Du français courant à la langue littéraire PDF
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Pauline Bruley
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This document discusses the characteristics of French literary language, detailing its differences from everyday French and emphasizing the power of expressiveness through vocabulary and syntax. It also examines notable poets and writers from the French literary tradition.
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Du français courant à la langue littéraire Pauline Bruley p. 281-296 PLAN DÉTAILLÉ TEXTE INTÉGRAL 1Le français courant : une langue qui s’use chaque jour. La langue littéraire : celle des écrivains, différente, avec son lexique, sa grammaire, ses richesses d’expression. La description d’un lieu de...
Du français courant à la langue littéraire Pauline Bruley p. 281-296 PLAN DÉTAILLÉ TEXTE INTÉGRAL 1Le français courant : une langue qui s’use chaque jour. La langue littéraire : celle des écrivains, différente, avec son lexique, sa grammaire, ses richesses d’expression. La description d’un lieu de jouissance, lointain, pourrait lui correspondre : « Là tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté ». Dans la langue littéraire ou poétique, « Tout […] parlerait / À l’âme en secret / Sa douce langue natale1. » 2La langue littéraire, longtemps langue de la poésie par excellence dans notre imaginaire, rend toute sa puissance à la langue, à moins qu’elle ne confère enfin du pouvoir à une langue dont l’insuffisance nous désole parfois : puissance d’expressivité, surtout, à travers une grande maîtrise de son lexique, une connaissance intime de sa syntaxe. Ne serait-elle pas la « douce langue natale » de l’âme, que chaque écrivain retrouverait à sa manière, à travers son style ? Dans le poème de Baudelaire, l’oscillation des syllabes (5-7), propre au rythme de la chanson, l’harmonie des assonances, la douceur des allitérations et le déploiement du champ sémantique de la jouissance et du plaisir nostalgique sont autant d’explications pour un effet qui reste mystérieux dans son ensemble, et unique, comme un « accord musical2 ». Pourtant, il a bien été conçu à partir d’un idiome : la langue commune. Mais cette langue magnifiée semble capable de déployer tous les aspects d’un rêve, d’une sensation. Elle est à la fois l’autre de la langue courante, et l’absolument nécessaire. Grâce à elle, nous sommes déjà dans le pays rêvé par le poète. La langue littéraire pourrait bien l’être, ou le faire naître. Langue littéraire versus style 3Or quand nous voulons la définir, en cerner le lieu, ses contours s’estompent. Il est difficile de considérer la langue littéraire comme « une » langue (Gérald Antoine s’interrogeait sur la pertinence de ce concept3). La littérature « offre-t-elle une homogénéité suffisante pour qu’on puisse parler de langue littéraire4 » ? 4On a pu l’approcher comme un faisceau d’usages qui s’écartent de la langue commune. En effet, la langue littéraire attire l’attention sur elle de façon différente : d’abord l’énonciation en est souvent différée (nous lisons aujourd’hui des textes de toute époque, écrits souvent pour des lecteurs à venir – mais est-ce propre à la littérature ?) ; l’effet est moins immédiat, ou plutôt : il sollicite des capacités de compréhension plus diverses et une réflexion approfondie. La langue des textes littéraires sollicite davantage la mémoire et le rêve. Les textes attirent l’attention sur eux-mêmes, à la différence des énoncés quotidiens où les mots sont utilisés pour leur valeur d’échange5. Il y a une épaisseur du texte littéraire, qui fait dépendre son sens de sa langue. Valéry a souligné cette lutte des poètes contre l’arbitraire utilitaire du signe : « la valeur d’un poème réside dans l’indissolubilité du son et du sens ». La langue « mandarine » des poètes est l’idiome où la forme enfante le sens6. « Mandarine », ou parfois « langue-limite7 », par exemple de Michaux. Confrontée à l’indicible, elle suggère et suscite les émotions par la combinatoire sans cesse renouvelée des unités du trésor de la langue. Plus encore, cette langue des écrivains peut se faire l’horizon, l’objet d’une quête, dessiner un lieu où un bonheur singulier peut advenir. Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux Que des palais romains le front audacieux, Plus que le marbre dur, me plaît l’ardoise fine, Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin, Plus mon petit Liré que le mont Palatin, Et plus que l’air marin la douceur angevine8. 5Un résumé du contenu propositionnel de ces tercets serait évidemment réducteur. Tout est dans le sens de la forme : superposition entre terre féminine et exil masculin, petitesse adorable féminine et orgueil masculin, personnification non seulement dans « front » mais aussi dans la diérèse et l’inversion. Et, à travers l’éloge du « petit », se lit la distance prise avec l’épopée romaine, avec le « marbre » de l’illustration et avec un orgueil plaisamment repoussé : c’est la figure lyrique de Du Bellay qui se dessine, dans l’écho unique d’une sensibilité. Le poète dispose d’une langue enrichie par un ensemble de codes esthétiques, il participe à son tour à l’enrichissement de ces codes, en donnant corps à son idéal esthétique. 6Ainsi, ce qu’on appelle « langue littéraire » ne correspond pas exactement à la notion de « style » qui a été couramment utilisée pour la désigner9, dans la mesure où l’emploi littéraire, poétique, de la langue commune, peut être partagé par plusieurs poètes, surtout dans le cas d’une école. Dans ce cas, la langue littéraire relève du sociolecte, tandis que le style est particulièrement individuel. De plus, un « style » n’implique pas nécessairement une appartenance à la littérature. 7Roland Barthes a distingué le « style » – « transmutation d’une humeur10 » liée aux expériences personnelles, au passé incorporé de l’individu – de l’« écriture », forme plus collective, située et responsable face aux contraintes historiques. Le style n’est pas cantonné à l’art11. Pour le linguiste Charles Bally, le « style » est la part subjective, affective, que chacun d’entre nous manifeste dans son langage. Sa stylistique, construite contre le « fétichisme de la langue écrite12 », guette la vie et l’expressivité dans le langage ; « le langage individuel cherche sans cesse à traduire la subjectivité de la pensée, et il arrive que l’usage consacre ces tours expressifs13 ». Bally dissocie en effet le « style » de la « langue littéraire » : Tout en admettant que le langage peut être expressif, on est tenté de l’étudier, à ce point de vue, dans un seul type d’expression, et c’est une source de graves malentendus : il s’agit de la langue littéraire. D’abord, on ne fait pas de distinction entre la langue littéraire consacrée et organisée d’une part, et le style créateur, d’autre part […]. Comme la langue littéraire et le style naissent tous deux d’une vision esthétique des choses, l’objection dont il s’agit revient à prétendre que le langage naturel est incapable d’exprimer des sentiments, ou que, dès qu’il le fait, son expression devient littéraire. Le malentendu consiste à confondre une forme originelle du langage avec une forme dérivée, en outre, le moyen avec le but. En d’autres termes : le langage naturel, on l’a vu, regorge d’éléments affectifs, mais rarement on constate une intention esthétique et littéraire dans l’emploi de ces expressions. Un gamin des rues emploie des mots pittoresques et façonne ses phrases d’une manière imprévue et piquante ; il fait du style sans le savoir14. 8L’allusion à Monsieur Jourdain réveille l’idée d’une langue organe dont chacun dispose, capable d’exprimer son individualité. À l’inverse, on peut produire des ouvrages en langue littéraire qui seraient totalement dépourvus de style, donc de créativité. Nous pourrions donc considérer la langue littéraire comme un ensemble de « pratiques langagières des écrivains15 », passés et présents. Le grammairien Charles Bruneau propose ainsi une perspective suivie par Gérald Antoine notamment : Je m’efforcerai aussi […] d’étudier un certain nombre de langues : la langue du roman, la langue du roman-feuilleton, la langue du théâtre, etc. Il s’est en effet constitué, au XIXe siècle, toute une série de poncifs nouveaux, dont plusieurs règnent encore aujourd’hui. L’époque que j’ai appelée romantique a été, elle aussi, une époque de confusion. La langue et le style néoclassiques conservaient des partisans convaincus ; les grands romantiques – la chose était inévitable – s’étaient créé une langue et un style qui leur étaient propres. Vers le milieu du XIXe siècle, on peut considérer qu’une nouvelle langue et un nouveau style s’étaient imposés aux « médiocres » (je prends le mot dans le sens qu’il avait au XVIIe siècle)16. 9Les « poncifs » marquent l’ambivalence de la langue littéraire : s’ils peuvent être la marque de l’influence d’un esprit créateur (Baudelaire, Fusées, XIII), ils peuvent aussi constituer un discours tout fait, devenu langue prête à parler (Dictionnaire des idées reçues). Bruneau différencie ensuite Hugo, dont le style a laissé son empreinte sur la langue littéraire, et Dumas père, en qui il trouve la norme de la langue du roman. Mais peut-on dissocier ainsi « langue littéraire » et « style » en opposant la moyenne à l’écart individuel ? La relation entre les deux est dialectique, et comment faire la différence, dans une page littéraire, entre des traits relevant de la langue littéraire, et des traits relevant du style – surtout si l’on n’a pas à l’esprit l’état de la langue littéraire – en constante évolution – à la date de composition ? La stylistique s’occupe des deux (de la langue et du style). La tradition spitzerienne est attentive au style d’auteur – dans le système d’une œuvre, inscrit dans un monde ; la tradition française est plutôt réceptive aux modèles grammaticaux d’époque. La langue que reçoit l’auteur et dans laquelle il apprend à écrire est datable, elle construit les communautés dont il participe (à travers la superposition, la juxtaposition, l’hybridation entre niveaux de langage notamment) ; la « langue littéraire » correspond à un sociolecte du milieu littéraire, si l’on raisonne en termes de champ littéraire. On « parle roman » par exemple17. L’expression de « langue littéraire », employée très régulièrement par Ferdinand Brunot et Charles Bruneau dans leur Histoire de la langue française, a été reprise par Gilles Philippe et Julien Piat dans leur description de cette langue, où s’inscrivent des styles d’auteurs. Un style est profondément datable et compréhensible à partir des enjeux esthétiques de l’époque – en même temps qu’il manifeste des caractères originaux et irréductibles à tout modèle antérieur. De ce point de vue, le « style » ne correspond pas à l’« idiolecte » (langue marquée par une norme propre à un individu) puisqu’il implique une construction esthétique18. 10Ferdinand Brunot et Charles Bruneau marquèrent, au début du XXe siècle, l’éloignement de la langue littéraire par rapport à la langue courante : longtemps, la première avait servi de modèle à la seconde. Ils remarquèrent également que la langue littéraire, inventive et proche de la vie la plus technique, avait pu embrasser la modernité : « Par un bonheur unique, Verhaeren réconcilie la vie du travail et de l’industrie avec la plus haute poésie. » Mais, notaient-ils, « en général, la “langue littéraire”, dans ses recherches, s’éloigne de l’usage et “achève de perdre son rôle de directrice”19 ». 11Qu’elle soit une mine de virtualités à explorer ou un « symbole de distinction20 » datée et embaumée, la langue littéraire est régulièrement considérée comme un exemple de suprême réussite du français21. La littérature « dit la langue dans la plénitude de ses potentialités22 ». Les exemples littéraires pris sans cesse par Brunot et Bruneau, dans la Pensée et la langue, comme dans l’Histoire de la langue française, mettent en évidence le rôle d’attestation et de modèles que jouent les auteurs, garants et sourciers des possibilités expressives de la langue, tout en la tirant vers de nouvelles possibilités. Reprenant la distinction féconde posée par Gilles Philippe entre vocation de « conservatoire » et de « laboratoire » de la langue des écrivains, nous cernerons ici quelques lieux où peut se dessiner la situation de la langue littéraire par rapport au français courant – à des époques relativement récentes. La langue littéraire a-t-elle son lexique ? 12La langue littéraire des siècles anciens semblait un miroir où la langue de tous les jours se retrouvait sublimée. La langue des rhéteurs et des poètes a été codifiée dès l’Antiquité et impliquait la réussite : il fallait atteindre le beau – surtout dans l’éloge, les odes, la persuasion étant autant affaire de virtuosité formelle que de logos. Cependant, l’une des qualités majeures de l’orateur a toujours été la clarté et la correction de la langue, impliquant une grammaire impeccable et des mots justes. L’orateur et le poète doivent aussi savoir orner leur discours, qui porte la marque de l’élégance de leur esprit et atteste l’estime en laquelle ils tiennent leur public comme leur modèle. Toutefois, la langue de la célébration est fondamentalement un défi à la langue : « Aucun mot n’est trop grand, trop fou quand c’est pour elle23 » – défi propre à l’esthétique du sublime. La langue littéraire, structurée par ses codes, sécrète ses propres transgressions. 13Astreinte à la correction et à la pureté, la langue littéraire classique est également gouvernée par le besoin d’exactitude du lexique, et traditionnellement commandée par le système des styles. En effet, l’une des qualités de l’orateur ou du poète, comme de l’historien, est l’adaptation au sujet et aux circonstances. Pour cela, la hiérarchie des styles (bas, moyen, élevé) régule la virtuosité d’une langue. Ces styles constituent des manières d’écrire qui ne sont pas individuelles, mais codifiées en fonction d’une situation qui sélectionne les usages lexicaux et syntaxiques. Apprendre à écrire consistait à savoir s’adapter aux divers genres, des plus pratiques aux plus poétiques : la rédaction était ainsi appelée « style » au XIXe siècle. Son héritage se retrouve dans les Exercices de style de Queneau. L’autre versant de la langue littéraire qui mêle les styles et transgresse l’édifice des convenances est l’écriture de Rabelais ou de Scarron. La première page du Roman comique comme le discours aux Comices agricoles de Madame Bovary accumulent les métaphores et clichés d’une littérature perçue comme sclérosée. C’est l’envers de cette norme haute ainsi décrite encore au début du XIXe siècle : Au lieu de Elle dit : Ville Cité Cheval Coursier Ciel L’Olympe Colère Courroux Crime Forfait Hommes Mortels, humains24 14Ces transpositions lexicales sont gouvernées par le passage au style poétique et accréditent l’idée d’une langue poétique artificiellement séparée de la langue courante et momifiée. Ces mots signalés par leur « registre poétique » ou étiquette comme « littéraire, poétique, vieux, vieilli » constituent 4 % du nombre des entrées dans le dictionnaire25. On l’a vu, Charles Bally oppose ainsi dans Le Langage et la vie (1913), la « langue littéraire » comme « ensemble de parlures conventionnelles » et le style, « appropriation individuelle », vivante, expressive, de la langue26. La langue littéraire est ainsi confinée dans l’air raréfié de l’ancien, coupée du renouvellement incessant du langage collectif. La langue littéraire a son vocabulaire (« glaive » pour « épée », « senteur » pour « parfum », « orée d’un bois », « sente » pour « sentier », etc.), ses clichés tout faits (« vendre chèrement sa vie », « mordre la poussière »), une construction conventionnelle des phrases (« Je viens dans son temple adorer l’Éternel » ; « Poète, prends ton luth et me donne un baiser »). Vivant dans le passé, elle est naturellement archaïsante27. 15Les exemples utilisés par Bally relèvent d’abord du figement lexical (pour les locutions) puis d’archaïsmes syntaxiques (complément de lieu intercalé entre venir et son complément de progrédience, antéposition du pronom à l’impératif). Ce sont des emplois connotés, déployant, avec le sens dénotatif de l’énoncé, des connotations qui font signe que « cette langue est bien littéraire ». En 1819, préfaçant ses Méditations poétiques, Lamartine explique son besoin de parler en suivant son cœur et de ne plus employer l’attirail mythologique, avec ses périphrases. Victor Hugo représente plus qu’un autre la conscience de la fin du système des styles, avec la Révolution française28. En même temps, il s’inscrit parfaitement dans l’ancien système rhétorique : Mon vers, s’il faut te le redire, On veut te griser dans les bois. Les faunes ont caché ta lyre Et mis à sa place un hautbois29. 16Les écrivains sont les garants du bel usage, et d’abord la compagnie des académiciens. Maurice Druon définit ainsi l’usage d’après les Anciens, dans sa préface à la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française : Quant à l’usage, c’est le maître le plus sûr, puisqu’on doit se servir du langage comme de la monnaie qui a cours public et avoué… J’appellerai donc usage ce qui est consacré parmi les gens les plus éclairés (Quintilien)30. 17Le dictionnaire de l’Académie française comprend des exemples rédigés par les académiciens, mais non signés : C’est la compétence des « meilleurs écrivains », ceux qui pratiquent le bon usage défini par Vaugelas et Bouhours, qui fonde la description. Or, ces écrivains sont précisément ceux que sélectionne l’Académie. Donc, les exemples qu’ils inventent (ou recopient) n’ont pas besoin d’être signés. Derrière cette option, le désir évident d’éviter les conflits et les oppositions de personnes31. 18Dans les dictionnaires, l’exemple littéraire exerce une fonction d’autorité et d’illustration de la langue française. Les académiciens partagent in fine ce privilège avec d’autres écrivains cités par les lexicographes : le recours aux écrivains comme à des modèles classiques se fait chez Littré. Mais aussi, d’une autre façon, dans le TLF dont la base Frantext est constituée à 80 % d’un corpus littéraire. De fait, les écrivains sont, à l’école et ailleurs, considérés comme des modèles ; c’est ici que nous retrouvons la distinction faite par Gilles Philippe. Soit ils sont considérés comme des modèles et leur langue comme un conservatoire – le bon et bel usage – soit ils apparaissent comme les maîtres d’un idiome novateur qu’ils expérimentent dans leur laboratoire. Dialectiquement, les inventions des novateurs peuvent accéder au rang de modèles. 19Si la rhétorique et la discipline des écrivains supposent qu’ils trouvent le mot juste, les écrivains sont également les artisans de l’enrichissement de la langue. La langue littéraire constitue donc un espace de perfection lexicale, ou d’innovation, d’audace et de bouleversement, de permissivité. Cependant, le sort des néologismes d’écrivains n’est pas comparable à celui des mots forgés ou aux emprunts introduits par les médias. 20La langue littéraire a pu longtemps être considérée comme un répertoire de figures : or elle n’a guère l’exclusivité de leur emploi. Pour ce qui est des emplois figurés passés dans la langue, Arsène Darmesteter distinguait entre trope d’invention (« Cette faucille d’or dans le champ des étoiles ») et trope lexicalisé (« éclairer la lanterne32 »). Ce dernier provient d’une fable de Florian (« Le singe qui montre la lanterne magique »). Le Livre des métaphores a récemment rappelé combien les tropes lexicalisés du français ne provenaient guère de la langue littéraire, mais de la sensibilité au corps et aux réalités familières, naguère encore premières dans la formulation de l’expérience commune. Pour autant, demeurent quelques expressions dues à l’exercice de la littérature : « appeler un chat un chat33 » ; La Fontaine impose le sens figuré de « roseau » pour la fragilité de la condition humaine, mais aussi « Crier famine », « Aller son train de sénateur ». Cyrano de Bergerac crée « Être dans la lune ». On retrouve même dans cette série de tropes littéraires lexicalisés les « commodités de la conversation ». « Le mot a tué la préciosité, mais il a bien survécu dans l’usage, dans un emploi ironique34. » Mais aussi, Arsène Darmesteter comme Ferdinand Brunot le soulignent au tournant du siècle, métaphoriser comble les trous de la langue et les besoins de l’expression. Le métaphorisme est une nécessité littéraire en même temps qu’une nécessité de la vie ordinaire du langage. Prenons un seul exemple, la fin de Booz ; il est frappant. En éveillant l’idée d’une « faucille » et d’un « champ d’étoiles », l’auteur non seulement peint la lune, mais il la peint comme doit la voir dans son rêve la femme qui est une glaneuse et qui vient de travailler aux champs. L’image rapporte le rêve à l’ensemble du sujet. Elle est, du reste, soigneusement amenée par « moissonneur de l’éternel été »35. 21Toutefois, les néologismes d’écrivains bénéficient d’un régime spécial : ils restent dans les dictionnaires. Les néologismes de la langue commune, eux, meurent quand ils n’intègrent pas le lexique commun et ne deviennent pas de simples mots. Ainsi le TLF contient-il nombre de mots forgés par Flaubert, mais ces derniers ne font guère partie de la langue courante. C’est le cas du « zaïmph » de Salammbô, emprunt sujet à caution, exemple de la langue pseudo-orientale forgée par Flaubert pour son archéo-roman. Si le souci premier des écrivains n’a pas généralement été d’enrichir la langue, leur créativité lexicale a pu suivre leur ambition philosophique, esthétique, spirituelle, jusqu’à repousser les limites de la langue. Rabelais est resté l’inventeur d’une langue extraordinairement diverse, dont les mots étaient empruntés et formés à partir des langues anciennes et de dialectes, dont l’angevin. Mais sa langue resta sans influence véritable sur la langue commune. Explicitement, la Défense et Illustration de la langue française encourage à la néologie : « Notre langue a besoin des ornements et des plumes d’autrui » (I, 3) à condition de « dévorer » et de « digérer » les aliments. Parmi les moyens d’enrichir le français, il y a les créations de lexique que peuvent proposer les poètes, en se fiant au « jugement de l’oreille » et au « génie » de notre langue. Plusieurs siècles avant l’écriture artiste, Du Bellay suggère ainsi le recours à l’hypallage. Il s’agit d’user « de l’adjectif substantivé, comme “le liquide des eaux, le vide de l’air, le frais des ombres, l’épais des forêts, l’enroué des cymbales”, pourvu que telle manière de parler ajoute quelque grâce et véhémence : et non pas, “le chaud du feu, le froid de la glace, le dur du fer”, et leurs semblables ». 22Les classiques – loin de l’érudition ouverte de Gilles Ménage – travaillent à émonder la profusion de vocables et de constructions dialectales, pour forger une langue commune plus uniforme. Constitués en académies, les écrivains peuvent avoir une puissance politique ; le visage de la langue commune – du moins, dans son « usage » reconnu – dépend de leur discours. On voit combien la langue littéraire, parlée par la meilleure société et par les savants, est une langue modèle. Il est rare que la langue littéraire ait joué son rôle à ce point dans l’histoire de la langue commune – alors qu’elle n’est pas parlée sur tout le territoire ni dans l’ensemble des groupes sociaux. L’influence des écrivains sur le parler commun sera ensuite plus rare, l’usage uniformisé tendant, dans le moule scolaire, à une langue plus académique qu’artiste ou inventive. Les néologismes d’écrivains restent signés et ne deviennent pas des tropes lexicalisés ou des mots du lexique courant. 23Un exemple cependant : Hugo est connu pour avoir renouvelé, par la force de sa langue, le mot « fauve » qu’il emploie de façon très expressive, en particulier dans La Légende des siècles. Le Dictionnaire de l’Académie de 1835 glose ainsi l’adjectif « fauve » : « Qui tire sur le roux. » Hugo emploie l’adjectif pour tout ce qui est grandiose et puissant : peuple, monstres, animaux et forces de la nature. « Dans la langue française d’aujourd’hui, “fauve” désigne un “Félin de grande taille”36. » Cette créativité éblouit notamment Ferdinand Brunot, prêt à favoriser tout ce qui vivifie le français ; il n’en lance pas moins cet appel : « Qui tentera le Lexique de la langue poétique de notre temps37 ? » 24La ponctuation chez Hugo peut avoir des incidences lexicales : dans La légende des siècles (« Le parricide »), « héros monstre » (et non « héros, monstre ») fonctionne comme un mot composé (tendance suivie par les épithètes nominales récurrentes, jusqu’au figement). Hugo récuse la virgule de l’éditeur : Si l’on accepte l’idée que la langue littéraire se caractérise par sa capacité à exploiter quand nécessaire des possibilités oubliées ou négligées de la langue, alors la ponctuation semble à tout lecteur un peu attentif un des lieux privilégiés où se manifestent ces particularités38. 25Les néologismes littéraires fin de siècles sont précisément des pierres précieuses propres à une langue de luxe, aristocratiquement éprise de science et d’archéologie. On peut aussi penser aux néologismes expressifs des Goncourt. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 glose ainsi gracieuser : Gracieuser. v. a. Faire des démonstrations d’amitié à quelqu’un, pour gagner ses bonnes graces. « Cette femme l’a fort gracieusé ». 26Les frères Goncourt réutilisent ce verbe « gracieuser » (le TLF fournit une autre occurrence prise chez Huysmans) qui nous doit l’article du TLF : Un joli détail de coquetterie, confié par une femme du Premier Empire à une de mes vieilles amies. Devant sa psyché, à l’effet de gracieuser sa bouche pour les bals du soir, elle se livrait à une véritable répétition tous les matins’ (Journal 1880, p. 91) « rendre gracieux ». 27Les Goncourt modifient le signifié du terme (néologisme de sens). Le vocabulaire, ici, se veut « gracieux » et la connotation archaïsante redouble le signifié de dénotation. La langue littéraire est libre de « gracieuser » ses mots ou de leur faire subir toutes sortes de métaplasmes, comme dans Ubu Roi, pour faire exploser la langue dans un geste qui reste littéraire. La transgression féconde de l’usage, dans la langue littéraire, correspond en effet à une règle de son jeu. Il s’agit davantage ici de pointer le fonctionnement de cette langue littéraire plutôt que de montrer l’ampleur et l’abondance des jeux verbaux – et de la remotivation de la langue. La langue littéraire décuple la puissance des mots, que ce soit pour remettre en lumière leur sens endormi, leurs multiples sens, ou pour donner chair à un sens dont on voudrait qu’il ne fût pas livré au hasard. Le français courant puise à son tour dans cette mine littéraire quand elle répond à un besoin de sens. Mais toujours, de la langue littéraire à la langue commune, le « tyran des langues » de Vaugelas, seul l’usage, convertit les néologismes littéraires en mots du lexique39. Grammaires de la langue littéraire 28Analytique avec ses prépositions et ses articles, gouverné par sa tendance aux volumes croissants, l’ordre des mots français est assez codifié. La période investit les effets de ces codes surtout quand les écrivains sont d’anciens rhéteurs. Le travail sur la phrase canonique ne peut qu’y gagner en expressivité. Par opposition à la langue oratoire, la langue littéraire, dans l’idéal des siècles classiques, ne doit pas sentir l’artifice. Elle doit être capable de « naturel », dans un style qui respire la simplicité et les agréments de l’échange, qu’elle soit ornée ou non. Le naturel est tout un programme esthétique. Simple ne veut pas dire « pauvre ». La prédominance du « simple » et du style coupé dans l’imaginaire classique correspond à l’élégance de la prose de l’abbé Prévost, de Constant, de Stendhal – admiré par Gide, « le meilleur représentant » des « classiques » dans les années 192040, ou d’Anatole France. Oscillant entre phrases brèves, sentences bien frappées, et périodes sans excès, le style simple correspond au modèle répandu de ce qu’est censée être la belle langue française. C’est apparemment un style sans style que cette langue littéraire. Or il faut en chercher l’habileté dans le rythme, la précision, les litotes, l’ellipse… et par exemple, les asyndètes ou les coordinations paradoxales de La Bruyère, qui complexifient l’opération de lecture, alors que le texte lui impose un tempo allègre. 29L’aspect extraordinairement naturel d’une langue qui met à profit les ressources de la grammaire et des codes poétiques apparaît par excellence chez Francis Jammes, trop peu commenté. « Son souvenir emplit l’air si clair que j’ai cru41… » : le poète resté dans la maison est envahi de douleur et de nostalgie. Troisième d’une série de fleurs déposées dans la maison et métonymiques de l’amour pour l’absente, un bouton de magnolia est posé dans un vase, sur le « piano creux et verni » (discrète métaphore du cœur lyrique). Cette fleur ne s’est pas encore épanouie mais elle s’est gonflée comme pour éclater, et se soulève hors du vase, et l’on dirait qu’elle va s’envoler au milieu de l’Été. 30La régularité des douze syllabes reste à l’horizon du vers, comme le cadre au-delà duquel « gonfle » la fleur, décalant les coupes et les césures en se soulevant « hors du vase » (avec un -h disjonctif particulièrement expressif parce qu’il est après un [ə] que le « souvenir » du vers invite à réaliser)… pour « s’envoler ». La phrase suit l’acuité de l’observation, portée jusqu’à l’exaltation. Les coordinations sont autant de rejaillissements de la phrase, fleur en train de s’épanouir. La reprise et la fermeture du [ε] en [e] (« soulève », « dirait » / « s’envoler », « Été »), les allitérations sonores (« vase », « va », « s’envoler ») avec la périphrase temporelle (« va s’envoler ») qui substitue au futur un présent totalement actualisant, l’outil de comparaison très simple (« on dirait que ») : tout ceci participe d’une élocution naturelle. Se profile aussi secrètement « l’absente de tout bouquet » mallarméenne, mais quelle transformation dans une nouvelle langue littéraire, qui allie deux opposés habituels, préciosité et naïveté. C’est l’originalité de cette langue forgée par Jammes – et qui incarne le ton propre de sa voix lyrique – qui peut nous faire parler de « style » – car c’est lui et lui seul que nous pouvons entendre ici, dans la configuration unique de 1906 de ce poème où les mots viennent occuper l’espace déserté par la chair désirée. « Le style n’est donc ni le particulier pur, ni l’universel, mais un particulier en instance d’universalisation, et un universel qui se dérobe pour renvoyer à une liberté singulière42. » 31Anna Jaubert a explicité cette tension entre « pôle universalisant » et « pôle particularisant » du style : « C’est cette “potentialisation réciproque” entre un genre du discours (ou a fortiori un genre littéraire) et un phénomène expressif qui crée le fait de style, l’événement-style, pourrait-on dire, qui comme tout événement mobilise des circonstances43. » Le fait de style s’ancre dans une actualisation intensive et sélective de certains traits de la langue littéraire, cristallisant une expérience de discours singulière, émouvante et mémorisable. 32Parmi les réussites d’une langue littéraire qui transfigure la langue commune, il y a le « langage dramatique » dont les caractères ont été mis en évidence par Pierre Larthomas. Les marques de l’oralité, économie, hésitations, lapsus ou blancs et autres accidents du langage, appuis du discours et locutions y sont bien plus denses. Tout a l’air entendu dans un salon ou dans la rue, mais cet effet est obtenu par un « esprit » de la langue vivante – très concentrée par rapport à la laxité de nos énoncés oraux quotidiens. L’effet de « naturel » est, on le sait, tributaire d’une seconde nature, comme les grâces de l’improvisation. 33Toutes proportions gardées, l’introduction de la langue populaire dans les genres littéraires et en particulier dans le roman, par le biais du style indirect libre, suppose une densification comparable des effets de l’oralité et des niveaux de langage. Introduire un élément du monde dans une œuvre d’art lui confère de facto une nouvelle épaisseur de signification et un rôle dans la cohérence de toute l’œuvre – en même temps qu’il entre dans le répertoire esthétique commun à la langue littéraire, en constant renouvellement. 34Quant à l’« écriture blanche » que Barthes observait chez Camus, elle a mis au point une grammaire inventive du passé composé, commentée par Benveniste. Le modèle classique44, voire académique, de la langue littéraire n’est pas le seul : les écrivains élisent toutes sortes de patrons syntaxiques ne correspondant pas à la norme, ou en inventent de nouveaux, soumettant l’usage à leurs effets de sens. Chateaubriand, selon Gustave Lanson, transforme ses phrases en tableaux (on passe du rhétorique au pictural)45. 35Le « moment grammatical de la littérature française46 », emblématisé par la querelle sur le style de Flaubert, met en valeur les enjeux formels de toute vision du monde et le rapport au patrimoine. Citons par exemple ses emplois de l’imparfait ou l’usage de la coordination, commentés par Proust et Thibaudet. Car la langue littéraire, si elle est l’œuvre de certains, n’en demeure pas moins le patrimoine de tous. Et un patrimoine paradoxal puisqu’elle est en devenir : la langue que créent les écrivains (avec les subordonnées de Proust, la ponctuation de Simon, l’énonciation chez Sarraute…) relève d’un patrimoine en mouvement. Face à la langue littéraire classique, on aura tendance à une pratique de l’écriture d’imitation (pour entrer dans l’atelier du maître et en sortir formé47) ; face à une langue littéraire plus expérimentale, le pastiche peut se donner libre cours (pour parfaire sa lecture, et se défaire d’un rythme obsédant). On peut pasticher une langue littéraire et surtout un « style ». Mais si ce pastiche ne fait que transformer quelques traits expressifs en une mécanique, le seul discours auquel il donnera lieu sera une réduction à des recettes de l’esthétique de l’auteur. En revanche, si le pastiche saisit les traits de style encore imprégnés de leur sens, entrant dans l’expérience de l’auteur, c’est un discours qui fait connaître une œuvre48. 36Il y aurait beaucoup à dire encore, en particulier au sujet des mutations énonciatives dans la littérature au XXe siècle. Pour autant, dans l’ensemble de ces exemples, on voit que la langue littéraire n’est pas refermée sur elle-même, trésor superflu sans accomplissement dans la communication. Sa densité déplace les règles de la communication habituelle – ne serait-ce que parce qu’elle ne relève pas de l’information pure et simple – en cherchant à matérialiser un langage intérieur et à formuler l’indicible ou l’inédit. De là son attrait pour la musique. Qu’il soit personnel (blessure, aspiration à une délivrance, amour…) ou impersonnel dans sa quête de perfection, ce langage est tourné vers des interlocuteurs incomparablement variés, allant de Dieu à soi-même, ou tendu dans le pari d’un interlocuteur à venir. La langue littéraire est sans doute, avant tout, celle qui libère la langue commune des impératifs de la communication univoque et rapide. Elle est la chance qui reste offerte à la langue, quand il n’y a même plus rien à dire – mais encore beaucoup à contempler. VLADIMIR : C’est vrai, nous sommes intarissables. ESTRAGON : C’est pour ne pas penser. VLADIMIR : C’est pour ne pas entendre. VLADIMIR : Toutes les voix sont mortes. VLADIMIR : Ça fait un bruit d’ailes. ESTRAGON : De feuilles. VLADIMIR : De sable. ESTRAGON : De feuilles49.