Cours commun M2 RI - Acteurs contemporains des relations internationales - PDF

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Ce document détaille le cours commun M2 RI - Acteurs contemporains des relations internationales pour l'année 2024-2025. Le cours étudie les différents types d'acteurs des relations internationales, incluant les acteurs terroristes et la lutte anti-terroriste. Il analyse les critiques du réalisme et du transnationalisme et explore la notion d'acteur en relations internationales.

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1 M2 RI - Cours commun Acteurs contemporains des relations internationales David CUMIN 2024-2025 « Acteurs contemporains des relations internationales » est le cours commun du 1er seme...

1 M2 RI - Cours commun Acteurs contemporains des relations internationales David CUMIN 2024-2025 « Acteurs contemporains des relations internationales » est le cours commun du 1er semestre ; « Géopolitique contemporaine des relations internationales » est le cours commun du 2ème semestre. Ces deux enseignements visent respectivement à étudier, l’un, les sujets des relations internationales ou les personnes (physiques ou morales), l’autre, les objets des relations internationales ou les enjeux (territoriaux). Autrefois, le cours visait à exposer la (une) théorie de l’acteur ou du sujet international, autrement dit, exposait une approche théorique. Cette ancienne version est maintenue et diffusée ; elle ne donne pas lieu à contrôle des connaissances. Les années précédentes, le cours portait sur la trajectoire du sionisme à Israël et sur la trajectoire du mouvement palestinien à « l’Etat de Palestine » (les guillemets s’imposent vu l’absence d’effectivité territoriale), ce qui donnait l’occasion d’évoquer empiriquement divers types d’acteurs des RI : diaspora, ONG, peuple, OIG, Etat. Cf. David Cumin : Israël/Palestine. Des constructions nationales en miroir. Du sionisme à Israël. Du mouvement palestinien à « l’Etat de Palestine », Strasbourg, éd. de l’Ill, 2022, en ligne, gratuit. Cette année 2024-2025, on continuera de croiser les divers types d’acteurs, en y ajoutant l’acteur terroriste et la lutte contre lui : ainsi traitera-t-on de la « guerre au terrorisme » (2001-2021), dont la page a été tournée, ce qui permet de prendre un peu de recul. C’est cette version qui donne lieu à contrôle des connaissances. L’intérêt de comprendre la première partie de l’histoire politique internationale du XXIème siècle est confirmé par le constat que le terrorisme et le jihadisme n’ont pas disparu le 31 août 2021 au retour des Talibans à Kaboul, ni le 31 juillet 2022 à l’élimination (également à Kaboul) d’Ayman al-Zawahiri (il avait succédé le 2 mai 2011 à Oussama Ben Laden comme n°1 d’Al-Qaïda). Depuis octobre 2023, le spectre du terrorisme et du jihadisme a violemment ressurgi, simplement relégué par le conflit armé russo-ukrainien et l’oubli qu’il avait provoqué. 2 ACTEURS CONTEMPORAINS DES RELATIONS INTERNATIONALES Plan de l’ancien cours Pour une théorie politique de l’acteur ou du sujet international Introduction 1) L’acteur en Relations internationales A) La relativisation de l’Etat par l’école « transnationaliste » B) La contre-critique « réaliste » du paradigme transnational 2) La notion de « personne », la composition de l’humanité et la signification des relations internationales A) « Réalisme » ou « nominalisme » ? B) Les relations internationales, relations d’extranéité C) Les sujets de droit international 3) La théorie du politique selon Carl Schmitt et Julien Freund A) Le Concept du politique selon Carl Schmitt B) La critique schmittienne de la théorie pluraliste de l’Etat de Laski C) L’Essence du politique selon Julien Freund 4) La théorie politique de l’acteur international 3 ACTEURS CONTEMPORAINS DES RELATIONS INTERNATIONALES Pour une théorie politique de l’acteur ou du sujet international « Acteurs contemporains des relations internationales » est le cours commun du 1er semestre ; « Géopolitique contemporaine des relations internationales » est le cours commun du 2ème semestre. L’expression « relations internationales » étant en minuscules, elle désigne un certain type de relations -les relations d’extranéité- entre les personnes humaines, alors que l’expression « Relations internationales » désigne la discipline qui en traite, soit une branche de la science politique. Ces deux enseignements, en Master 2 RI, visent respectivement à étudier, l’un, les sujets des relations internationales ou les personnes, l’autre, les objets des relations internationales ou les enjeux1. Identifier les sujets des relations internationales (à distinguer des sujets de droit international) amène à élaborer une théorie politique de l’acteur international -les objets étant appréhendés, eux, sous l’angle (de la) géopolitique2. Notre théorie politique du sujet des relations internationales emprunte à Julien Freund et à Carl Schmitt, spécialement la récusation schmittienne de la théorie pluraliste de l’Etat de Harold Laski (et de la théorie individualiste du droit international de Georges Scelle). Elle a pour point de départ la critique du concept d’acteur en Relations internationales, aussi bien l’approche « réaliste » que l’approche « transnationaliste », cette dernière ayant transposé dans les relations internationales la sociologie de Laski (et la sociologie juridique de Scelle). Elle implique d’envisager la notion de « personne », la composition de l’humanité et la signification même des relations internationales. Elle oblige à identifier ce qu’est le politique et à ouvrir sur la notion de crise, donc d’évènement. 1) L’acteur en Relations internationales Il existe notoirement deux grandes théories : l’étaticité (« l’acteur souverain » qu’est l’Etat, sujet de droit international), l’intersocialité (les « acteurs sociaux », individuels ou collectifs, qui interagissent des millions de fois chaque jour en faisant et refaisant l’espace mondial, sans pouvoir être soumis à des lois nationales). Ces deux théories aboutissent à l’alternative suivante : 193 acteurs (les Etats) ou sept milliards (les individus) ? Tel serait l’éventail. Arnold Wolfers rappelait, et dénonçait, l’alternative de la State Actor Approach et de l’Individual Actor Approach, la première privilégiant l’Etat, réduit au petit nombre des dirigeants, la seconde négligeant l’Etat, pour envisager une infinité de rapports entre Organisations, groupes, individus, etc. On remarque, dans les deux cas, l’absence des familles, pourtant si importantes dans la captation et la transmission du pouvoir (cf. les travaux d’Emmanuel Beau de Loménie sur les « dynasties bourgeoises »)... Dans cet enseignement, nous montrerons que c’est le politique -à ne pas confondre avec l’étatique- qui confère la qualité d’« acteur », non pas le titre officiel de la souveraineté, réservé à tout Etat, ni la participation à la sociabilité internationale, potentiellement ouverte à tout être humain (traversant une frontière ou nouant une relation transfrontières). Aux deux théories susmentionnées correspondent deux grands courants : le « réalisme » et le « transnationalisme ». En France, retenons Bertrand Badie comme théoricien de « l’intersocialité », notion empruntée à la « sociabilité internationale » du juriste Georges Scelle, et face à lui, Gérard Dussouy, géographe, persistant à considérer l’Etat comme « acteur central ». Que dit la 1ère édition du Dictionnaire des relations internationales de Marie-Claude Smouts, Dario Battistella et Pascal Venesson (2003) ? Selon l’Entrée : Acteur (pp.1-2, première entrée du Dictionnaire), est acteur des relations internationales toute entité dont les actions transfrontières affectent la distribution des ressources et la définition des valeurs à l’échelle planétaire. Poursuivons la lecture : la notion d’acteur a longtemps été réduite au seul Etat, notamment les grandes puissances, qui seuls intéressent les « réalistes » ; les Etats sont considérés comme des unités fermées, imperméables et souveraines, dont les interactions accaparent la scène internationale ; ils sont représentés par le « soldat » et le « diplomate », selon l’expression fameuse de Raymond Aron. Il est évident que de tels propos sont caricaturaux. Lisons encore : à partir des années 1960, cette approche de l’Etat comme acteur unique et unitaire, voyant dans 1 En droit, on distingue les personnes et les choses. 2 Par « théorie », on entend une démarche visant à donner une intelligibilité générale et abstraite à des phénomènes empiriques apparentés que l’on peut décrire, aux fins de mieux les comprendre, sinon de les expliquer. 4 les Organisations intergouvernementales (OIG) des acteurs dérivés des Etats, a été remise en cause. D’abord par les analyses décisionnelles, qui ont substitué le « décideur » à « l’acteur », ouvert la boite noire du processus de prise de décision au sein de l’Etat, permis de souligner les facteurs sociologiques limitant la rationalité postulée du « décideur ». Ensuite, l’Etat n’est plus conçu comme un acteur exclusif : au-delà de la prise en compte des classes sociales issue de l’école marxiste, l’approche transnationaliste a mis en avant le rôle des acteurs non étatiques ou de l’intersocialité dans le cadre de la « société mondiale » ou de la « politique globale », James Rosenau, notamment, distinguant les « acteurs liés à la souveraineté » et les « acteurs libres de souveraineté ». En conclusion (après la critique du « réalisme » et la louange du « transnationalisme ») de l’Entrée du Dictionnaire, sont acteurs internationaux les entités dont les décisions ou les actions affectent les activités transfrontières : Etats, OIG, organisations infra-étatiques (collectivités territoriales, établissements publics...), organisations non étatiques ou sociétales (FMN, ONG3, communautés ethniques ou confessionnelles, tribus, diasporas, partis et internationales partisanes4, syndicats et internationales syndicales, Eglises, associations, médias, mafias...), individus (migrants, réfugiés, investisseurs, missionnaires, touristes...). On termine donc sur une énumération, que l’on retrouve dans la plupart des manuels, ainsi les Théories des relations internationales de Dario Battistella ou les Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie de Charles-Philippe David5. Le débat porte sur la hiérarchisation et la structuration à apporter à cette énumération (rebattue), les « réalistes » continuant d’ériger l’Etat en acteur central, à la différence des « transnationalistes », qui relativisent l’Etat, donc sa souveraineté. Ce débat a une portée épistémologique, car il concerne également l’autonomie disciplinaire des Relations internationales ou, au contraire, son rattachement à la sociologie. Voyons- en les termes. Puis on dépassera et clôturera le débat avec notre théorie politique de l’acteur ou sujet, de la réflexion sur la notion de « personne » à la transposition des thèses de Carl Schmitt et de Julien Freund. Les Relations internationales en seront rattachées à la politologie (à la science politique comme science du politique). A) La relativisation de l’Etat par l’école « transnationaliste » La première étape de la relativisation de l’Etat a été la critique de la théorie de « l’acteur rationnel » ou celle du Gouvernement-« intelligence personnifiée » promouvant « l’intérêt national » lorsqu’il élabore la politique étrangère. Le paradigme opposé est celui de la « politique bureaucratique » : la politique étrangère n’est pas mise au point par un acteur rationnel -le chef de l’Etat ou le chef du gouvernement muni d’informations et entouré de ministres ou de conseillers compétents- mais par des administrations spécialisées, plus ou moins routinières, corporatistes, concurrentes ou conniventes, plus ou moins soumises à des idéologies ou à des lobbies, dont les conflits sont simplement arbitrés par le chef de l’Etat ou le chef du gouvernement. L’analyse sociologique montre donc que la politique étrangère n’est pas formulée par un décideur évaluant les coûts et les avantages en fonction de « l’intérêt général », mais par un conglomérat d’organisations et de groupes, dont les membres ont leurs intérêts propres, dont les vues divergent sur l’action publique, et qui rivalisent pour influencer les arbitrages du Gouvernement, de façon à les plier à leurs préoccupations catégorielles. De l’Etat considéré comme un conglomérat plus ou moins opaque, autrement dit, du pluralisme interne à l’Etat, on est ensuite passé au pluralisme international, autrement dit, à l’Etat comme acteur parmi d’autres. 1) L’Etat n’est qu’une forme historique de gouvernementalité, d’où sa relativité culturelle. 2) L’étaticité n’est qu’une croyance, à déconstruire. 3) L’international ne se réduit pas à l’interétatique, au contraire, le système interétatique n’est qu’une partie de la société transnationale, cependant que la conflictualité est elle aussi caractérisée par la transnationalité. 4) La notion de système multicentré (James Rosenau) fait la synthèse du paradigme transnational. 3 Firmes multinationales, Organisations non gouvernementales. 4 Internationale socialiste, Internationale communiste (Komintern), Frères musulmans, ou encore Internationales israélites (Alliance israélite universelle, Congrès juif mondial, Organisation sioniste mondiale). 5 A l’instar des autres spécialistes français ou francophones, tous connaissent, reprennent, exposent et commentent les grands courants anglo-américains. 5 1) A juste titre, l’école « transnationaliste » rappelle et souligne la relativité culturelle de l’Etat (Bertrand Badie). L’Etat n’est pas un phénomène universel ou anhistorique : il implique la territorialisation, la centralisation et l’institutionnalisation de la domination politique, l’individualisation des rapports sociaux, la dilution des familles, le dépérissement des allégeances communautaires ou tribales, la généralisation du sentiment d’appartenance commune des citoyens, la distinction du politique et du religieux, du public et du privé, de l’appareil administratif et de la société civile. La non-universalité de l’Etat, la nature hybride des systèmes politiques dans le monde (mêlant, ou confrontant, importation du modèle étatique d’origine occidentale et référence à des organisations sociopolitiques autochtones), la non-exclusivité de l’Etat et sa contestation (du fait de la résilience ou de la résurgence de communautés non-étatiques) rendent caduque l’hypothèse d’un système international statocentré. La diversité des cultures n’affecte pas seulement les Etats, mais les sociétés civiles et les constructions nationales. Celles-ci comme celles-là ne correspondent pas davantage à un modèle universel ou anhistorique : elles supposent l’adaptation à la logique territoriale et institutionnelle de l’Etat, l’individualisation, le dépérissement des communautés ethniques ou confessionnelles, la citoyenneté commune, la sécularisation. Bref, il y a d’autres modes de domination que l’Etat, d’autres modes d’organisation que la société civile, d’autres modes d’identification que la nation. En Afrique, en Asie et en Amérique latine, les mouvements « communautaristes » comme les mouvements « intégristes » se font les champions de la lutte contre ces modèles sociopolitiques issus de l’Occident moderne. 2) Dire que l’Etat est le principal acteur international n’est qu’une croyance (Didier Bigo). Elle a un postulat : considérer l’Etat comme la communauté politique la plus significative, par son quadruple monopole du droit positif, de l’allégeance citoyenne, de la force légitime et de la politique étrangère, bref, du fait de sa « souveraineté ». Mais l’Etat n’étant qu’une forme de gouvernementalité, l’analyse des relations de pouvoir dans l’espace public devrait s’orienter vers les pratiques de la gouvernementalité, plutôt que vers « l’Etat ». Parler de l’Etat comme d’un acteur fausse l’analyse en confondant les processus d’étatisation (du droit, de l’allégeance, de la force, de la politique), l’exercice ou la tentative d’exercice du pouvoir par les autorités, la rhétorique des gouvernants ou leurs discours légitimants, y compris la souveraineté, qui n’est qu’une idéologie juridique. Elle amène à croire en la monopolisation de la contrainte légale là où il n’y a qu’une revendication ou une prétention des autorités à détenir ce monopole, à croire en la différence de nature entre violence et violence légitime alors que s’affrontent des conceptions sur ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, à croire en l’ordre à l’intérieur et au désordre à l’extérieur, d’où résulte la négligence, d’une part, de la résistance des populations au Pouvoir ou de la coercition du Pouvoir sur les populations, d’autre part, de la pacification d’une grande partie des relations entre Etats. Il est clair que la guerre et la paix ne sont pas déterminées par les seuls Gouvernements : à preuve, les groupes subétatiques qui prennent les armes. Il est non moins clair que les allégeances ne convergent pas toutes vers l’Etat. Quant aux rapports avec l’étranger, l’Etat n’en a pas le monopole : diasporas, partis, syndicats, Eglises, entreprises, familles, particuliers, développent des échanges et des communications transfrontières de toutes sortes, largement incontrôlés par les appareils d’Etat. 3) Les relations internationales ne commencent ni ne finissent avec les relations interétatiques ou intergouvernementales. L’intersocialité est à la mesure de l’accroissement et de l’intensification des échanges internationaux et des communications internationales engendrés par la « mondialisation ». Ces flux (migratoires, touristiques, commerciaux, financiers, idéologiques) transnationaux, échappant à l’Etat, substituent au paradigme, territorial, de la « politique interétatique » celui, réticulaire, de la « politique transnationale ». Ce dernier paradigme vaut aussi bien pour A) la « société transnationale » que pour B) la « conflictualité transnationale », dont l’aspect le plus prégnant est la confrontation du modèle occidental de modernité (plus ou moins évanescent) et des modèles autochtones religieux (plus ou moins radicalisés). A) La densité des relations transfrontières nouées entre les personnes, physiques ou morales, de nationalités différentes (telles les ONG et les FMN) tend à créer une « société globale », régie non par un droit international au sens du jus inter gentes (« droit intersubjectif ») mais par un droit international au sens du jus gentium (« droit 6 commun »), doté de juridictions, y compris pénales. Sur cette base à la fois matérielle et normative, s’édifient une « société civile internationale » (autour des ONG et des FMN) et une « gouvernance internationale » ou « globale » (autour des OIG). D’où la primauté du multilatéralisme (un multilatéralisme « ouvert » puisque les ONG tendent à être dotées d’un « statut consultatif » à l’ONU), l’indistinction entre politique intérieure et extérieure, l’interdépendance des sociétés, elles-mêmes dominées par des élites partageant une culture et une langue communes (l’anglais). Si l’on s’en tient aux rapports entre Etats, les affaires transnationales ont de puissants effets sur eux : les problèmes relatifs à l’environnement, aux échanges économiques et aux communications culturelles -dans lesquels jouent les acteurs privés- affectent la répartition étatique de la puissance ou de l’influence, ainsi que la cohésion ou la prospérité des nations. Ils font l’objet de négociations entre Etats ou au sein des OIG, ou même ils déterminent la création d’OIG. Celles-ci participent de la gouvernance globale, mais aussi de la sociabilité internationale. De prime abord, elles paraissent relever de l’interétaticité, puisque par OIG on entend les organisations interétatiques, créées par des traités interétatiques, où siègent des représentants des Etats membres, dont les résolutions résultent de coalitions d’Etats qui se nouent ou se dénouent. Il existe moins de 200 Etats et plus de 350 OIG6. La causalité est interétatique, mais l’effet est transnational, selon l’école éponyme : la multiplication des OIG engendre la croissance de la fonction publique internationale (la dynamique interétatique de la coopération institutionnelle se combinant à une logique bureaucratique de développement des services et d’offre d’emplois), d’où résulte la création d’un milieu sociologique proprement international, composé de professionnels internationaux et de professionnels de l’international, dont le statut va de représentants de l’Etat à apatrides fonctionnels. B) Le paradigme transnational ne vaut pas que pour les tendances à l’unification du monde ; il joue aussi du côté de la division persistante de l’humanité (les « nouvelles guerres »). Si l’Etat n’est plus la forme politique cardinale, la guerre entre Etats n’est plus la forme polémologique référentielle. Si Bodin, Hobbes, Hegel sont dépassés, Clausewitz l’est aussi. De la spécificité du concept d’Etat découle la spécificité du concept de belligérance interétatique. Celle-ci ne peut plus être la matrice de la réflexion sur la violence politique. Classiquement, il y avait ou belligérance, entre Etats, donc guerre au sens du droit international public, ou rébellion, à l’intérieur de l’Etat, donc criminalité (politique) au sens du droit pénal interne (mouvement insurrectionnel, trahison ou atteinte à la sûreté de l’Etat). Cette dichotomie est obsolète. Les conflits armés contemporains sont caractérisés par des dynamiques transnationales, ainsi que par la quête de reconnaissance de la part de groupes revendiquant des droits de belligérance ou de gouvernance. Ce sont des collectivités non étatiques puisant dans des solidarités transfrontières (ethniques ou confessionnelles) qui déclenchent et poursuivent les conflits armés. Même les guerres dites interétatiques s’avèrent des conflits où l’instabilité intérieure, les luttes entre factions, le déficit de légitimité interne, les trafics, sont plus déterminants dans la conduite de l’aventure extérieure que les motifs classiques, telle la prédation territoriale. En bref, l’axiome de Charles Tilly, selon lequel l’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat, est frappé de caducité par le constat que, de nos jours, nombre de conflits armés sont précédés, accompagnés ou suivis par l’effondrement de l’Etat. Quant à l’affirmation selon laquelle l’Etat est le principal prestataire de sécurité, elle néglige aussi bien la contestation que l’oppression de l’Etat, celle-ci pouvant aller jusqu’à une violence génocidaire. Last but not least, le droit international, pourtant créé par et pour les Etats, a consacré l’avènement de nouveaux auteurs, non étatiques, de 6 Suivant leur composition (critère géographique), on distingue les OIG à vocation universelle (ONU) ou régionale (LEA, OEA, OUA puis UA, ASEAN, UE...) ; suivant leur compétence (critère matériel), les OIG à vocation générale (ONU) ou spécialisée, par exemple économique (OMC), culturelle (UNESCO) ou militaire (AIEA) ; suivant leur activité (critère fonctionnel), les OIG à vocation normative (se consacrant surtout à l’édiction de règles dans leur domaine de compétence, telles l’OIT ou l’UIT), informationnelle (se consacrant surtout à la fourniture de données, telles l’OMM ou l’OMS) ou mixte (UPU, OACI, OMI, ICPC). Rappelons le sens des acronymes : Organisation des Nations Unies, Ligue des Etats arabes, Organisation des Etats américains, Organisation de l’Unité Africaine, Union africaine, Association of South-East Asia Nations (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est), Union européenne, Organisation mondiale du commerce, Agence internationale de l’énergie atomique, United Nations for Education, Science and Culture Organization (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture), Organisation internationale du travail, Union internationale des télécommunications, Organisation météorologique mondiale, Organisation mondiale de la santé, Union postale universelle, Organisation de l’aviation civile internationale, Organisation mondiale maritime, International Cable Protection Committee (Comité international de protection des câbles sous-marins). 7 la belligérance : les mouvements de libération nationale (MLN) ou d’autres mouvements insurgés, susceptibles d’être reconnus comme belligérants. 4) Du primat de la transnationalité, aussi bien dans l’ordre de la coopération que dans l’ordre du conflit, découle la remise en cause générale de l’Etat et de sa souveraineté, puisque celui-ci, d’une part, ne contrôle plus la circulation transfrontières des capitaux, des biens, des services, des personnes et des informations, d’autre part, ne détient plus le monopole de la force armée. D’après James Rosenau, au système statocentré des relations internationales s’est substitué un système « multicentré », marqué par la prolifération des « acteurs hors souveraineté », l’altération des identités nationales sous l’effet de la mondialisation (l’évolution cosmopolite des sociétés), la réorientation extra-étatique (les communautés ethniques ou confessionnelles) et supra-étatique (ex. de l’Union européenne) des rapports d’allégeance et de pouvoir. C’est pourquoi il ne faut plus parler de politique « internationale », mais de politique « globale », en raison de l’imbrication des phénomènes intra-, inter- et trans- étatiques, ces derniers croissants et, pour finir, prédominants. Rosenau ramène à trois paramètres les facteurs exerçant un rôle directeur sur les relations internationales. A) Le paramètre individuel ou micropolitique renvoie au comportement des individus vis-à-vis de l’Etat dont ils sont ressortissants et vis-à-vis des groupes auxquels ils appartiennent ou qui leur servent de référence. La question est de savoir vers qui va la loyauté des individus. B) Le paramètre structurel ou macropolitique concerne les deux types d’acteurs que Rosenau identifie sur la scène internationale : les « acteurs souverains » et les « acteurs hors souveraineté », ceux qui ont le droit et ceux qui n’ont pas le droit d’exercer un commandement politique (d’édicter la loi). La question est de savoir quelle est l’aptitude des collectivités non étatiques à se substituer à l’Etat et celle de l’Etat à s’imposer aux collectivités non étatiques. C) Le paramètre relationnel, à la fois micro- et macro-politique, correspond aux rapports à l’intérieur et entre les entités de la politique « globale » : Etats, OIG, collectivités non étatiques. La question est de savoir quels sont les gouvernants réels. L’apport essentiel de la réflexion de Rosenau est double : l’apparition des individus au coeur de la théorie des relations internationales, comme acteurs à part entière ; la distinction entre personnalité juridique (réservée à certaines collectivités, dont l’Etat principalement) et capacité politique (étendue aux individus et à des collectivités non étatiques), la qualité d’acteur se trouvant liée à celle-ci plutôt qu’à celle- là. Rosenau invite donc à développer la notion de « personne » et à se concentrer sur le « politique ». B) La contre-critique « réaliste » du paradigme transnational La contre-critique « réaliste » s’appuie 1) sur l’histoire : l’ancienneté des phénomènes transétatiques et la dualité des systèmes internationaux, 2) sur la supériorité politico-juridique de l’Etat : la souveraineté. D’où résulte la réaffirmation du primat de l’Etat, parallèlement 3) à la réassignation des OIG dans la sphère de l’interétaticité, 4) à la réévaluation des ONG et des FMN par rapport à l’ordre étatique, 5) à la réintégration des MLN dans le processus d’étatisation. 1) Les phénomènes recensés par l’école « transnationaliste », considérés comme cruciaux car concurrençant les Etats : bureaucraties autonomisées, factions, flux d’immigrants, réfugiés, groupes identitaires, internationales diverses et variées, FMN, ONG, prédicateurs..., n’ont rien de nouveau. Exemple de l’Armée dans l’Etat allemand avant 1918 ou de la Royal Navy dans l’Etat britannique, des migrations européennes aux Amériques ou ailleurs, de la diaspora juive, des tribus, du mouvement des nationalités, des internationales ouvrières, des compagnies coloniales, de la Croix-Rouge, des missions religieuses. D’autre part, les grands acteurs de l’Europe d’Ancien Régime n’étaient pas les « Etats », mais les dynasties, les « Maisons ». Les auteurs « réalistes » constatent que les « acteurs hors souveraineté » ont toujours existé, de même que les contournements, contestations ou limites du système étatique et interétatique. Ils observent que le processus d’étatisation n’a jamais été exclusif de mouvements transfrontières : le constitutionnalisme, le capitalisme, le marxisme... La politique transnationale, on la retrouvait à l’époque de la Guerre froide, car celle-ci n’était pas seulement un conflit entre Etats (regroupés dans des camps sous l’hégémonie d’une superpuissance), mais un conflit transétatique visant à rallier les populations. Plus avant, il est connu que la lutte des classes au sens 8 marxiste, plus encore au sens léniniste, avait réintroduit la relation d’hostilité à l’intérieur de l’Etat, dès lors que le mouvement ouvrier revendiquait et exerçait le pouvoir de désigner l’ennemi, à savoir la bourgeoisie et l’Etat bourgeois. L’école « transnationaliste » conçoit l’unité contemporaine des relations internationales, les rapports interétatiques n’étant qu’une partie de l’intersocialité générale. L’école « réaliste », elle, rappelle la dualité historique des systèmes internationaux : le système transnational constitué d’acteurs et d’échanges de type privé ; le système interétatique constitué par ces acteurs de type public que sont les Etats détenteurs du jus tractatum et du jus belli ac pacis. Même s’ils sont en interaction, celui-ci n’est pas une partie de celui-là : il le domine. Pour le démontrer, il suffit de remédier à l’oubli par Raymond Aron d’une autre figure étatique centrale à côté du Soldat et du Diplomate : le Douanier. La très dense intersocialité manifestée par les flux d’échanges et de communications (biens, services, capitaux, crédits, transports, informations, discours, voyages, migrations...) ne crée pas une « société mondiale » comme il y a une société nationale, pour deux raisons : l’absence d’une législation les régissant (il y a une division internationale du travail beaucoup plus qu’un marché mondial) ; le contrôle des/aux frontières (physiques ou immatérielles, ports ou aéroports internationaux et cyberespace inclus) par les autorités douanières (au moins les frontières extérieures pour les Unions douanières telle l’UE), même si ces dernières n’empêchent pas mille et un trafics, pas plus que la police n’empêche mille et une infractions. 2) Au fond, l’école « transnationaliste » systématise l’approche individualiste et pluraliste des relations internationales, détrônant l’Etat. Elle transpose la théorie pluraliste de l’Etat de Laski et la théorie individualiste du droit international de Scelle, qui mettent l’Etat au service de la société et qui dénient à l’Etat sa prétention à constituer un type supérieur de communauté. Pour Harold Laski, et sa sociologie politique interne, l’Etat est un conglomérat de groupes sociaux ; pour Georges Scelle, et sa sociologie juridique internationale, l’Etat est, lato sensu, un groupe social parmi d’autres groupes sociaux et, stricto sensu, une instance de compétences occupée par certains individus (les autorités et les agents) responsables devant le droit international (y compris pénalement). Chez l’un comme chez l’autre, l’individu se trouve inséré dans une pluralité de relations d’allégeance, sans que la loyauté envers l’Etat prime nécessairement. A cette « théorie de la réfutation » ou de la « désintégration » de la puissance publique, Carl Schmitt répond (en hégélien), d’une part, par la réaffirmation du devoir de fidélité du citoyen envers l’Etat, d’autre part, par la refondation de la suprématie de l’Etat. L’Etat est l’unité souveraine parce qu’il et tant qu’il possède le droit et le pouvoir de légiférer, de prélever l’impôt, de punir, de conclure des traités, de faire la guerre (les droits régaliens). L’Etat n’est pas une simple « association » (une somme d’individus), car son jus vitae ac necis suffit à créer une « communauté » (un tout), décisive par rapport à toutes les autres associations. Certes, l’Etat n’est qu’une forme historique d’unité politique. Certes, il n’est pas l’unique acteur de la politique internationale. Certes, il peut se décomposer en cas de guerre civile ou de contestation de son autorité (l’Etat est mortel, deus mortalis, disait Hobbes). Certes, des insurgés peuvent se substituer à l’Etat en revendiquant et en exerçant des pouvoirs de type régalien. Certes, il existe beaucoup d’Etats « en faillite » dans le monde -ou beaucoup d’Etats « en construction ». Un Etat incapable d’assurer la protection et d’imposer l’obéissance, bref, de garantir l’ordre public, n’est qu’un « pseudo-Etat », et il y en a un grand nombre. Mais l’Etat digne de ce nom ne saurait être mis sur le même plan que les « firmes multinationales, diasporas, réseaux de solidarité, etc. », pour reprendre l’énumération de Badie et Smouts7. Pourquoi ? Parce qu’il, et tant qu’il, dispose des attributs de la souveraineté (les droits régaliens). Les relations internationales demeurent donc d’abord des relations entre Etats. 3) L’école « réaliste » ramène les OIG dans la sphère de l’étaticité. La cause est interétatique, mais l’effet, international, écrivions-nous. On peut renverser le propos : l’effet est international, mais la cause, interétatique. Les OIG sont nées du besoin qu’ont ressenti les Etats d’avoir une capacité collective et commune pour traiter de problèmes collectifs et communs, notamment dans les espaces internationaux. Par rapport aux Etats membres, leur autonomie organique, matérielle et fonctionnelle dépend de la latitude d’action de leurs instances propres : elle est plus marginale qu’élevée. La diplomatie des OIG est de superposition, non de substitution (elle s’ajoute à celle des Etats, elle ne la remplace pas). Les OIG n’ont pas de territoire, ni de population, ni de gouvernement. Elles ne 7 « Introduction » au n°21-22 de Cultures & Conflits, pp.9-18, p.17. 9 suscitent aucune allégeance. Personne n’est jamais mort pour une OIG ! Elles ne mènent pas de politique étrangère : elles mettent en commun la négociation interétatique et, en cas d’accord, le compromis interétatique, dont leur existence procède ab initio. Elles ont une « charte constitutive », c’est-à-dire un mode de fonctionnement fixé par traité, pour remplir leurs fonctions, atteindre leurs buts et exercer leurs compétences, ce qui inclut un système d’organes et d’agents, une procédure décisionnelle, des pouvoirs implicites, un patrimoine et un budget propres, des immunités diplomatiques. Les OIG ont la personnalité juridique internationale8 ; mais elles n’ont que cela, puisqu’elles sont entièrement déterminées par le droit international et dominées par la finalité fonctionnelle9 qui explique leur existence. Ce n’est pas le cas des Etats, et c’est pour cela que l’on meurt parfois pour eux ! Les Etats fondateurs de l’OIG, ainsi que les Etats qui adhèrent, fournissent les objectifs, le siège, les moyens humains, matériels, financiers. Au sein des OIG, les décisions sont prises à l’unanimité, ou à la majorité qualifiée, ou par consensus, avec ou sans droit de veto pour certains membres. Mais nulle OIG ne possède le pouvoir d’imposer des décisions à un Etat sans la participation d’autres Etats. Prenons l’exemple de l’ONU et de son organe principal : que le Conseil de Sécurité des Nations Unies (id est un complexe de Puissances étrangères) décide de contraindre un Etat, il faudra bien que les Etats membres du CSNU ou les autres Etats mettent en oeuvre cette décision 10. S’agissant des OIG régionales, elles regroupent des Etats, volontaires, d’une même aire géographique, politique, économique ou culturelle. Elles sont fondées par des Etats noyaux, souvent prépondérants ; d’autres Etats y adhèrent, souhaitent y adhérer ou ont vocation à y adhérer ; d’autres en sont exclus implicitement ou explicitement11. 4) S’agissant des ONG, l’école « réaliste » souligne, d’une part, leur hétérogénéité, d’autre part, leur dépendance vis-à-vis de l’Etat. A) La diversité des ONG se reflète dans leurs buts : humanitaire (le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, les Ordres de Malte, Médecins sans frontières, Handicap international...), religieux (les Eglises, les Alliances évangéliques, la Ligue islamique mondiale...) , idéologique (l’Internationale socialiste, National Endowment for Democracy, Amnesty international, Human Rights Watch...), journalistique (l’Institut international de la presse...), scientifique (l’Institut du droit international...), aérospatiale (Fédération internationale d’astronautique), économique (la Chambre de commerce international, la Chambre internationale de commerce et d’industrie) , socioprofessionnel (les fédérations syndicales ou patronales...), écologique (Greenpeace, les Amis de la Terre, la Société protectrice des animaux), sportif (le Comité international olympique, la Fédération internationale de football amateur, l’Union européenne de football amateur) , etc. B) Par définition sémantique, une ONG est indépendante des Etats, sinon elle ne serait qu’un organe de facto de l’Etat. En vérité empirique, il est fréquent que des Etats subventionnent des ONG ou cherchent à les instrumentaliser, celles-ci acceptant ou résistant. Se pose ici le double problème du financement et du fonctionnement des ONG. De toute façon, les ONG ont besoin de la coopération des Etats. Elles peuvent entretenir six types de relations avec eux (ou les OIG) : coopérative (exemple du renforcement ou de la suppléance de l’action publique dans le domaine sanitaire ou social) ; hostile (exemple de la dénonciation d’atteintes aux droits de l’homme) ; militante (elle consiste à promouvoir ou à critiquer telle politique ou telle situation, exemple des groupes prônant la démocratisation ou des mouvements altermondialistes) ; tribunitienne (elle consiste à exprimer ou à manifester telle opinion au nom de tel groupe ou telle catégorie) ; lobbyiste (elle consiste à amener les Etats à adopter tel comportement ou à édicter telle règle, exemple de la campagne internationale pour l’interdiction des mines 8 Selon des modalités spécifiques, elles peuvent conclure des traités, être destinataires ou titulaires de règles applicables au moins coutumièrement sinon conventionnellement, ester en justice, porter réclamation pour les dommages subis par elles ou leurs agents, être responsables des agissements de leurs organes ou agents. 9 Universelle ou régionale, générale ou spécialisée, normative ou informationnelle. 10 La qualité de membre de l’OIG disparaît, définitivement ou provisoirement, en cas de dissolution de l’OIG, de retrait de l’Etat membre, de succession d’un nouvel Etat à un ancien Etat membre, de suspension ou d’exclusion (pour manquement persistant au traité constitutif). 11 Les principales OIG à vocation régionale et générale sont les suivantes. Pour le continent américain : l’OEA. Pour le continent africain : l’OUA devenue l’UA. Pour le monde arabe : la LEA. Pour le monde musulman : l’OCI (Organisation de la coopération islamique). Pour le continent asiatique : l’ASEAN, la SAARC (South Asian Association of Regional Cooperation). Pour l’Océanie : le FPS (Forum du Pacifique Sud). Il existe une OIG eurasiatique : l’Organisation de coopération de Shanghaï. Une OIG à l’échelle de l’océan Indien : l’IOR-ARC (Indian Ocean Rim-Association for Regional Cooperation). Des OIG à l’échelle du Pacifique : l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation), l’ARF (Asian Regional Forum). Les Etats développés démocratiques et capitalistes sont membres de l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économique). Il y a en Europe un dense réseau d’OIG : UE, Conseil de l’Europe, Alliance atlantique et OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), PPP (Partenariat pour la paix) et CPEA (Conseil du partenariat euro-atlantique). 10 antipersonnel ou des bombes à sous-munitions) ; manipulatoire (des Etats utilisent des ONG afin de promouvoir leur politique dans tel domaine, ex. de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande vis-à-vis des campagnes de Greenpeace contre les essais nucléaires français dans le Pacifique Sud). Quant aux FMN, leur puissance économique est très grande ; leur concurrence mutuelle, très âpre ; sans doute peuvent-elles imposer leur volonté à de petits Etats, faire du lobbying, peser sur des négociations internationales, mettre les Etats en concurrence sociale et fiscale pour attirer les investissements. Mais si les Etats dépendent en partie des firmes pour l’emploi, les rentrées de cotisations ou d’impôts, les firmes dépendent entièrement de la volonté et de la capacité des Etats à leur fournir un cadre de travail normal : émission monétaire, définition et protection (par les services de police et de justice) des droits de propriété, des libertés économiques et des obligations contractuelles, infrastructures publiques (transports, communications, santé, éducation). Aussi ne s’implantent-elles que dans les pays où existe une sécurité suffisante, fournie principalement (et gratuitement) par les Etats, subsidiairement (et onéreusement) par des agences privées. Les FMN ne constituent pas une puissance proprement transnationale : firmes mères et filiales sont morcelées par les souverainetés territoriales, donc les ordres juridiques, des Etats dans lesquels elles exercent leurs activités. 5) Le droit international (le jus ad bellum) a consacré l’avènement de nouveaux auteurs, non étatiques, de la belligérance : les MLN ou d’autres mouvements insurgés. La désétatisation n’est cependant que partielle et relative. Le cas des MLN est très significatif. Les MLN, avec leurs alliés étatiques, Etats non alignés et Etats socialistes, se sont opposés à des Etats coloniaux. Ils ont ensuite été absorbés par le processus d’étatisation. C’est pourquoi l’ordre étatique est sorti vainqueur des luttes de décolonisation. Au départ, le droit international a eu de grandes difficultés à admettre le phénomène des MLN. Mais les (des) Etats ont adapté le droit international, de la façon suivante : prise en considération de collectivités non étatiques, tels les mouvements de résistance à l’occupation (MRO) de la Seconde Guerre mondiale ; caractère provisoire et international des situations coloniales selon la Charte de l’ONU ; compétence autoproclamée de l’AGNU en la matière et valorisation juridique de ses résolutions ; création d’un nouveau droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et condamnation du colonialisme comme de l’apartheid ; octroi d’un statut international aux MLN, avec qualité d’observateurs à l’ONU ; octroi d’un droit de belligérance aux MLN, incluant la faculté de conclure des accords internationaux avec des Etats et celle de participer en qualité d’observateurs aux Conférences de Genève de 1974-1977, d’où sont issus les Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions du 12 août 1949 ; légitimation des guerres de libération nationale et reconnaissance conditionnelle de la qualité de combattants légaux aux membres des MLN ; adaptation du jus in bello à la pratique de la guérilla ; droit d’aide humanitaire et économique des Etats en faveur des MLN. Mais le droit international ne s’est pas seulement adapté aux MLN ; il a adapté les MLN à la logique étatique, le MLN devenant l’embryon du futur Etat à constituer sur le territoire concerné. La qualité de MLN était par nature transitoire : sitôt l’indépendance acquise, le MLN perdrait sa représentativité internationale et céderait la place au nouvel Etat, pour éventuellement se transformer en parti politique voire en parti unique, les cadres s’assurant, ou accaparant, des fonctions publiques. C’est pourquoi le caractère révolutionnaire des résolutions de l’AGNU ou du Protocole additionnel I de 1977 (P1) doit être relativisé, parce que les situations et mouvements qu’ils visaient - les situations coloniales ou d’apartheid et les MLN- n’étaient pas destinés à durer, mais à fonder (en situation coloniale) ou à refonder (en situation d’apartheid) des Etats. C’est ainsi que le processus de libération s’est résorbé dans l’étatisation (Aziz Hasbi)12. Enfin, hors contexte colonial, les « groupes armés non étatiques » (GANE) s’avèrent bien souvent de « pseudo-GANE », car contrôlés par des Etats et soutenus ou utilisés contre d’autres Etats, pour des guerres interétatiques indirectes. En conclusion, l’école « transnationaliste » met en avant l’intersocialité, tandis que l’école « réaliste » réaffirme la primauté de l’Etat. Nous sommes d’accord sur cette primauté, mais conditionnellement, ce qui peut conduire à discerner d’autres acteurs, en accord cette fois avec le paradigme transnational. La condition est politique. C’est elle qui permet d’identifier -sinon de comptabiliser- l’acteur. C’est là qu’on arrive à la théorie schmittienne du 12 Précisément, l’indépendance fut acquise avec pour principe de délimitation territoriale : l’uti possidetis ita possideatis (Indes exceptées), et pour principes de succession des métropoles par les nouveaux Etats : la continuité patrimoniale (les biens et pouvoirs publics de la métropole passent au nouvel Etat) et la tabula rasa conventionnelle (les nouveaux Etats ne sont pas liés par les traités conclus par les métropoles, sauf en matière de droit des espaces et de droit humanitaire). 11 politique, reprise, modifiée et complétée par Julien Freund, et à transposer aux relations internationales. Auparavant, il est nécessaire de s’attarder sur la notion de « personne », la composition de l’humanité et la signification même des relations internationales. 2) La notion de « personne », la composition de l’humanité et la signification des relations internationales « L’acteur » présuppose une certaine méthode analytique : celle de « l’individualisme méthodologique », par opposition au systémisme ou au structuralisme, qui s’intéresse au milieu, international en l’occurrence. « L’acteur » amène à se tourner vers le sujet, vivant, conscient, agissant : par conséquent, qui consomme des ressources (renouvelables ou non, abondantes ou rares, prélevées ou produites), qui est animé par des idées et des intérêts, qui prend des décisions et qui s’efforce de les appliquer avec succès (face aux contraintes ou aux adversités). Le milieu international, qu’il soit perçu sous l’angle de l’intersocialité ou de l’interétaticité, est constitué par les relations d’extranéité, sur telle échelle temporelle (contemporaine ou ancienne) et sur telle fraction spatiale (le monde ou une partie du monde). Quant aux acteurs, deux types apparaissent de prime abord : l’acteur individuel, telle personnalité ; l’acteur collectif, tel groupe ou entité. Tout être humain est situé spatialement, socialement et historiquement, même s’il est libre de changer (de profession, de classe, de famille, de pays, de langue, de religion, de sexe...). Une telle situation renvoie aux territoires où l’on habite, aux collectivités dont on est membre, aux lignées d’où l’on procède. L’existence d’une collectivité n’est pas de même nature que celle d’un individu. Une collectivité n’est-elle qu’une somme d’individus ? Dans l’affirmative, il n’y aurait d’acteurs qu’individuels, et la notion d’acteurs collectifs ne serait qu’une fiction. Mais si l’on parle sans arrêt de « la France », « la Catalogne », « la classe ouvrière », « le communisme », « l’islam »..., c’est que l’on croie aux personnes collectives ainsi nommées, et cette croyance finit par rendre réel (par faire advenir à l’existence) ce qui n’était probablement qu’idéel. A) « Réalisme » ou « nominalisme » ? Il convient de s’interroger sur l’existence de personnes autres que physiques - sur les différents états de l’être, visibles ou invisibles. Cela implique de se tourner vers la philosophie, plus précisément de remonter à la fameuse querelle des Universaux, à l’époque de la seconde scolastique (le bas moyen-âge) : la querelle du « réalisme » et du « nominalisme », qui s’apparente à l’opposition du holisme et de l’individualisme. Il s’agissait de savoir si les idées ou Universaux qu’on exprime par des mots tels que « espèce humaine », « nation », « Eglise », désignent des êtres réellement existants ou s’ils ne sont que des abstractions. Y a-t-il des communautés ou n’existent-ils que des individus ? N’y a-t-il de personnes que physiques, donc mortelles, ou en existe-t-il d’autres ? Thomas d’Aquin tenait pour réels les « universels » : « l’homme », « les Français », « le Dominicain », ne sont pas seulement des concepts, mais des « réalités secondes », métaphysiques, la qualité de « réalités premières », physiques, étant propre aux individus. Pour Guillaume d’Occam, au contraire, seuls les individus sont réels ; les « universels » -« l’homme », « les Anglais », « le Franciscain »- ne sont que des noms servant à désigner plusieurs phénomènes singuliers similaires... C’est ainsi que le concept d’acteur en Relations internationales exige une prise de position philosophique. Admettre qu’il y a d’autres réalités que physiques ou sensibles permet d’appréhender l’existence non seulement des sept milliards d’individus qui composent l’humanité présente, mais aussi l’existence des peuples ou d’autres communautés : réalités -représentées- à la fois pluri- et supra- individuelles, dont la vie et la durée de vie passée (les ascendants) et future (les descendants) dépassent de très loin l’individu. La prise de position philosophique conduit à la technique juridique : celle de la personnalisation. Les collectivités disposant de la personnalité morale deviennent assimilables à des individus, de « grands individus » (magni homines), au nom desquels ou pour le compte desquels décident ou agissent des représentants ou des agents, personnes physiques. La personnalité morale institutionnalise les réalités métaphysiques, donc transforme des 12 collectivités vivantes en collectivités conscientes et agissantes, le rapport entre « communauté » et « personnalité » correspondant au rapport entre « organisme » et « organisation » (Ernst Jünger). B) Les relations internationales, relations d’extranéité Le « réalisme » au sens du thomisme ou du holisme permet de comprendre 1) la composition de l’humanité en même temps que 2) la signification des relations internationales. 1) L’humanité est une au plan zoologique et éthique : il y a une espèce humaine et une personne humaine. L’humanité est plurielle au plan culturel et politique : il y a des peuples et des Etats (193 Etats, donc 193 nationalités) ou d’autres communautés, de classe ou de religion. L’humanité n’est pas composée que d’individus, elle est composée de peuples. Les peuples existent, en dépit de l’évolution cosmopolite des sociétés en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord (en Occident), plus généralement, en dépit du déracinement caractéristique de la modernité (apologétiquement appelé « mobilité »), dû à l’exode rural et à l’urbanisation, au déplacement des populations vers les littoraux, à l’émigration au-delà des mers. 2) S’il y a de l’international, c’est parce qu’il y a différents groupements humains, c’est parce qu’il y a des étrangers et des frontières, donc de la coopération et du conflit entre différents peuples, la frontière étant la concrétisation spatiale de la relation d’extranéité. Les relations internationales désignent ainsi le rapport fondé sur l’altérité. Si la différence de nationalité prime, autrement dit, si « international » renvoie d’abord à « interétatique », c’est parce que l’Etat s’est imposé formellement comme la forme dominante de communauté. Selon les manuels, on entend par relations internationales, l’ensemble des relations qui se déroulent au-delà de l’espace contrôlé par un Etat. Les relations internationales présupposent ainsi une structure anarchique, qui est propre aux relations d’extranéité (la dialectique du Même et de l’Autre). « Etranger » est le seul concept qui permette de rassembler toutes les « relations internationales », quelles que soient les approches théoriques (du « positivisme » au « post-positivisme »). Objectivement, il y a trois sortes d’étrangers au sens du non-concitoyen : le proche, le lointain, l’inconnu. Subjectivement, s’ajoute un quatrième type : le concitoyen non reconnu comme tel, ou non-compatriote, ou allogène. Inversement, un étranger au sens de la nationalité étatique peut être reconnu comme un compatriote même au-delà d’une frontière. La distinction des nationaux et des étrangers est fondamentale. Juridiquement, elle est compliquée par l’existence de bi- ou de pluri- nationalités, par l’institution de la citoyenneté européenne (les nationaux des Etats membres de l’UE sont concitoyens), par l’apatridie. Sociologiquement, elle est relativisée par l’existence d’autres identités, appartenances ou allégeances que nationales (infra-, trans- ou supra-étatiques) : sociales, ethniques, confessionnelles, civilisationnelles. C’est pourquoi la relation d’extranéité n’est pas qu’objective, mais aussi subjective. L’école « transnationaliste » insiste sur la densification de l’intersocialité due à la mondialisation ; mais cette dernière, souligne l’école « réaliste », n’a pas métamorphosé les « relations internationales » en un « ordre global » : les rapports d’extranéité propres à une pluralité politique mondiale n’ont pas été transformés en des rapports de concitoyenneté propres à une unité politique mondiale. Il est à cet égard hautement significatif que les relations internationales ignorent la juridiction obligatoire des différends internationaux. A cette anarchie internationale, il y a une raison d’ordre anthropologique, exprimée par le concept de communauté politique ou la théorie de l’identité collective de Régis Debray : la tendance primaire de la nature humaine à former des groupes exclusifs. Qu’est-ce qu’une communauté ? C’est un groupe d’hommes et de femmes qui croient au(x) même(s) dieu(x) et qui sont confrontés au(x) même(s) ennemi(s), en langage euphémisé, qui croient aux mêmes valeurs et qui sont confrontés aux mêmes adversaires. Soit la double polarité « transcendance-immanence », « amitié-hostilité ». On s’associe sous un dieu et/ou contre un ennemi : tel est le fondement, telle est aussi l’incomplétude intrinsèque à toute communauté, puisque celle-ci a besoin d’un supérieur et d’un extérieur, l’ensemble formant une personne morale, irréductible à la somme de ses membres physiques. Pour qu’il y ait communauté, il faut qu’il y ait un dedans à différencier d’un dehors, donc une origine à fixer (la généalogie), un au-dessus à affirmer, des limites à tracer (la frontière). A l’époque de la mondialisation, le grand contraste se déploie entre, d’une part, la technique ou l’économie qui unifie l’humanité en la recouvrant, quoiqu’inégalement, des mêmes réseaux de transports ou de communications et des mêmes objets de production ou de consommation, 13 sur des espaces de plus en plus étendus pour des durées de vie de plus en plus courtes (la « civilisation planétaire » de Gilles Lipovetsky), d’autre part, la culture ou la politique qui divise l’humanité en la fractionnant en personnalités collectives spécifiques, sur des territoires localisés et dans la longue durée (les « cultures populaires » d’Hervé Juvin). Ce contraste recoupe les deux grands types de relations internationales : les relations transfrontières entre particuliers (la « toile d’araignée » de l’intersocialité, selon John Burton), acteurs marchands ou fonctionnels d’une part, acteurs identitaires ou communautaires d’autre part ; les relations diplomatico-stratégiques entre Etats (les « boules de billard » de l’interétaticité, selon Arnold Wolfers), grandes puissances d’une part, Etats moyens et petits d’autre part. L’aspect transnational est dominé par la figure de l’expatrié : touriste, migrant, réfugié, étudiant, travailleur, commerçant, investisseur, reporter, humanitaire, missionnaire, etc., au sens large de l’individu qui traverse les frontières interétatiques et qui séjourne, à titre temporaire ou définitif, dans un autre Etat que son Etat d’origine. L’aspect interétatique, lui, est dominé par les figures du diplomate et du militaire, mais aussi celle du douanier, qui se trouve au point de rencontre de l’interétaticité et de l’intersocialité, en même temps qu’il marque, normalement (hors trafics et hors infractions...), la domination de l’une sur l’autre. L’expatrié comme l’agent public sont des personnes physiques. Mais il n’y a pas que les personnes physiques qui participent aux relations internationales, qu’elles viennent de la société civile ou de l’appareil d’Etat. L’agent public représente une personne morale de droit public, à l’instar des dirigeants d’un Etat, cependant que l’expatrié peut représenter une personne morale de droit privé. Ce sont toujours des hommes ou des femmes qui décident ou agissent, mais souvent ils engagent des collectivités, ayant parfois la personnalité juridique. C) Les sujets de droit international Certains acteurs sont sujets de droit international, d’autre pas. Les sujets primaires sont les Etats ; les OIG sont des sujets dérivés ; les MLN, les peuples et les individus sont des sujets partiels : le MLN est sujet du droit de belligérance ; le peuple, du droit à l’autodétermination ; l’individu, du droit international des droits de l’homme. L’individu est également sujet du droit international pénal, encourant une responsabilité en cas de commission d’une infraction internationale ; sujet du droit international des minorités, s’il appartient et choisit d’appartenir à un groupe minoritaire (à ne pas confondre avec les étrangers) ; sujet du droit international des réfugiés, au cas où il quitterait son pays parce qu’il y serait persécuté (à ne pas confondre avec les émigrés). Quant aux démembrements de l’Etat (collectivités territoriales et établissements publics), ils ont, à l’instar de l’Etat, la personnalité morale de droit public ; les entreprises et associations, la personnalité morale de droit privé interne, tout comme les ONG et les FMN. ONG et FMN ont en commun d’associer des personnes physiques ou morales de différentes nationalités et de poursuivre des activités sur le territoire de plusieurs Etats, avec un centre de direction localisé dans un Etat et des agences d’activités localisées dans cet Etat et un ou plusieurs autres ; la différence est que les premières se livrent à des activités non économiques à but non lucratif, les secondes, à des activités économiques à but lucratif. Enfin, les OIG ont la personnalité morale de droit international public. Parmi toutes ces personnes -individuelles ou collectives, physiques ou morales, privées ou publiques, souveraines ou non souveraines- participant au milieu international, certaines sujets de droit international, d’autre pas, lesquelles sont des « acteurs » des relations internationales, au sens transnational comme au sens interétatique ? C’est le politique qui permet l’identification, avec ou sans personnalité juridique. Il nous semble que la meilleure formulation du politique a été donnée par Julien Freund (L’essence du politique), partant de Carl Schmitt (Le concept du politique) tout en le révisant dans un sens plus wébérien13. 3) La théorie du politique selon Carl Schmitt et Julien Freund 13 Sur la comparaison de la théorie du politique chez le juriste-théologien allemand et chez le philosophe-sociologue français, cf. notre contribution, « Le concept du politique : Carl Schmitt et Julien Freund comparés », indiquée en Bibliographie. 14 L’analyse statocentrée chère à l’école « réaliste » se divise en deux approches : micropolitique, l’étude de la politique étrangère d’un Etat ; macropolitique, l’étude du système international comme ensemble des rapports (de force) interétatiques. Elle repose sur un double postulat : la séparation du politique, relevant de l’Etat, et du social, relevant de la société civile ; la séparation de l’intérieur, « pacifié » car régi par un droit étatique centralisé et vertical, et de l’extérieur, « anarchique » car régulé par un droit interétatique décentralisé et horizontal. L’école « transnationaliste » récuse ce double postulat : à juste titre, parce que le politique ne se confond pas avec l’étatique, et parce que les relations intérieures ne sont pas à l’abri de la guerre civile (elles peuvent « s’ensauvager »), cependant que les relations internationales sont susceptibles d’une pacification structurelle (elles peuvent se « domestiquer »). Mais l’école « transnationaliste » répond à la primauté de l’Etat par une énumération (Etats, FMN, diasporas, flux religieux, réseaux de solidarité, etc.), dissimulant mal un a priori idéologique (universaliste) hostile à l’Etat, forme d’unité politique d’un peuple, donc forme de division politique de l’humanité. Le « transnationalisme » est antinational. Il n’a pas saisi la nature du politique, même s’il a le mérite de ne pas réduire le politique à l’étatique. Le politique n’est pas un domaine, le domaine de l’Etat ; il est un degré d’intensité, le degré d’intensité d’une relation d’hostilité, dit Schmitt, le degré d’intensité d’une relation conflictuelle de pouvoir dans l’espace public, dit Freund. Exposons leurs conceptions, en particulier la critique schmittienne de la sociologie de l’Etat de Laski. A) Le Concept du politique selon Carl Schmitt D’après Carl Schmitt (1888-1985), l’identification du politique exige de dégager ses catégories spécifiques, c’est- à-dire ses distinctions propres. Refusant de définir le concept par une instance, tel l’Etat, ou par une substance, tel le bien commun, l’objectif du juriste allemand est de déterminer la catégorie distinctive qui permet de discerner ce qui est politique. La relation spécifique, qui ne se laisse déduire d’aucune autre relation et à laquelle on peut réduire toute activité politique, est celle de l’ami et de l’ennemi. Le critère du politique, c’est la possibilité pour une opposition quelconque d’évoluer vers un conflit mettant aux prises des amis et des ennemis. Le politique n’est donc ni le pouvoir ou la domination, ni le bien commun ; c’est l’hostilité. Le politique ne désigne pas un domaine d’activité, mais le degré d’intensité d’une relation, la relation d’hostilité, dont les motifs peuvent être de tous ordres. Schmitt utilise la dialectique hégélienne : d’après lui, « la transmutation de la quantité en qualité » exprime la conviction que tout domaine d’activité est susceptible de devenir politique, par le biais d’un antagonisme d’une intensité qualitativement nouvelle. Ainsi, la relation ami-ennemi, qu’elle soit intérieure à l’Etat ou entre des Etats ou hors Etat, exprime un degré extrême d’association et de dissociation, dont les motifs, causes ou enjeux peuvent être de tous ordres, religieux, économique, social, idéologique ou territorial, lorsque ces oppositions religieuses, économiques, sociales, idéologiques, ethniques, atteignent l’état polémique. Celui-ci fait survenir la perspective de l’épreuve de force, dont la possibilité ultime est la guerre, c’est-à-dire l’affrontement mortel. L’hostilité résulte de l’altérité des protagonistes, dans telle situation de conflit, et de la décision qui désigne l’ennemi, acte politique par excellence. L’ennemi est l’autre, l’antagoniste, dont l’existence collective représente la négation de notre propre forme d’existence collective, sans que le conflit puisse être résolu à l’amiable ou via un tiers. Dans cette perspective, la guerre n’a pas d’autre justification que la nécessité vitale de maintenir notre forme d’existence collective face à une négation tout aussi vitale de cette forme. La conception de Schmitt n’est pas belliciste ; elle n’est pas non plus étatiste. Politique et Etat se trouvent en relation dialectique. Le noyau de l’Etat, c’est la relation de protection et d’obéissance, puisqu’il a pour fonction d’assurer la sécurité des personnes et des biens (Etat = pacification). Le noyau du politique, c’est la relation ami- ennemi, puisque c’est dans les situations extrêmes que se manifeste l’essence du politique (politique = hostilité). Etat et politique n’en sont pas moins liés, car l’Etat, en tant qu’unité politique, doit conserver le monopole de la désignation de l’ennemi, s’il veut continuer d’assurer la protection et d’imposer l’obéissance. C’est en ce sens qu’il est souverain, c’est-à-dire capable de préserver l’ordre public. Sinon, lorsque d’autres groupes déterminent la relation d’hostilité, la situation normale, régi par le droit ordinaire, fait place à une situation exceptionnelle, régi par un droit extraordinaire. L’insurrection, la révolution, la guerre civile, ou même de simples attentats, montrent que le monopole étatique peut être remis en question. L’Etat est l’instance qui dispose normalement du 15 monopole de la désignation de l’ennemi. Mais tout antagonisme (religieux, économique, social ou idéologique) n’est jamais complètement supprimé au sein d’un Etat. « Une certaine contradiction, un certain antagonisme à l’intérieur de l’Etat demeure un élément constitutif du politique, tout en étant relativisé par l’existence de l’Etat, unité qui englobe tous les contraires ». Le rapport ami-ennemi demeurant latent au sein de l’unité politique, celle- ci peut être brisée lorsque les oppositions internes atteignent une certaine intensité, dont le degré extrême est la guerre civile. Celle-ci met fin à l’unité politique et voit les partis se substituer à l’Etat. « Quand, au sein d’un Etat, des partis sont en mesure de fournir à leurs adhérents une protection plus grande que celle de l’Etat, l’Etat devient une annexe de ces partis et le citoyen a compris à qui il faut obéir ». L’instance peut donc se décomposer, jusqu’à sa recomposition à l’aide de pouvoirs d’exception, ou bien l’instauration d’un nouvel Etat si les insurgés sont vainqueurs. « Le concept d’Etat présuppose le concept de politique », « le politique ne peut plus être déterminé à partir de l’Etat, c’est l’Etat qu’il faut déterminer à partir du politique », écrit Schmitt. La distinction schmittienne du politique et de l’étatique a constitué une rupture avec la science politique et la théorie de l’Etat allemandes sous la République de Weimar (de Jellinek à Triepel), qui associaient politique et pouvoir d’Etat. Par exemple, Schmitt reprochait à Max Weber d’associer politique et domination, et de considérer l’Etat moderne comme une « grande entreprise »... L’identification -passée et dépassée- du politique et de l’étatique permettait une représentation territoriale, à savoir : intérieur = police (au sens de la tendance à la pacification), extérieur = politique (au sens de la possibilité de la guerre). Dans l’Etat classique, il ne devait y avoir qu’une « police » ; la « politique » en était absente, car seule était « politique » la politique étrangère pratiquée par l’Etat vis-à-vis d’autres Etats. L’Etat classique visait la suppression de la possibilité même d’un ennemi intérieur, car il ne voulait reconnaître que l’ennemi extérieur, lui-même un autre Etat. Il reposait sur des distinctions nettes entre l’intérieur et l’extérieur, le social et le politique, la paix et la guerre, les civils et les militaires, le criminel et l’ennemi, cependant qu’il demeurait une entité distincte, supérieure à la société civile, dont les différents domaines étaient dépolitisés ou réputés apolitiques. L’imbrication de l’Etat et de la société, sous l’effet de la démocratisation et de la construction de l’Etat-providence, a mis fin à la « neutralisation » des domaines économiques et sociaux. Surtout, le marxisme, plus encore le marxisme- léninisme, a cassé le monopole étatique de la décision politique en réintroduisant la relation d’hostilité à l’intérieur de l’Etat sous couvert de la lutte des classes. La classe au sens marxiste a cessé d’être un concept purement économique et social. Elle est devenue un concept politique lorsqu’elle a atteint le « point décisif », c’est-à-dire lorsque les révolutionnaires ont pris au sérieux « la lutte des classes en traitant l’ennemi de classe en ennemi véritable et en le combattant soit par une lutte d’Etat (à) Etat, soit par une guerre civile à l’intérieur de (l’)Etat ». La référence à l’Etat n’est plus en mesure de spécifier le politique ; c’est la référence au politique qui permet de spécifier l’Etat. Les attributs de l’Etat, de la souveraineté, dérivent du politique. Carl Schmitt à la fois appréciait et critiquait Max Weber. La conception schmittienne de la monopolisation étatique de la désignation de l’ennemi corrobore ou recoupe la conception wébérienne de la monopolisation étatique de la violence légitime. L’Etat est l’instance qui désigne l’ennemi. Il est souverain en ce sens, ou il n’est plus. C’est ce caractère politique qui en fait la communauté suprême. L’Etat dispose en effet du jus belli ac pacis, donc du jus vitae ac necis. Cet attribut met la communauté politique au-dessus de toute autre association, car le droit de faire la guerre signifie le droit d’exiger des citoyens qu’ils soient prêts à tuer et à risquer leur vie. Pour autant, « la tâche d’un Etat normal » est de pacifier son territoire. Mais cette tâche peut amener l’Etat, « lorsque la situation est critique », à désigner l’ennemi intérieur, le plus souvent via des lois ou décrets d’exception servant à proscrire ou à bannir. La « mise hors la loi (s’effectue) en ce sens que les membres de certains partis sont présumés ne pas être dans des dispositions d’esprit pacifiques ou légales ». Il est clair que la relation ami-ennemi s’applique aussi bien à la politique intérieure qu’à la politique étrangère14. La première, pas seulement la seconde, conserve un caractère 14 « Qu’un peuple, ajoute Schmitt, n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde, c’est seulement la fin d’un peuple faible ». En 1969, le juriste maintient les grandes lignes de sa théorie du politique de 1932. L’Etat ne peut être compris et défini qu’à partir du politique. Le critère du politique ne peut être ni une « matière », ni un « domaine autonome », mais seulement le degré d’intensité d’une association et d’une dissociation, c’est-à-dire la distinction ami- ennemi. Il confirme son « diagnostic » du début des années 1930. L’Etat a perdu son monopole du politique, car d’autres instances « en 16 polémique. La relation d’hostilité à l’intérieur peut se croiser avec la relation d’hostilité à l’extérieur, et inversement, d’où surgit une relation d’hostilité transnationale. Carl Schmitt était convaincu que l’époque de l’Etat était révolue et qu’advenait l’époque du « grand espace », autrement dit, des regroupements régionaux de style impérial ou fédéral, cependant que la Guerre froide montrait à la fois l’hégémonie des deux superpuissances dans leur camp respectif, l’ubiquité du conflit Est-Ouest (tous les domaines étant concernés) et la transnationalité de la relation ami-ennemi (traversant les Etats et les sociétés). L’Etat n’est donc pas la forme indépassable du politique. Le politique s’exprime à côté, en deçà, au-delà ou à l’encontre de l’Etat, pas seulement dans l’Etat. Le politique et l’étatique achèvent de se disjoindre lorsque l’Etat, de sujet, devient un objet de la politique, autrement dit, lorsque l’Etat voit le dépérissement et le transfert de la décision vers d’autres instances « en haut » (les institutions européennes ou atlantiques dans l’UE ou l’OTAN) ou d’autres groupes « en bas » (les communautés ethniques ou religieuses...). B) La critique schmittienne de la théorie pluraliste de l’Etat de Laski La récusation de la théorie de Laski (1893-1950) est motivée par la conviction « hégélienne » du juriste, qui place l’Etat au- dessus de la société, tandis que le sociologue, marxiste, met l’Etat au service de la société. Elle fait partie de la critique tous azimuts que Schmitt, nationaliste et néoconservateur, adresse à la République de Weimar, parallèlement au traité de Versailles et à la Ligue de Genève (la SDN). D’après lui, la théorie de Laski représenterait le fondement doctrinal du régime weimarien, en même temps que le symptôme de la « dissolution » du civisme et de l’Etat. D’après Harold Laski, adepte de la IIème Internationale (l’Internationale socialiste), l’Etat est une « association sociale » parmi d’autres « associations sociales », si bien que l’individu se trouve inséré dans une pluralité de relations d’allégeance, juxtaposées sans aucune hiérarchie. Le devoir de fidélité du citoyen envers l’Etat (le « lien éthique ») n’a plus aucune primauté. « L’éthique de l’Etat » cède à l’individualisme et à l’universalisme (« l’humanité »), entre les deux, au communautarisme. A l’individu de choisir. La théorie pluraliste dénie à l’Etat sa qualité de communauté supérieure et exclusive, fondée sur le patriotisme national. Ainsi relativisé, l’Etat devient un conglomérat d’organisations, de groupements et de lobbies de toutes sortes15. Laski veut garantir l’autonomie des individus face à l’Etat, tout en renforçant les groupes sociaux divers et variés auxquels appartiennent ces individus. Le cas extrême montre l’incohérence de sa doctrine. Qui doit trancher en cas de conflits d’allégeance ? L’individu ou les groupes sociaux ? Laski remet à l’individu la décision. Mais il renonce alors à sa sociologie pluraliste, selon laquelle l’Etat est composé de différents groupes sociaux auxquels les individus sont liés par diverses loyautés. Dans la réalité concrète, lorsque s’étiole ou s’écroule la puissance de l’Etat, ce sont des forces sociales déterminées qui s’imposent, nullement l’autonomie des individus. Seul l’Etat fort peut protéger la liberté individuelle, pas des groupes sociaux en concurrence ou en connivence. Cet Etat englobe le pluralisme social dans son unité politique. Celle-ci est à la fois une unité d’en haut, fondée sur la souveraineté, et une unité d’en bas, fondée sur la cohésion nationale. A l’inverse, si le pluralisme social se mue en conflits d’allégeance, la contestation de l’Etat ou la relation d’hostilité au sein de l’Etat risque d’aboutir à la guerre civile. « Seule importe jamais la situation où il y a conflit ». D’après Schmitt, la théorie pluraliste ne résout pas la question essentielle : qui distingue l’ami et l’ennemi ? L’Etat, tel qu’il est représenté, ou des forces sub-, trans- lutte effective » le lui ont contesté, d’abord et « avant tout » le « prolétariat industriel », « classe révolutionnaire » devenue le « nouveau sujet effectif du politique » (Théologie politique II, Paris, Seuil, 1988, 1922, pp.95-96). 15 Schmitt donne le résumé polémique suivant : « L’Etat apparaît comme un objet de compromis entre des groupes ayant un pouvoir social et économique, un agglomérat de facteurs hétérogènes, de partis, de groupements d’intérêts, d’entreprises associées, de syndicats, d’Eglises, etc. Du compromis des forces sociales, l’Etat... est devenu purement et simplement problématique. Il semble devenu sinon l’instrument d’une classe ou d’un parti, du moins un pur produit de l’équilibre entre plusieurs factions en lutte, au mieux un pouvoir neutre et intermédiaire, un médiateur, une instance d’arbitrage entre les différentes factions qui se combattent, une sorte de clearing office, un conciliateur qui s’abstient de toute décision autoritaire, qui renonce totalement à dominer les antagonismes sociaux, économiques, religieux ». 17 ou supra-étatiques ? Qui détient la décision politique ? Le politique n’est pas un « domaine » à côté d’autres « domaines » (religion, culture, économie, société, etc..) et l’Etat n’est pas une « association » à côté d’autres « associations » (Eglises, partis, syndicats, entreprises, etc.). Que resterait-il du politique et de l’Etat si on ôtait le religieux, le culturel, l’économique, le social, etc. ? A peu près rien. Le politique ne possède pas de « substance » propre, car il est le « degré d’intensité » d’une relation d’hostilité. L’Etat n’est pas une « association », car son jus belli ac pacis suffit à créer une « communauté ». « Faire figurer, à la manière pluraliste, une (communauté) politique à côté d’une association religieuse, culturelle, économique ou autre, cela n’est possible que pour autant que la nature du politique n’est pas perçue ou pas prise en considération ». C’est le caractère politique de l’Etat qui en fait l’unité déterminante. Telle est la « situation normale » : lorsque l’Etat a le monopole de la décision politique. Mais la « situation exceptionnelle » est toujours possible : lorsque d’autres groupes, doublant ou contrant l’Etat, s’arrogent la décision politique. C) L’Essence du politique selon Julien Freund Carl Schmitt se concentre donc sur l’hostilité. Il néglige le pouvoir ; il n’appréhende l’espace public qu’à travers la distinction de l’hostes (ennemi collectif, public) et de l’inimicus (ennemi personnel, privé). Julien Freund (1921-1993) part de Schmitt, aussi bien la relation de protection et d’obéissance (tirée de Hobbes) que la relation ami-ennemi (plus machiavélienne), ou encore la distinction du politique et de l’étatique : il n’est pas question « d’élever au rang d’essence du politique des structures qui ne sont que des manifestations liées aux conditions sociales d’une époque déterminée ». Mais il corrige Schmitt en renouant avec la conception wébérienne de l’Etat comme forme de domination politique, ce qui l’amène à mettre en avant la relation de commandement et d’obéissance. Il rétablit donc le pouvoir au coeur du politique. De plus, il situe, ou re-situe, le pouvoir politique dans l’espace public. Cependant, cette notion de public ou d’espace public est pensée en termes de « degré d’intensité », donc en termes schmittiens : le public est moins un domaine distinct du privé, qu’un degré d’intensité d’une question estimée d’« intérêt public », et donc mise sur la « place publique ». Cette approche permet à Freund de souligner l’importance des mass media, qui mettent, ou ne mettent pas, telle affaire sur la « place publique », lui conférant ainsi une dimension politique. C’est pourquoi l’acteur attire les médias, en quête de sensationnel. Enfin, Julien Freund réhabilite le bien commun comme but de l’activité politique, celle-ci consistant essentiellement dans la décision. Schmitt et Freund diffèrent donc quelque peu ; mais tous deux conçoivent le politique dans la perspective de la crise, même si la chose est plus aiguë chez Schmitt que chez Freund. A cet égard, rappelons que pour le juriste allemand, encore plus que pour le sociologue français, le concept spécifique de l’histoire est l’évènement. L’auteur de L’essence du politique observe d’abord que la politique possède une puissance de fascination. Pourquoi ? Parce qu’il est question de vie et de mort. En effet, le pouvoir politique suprême, celui de la souveraineté, a pour noyau originel le droit de punir et le droit de guerre, d’où dérive le droit de légiférer selon un principe d’omnicompétence, id est la faculté de se saisir de toute question estimée d’« intérêt public ». Freund reprend donc la tradition de « l’exception » en science politique, de Machiavel à Carl Schmitt en passant par Clapmar, Hobbes, Naudé et Max Weber. A cet égard, il est frappant de constater le postulat « laïc » de cette tradition de pensée (proche de la « raison d’Etat »), quelque peu paradoxal chez un catholique et « théologien politique » tel Schmitt. En effet, dans une civilisation sécularisée, le pouvoir suprême est celui de faire passer une société de la paix à la guerre et de la guerre à la paix, autrement dit, d’un état où il est interdit de nuire à autrui à un état où il est permis, recommandé, obligé, de nuire à l’ennemi16. Mais d’un point de vue religieux, ou de certaines religions, il y a plus grave que la vie et la mort : il y a le salut et la damnation après la vie terrestre. Toute notre science politique, y compris notre « politologie de l’exception », et plus largement tout notre droit, reposent ainsi sur un postulat laïc, faisant abstraction de l’âme et de la vie métaphysique après la mort physique. Voilà qui pose problème aux croyants, ou à des croyants. Mais sous l’angle laïc, le pouvoir politique suprême est 16 La guerre est « un état dans lequel le meurtre n’est plus considéré comme un crime » (Nicolas Dubos), soit une « décriminalisation de l’homicide » (Grégoire Chamayou). 18 bien celui d’ordonner de tuer et de risquer sa vie -sinon de la donner- pour une cause collective ou transcendante, telle la patrie ou la nation. Après l’introduction, l’auteur de L’essence du politique expose dans une première partie les considérations méthodologiques, les rapports entre la société et la politique, l’origine du politique. La question sous-jacente est : d’où vient le politique ? Dans une deuxième partie, il développe les présupposés du politique : la notion de présupposé, c’est-à-dire la condition propre, constitutive et universelle d’une essence ; le commandement et l’obéissance, leur dialectique, c’est-à-dire le pouvoir et l’ordre ; le public et le privé, leur dialectique, c’est-à-dire l’opinion ; l’ami et l’ennemi, leur dialectique, c’est-à-dire le conflit et la lutte. La question sous-jacente est : qu’est-ce que le politique ? Dans une troisième partie, il explique la finalité du politique, à savoir : l’action politique, c’est-à-dire la décision ; le but spécifique du politique, c’est-à-dire le bien commun ; le moyen spécifique du politique, c’est-à-dire la force. La question sous-jacente est : à quoi sert le politique ? En conclusion, il définit la politique comme « l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière, en garantissant l’ordre au milieu des luttes qui naissent... de la divergence des opinions » (on retrouve les dialectiques commandement/obéissance, public/privé, ami/ennemi). Freund renouvelle les approches du pouvoir chez Max Weber et celles de l’hostilité chez Carl Schmitt. Il fait oeuvre plus personnelle en situant -à juste titre- le politique dans l’espace public. Le pouvoir n’est politique que s’il est public ou s’il s’exerce dans l’espace public. Le pouvoir au sein de la famille, de l’entreprise, de l’association, ne devient une « question politique » que lorsqu’il déborde la sphère de la famille, de l’entreprise, de l’association, pour devenir une controverse ou un enjeu publics. Ainsi du pouvoir paternel (il fut un temps où le pouvoir paternel ne concernait que les moeurs, nullement la politique) ou du pouvoir patronal (il fut un temps où le pouvoir patronal ne concernait que la société, nullement l’Etat), qui ont été réaménagés par le législateur. Le pouvoir paternel dans la famille comme le pouvoir patronal dans l’entreprise ont été transformés en questions d’« intérêt public », alors même que, en tant que tel, le pouvoir du chef de famille ou celui du chef d’entreprise se limite à une sphère privée. De même, l’activité ou la direction d’un journal, d’un syndicat, d’un parti ou d’une Eglise, malgré leur statut de personnes morales de droit privé dans des pays comme la France, a une vocation politique, parce que, au moins partiellement, elle s’exerce dans l’espace public et s’adresse à l’opinion publique, en provoquant des discordes. La métamorphose du privé en public s’explique bien par le « degré d’intensité » d’un enjeu conflictuel de pouvoir mis sur la « place publique » par la grâce des médias. On retrouve aussi le « degré d’intensité » dans le constat, ou l’idée, que le pouvoir ne se manifeste vraiment que lorsqu’il y a conflit ; autrement, il se borne à gérer, et le « gouvernement des hommes » cède à « l’administration des choses ». Le champ du politique, ou plutôt la dynamique du politique étant donné son ubiquité potentielle, est donc le pouvoir (dans l’espace) public et les conflits qu’il suscite et/ou qu’il tente de résoudre. 1) Dans ce champ, ou dans cette dynamique, la politique est une activité et un discours : l’activité qui consiste à décider publiquement, à préparer la décision et son exécution, à la justifier du côté des décideurs pour gagner la confiance de l’opinion ; à la critiquer ou à la contester du côté des opposants pour susciter la défiance de l’opinion. Lorsqu’elle est officielle, cette décision politique, généralement à forme et force juridiques (les autorités prennent des décisions qui ont la qualité de normes), porte matériellement sur tout domaine de compétence, donc de responsabilité, de l’autorité, au niveau spatial ou dans le secteur social propres à cette autorité. Prendre une décision, c’est alors exercer un commandement -toujours risqué, puisque s’exposant à la désobéissance- en faisant un choix -toujours difficile, puisqu’opter signifie renoncer à d’autres options- dans les buts et moyens, compte tenu des conseils, des adversités ou des contraintes17. Si la vertu politique consiste à savoir décider, le vice politique est l’indécision. 2) Le bien commun (temporel), à chaque niveau spatial ou dans chaque secteur social propres au domaine de compétence de l’autorité, est le but du pouvoir politique (qui s’arrête au spirituel). Définir et atteindre ce but est affaire de décision : il importe de décider ce qu’est le « bien commun » (la concorde intérieure, la 17 C’est précisément le processus décisionnel qui est au coeur de la science politique : par qui, avec qui, contre qui, de quelle manière, sous quelles influences, sur la base de quelles informations, les décisions sont-elles prises, communiquées et (éventuellement) exécutées ? 19 et comment l’atteindre. 3) Les moyens du politique sont la force et la sécurité extérieure, la prospérité, selon Freund) ruse ; en langage moderne, la coercition et la persuasion (en relations internationales, la force armée et la diplomatie). La persuasion risque d’être insuffisante ; la coercition risque de susciter de la résistance. La lutte, de la négociation à la guerre, utilise les deux moyens. Mais la persuasion n’est pas l’exclusivité des autorités publiques : les acteurs de la société civile usent de persuasion jusqu’à la limite de la contrainte (pétitions, manifestations, grève, occupation...) armée. En revanche, normalement et légalement, les autorités et leurs agents habilités ont le monopole de la contrainte physique y compris armée. C’est même la définition de l’Etat selon Max Weber. La force est donc le moyen spécifique du pouvoir politique. Elle doit permettre, le cas échéant : d’imposer l’obéissance ou de sanctionner la désobéissance, bref, de garantir l’ordre ; de protéger l’ami et de dissuader ou de vaincre l’ennemi, bref, de remporter la lutte ; d’appliquer les décisions et de réaliser le bien commun. Dans un Etat, la force publique s’exprime dans les « prérogatives de puissance publique », c’est-à-dire le pouvoir de prescrire, de taxer, de sanctionner. Elle a pour noyau l’armée (terre, mer, air) ainsi que la police et la justice administratives et judiciaires (la réglementation préalable ou préventive des libertés et la sanction des violations ou la répression des infractions). 4) La théorie politique de l’acteur international L’école « transnationaliste », y compris Badie ou Rosenau, transpose dans les relations internationales la prééminence (laskienne) de la société sur l’Etat, l’interétaticité n’étant qu’un aspect de l’intersocialité. Au contraire, l’école « réaliste » réaffirme la prééminence (schmittienne) de l’Etat sur la société, l’intersocialité se trouvant séparé de, et dominé par, l’interétaticité. On retrouve le débat de l’hégélianisme et du marxisme. Du point de vue de la théorie de l’acteur en Relations internationales (soit un « individualisme méthodologique »), le problème de l’école « transnationaliste » est qu’elle dilue la qualité d’acteur dans une énumération où l’Etat se trouve lui-même dilué, tandis que le problème de l’école « réaliste » est qu’elle réduit la qualité d’acteur à l’Etat en ne distinguant pas politique et étatique. C’est le politique qui manifeste le sujet international, qui peut aussi bien être étatique que non étatique. Combien de personnes -de toutes sortes- peuvent être acteurs ou sujets des relations internationales ? Il existe près de 200 Etats, plus de 350 OIG, 40000 ONG, 75000 firmes mères et 900000 filiales, sept milliards d’individus. Combien de peuples (4000 langues dans le monde) ? Combien de collectivités territoriales (36000 rien qu’en France) et d’établissements publics (50000 rien qu’en France) ? Combien de familles ? Le nombre d’acteurs potentiels en relations internationales (relations transfrontières ou d’extranéité) est incalculable. Un acteur n’est toutefois pas n’importe qui ; il n’est pas qu’un agent de l’intersocialité ni même de l’interétaticité. Avec Schmitt, l’acteur des relations internationales serait toute personne désignant l’ennemi (hostes) et mettant en oeuvre une telle décision par-delà les frontières. Les relations internationales se trouveraient réduites à des rapports d’hostilité. Le politique n’est pas que l’hostilité ; il s’identifie, a montré Freund, au conflit autour du pouvoir public ou à un enjeu conflictuel de pouvoir dans l’espace public. Or, l’espace international -anarchique- est tout entier un espace public, car la frontière -fermée, filtrée, traversée ou transgressée- est une ligne, une limite, publique, dont le franchissement exige normalement l’autorisation de l’Etat de départ (un passeport) et de l’Etat d’accueil (un visa). C’est pourquoi l’espace international est davantage « politique » que l’espace interne : impliquant la division et l’absence d’autorité supérieure commune, il est propice aux conflits de pouvoirs sans résolution juridictionnelle. L’acteur des relations internationales est donc la personne qui, par-delà les frontières, met en jeu une relation conflictuelle de pouvoir dans l’espace public. Le nombre d’acteurs est tout aussi incalculable, imprévisible même, mais l’énumération quantitative a été remplacé par une problématique qualitative. L’enjeu conflictuel de pouvoir dans l’espace public international peut surgir en raison de facteurs qualitatifs ou quantitatifs, la quantité étant susceptible de créer un effet qualitatif (selon la « dialectique hégélienne »). Un attentat transfrontière suffit ; il faut des dizaines de milliers de migrants illégaux, pas un seul. Les phénomènes criminels ordinaires, mafias ou gangs par exemple, posent des problèmes « politiques » pour des raisons quantitatives : par l’ampleur ou la notoriété des actes criminels, le contrôle de zones spatiales ou de secteurs sociaux, la formation 20 d’« armées privées » ou la diffusion des armes à feu, les conséquences sur la santé publique (narcotrafic). Le phénomène terroriste pose des problèmes politiques pour des raisons qualitatives : un seul attentat suffit, alors qu’il faut une masse d’actes crapuleux, pour créer une menace de sécurité de niveau politique, et non plus de simple niveau judiciaire. La monopolisation étatique de la force légitime se trouve remise en cause, ici par des facteurs quantitatifs, là par un facteur qualitatif. L’acteur peut être un simple individu ; il décide et agit toujours au nom d’un collectif, donc d’une lignée ; cela corrobore la dimension « publique » (dans l’espace et dans le temps) du politique. Bien sûr, l’acteur est d’autant plus important qu’il dirige ou représente une collectivité. On distingue souvent les « acteurs majeurs » : les titulaires de responsabilités officielles au sein d’un Etat (ou d’une OIG), et les « acteurs mineurs » : les autres individus, du chef d’entreprise et du haut fonctionnaire international au touriste et au réfugié. La distinction en recoupe une autre, classique, entre « haute politique », relative à la guerre et à la paix, et « basse politique », hors guerre et paix. Mais l’acteur gouvernemental (ou intergouvernemental) n’est pas nécessairement plus décisif que l’acteur sub-gouvernemental ou non gouvernemental : tout dépend de l’intensité politique de son activité. Un Etat peut n’être qu’un appareil administratif et juridictionnel, subordonné à un Pa

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