Le Tour du Monde en 80 Jours (Extraits) PDF

Summary

Ces extraits présentent le début d'une aventure palpitante, le voyage du personnage principal du roman classique de Jules Verne, Le Tour du Monde en 80 Jours. Le récit commence avec une scène poignante où l'inspecteur de police suit Mr. Fogg et sa compagnie en gare.

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XV Où le sac aux bank-notes s’allège encore de quelques milliers de livres Le train s’était arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au p...

XV Où le sac aux bank-notes s’allège encore de quelques milliers de livres Le train s’était arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au paquebot de Hong-Kong, afin d’y installer confortablement Mrs. Aouda, qu’il ne voulait pas quitter, tant qu’elle serait en ce pays si dangereux pour elle. Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman s’approcha de lui et dit : « Monsieur Phileas Fogg ? – C’est moi. – Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman en désignant Passepartout. 165 – Oui. – Veuillez me suivre tous les deux. » Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises, voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d’obéir. « Cette jeune dame peut nous accompagner ? demanda Mr. Fogg. – Elle le peut », répondit le policeman. Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places, attelée de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ. La voiture traversa d’abord la « ville noire », aux rues étroites, bordées de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale et déguenillée ; puis elle passa à travers la ville européenne, égayée de maisons de briques, 166 ombragée de cocotiers, hérissée de mâtures, que parcouraient déjà, malgré l’heure matinale, des cavaliers élégants et de magnifiques attelages. Le palki-ghari s’arrêta devant une habitation d’apparence simple, mais qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers – on pouvait vraiment leur donner ce nom –, et il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées, en leur disant : « C’est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge Obadiah. » Puis il se retira et ferma la porte. « Allons ! nous sommes pris ! » s’écria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise. Mrs. Aouda, s’adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d’une voix dont elle cherchait en vain à déguiser l’émotion : « Monsieur, il faut m’abandonner ! C’est pour moi que vous êtes poursuivi ! C’est pour m’avoir sauvée ! » Phileas Fogg se contenta de répondre que cela 167 n’était pas possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty ! Inadmissible ! Comment les plaignants oseraient-ils se présenter ? Il y avait méprise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous les cas, il n’abandonnerait pas la jeune femme, et qu’il la conduirait à Hong-Kong. « Mais le bateau part à midi ! fit observer Passepartout. – Avant midi nous serons à bord », répondit simplement l’impassible gentleman. Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put s’empêcher de se dire à lui-même : « Parbleu ! cela est certain ! avant midi nous serons à bord ! » Mais il n’était pas rassuré du tout. À huit heures et demie, la porte de la chambre s’ouvrit. Le policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine. C’était une salle d’audience, et un public assez nombreux, composé d’européens et d’indigènes, en occupait déjà le prétoire. Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout 168 s’assirent sur un banc en face des sièges réservés au magistrat et au greffier. Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du greffier. C’était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque pendue à un clou et s’en coiffa lestement. « La première cause », dit-il. Mais, portant la main à sa tête : « Hé ! ce n’est pas ma perruque ! – En effet, monsieur Obadiah, c’est la mienne, répondit le greffier. – Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez- vous qu’un juge puisse rendre une bonne sentence avec la perruque d’un greffier ! » L’échange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires, Passepartout bouillait d’impatience, car l’aiguille lui paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du prétoire. « La première cause, reprit alors le juge Obadiah. – Phileas Fogg ? dit le greffier Oysterpuf. 169 – Me voici, répondit Mr. Fogg. – Passepartout ? – Présent ! répondit Passepartout. – Bien ! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés, que l’on vous guette à tous les trains de Bombay. – Mais de quoi nous accuse-t-on ? s’écria Passepartout, impatienté. – Vous allez le savoir, répondit le juge. – Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j’ai droit... – Vous a-t-on manqué d’égards ? demanda Mr. Obadiah. – Aucunement. – Bien ! faites entrer les plaignants. » Sur l’ordre du juge, une porte s’ouvrit, et trois prêtres indous furent introduits par un huissier. « C’est bien cela ! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui voulaient brûler notre jeune dame ! » Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et 170 le greffier lut à haute voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur Phileas Fogg et son domestique, accusés d’avoir violé un lieu consacré par la religion brahmanique. « Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg. – Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j’avoue. – Ah ! vous avouez ?... – J’avoue et j’attends que ces trois prêtres avouent à leur tour ce qu’ils voulaient faire à la pagode de Pillaji. » Les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de l’accusé. « Sans doute ! s’écria impétueusement Passepartout, à cette pagode de Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leur victime ! » Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge Obadiah. « Quelle victime ? demanda-t-il. Brûler qui ! En pleine ville de Bombay ? 171 – Bombay ? s’écria Passepartout. – Sans doute. Il ne s’agit pas de la pagode de Pillaji, mais de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay. – Et comme pièce de conviction, voici les souliers du profanateur, ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau. – Mes souliers ! » s’écria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation. On devine la confusion qui s’était opérée dans l’esprit du maître et du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils l’avaient oublié, et c’était celui-là même qui les amenait devant le magistrat de Calcutta. En effet, l’agent Fix avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer de cette malencontreuse affaire. Retardant son départ de douze heures, il s’était fait le conseil des prêtres de Malebar-Hill ; il leur avait promis des dommages-intérêts considérables, sachant bien que le gouvernement anglais se montrait très sévère pour ce genre de 172 délit ; puis, par le train suivant, il les avait lancés sur les traces du sacrilège. Mais, par suite du temps employé à la délivrance de la jeune veuve, Fix et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et son domestique, que les magistrats, prévenus par dépêche, devaient arrêter à leur descente du train. Que l’on juge du désappointement de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n’était point encore arrivé dans la capitale de l’Inde. Il dut croire que son voleur, s’arrêtant à une des stations du Peninsular- railway, s’était réfugié dans les provinces septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta à la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce matin même, il le vit descendre du wagon, en compagnie, il est vrai, d’une jeune femme dont il ne pouvait s’expliquer la présence. Aussitôt il lança sur lui un policeman, et voilà comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah. Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire, il aurait aperçu, dans un coin du 173 prétoire, le détective, qui suivait le débat avec un intérêt facile à comprendre, – car à Calcutta, comme à Bombay, comme à Suez, le mandat d’arrestation lui manquait encore ! Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l’aveu échappé à Passepartout, qui aurait donné tout ce qu’il possédait pour reprendre ses imprudentes paroles. « Les faits sont avoués ? dit le juge. – Avoués, répondit froidement Mr. Fogg. – Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entend protéger également et rigoureusement toutes les religions des populations de l’Inde, le délit étant avoué par le sieur Passepartout, convaincu d’avoir violé d’un pied sacrilège le pavé de la pagode de Malebar- Hill, à Bombay, dans la journée du 20 octobre, condamne ledit Passepartout à quinze jours de prison et à une amende de trois cents livres (7500 F). – Trois cents livres ? s’écria Passepartout, qui n’était véritablement sensible qu’à l’amende. 174 – Silence ! fit l’huissier d’une voix glapissante. – Et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu’il n’est pas matériellement prouvé qu’il n’y ait pas eu connivence entre le domestique et le maître, qu’en tout cas celui-ci doit être tenu responsable des faits et gestes d’un serviteur à ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne à huit jours de prison et cent cinquante livres d’amende. Greffier, appelez une autre cause ! » Fix, dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction. Phileas Fogg retenu huit jours à Calcutta, c’était plus qu’il n’en fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver. Passepartout était abasourdi. Cette condamnation ruinait son maître. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai badaud, il était entré dans cette maudite pagode ! Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne l’eût pas concerné, n’avait pas même froncé le sourcil. Mais au moment où le greffier appelait une autre cause, il se leva et dit : 175 « J’offre caution. – C’est votre droit », répondit le juge. Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand il entendit le juge, « attendu la qualité d’étrangers de Phileas Fogg et de son domestique », fixer la caution pour chacun d’eux à la somme énorme de mille livres (25 000 F). C’était deux mille livres qu’il en coûterait à Mr. Fogg, s’il ne purgeait pas sa condamnation. « Je paie », dit ce gentleman. Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes qu’il déposa sur le bureau du greffier. « Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le juge. En attendant, vous êtes libres sous caution. – Venez, dit Phileas Fogg à son domestique. – Mais, au moins, qu’ils rendent les souliers ! » s’écria Passepartout avec un mouvement de rage. On lui rendit ses souliers. 176 « En voilà qui coûtent cher ! murmura-t-il. Plus de mille livres chacun ! Sans compter qu’ils me gênent ! » Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert son bras à la jeune femme. Fix espérait encore que son voleur ne se déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et qu’il ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg. Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui montèrent aussitôt. Fix courut derrière la voiture, qui s’arrêta bientôt sur l’un des quais de la ville. À un demi-mille en rade, le Rangoon était mouillé, son pavillon de partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg était en avance d’une heure. Fix le vit descendre de voiture et s’embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le détective frappa la terre du pied. « Le gueux ! s’écria-t-il, il part ! Deux mille livres sacrifiées ! Prodigue comme un voleur Ah ! je le filerai jusqu’au bout du monde s’il le faut mais du train dont il va, tout l’argent du vol y 177 aura passé ! » L’inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. En effet, depuis qu’il avait quitté Londres, tant en frais de voyage qu’en primes, en achat d’éléphant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et le tant pour cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives, allait diminuant toujours. 178 XVI Où Fix n’a pas l’air de connaître du tout les choses dont on lui parle Le Rangoon, l’un des paquebots que la Compagnie péninsulaire et orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, était un steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix tonnes, et d’une force nominale de quatre cents chevaux. Il égalait le Mongolia en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bien installée que l’eût désiré Phileas Fogg. Après tout, il ne s’agissait que d’une traversée de trois mille cinq cents milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas une difficile passagère. Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec 179 Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l’écoutait, en apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans qu’une intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. À de certaines heures il venait régulièrement, sinon causer, du moins l’écouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la grâce et l’imprévu d’un automate dont les mouvements auraient été combinés pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu expliqué l’excentrique personnalité de son maître. Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri ; mais après tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à ce qu’elle le vît à travers sa reconnaissance. Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs 180 négociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L’un d’eux, Sir James Jejeebhoy, a été anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. C’était même un cousin de Sir Jejeebhoy, l’honorable Jejeeh, qu’elle comptait rejoindre à Hong-Kong. Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l’affirmer. À quoi Mr. Fogg répondait qu’elle n’eût pas à s’inquiéter, et que tout s’arrangerait mathématiquement ! Ce fut son mot. La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe ? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux « limpides comme les lacs sacrés de l’Himalaya » ! Mais l’intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, ne semblait point homme à se jeter dans ce lac. Cette première partie de la traversée du Rangoon s’accomplit dans des conditions excellentes. Le temps était maniable. Toute cette portion de l’immense baie que les marins 181 appellent « les brasses du Bengale » se montra favorable à la marche du paquebot. Le Rangoon eut bientôt connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs. La côte fut prolongée d’assez près. Les sauvages Papouas de l’île ne se montrèrent point. Ce sont des êtres placés au dernier degré de l’échelle humaine, mais dont on fait à tort des anthropophages. Le développement panoramique de ces îles était superbe. D’immenses forêts de lataniers, d’arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosées, de fougères arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arrière se profilait l’élégante silhouette des montagnes. Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherché dans le Céleste Empire. Mais tout ce spectacle varié, offert aux regards par le groupe des Andaman, passa vite, et 182 le Rangoon s’achemina rapidement vers le détroit de Malacca, qui devait lui donner accès dans les mers de la Chine. Que faisait pendant cette traversée l’inspecteur Fix, si malencontreusement entraîné dans un voyage de circumnavigation ? Au départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions pour que le mandat, s’il arrivait enfin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pu s’embarquer à bord du Rangoon sans avoir été aperçu de Passepartout, et il espérait bien dissimuler sa présence jusqu’à l’arrivée du paquebot. En effet, il lui eût été difficile d’expliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, qui devait le croire à Bombay. Mais il fut amené à renouer connaissance avec l’honnête garçon par la logique même des circonstances. Comment ? On va le voir. Toutes les espérances, tous les désirs de l’inspecteur de police, étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde, Hong- Kong, car le paquebot s’arrêtait trop peu de temps à Singapore pour qu’il pût opérer en cette 183 ville. C’était donc à Hong-Kong que l’arrestation du voleur devait se faire, ou le voleur lui échappait, pour ainsi dire, sans retour. En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais la dernière qui se rencontrât sur le parcours. Au-delà, la Chine, le Japon, l’Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg. À Hong-Kong, s’il y trouvait enfin le mandat d’arrestation qui courait évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficulté. Mais après Hong-Kong, un simple mandat d’arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte d’extradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour échapper définitivement. Si l’opération manquait à Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succès. « Donc, se répétait Fix pendant ces longues heures qu’il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j’arrête mon homme, ou il n’y sera pas, et cette fois il faut à 184 tout prix que je retarde son départ ! J’ai échoué à Bombay, j’ai échoué à Calcutta ! Si je manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation ! Coûte que coûte, il faut réussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est nécessaire, le départ de ce maudit Fogg ? » En dernier ressort, Fix était bien décidé à tout avouer à Passepartout, à lui faire connaître ce maître qu’il servait et dont il n’était certainement pas le complice. Passepartout, éclairé par cette révélation, devant craindre d’être compromis, se rangerait sans doute à lui, Fix. Mais enfin c’était un moyen hasardeux, qui ne pouvait être employé qu’à défaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement l’affaire. L’inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la présence de Mrs. Aouda à bord du Rangoon, en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives. Quelle était cette femme ? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg ? C’était évidemment entre Bombay et Calcutta 185 que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la péninsule ? Était-ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse ? Ce voyage à travers l’Inde, au contraire, n’avait-il pas été entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne ? car elle était charmante ! Fix l’avait bien vu dans la salle d’audience du tribunal de Calcutta. On comprend à quel point l’agent devait être intrigué. Il se demanda s’il n’y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement. Oui ! cela devait être ! Cette idée s’incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu’il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fût mariée ou non, il y avait enlèvement, et il était possible, à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu’il ne pût s’en tirer à prix d’argent. Mais il ne fallait pas attendre l’arrivée du Rangoon à Hong-Kong. Ce Fogg avait la détestable habitude de sauter d’un bateau dans un autre, et, avant que l’affaire fût entamée, il pouvait être déjà loin. 186 L’important était donc de prévenir les autorités anglaises et de signaler le passage du Rangoon avant son débarquement. Or, rien n’était plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique. Toutefois, avant d’agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut d’interroger Passepartout. Il savait qu’il n’était pas très difficile de faire parler ce garçon, et il se décida à rompre l’incognito qu’il avait gardé jusqu’alors. Or, il n’y avait pas de temps à perdre. On était au 30 octobre, et le lendemain même le Rangoon devait relâcher à Singapore. Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans l’intention d’aborder Passepartout « le premier » avec les marques de la plus extrême surprise. Passepartout se promenait à l’avant, quand l’inspecteur se précipita vers lui, s’écriant : « Vous, sur le Rangoon ! – Monsieur Fix à bord ! répondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son 187 compagnon de traversée du Mongolia. Quoi ! je vous laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong ! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde ? – Non, non, répondit Fix, et je compte m’arrêter à Hong-Kong, – au moins quelques jours. – Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. Mais comment ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta ? – Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis resté couché dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que l’océan Indien. Et votre maître, Mr. Phileas Fogg ? – En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire ! Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous. – Une jeune dame ? » répondit l’agent, qui avait parfaitement l’air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire. Mais Passepartout l’eut bientôt mis au courant 188 de son histoire. Il raconta l’incident de la pagode de Bombay, l’acquisition de l’éléphant au prix de deux mille livres, l’affaire du sutty, l’enlèvement d’Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberté sous caution. Fix, qui connaissait la dernière partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d’intérêt. « Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre maître a l’intention d’emmener cette jeune femme en Europe ? – Non pas, monsieur Fix, non pas ! Nous allons tout simplement la remettre aux soins de l’un de ses parents, riche négociant de Hong- Kong. » « Rien à faire ! » se dit le détective en dissimulant son désappointement. « Un verre de gin, monsieur Passepartout ? – Volontiers, monsieur Fix. C’est bien le moins que nous buvions à notre rencontre à bord du Rangoon ! » 189 XVII Où il est question de choses et d’autres pendant la traversée de Singapore à Hong-Kong Depuis ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrent fréquemment, mais l’agent se tint dans une extrême réserve vis-à-vis de son compagnon, et il n’essaya point de le faire parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand salon du Rangoon, soit qu’il tînt compagnie à Mrs. Aouda, soit qu’il jouât au whist, suivant son invariable habitude. Quant à Passepartout, il s’était pris très sérieusement à méditer sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son maître. Et, en effet, on eût été étonné à moins. Ce gentleman, très aimable, très complaisant à coup sûr, que l’on rencontre d’abord à Suez, qui 190 s’embarque sur le Mongolia, qui débarque à Bombay, où il dit devoir séjourner, que l’on retrouve sur le Rangoon, faisant route pour Hong- Kong, en un mot, suivant pas à pas l’itinéraire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu’on y réfléchît. Il y avait là une concordance au moins bizarre. À qui en avait ce Fix ? Passepartout était prêt à parier ses babouches – il les avait précieusement conservées – que le Fix quitterait Hong-Kong en même temps qu’eux, et probablement sur le même paquebot. Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu’il n’aurait jamais deviné de quelle mission l’agent avait été chargé. Jamais il n’eût imaginé que Phileas Fogg fût « filé », à la façon d’un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication à toute chose, voici comment Passepartout, soudainement illuminé, interpréta la présence permanente de Fix, et, vraiment, son interprétation était fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n’était et ne pouvait être qu’un agent lancé sur les traces de Mr. Fogg par ses collègues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage 191 s’accomplissait régulièrement autour du monde, suivant l’itinéraire convenu. « C’est évident ! c’est évident ! se répétait l’honnête garçon, tout fier de sa perspicacité. C’est un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses ! Voilà qui n’est pas digne ! Mr. Fogg si probe, si honorable ! Le faire épier par un agent ! Ah messieurs du Reform-Club, cela vous coûtera cher » Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut cependant de n’en rien dire à son maître, craignant que celui-ci ne fût justement blessé de cette défiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix à l’occasion, à mots couverts et sans se compromettre. Le mercredi 30 octobre, dans l’après-midi, le Rangoon embouquait le détroit de Malacca, qui sépare la presqu’île de ce nom des terres de Sumatra. Des îlots montagneux très escarpés, très pittoresques, dérobaient aux passagers la vue de la grande île. Le lendemain, à quatre heures du matin, le 192 Rangoon, ayant gagné une demi-journée sur sa traversée réglementaire, relâchait à Singapore, afin d’y renouveler sa provision de charbon. Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifesté le désir de se promener pendant quelques heures. Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait in petto à voir la manœuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires. L’île de Singapore n’est ni grande ni imposante d’aspect. Les montagnes, c’est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. C’est un parc coupé de belles routes. Un joli équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à l’éclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont formés du bouton même de la fleur 193 entrouverte. Là, les buissons de poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes européennes ; des sagoutiers, de grandes fougères avec leur ramure superbe, variaient l’aspect de cette région tropicale ; des muscadiers au feuillage verni saturaient l’air d’un parfum pénétrant. Les singes, bandes alertes et grimaçantes, ne manquaient pas dans les bois, ni peut-être les tigres dans les jungles. À qui s’étonnerait d’apprendre que dans cette île, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas détruits jusqu’au dernier, on répondra qu’ils viennent de Malacca, en traversant le détroit à la nage. Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon – qui regardait un peu sans voir – rentrèrent dans la ville, vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées, qu’entourent de charmants jardins où poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde. À dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été suivis, sans s’en douter, par l’inspecteur, 194 qui avait dû lui aussi se mettre en frais d’équipage. Passepartout les attendait sur le pont du Rangoon. Le brave garçon avait acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, d’un brun foncé au-dehors, d’un rouge éclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grâce. À onze heures, le Rangoon, ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritent les plus beaux tigres de la terre. Treize cents milles environ séparent Singapore de l’île de Hong-Kong, petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon. 195 Le Rangoon était fort chargé. De nombreux passagers s’étaient embarqués à Singapore, des indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places. Le temps, assez beau jusqu’alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais très heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il était maniable, le capitaine faisait établir la voilure. Le Rangoon, gréé en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidité s’accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C’est ainsi que l’on prolongea, sur une lame courte et parfois très fatigante, les côtes d’Annam et de Cochinchine. Mais la faute en était plutôt au Rangoon qu’à la mer, et c’est à ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s’en prendre de cette fatigue. En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un sérieux défaut de 196 construction. Le rapport de leur tirant d’eau en charge avec leur creux a été mal calculé, et, par suite, ils n’offrent qu’une faible résistance à la mer. Leur volume, clos, impénétrable à l’eau, est insuffisant. Ils sont « noyés », pour employer l’expression maritime, et, en conséquence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jetés à bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc très inférieurs – sinon par le moteur et l’appareil évaporatoire, du moins par la construction, – aux types des Messageries françaises, tels que l’Impératrice et le Cambodge. Tandis que, suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids d’eau égal à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie péninsulaire, le Golgonda, le Corea, et enfin le Rangoon, ne pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le fond. Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes précautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. C’était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon, mais dont 197 Passepartout se montrait extrêmement irrité. Il accusait alors le capitaine, le mécanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se mêlent de transporter des voyageurs. Peut-être aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à son compte dans la maison de Saville- row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience. « Mais vous êtes donc bien pressé d’arriver à Hong-kong ? lui demanda un jour le détective. – Très pressé ! répondit Passepartout. – Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama ? – Une hâte effroyable. – Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde ? – Absolument. Et vous, monsieur Fix ? – Moi ? je n’y crois pas ! – Farceur ! » répondit Passepartout en clignant de l’œil. Ce mot laissa l’agent rêveur. Ce qualificatif 198 l’inquiéta, sans qu’il sût trop pourquoi. Le Français l’avait-il deviné ? Il ne savait trop que penser. Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconnaître ? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière- pensée. Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre jour, mais c’était plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue. « Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à son compagnon d’un ton malicieux, est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous y laisser ? – Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !... Peut-être que... – Ah ! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi ! Voyons ! un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait s’arrêter en route ! Vous n’alliez qu’à Bombay, et vous voici bientôt en Chine ! L’Amérique n’est pas loin, et de l’Amérique à l’Europe il n’y a qu’un pas ! » 199 Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui était en veine, lui demanda si « ça lui rapportait beaucoup, ce métier-là ? ». « Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes frais ! – Oh ! pour cela, j’en suis sûr ! » s’écria Passepartout, riant de plus belle. La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir. Il était évidemment deviné. D’une façon ou d’une autre, le Français avait reconnu sa qualité de détective. Mais avait- il prévenu son maître ? Quel rôle jouait-il dans tout ceci ? Était-il complice ou non ? L’affaire était-elle éventée, et par conséquent manquée ? L’agent passa là quelques heures difficiles, tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre. Cependant le calme se rétablit dans son 200 cerveau, et il résolut d’agir franchement avec Passepartout. S’il ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong- Kong, et si Fogg se préparait à quitter définitivement cette fois le territoire anglais, lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestique était le complice de son maître – et celui-ci savait tout, et dans ce cas l’affaire était définitivement compromise – ou le domestique n’était pour rien dans le vol, et alors son intérêt serait d’abandonner le voleur. Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus d’eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans s’inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui. Et cependant, dans le voisinage, il y avait – suivant l’expression des astronomes – un astre troublant qui aurait dû produire certaines perturbations sur le cœur de ce gentleman. Mais non ! Le charme de Mrs. Aouda n’agissait point, à la grande surprise de Passepartout, et les 201 perturbations, si elles existaient, eussent été plus difficiles à calculer que celles d’Uranus qui ont amené la découverte de Neptune. Oui ! c’était un étonnement de tous les jours pour Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les yeux de la jeune femme ! Décidément Phileas Fogg n’avait de cœur que ce qu’il en fallait pour se conduire héroïquement, mais amoureusement, non ! Quant aux préoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naître en lui, il n’y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuyé sur la rambarde de l’« engine-room », il regardait la puissante machine qui s’emportait parfois, quand, dans un violent mouvement de tangage, l’hélice s’affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la colère du digne garçon. « Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes ! s’écria-t-il. On ne marche pas ! Voilà bien ces Anglais ! Ah ! si c’était un navire 202 américain, on sauterait peut-être, mais on irait plus vite ! » 203 XVIII Dans lequel Phileas Fogg, Passepartout, Fix, chacun de son côté, va à ses affaires Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez mauvais. Le vent devint très fort. Fixé dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le Rangoon, trop instable, roula considérablement, et les passagers furent en droit de garder rancune à ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large. Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempête. La bourrasque battit la mer avec véhémence. Le Rangoon dut mettre à la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d’hélice seulement, de manière à biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient été serrées, et c’était encore trop de ces agrès qui sifflaient au milieu des rafales. 204 La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée, et l’on put estimer qu’il arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de retard sur l’heure réglementaire, et plus même, si la tempête ne cessait pas. Phileas Fogg assistait à ce spectacle d’une mer furieuse, qui semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilité. Son front ne s’assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le départ du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans son programme, qu’elle fût prévue. Mrs. Aouda, qui s’entretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passé. Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même œil. Bien au contraire. Cette tempête lui plaisait. Sa satisfaction aurait même été sans bornes, si le Rangoon eût été obligé de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils 205 obligeraient le sieur Fogg à rester quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il était bien un peu malade, mais qu’importe ! Il ne comptait pas ses nausées, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s’ébaudissait d’une immense satisfaction. Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peu dissimulée il passa ce temps d’épreuve. Jusqu’alors tout avait si bien marché ! La terre et l’eau semblaient être à la dévotion de son maître. Steamers et railways lui obéissaient. Le vent et la vapeur s’unissaient pour favoriser son voyage. L’heure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné ? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent dû sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempête l’exaspérait, cette rafale le mettait en fureur, et il eût volontiers fouetté cette mer désobéissante ! Pauvre garçon ! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût deviné le secret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quart d’heure. 206 Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeura sur le pont du Rangoon. Il n’aurait pu rester en bas ; il grimpait dans la mâture ; il étonnait l’équipage et aidait à tout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s’empêcher de rire en voyant un garçon si décontenancé. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempête. On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait pas à remonter. Passepartout secouait le baromètre, mais rien n’y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait l’irresponsable instrument. Enfin la tourmente s’apaisa. L’état de la mer se modifia dans la journée du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable. Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers et les basses voiles purent être établis, et le Rangoon reprit sa route avec une merveilleuse vitesse. Mais on ne pouvait regagner tout le temps 207 perdu. Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinq heures du matin. L’itinéraire de Phileas Fogg portait l’arrivée du paquebot au 5. Or, il n’arrivait que le 6. C’était donc vingt-quatre heures de retard, et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué. À six heures, le pilote monta à bord du Rangoon et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu’au port de Hong-Kong. Passepartout mourait du désir d’interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais il n’osait pas, aimant mieux conserver un peu d’espoir jusqu’au dernier instant. Il avait confié ses inquiétudes à Fix, qui – le fin renard – essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue. Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air 208 tranquille audit pilote s’il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama. « Demain, à la marée du matin, répondit le pilote. – Ah ! » fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement. Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou. « Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg. – Le Carnatic, répondit le pilote. – N’était-ce pas hier qu’il devait partir ? – Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, et son départ a été remis à demain. – Je vous remercie », répondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du Rangoon. Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l’étreignit vigoureusement en disant : 209 « Vous, pilote, vous êtes un brave homme ! » Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui valurent cette amicale expansion. À un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong. À une heure, le Rangoon était à quai, et les passagers débarquaient. En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses chaudières, le Carnatic fût parti à la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences fâcheuses pour le reste du voyage. En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de 210 Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fût arrivé. Évidemment il y aurait vingt- quatre heures de retard à Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à vingt-quatre heures près, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours après avoir quitté Londres. Le Carnatic ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s’occuper de ses affaires, c’est- à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au débarqué du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel, et ceux-ci lui désignèrent l’Hôtel du Club. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes après il arrivait à destination. Un appartement fut retenu pour la jeune femme, et Phileas Fogg veilla à ce qu’elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda qu’il allait immédiatement se mettre à la recherche de 211 ce parent aux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong. En même temps il donnait à Passepartout l’ordre de demeurer à l’hôtel jusqu’à son retour, afin que la jeune femme n’y restât pas seule. Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait immanquablement un personnage tel que l’honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commerçants de la ville. Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n’habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s’était établi en Europe – en Hollande, croyait-on –, ce qui s’expliquait par suite de nombreuses relations qu’il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale. Phileas Fogg revint à l’Hôtel du Club. Aussitôt il fit demander à Mrs. Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sans autre préambule, il lui apprit que l’honorable Jejeeh ne résidait plus à Hong-Kong, et qu’il habitait vraisemblablement la Hollande. À cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d’abord. 212 Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix : « Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle. – C’est très simple, répondit le gentleman. Revenir en Europe. – Mais je ne puis abuser... – Vous n’abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme... Passepartout ? – Monsieur ? répondit Passepartout. – Allez au Carnatic, et retenez trois cabines. » Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la Compagnie de la jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta aussitôt l’Hôtel du Club. 213 XIX Où Passepartout prend un trop vif intérêt à son maître, et ce qui s’ensuit Hong-Kong n’est qu’un îlot, dont le traité de Nanking, après la guerre de 1842, assura la possession à l’Angleterre. En quelques années, le génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à l’embouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur l’autre rive. Hong-Kong devait nécessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois s’opère par la ville anglaise. Des docks, des hôpitaux, des wharfs, des entrepôts, une cathédrale gothique, un « government-house », des rues macadamisées, tout ferait croire qu’une 214 des cités commerçantes des comtés de Kent ou de Surrey, traversant le sphéroïde terrestre, est venue ressortir en ce point de la Chine, presque à ses antipodes. Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile, encore en faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais et d’européens, qui se pressait dans les rues. À peu de choses près, c’était encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garçon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du monde. Passepartout arriva au port Victoria. Là, à l’embouchure de la rivière de Canton, c’était un fourmillement de navires de toutes nations, des anglais, des français, des américains, des hollandais, bâtiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des jonques, des sempas, des tankas, et même des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, 215 Passepartout remarqua un certain nombre d’indigènes vêtus de jaune, tous très avancés en âge. Etant entré chez un barbier chinois pour se faire raser « à la chinoise », il apprit par le Figaro de l’endroit, qui parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et qu’à cet âge ils avaient le privilège de porter la couleur jaune, qui est la couleur impériale. Passepartout trouva cela fort drôle, sans trop savoir pourquoi. Sa barbe faite, il se rendit au quai d’embarquement du Carnatic, et là il aperçut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut point étonné. Mais l’inspecteur de police laissait voir sur son visage les marques d’un vif désappointement. « Bon ! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club ! » Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l’air vexé de son compagnon. Or, l’agent avait de bonnes raisons pour pester contre l’infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat ! Il était évident que le mandat courait 216 après lui, et ne pourrait l’atteindre que s’il séjournait quelques jours en cette ville. Or, Hong- Kong étant la dernière terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui échapper définitivement, s’il ne parvenait pas à l’y retenir. « Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec nous jusqu’en Amérique ? demanda Passepartout. – Oui, répondit Fix les dents serrées. – Allons donc ! s’écria Passepartout en faisant entendre un retentissant éclat de rire ! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de nous. Venez retenir votre place, venez ! » Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et arrêtèrent des cabines pour quatre personnes. Mais l’employé leur fit observer que, les réparations du Carnatic étant terminées, le paquebot partirait le soir-même à huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait été annoncé. « Très bien ! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. Je vais le prévenir. » 217 À ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut de tout dire à Passepartout. C’était le seul moyen peut-être qu’il eût de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong. En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l’invitation de Fix. Une taverne s’ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous deux y, entrèrent. C’était une vaste salle bien décorée, au fond de laquelle s’étendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs. Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tressé. Quelques-uns vidaient des pintes de bière anglaise, ale ou porter, d’autres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrées de petites boulettes d’opium mélangé d’essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur énervé glissait sous la table, et 218 les garçons de l’établissement, le prenant par les pieds et par la tête, le portaient sur le lit de camp près d’un confrère. Une vingtaine de ces ivrognes étaient ainsi rangés côte à côte, dans le dernier degré d’abrutissement. Fix et Passepartout comprirent qu’ils étaient entrés dans une tabagie hantée de ces misérables, hébétés, amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui s’appelle l’opium ! Tristes millions que ceux-là, prélevés sur un des plus funestes vices de la nature humaine. Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par des lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquelle l’usage de l’opium était d’abord formellement réservé, cet usage descendit jusqu’aux classes inférieures, et les ravages ne purent plus être arrêtés. On fume l’opium partout et toujours dans l’empire du Milieu. Hommes et femmes s’adonnent à cette passion déplorable, et lorsqu’ils sont accoutumés à cette inhalation, ils ne peuvent plus s’en passer, 219 à moins d’éprouver d’horribles contractions de l’estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu’à huit pipes par jour, mais il meurt en cinq ans. Or, c’était dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient entrés avec l’intention de se rafraîchir. Passepartout n’avait pas d’argent, mais il accepta volontiers la « politesse » de son compagnon, quitte à la lui rendre en temps et lieu. On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit largement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son compagnon avec une extrême attention. On causa de choses et d’autres, et surtout de cette excellente idée qu’avait eue Fix de prendre passage sur le Carnatic. Et à propos de ce steamer, dont le départ se trouvait avancé de quelques heures, Passepartout, les bouteilles étant vides, se leva, afin d’aller prévenir son maître. Fix le retint. « Un instant, dit-il. 220 – Que voulez-vous, monsieur Fix ? – J’ai à vous parler de choses sérieuses. – De choses sérieuses ! s’écria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin restées au fond de son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. Je n’ai pas le temps aujourd’hui. – Restez, répondit Fix. Il s’agit de votre maître ! » Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur. L’expression du visage de Fix lui parut singulière. Il se rassit. « Qu’est-ce donc que vous avez à me dire ? » demanda-t-il. Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon, et, baissant la voix : « Vous avez deviné qui j’étais ? lui demanda- t-il. – Parbleu ! dit Passepartout en souriant. – Alors je vais tout vous avouer... 221 – Maintenant que je sais tout, mon compère ! Ah voilà qui n’est pas fort ! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement ! – Inutilement ! dit Fix. Vous en parlez à votre aise ! On voit bien que vous ne connaissez pas l’importance de la somme ! – Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt mille livres ! – Cinquante-cinq mille reprit Fix, en serrant la main du Français. – Quoi ! s’écria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé !... Cinquante-cinq mille livres !... Eh bien ! raison de plus pour ne pas perdre un instant, ajouta-t-il en se levant de nouveau. – Cinquante-cinq mille livres ! reprit Fix, qui força Passepartout à se rasseoir, après avoir fait apporter un flacon de brandy, – et si je réussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez- vous cinq cents (12 500 F) à la condition de m’aider ? – Vous aider ? s’écria Passepartout, dont les 222 yeux étaient démesurément ouverts. – Oui, m’aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong ! – Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ? Comment ! non content de faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles ! J’en suis honteux pour eux ! – Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix. – Je veux dire que c’est de la pure indélicatesse. Autant dépouiller Mr. Fogg, et lui prendre l’argent dans la poche ! – Eh ! c’est bien à cela que nous comptons arriver ! – Mais c’est un guet-apens ! s’écria Passepartout, qui s’animait alors sous l’influence du brandy que lui servait Fix, et qu’il buvait sans s’en apercevoir, – un guet-apens véritable ! Des gentlemen ! des collègues ! » Fix commençait à ne plus comprendre. « Des collègues ! s’écria Passepartout, des 223 membres du Reform-Club ! Sachez, monsieur Fix, que mon maître est un honnête homme, et que, quand il a fait un pari, c’est loyalement qu’il prétend le gagner. – Mais qui croyez-vous donc que je sois ? demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout. – Parbleu ! un agent des membres du Reform- Club, qui a mission de contrôler l’itinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement humiliant ! Aussi, bien que, depuis quelque temps déjà, j’aie deviné votre qualité, je me suis bien gardé de la révéler à Mr. Fogg ! – Il ne sait rien ?... demanda vivement Fix. – Rien », répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre. L’inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire ? L’erreur de Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. Il était évident que ce garçon parlait avec une absolue bonne foi, et qu’il n’était point le 224 complice de son maître, – ce que Fix aurait pu craindre. « Eh bien, se dit-il, puisqu’il n’est pas son complice, il m’aidera. » Le détective avait une seconde fois pris son parti. D’ailleurs, il n’avait plus le temps d’attendre. À tout prix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong. « Ecoutez, dit Fix d’une voix brève, écoutez- moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c’est-à-dire un agent des membres du Reform- Club... – Bah ! dit Passepartout en le regardant d’un air goguenard. – Je suis un inspecteur de police, chargé d’une mission par l’administration métropolitaine... – Vous... inspecteur de police !... – Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission. » Et l’agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son compagnon une commission signée du directeur de la police centrale. Passepartout, 225 abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole. « Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n’est qu’un prétexte dont vous êtes dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il avait intérêt à s’assurer votre inconsciente complicité. – Mais pourquoi ?... s’écria Passepartout. – Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille livres a été commis à la Banque d’Angleterre par un individu dont le signalement a pu être relevé. Or, voici ce signalement, et c’est trait pour trait celui du sieur Fogg. – Allons donc ! s’écria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. Mon maître est le plus honnête homme du monde ! – Qu’en savez-vous ? répondit Fix. Vous ne le connaissez même pas ! Vous êtes entré à son service le jour de son départ, et il est parti précipitamment sous un prétexte insensé, sans malles, emportant une grosse somme en bank- notes ! Et vous osez soutenir que c’est un honnête 226 homme ! – Oui ! oui ! répétait machinalement le pauvre garçon. – Voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? » Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il n’était plus reconnaissable. Il n’osait regarder l’inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d’Aouda, l’homme généreux et brave ! Et pourtant que de présomptions relevées contre lui ! Passepartout essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire à la culpabilité de son maître. « Enfin, que voulez-vous de moi ? dit-il à l’agent de police, en se contenant par un suprême effort. – Voici, répondit Fix. J’ai filé le sieur Fogg jusqu’ici, mais je n’ai pas encore reçu le mandat d’arrestation, que j’ai demandé à Londres. Il faut donc que vous m’aidiez à retenir à Hong-Kong... – Moi ! que je... – Et je partage avec vous la prime de deux 227 mille livres promise par la Banque d’Angleterre ! – Jamais ! » répondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois. « Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ce que vous m’avez dit serait vrai quand mon maître serait le voleur que vous cherchez ce que je nie... j’ai été... je suis à son service... je l’ai vu bon et généreux... Le trahir... jamais... non, pour tout l’or du monde... Je suis d’un village où l’on ne mange pas de ce pain-là ! – Vous refusez ? – Je refuse. – Mettons que je n’ai rien dit, répondit Fix, et buvons. – Oui, buvons ! » Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l’ivresse. Fix, comprenant qu’il fallait à tout prix le séparer de son maître, voulut l’achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées d’opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta à ses lèvres, 228 l’alluma, respira quelques bouffées, et retomba, la tête alourdie sous l’influence du narcotique. « Enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti, le sieur Fogg ne sera pas prévenu à temps du départ du Carnatic, et s’il part, du moins partira-t-il sans ce maudit Français ! » Puis il sortit, après avoir payé la dépense. 229

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