiers des Amériques latines, n° 62, p.83-95. 29 Ibid. pp. 48, 49 23 elle est immergée dedans. Les douleurs sont donc inévitables. Pour en sortir, il faut d’abord prendre conscience de ces constats pour ensuite entreprendre des actions concrètes : faire attention à ce qu’elle mange. Mais ce n’est pas suffisant : pour changer le terrain de son corps, il faut un changement radical. Il s’agit donc de repenser son quotidien, son rapport au monde, ses habitudes : pas seulement le fait de manger, mais également son rapport à la nourriture, où l’acheter, s’ouvrir à d’autres aliments et modes de préparation, trouver comment organiser son temps pour aller l’acheter à différents endroits et la préparer, ce qui implique également de repenser son mode de vie, ses activités,...). Pour la pensée décoloniale, la colonialité est l’acidité que l’on retrouve dans le monde : la violence coloniale, la déshumanisation, la hiérarchisation, … Interculturalité critique Catherine Walsh propose une interculturalité critique, en opposition à ce qu’elle appelle « l’interculturalité de type fonctionnel », à savoir une manière de penser l’interaction entre des personnes et pratiques culturellement différentes en ne tenant pas compte des rapports de pouvoir qui traversent les rapports sociaux. Selon elle, pour qu’il y ait un véritable dialogue interculturel, « il faudrait commencer par rendre visible ce qui y fait obstacle ». A ses yeux, une approche qui ne remet pas en question les règles du jeu ne fait que maintenir en place un système inégalitaire. Elle propose une approche qui part avant tout des rapports de pouvoir et des différences que ces rapports de pouvoir produisent. Ainsi, une pratique réellement interculturelle n’est pour elle pas possible au sein du modèle social actuel car une telle pratique doit nécessairement remettre en cause les dispositifs de pouvoir par lesquels se perpétuent les inégalités. Il faut donc partir de la question du pouvoir et de ses effets sur les individus. L’interculturalité critique à laquelle elle aspire implique de ré-imaginer une manière d’aborder la vie et la façon de vivre ensemble, à partir des mouvements sociaux et des populations déshumanisées par le système capitaliste et colonial. C’est une approche qui vient du bas et qui ne vise pas le dialogue ou le décentrement, mais bien la transformation. Il ne s’agit donc pas de reconnaitre les différences des « Autres », ni de leur faire une place et de les « inclure » au sein de « notre » modèle, mais il faut changer de modèle. Ce faisant, nous pourrons « faire sauter les chaines qui cadenassent les esprits (...), désapprendre ce qui a été appris et apprendre à nouveau »30, en laissant de côté les mécanismes qui déshumanisent et infériorisent certains êtres humains ainsi que leurs savoirs, leurs pratiques, leurs croyances et leurs rapports au monde. 30 Catherine Walsh, « Interculturalité critique et pédagogie décoloniale : s’insurger, re-exister et re-vivre », in Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin, Ramón Grosfoguel (Dir), « Penser l’envers obscur de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine », Limoges : Pulim, coll. "Espaces Humains", 2014, p. 86 24

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