L'impasse des Guerres de Religion (PDF)
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Summary
Ce document traite des Guerres de Religion en Europe, en particulier en France. Il analyse les motivations religieuses et politiques de ces conflits, et explore les transformations des rapports entre religion et pouvoir politique à l'époque moderne. Le texte met en lumière la complexité de ces conflits et explore les conséquences de la violence religieuse sur l'émergence de l'État moderne en Europe.
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III L’IMPASSE DES GUERRES DE RELIGION La culture de la croisade et sa réplique, le « djihadisme anti- croisés1 », procédaient, comme on vient de le voir, d’une promesse de la félicité éternelle, assurée par les religions monothéistes à ses martyrs, à laquelle aura été superposée, au Moyen Âge, une f...
III L’IMPASSE DES GUERRES DE RELIGION La culture de la croisade et sa réplique, le « djihadisme anti- croisés1 », procédaient, comme on vient de le voir, d’une promesse de la félicité éternelle, assurée par les religions monothéistes à ses martyrs, à laquelle aura été superposée, au Moyen Âge, une forme réinventée d’idéal de la « belle mort » antique. Dans l’Europe chrétienne, avant même la Réforme religieuse du XVIe siècle, on vit réapparaître, sous une forme nouvelle, cette « politique de l’Au- delà ». En ces temps, nombre de croyants vivaient dans une angoisse eschatologique et millénariste qui s’était emparée, pour ainsi dire, de leur raison. Enammée par des prédicateurs exaltés, leur inquiétude t le lit d’une nouvelle théologie de la guerre sainte, qui allait ensuite prospérer chez des « dévots », tant catholiques que protestants, et attiser de sanglants conits religieux. Les « papistes » comme les convertis à la « Religion prétendue réformée » (RPR) se montreront prêts à tuer et à mourir pour Dieu, galvanisés par la certitude de gagner ainsi « leur Ciel ». L’eroi provoqué par ces guerres, à la fois religieuses et civiles, va non seulement sonner le glas des prétentions des Églises à justier la violence, mais aussi favoriser l’éclosion d’une forme politique nouvelle, l’État moderne. L’étude de ce premier crépuscule de l’idée de guerre sainte permet d’éclairer l’émergence de la modernité, en soulignant le contraste saisissant avec cette approche surannée de la religion, qu’elle a vaincue. Un tel détour me paraît d’autant plus important que les djihadistes, qui font gure de nouveaux « guerriers de Dieu2 », tentent aujourd’hui de détruire, précisément, les acquis de la modernité qui avait su triompher des passions meurtrières assouvies au nom de la religion. La conviction que le chrétien verra s’ouvrir toutes grandes les portes du Ciel s’il élimine physiquement des hérétiques explique en grande partie le déchaînement de la violence religieuse au XVIe siècle. Symétriquement, l’aaiblissement, plus tard, de la certitude de cette « rétribution » des hommes qui combattaient de part et d’autre au nom du Christ devait favoriser l’établissement de l’État moderne au XVIIe siècle. Entre ces deux époques, on assistait à une métamorphose du religieux : le rapport à la mort cessait d’être appréhendé — via la médiation qu’orait l’Église universelle — de manière collective. Au terme de cette transformation, où l’idéal de l’unité de la foi allait se briser, on considéra que le salut se gagnerait dorénavant de façon plus individuelle, à l’abri des injonctions et des exhortations politico-religieuses des institutions en place. Les autorités politiques ne renonçaient pas pour autant à l’idée d’une religion d’État. Mais les royaumes n’étaient plus situés à l’intérieur d’un ordo chrétien qu’ils avaient mission de parachever en servant l’Église. Il s’agissait désormais d’une religion de l’État, c’est-à-dire d’une révérence absolue et inconditionnelle à un ordre terrestre divinisé. Le renversement crucial qui se produisit en l’espace d’environ un siècle marque l’entrée dans un âge moderne, celui-là même que les « combattants » djihadistes entendent abattre en mourant pour Allah. An de saisir exactement le changement profond que connut la civilisation occidentale au XVIe siècle, il faut se situer au soir de celui qui le précède : alors que Luther n’avait pas encore initié le vaste mouvement de réforme qui mettrait un terme à l’unité du christianisme, une vague d’angoisse de la n des temps submergea l’Occident à la n du XVe siècle. La crainte n’était pas spéciquement religieuse mais elle fut comme aspirée par les prédicateurs catholiques, qui l’attisaient par la référence à l’Apocalypse. Ils exacerbaient cette panique eschatologique en interprétant les phénomènes météorologiques, géologiques ou astronomiques inhabituels comme autant de messages divins. Cette attente inquiète conduisit de nombreuses communautés à vivre une ascèse rigoriste ponctuée de pénitences en tout genre. Le succès de la Réforme peut d’ailleurs être compris comme une réponse à cette sorte d’anxiété, parfois d’aolement. La spiritualité réformée, qui proposait de se détourner de ces frayeurs insensées pour revenir à une pureté originelle, orait assurément une forme de répit : pour ses sectateurs, le salut résultait davantage d’une quête individuelle soutenue par une foi pure que de la réalisation collective d’une prétendue n des temps sans cesse repoussée. En France, chez les catholiques, l’angoisse eschatologique entretenait des pulsions violentes qu’ils déchaînèrent contre les huguenots à partir de 1562. Pour les « papistes », dont les mémoires étaient saturées du souvenir des croisades, la violence exercée contre les hérétiques se voulait sacrale et puricatrice : elle devait leur ouvrir les portes du Ciel. Les corps massacrés étaient mutilés comme pour anticiper les peines et les châtiments qu’ils allaient subir en enfer. La mise à mort des impies constituait à la fois un devoir et un honneur rendu à Dieu ; pour les propagandistes catholiques, il s’agissait d’une exigence divine. Les protestants, eux, exerçaient leur vindicte principalement contre les prêtres et les moines. À leurs yeux, en eet, les clercs incarnaient — ou servaient — l’Antéchrist — qui, selon Luther, n’était autre que le pape — par le biais de l’institution ecclésiastique et maintenaient le peuple dans l’ignorance de la vraie foi. En agissant ainsi, les huguenots ne pensaient pas pécher car Dieu lui-même était supposé armer leur bras salvateur. À l’issue de dix années de conits, les massacres perpétrés pendant et au lendemain de la Saint- Barthélemy (août et septembre 1572) allaient être le tragique paroxysme de l’esprit de panique qui avait caractérisé les premières années des guerres civiles. En quelques semaines, on estime que dix mille personnes à travers le royaume furent massacrées. Deux objectifs avaient motivé les auteurs des carnages : collectivement, on entendait empêcher la prolifération de l’hérésie ; individuellement, chacun espérait, en « puriant » la communauté des croyants, gagner son salut. Pour ceux qui égorgeaient, les huguenots s’étaient comme exclus de l’humanité ; disqualiés, privés d’âme, on les assimilait à des animaux infernaux. Mutiler de tels corps, qui n’étaient que des enveloppes, des images, des chimères, des illusions à forme humaine, ne relevait ni de l’homicide ni du péché, car Dieu donnait aux membres de son corps mystique le droit de tuer, ou plutôt d’assainir l’humanité. Certains prédicateurs menaçaient même des foudres de l’enfer ceux qui s’abstiendraient de participer aux tueries, lesquelles représentaient autant d’actes de « dépollution » d’un monde humain dépravé par la présence de ces protestants. Quelle que soit leur cruauté dans les hécatombes, les « guerriers de Dieu » devaient savoir que, dans l’Au-delà, ils seraient « garantis ». L’opération initiée par le roi Charles IX visant les chefs huguenots, qui se métamorphosa, hors de tout contrôle politique, en le massacre que l’on sait, se solda toutefois par un double échec. La Saint-Barthélemy ne parvint pas à pacier le royaume. L’événement n’a pas davantage été suivi des signes tangibles d’approbation divine — astronomiques, météorologiques... — annoncés par les prédicateurs. Après cet épisode sanglant, la violence religieuse décrut. Elle se déplaça sur le terrain politique pour culminer avec le régicide d’Henri III : il n’était plus question de s’en prendre à tous les protestants ; cette fois, c’est le « mauvais roi » que visèrent les intégristes, monarque catholique, certes, mais jugé trop indulgent envers les hérétiques 3. Quand Jacques Clément l’assassina en 1589, il concrétisa pour ainsi dire en un seul acte la violence de tout le « peuple de Dieu », dont il se voyait comme le bras armé. Il fallait considérer ce régicide non comme l’initiative isolée d’un fanatique déséquilibré, mais comme un geste voulu par tous les « vrais » dèles. En réalité, seuls s’en réjouirent les partisans de la Ligue catholique, ce mouvement de dévots radicaux né pour s’opposer à la politique de relatif apaisement conduite par Henri III. Pour les ligueurs, le couteau du moine jacobin « parricide » avait été mû par tout le peuple de Dieu, pour le venger du « vilain Hérodes » (anagramme d’Henri de Valois), assassin des Guise l’année précédente. L’un d’eux, Edmé Bourgoin, précisait qu’avant de réaliser son « haut fait » un ange avait assuré Jacques Clément de son salut s’il délivrait la France du « tyran » : il serait même regardé comme martyr et bienheureux du fait du supplice — l’écartèlement — qui s’ensuivrait 4. Suivant l’ordre de la loi de succession dynastique, cet assassinat du dernier des Valois faisait échouer le trône à un huguenot, Henri de Navarre — une telle perspective ne freinait nullement les ardeurs de la Ligue, qui n’hésitait pas à louer ce « tyrannicide » censé avoir délivré le royaume d’un prince dévoyé. D’autres catholiques, recherchant la voie de la paix, furent catastrophés par ce crime qui menaçait le royaume de dissolution. Ces modérés du parti des « Politiques » avaient naguère soutenu Henri III, un des rares princes de l’époque à avoir tenté de faire prévaloir la concorde civile par- delà la diversité confessionnelle. Derrière l’opposition entre catholiques maximalistes et modérés se jouait en réalité la question des rapports entre l’État et la religion, autrement dit le problème de la nature politique du pouvoir. Face à l’absolue incapacité des dévots à réaliser le dessein pacique de Dieu — que venait conrmer la persistance des violences, voire des massacres —, la solution consistait à se détourner d’une dogmatique religieuse encourageant une trop grande proximité entre l’ici-bas et l’Au-delà. Pour le parti des « Politiques », l’ici-bas devait être le lieu de la paix civile et de l’intégrité physique des sujets, à l’abri de toute n eschatologique. Et cette paix, ce « repos public », seul l’État — entendu comme la res publica au sens strict, la « chose publique » — pouvait les garantir. Le roi n’aurait plus vocation, comme au Moyen Âge, à accompagner chaque croyant sur le chemin de son salut, il se devrait d’assurer les conditions permettant à chaque sujet cette quête, à présent personnelle. La communauté politique représenterait, en quelque sorte, le cadre nécessaire au maintien de l’alliance religieuse. L’État n’aurait pas à se fondre dans la religion, quelle qu’elle fût, pas plus qu’il n’aurait à l’extirper ou à l’unier. Désormais, sous les auspices d’un roi de raison gurant en sa personne une communauté de sujets, tuer au nom de Dieu ne saurait porter d’autre nom que celui d’homicide, punissable comme tel ; être tué à l’occasion d’un combat mené au nom de Dieu ne procurerait nulle gloire. La crise de la médiation entre l’ici-bas et l’Au-delà à l’issue des guerres de Religion devait modier les rapports entre les institutions, mais également le rôle de chacune d’elles. Les Églises, d’abord, car le rapport à Dieu, « privatisé » et plus intime, dépendait moins des sacrements dispensés par les clercs. L’organisation politique également, mais de façon diérente, car la dévotion que l’on devait au roi, sur terre, repoussait en quelque sorte l’univers céleste, marquant ainsi une distance plus grande entre les deux mondes. Pour autant, cet « éloignement de Dieu », mis en lumière par Marcel Gauchet, n’allait pas conduire à une quelconque forme de sécularisation ou de laïcisation en France5. La redénition des attributs monarchiques orait au monarque la possibilité de cultiver une certaine religiosité spéciquement politique, indépendante de l’inclination confessionnelle de chaque sujet dans le royaume car, comme l’avait écrit Jean Bodin dès 1581, « presque tous princes de la terre » devaient « sourir diversité de religions6 ». Faisant oce de réplique philosophique et politique à la doctrine des dévots, la théorie du droit divin des rois, qui eurit au tournant des XVIe et XVIIe siècles, insistait sur l’immédiateté du lien entre le roi et Dieu, sans l’intercession de l’institution ecclésiastique. Elle se présente comme la matrice qui permit l’armation d’une religiosité propre de l’État, éminemment nécessaire pour que le roi absolu — son premier serviteur, son lieutenant — fût capable d’exiger à son prot l’engagement suprême : le sacrice de la vie du soldat ou, du moins, le risque de sa perte. La modernité politique a cette originalité native d’avoir sécularisé le pouvoir en divinisant la fonction royale. La religiosité gurée par le roi de « droit divin » se trouve ainsi disjointe de la religion « intime » et « personnelle » du croyant. Cette dualité, caractéristique de notre modernité, attribue un fondement à la tolérance civile qui commence alors sa longue carrière. Les Modernes ont eu besoin de diviniser l’État comme suprême instance terrestre pour rendre possible la coexistence des religions. Nombre d’États européens aujourd’hui disposent d’une religion établie (established religion) sans méconnaître pour autant la liberté de conscience des citoyens et la diversité des cultes qu’ils pratiquent. La sortie des guerres confessionnelles, en France à l’aube du XVIIe siècle, plusieurs décennies plus tard dans le nord de l’Europe, marque ce basculement de l’Occident dans l’ère moderne. Mais une grande partie de l’Orient à dominante musulmane, spécialement l’Empire ottoman, se trouve également, par d’autres voies, touchée par cette évolution. Pragmatiques et « politiques », les sultans de la Sublime Porte toléraient la présence de non-musulmans contre l’acquittement d’une taxe. Une « concession » que les djihadistes d’aujourd’hui jugeraient hérétique, eux dont l’époque de référence reste un Moyen Âge qu’ils s’imaginent pur. Faisant le constat de l’impasse absolue des guerres de Religion, la philosophie politique moderne rejette, elle, catégoriquement l’idée que quiconque puisse avoir un « intérêt à mourir » ou espérer un « bénéce à tuer ». Elle se détourne ainsi d’une conception collective, et presque toujours politique, de la jonction entre l’homme et Dieu, entre la terre et le Ciel, entre le tempus et l’aeternitas7. Les djihadistes, eux, n’y voient aucune impasse : au contraire, l’intérêt à mourir pour Allah et le bénéce à tuer un indèle sont élevés au rang d’exigences cardinales. Le califat, c’est- à- dire le gouvernement des successeurs du Prophète, encensé par les doctrinaires du djihadisme avant d’être « restauré » en 2014, repose sur une logique théocratique qui refuse toute clôture entre le Ciel et la terre ; fort de ce refus, le calife peut promettre la vie éternelle aux aspirants martyrs (shahîd, au pluriel shuhadâ) et l’immunité aux combattants (moudjahid, au pluriel moudjahidin) qui massacrent en son nom. Contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là, l’opposition ne sépare pas les chrétiens, qui auraient conçu un rapport moderne au religieux en identiant la spécicité du politique, des musulmans, qui en seraient incapables. À l’appui de cette thèse, on invoque volontiers la spécicité chrétienne du Reddite caesari — « Rendez à César8 » —, que le Coran ignorerait. Il faut en réalité distinguer ceux qui ignorent la modernité de ceux dont l’appréhension du politique est plus moderne. Les premiers prospèrent à l’époque des croisades, dans le christianisme comme dans l’islam ; on les retrouve à l’époque des guerres de Religion chez les « dévots » ; aujourd’hui, ce sont les intégristes chrétiens ou juifs et, évidemment, les prêcheurs du djihad. Les seconds envisagent une relation plus moderne avec le divin : ils représentent, depuis les guerres de Religion, la majorité des chrétiens et des musulmans qui font le départ entre le temporel et le spirituel. Pour revenir à la France, un moment apparaît particulièrement emblématique de son basculement dans la modernité. Quand Henri de Navarre se convertit au catholicisme, religion largement majoritaire de ses sujets, il s’acquitta davantage d’un geste politique qu’il n’extériorisa un revirement de sa foi intime. Au fond, « en ralliant le catholicisme majoritaire de ses sujets, Henri IV [subordonna] ses propres convictions aux impératifs de la paix publique et [traita] la religion comme un fait que le prince doit politiquement prendre en compte avant d’y voir une matière de conscience. [...] Tout se [passa] un instant comme si le roi existait pour l’État, et non, comme dans l’ordinaire des temps, l’État par le roi. C’est en ce sens que le sacre du 27 février 1594 a une valeur symbolique de sacre de l’État et d’une certaine raison d’État avec lui 9 ». La croyance personnelle du Béarnais était subordonnée, pour ainsi dire, à la raison du prince : par ce geste, il montrait que la foi intime de chaque croyant se trouvait comme congédiée de la sphère politique. En revanche, la rationalité visible, presque spectaculaire, de cette conversion royale importait au plus haut point. Le « roi de la raison » s’inclinait publiquement devant les impératifs d’une entité qui le dépassait : la loi de catholicité, qui interdisait le sacre d’un protestant mais, plus largement, l’État, pourvu de sa propre perpétuité, d’une intemporalité que les jurisconsultes tentèrent de calquer sur l’éternité même de Dieu, dans le sillage de Jean Bodin et de ses Six livres de la République (1576). L’autorité politique ne s’autorisait plus à laisser entrevoir le Ciel éternel au combattant mort pour son roi mais elle allait s’eorcer, plus tard, de lui faire partager une autre éternité, de même nature que celle dont avaient été auréolés les guerriers antiques célébrés lors des oraisons funèbres. Horizon suprême dans l’ordre terrestre, l’État moderne prend soudain place dans l’ordre de la sacralité et du surnaturel, rétrécissant ainsi le champ de compétence des religions traditionnelles. Cette mutation se manifeste notamment dans les relations internationales. Au XVIIe siècle, des États européens se sont alliés sans prendre en considération le fait que l’ami fût un « hérétique », et se sont combattus alors que l’ennemi se reconnaissait dans les mêmes dogmes. Les alliances conçues par Richelieu avec les protestants hollandais et suédois contre la catholique Espagne des Habsbourg, comme le mariage « anglais » de la sœur du roi, Henriette- Marie, avec le prince de Galles avaient eu beau choquer les « dévots », elles laissèrent de marbre le parti des « bons français » (qui avaient succédé aux « Politiques »). Pour eux, la sécurité de l’État et dans l’État répondait à une rationalité particulière — la raison d’État — étrangère à la question des ns dernières. Cela n’a pas empêché Richelieu, principal ministre de Louis XIII, de faire preuve d’intransigeance à l’égard des protestants à l’intérieur du royaume, indépendamment de toute préoccupation spirituelle, tout prélat qu’il était, mais au nom de ce que l’on qualiera bientôt d’ordre public — on parlait alors de « repos public ». Animé par cette seule préoccupation, le cardinal n’a pas hésité à aamer et, pour nir, à réduire froidement les huguenots de La Rochelle en 1627-1628, au nom, justement, de cette forme nouvelle de rationalité politique qu’était devenue la « raison d’État ». Signe des temps, le régicide d’Henri III en 1589 avait été loué par les prédicateurs et propagandistes de la Ligue ; celui d’Henri IV en 1610 fera l’objet d’une réprobation unanime. Dans les deux cas, un assassin présenté comme exalté se prévalait d’un mobile mystique. Pendant les deux décennies qui séparent les deux événements, les esprits avaient considérablement changé. Pour beaucoup, mourir et tuer au nom de Dieu relevaient désormais de l’absurdité, voire de la démence. Une telle évolution révèle le déclin vertigineux, en un laps de temps très court, de la foi dans la « rémunération » du combattant martyr d’une cause religieuse. Ce recul, spectaculaire, plonge des racines profondes dans l’aventure des croisades. Le départ durable du Proche-Orient avait privé la chrétienté d’une terre « sacrée » au sens strict, d’un lieu de contact avec la divinité. Privée de toute dimension territoriale, la « croisade » devint une aspiration, pour ainsi dire, intériorisée par chaque croyant. Sa violence enfouie pouvait se réveiller. Elle le fut lors des guerres de Religion, qui avaient ceci de particulier que les belligérants ne convoitaient pas des terres mais des âmes. Or ce genre de guerre — les « Politiques » l’ont compris assez tôt — ne pouvait avoir d’issue, faute d’objectif réalisable : vouloir arracher la foi du cœur d’un homme le transforme en animal féroce, déterminé, invincible. C’est pourquoi les Modernes ont renoncé à faire la guerre au nom de Dieu au cours du XVIIe siècle : le soldat se battrait désormais pour défendre un territoire « désacralisé » et pacié, en contrepartie l’État garantirait aux croyants les conditions qui rendraient possible leur propre salut dans l’Au-delà. Richelieu, tranchant, l’avait écrit : « Le salut des hommes s’opère dénitivement en l’autre monde, et partant ce n’est point merveille si Dieu veut que les particuliers lui remettent la vengeance des injures, qu’il châtie par ses jugements en l’éternité ; mais les États n’ont point de subsistance après ce monde, leur salut est présent ou nul ; et partant les châtiments nécessaires à leurs subsistances ne peuvent être remis, mais ils doivent être présents 10. » Pour garantir la pérennité de l’État — on dira plus tard, pour « le salut public » —, il faut tenir un territoire, soit un périmètre en paix à l’intérieur, malgré l’éventuelle diversité religieuse, et protégé de l’extérieur en élevant une ligne de défense toujours exposée à la guerre, malgré des périodes sans combats. Entre cet intérieur et cet extérieur, une zone frontière serait gardée par des combattants. Contrairement à la guerre sainte qui fait abstraction de toute forme de frontières, tant entre la terre et le Ciel qu’entre les communautés, la guerre entre États les suppose. Les djihadistes, dont l’idéologie nous semble si insensée que d’aucuns les considèrent comme fous ou illuminés, réactivent une façon de considérer la mort que l’Occident a connue en son temps : l’idéal païen de la « belle mort », le soue eschatologique de la croisade, le climat apocalyptique des guerres de Religion. Si ces djihadistes n’ont rien à voir avec ce que nous sommes, ils ont beaucoup à voir avec ce que nous avons pu être. Pour combattre cette idéologie, il est essentiel de connaître ce passé et de se souvenir des moyens par lesquels nous en sommes sortis : la réponse fut la forme moderne de l’État. Il importe à présent de préciser les caractéristiques de cette organisation politique singulière que l’on a tendance à abandonner à l’épreuve de la mondialisation. Si ce queenous sommes devenus résulte du combat victorieux, à la n du XVI siècle, contre un autre nous-même, le combat d’aujourd’hui contre les sectateurs du djihad suppose de bien connaître les armes, tant conceptuelles qu’institutionnelles, que nous avions forgées. 1. J’emprunte cette expression à Matthieu Guidère, « Petite histoire du djihadisme », Le Débat, no 185, mai-août 2015, p. 39. 2. Sur ce point, voir la thèse pionnière de Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de Religion (vers 1525-vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 1990, 2 vol. Et du même, avec Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de Religion, op. cit. 3. Voir Nicolas Le Roux, Un régicide au nom de Dieu. L’assassinat d’Henri III (1er août 1589), coll. « Les Journées qui ont fait la France », Paris, Gallimard, 2006. 4. Discours de l’étrange et subite mort de Henri de Valois, advenue par permission divine, lui étant à saint Cloud, ayant assiégé la ville de Paris, le mardi 1er jour d’Août 1589, par un Religieux de l’Ordre des Jacobins, 1589, in Simon Goulart et al., Mémoires de la Ligue, Amsterdam, 1758, t. IV, p. 1-10. 5. Voir en particulier Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985 ; et son prolongement, Un monde désenchanté ?, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2004. 6. Apologie de René Herpin, à la suite des Six livres de la république, Paris, Dupuys, 1583, p. 52. 7. Tempus est le temps des êtres vivants sur terre : il se caractérise par la naissance, la croissance, la maturité, la décrépitude et la mort. Il est un temps qui passe, il a un début et une n. Aeternitas est le temps de Dieu : un temps sans temps, sans durée, qui ne passe pas, qui est toujours identique à lui-même, qui n’a ni début ni n. Il ne doit pas être confondu avec le temps newtonien (Principia, 1687) qui passe de manière uniforme et mesurable et qui, pour autant, conçoit deux innis : celui du passé et celui du futur. 8. Matthieu, XXII, 21. 9. Marcel Gauchet, « L’État au miroir de la raison d’État », in Yves Charles Zarka (dir.), Raison et déraison d’État, Paris, PUF, 1994, p. 209. 10. Mémoires du cardinal de Richelieu, Paris, Société de l’histoire de France, t. IX (année 1629), 1929, p. 34.