Séance 4 Culture Littéraire CERVANTES au féminin 2024 PDF

Summary

This document analyzes the female characters in Cervantes's work. It discusses the portrayal of women in 17th-century Spanish society and explores the themes of injustice and social inequality. Analysis of characters such as Dulcinea and their roles in the story.

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Cervantès au féminin Dulcinée et don Quichotte Avec le personnage de don Quichotte, Cervantès invente un type universel qu’on pourrait appeler l’idéaliste forcené. Don Quichotte, c’est l’homme qui se bat contre les moulins à vent, autrement dit, l’...

Cervantès au féminin Dulcinée et don Quichotte Avec le personnage de don Quichotte, Cervantès invente un type universel qu’on pourrait appeler l’idéaliste forcené. Don Quichotte, c’est l’homme qui se bat contre les moulins à vent, autrement dit, l’homme qui prend ses désirs pour des réalités. Dans le roman de Cervantès, don Quichotte croit fermement qu’il est un chevalier invincible alors qu’il n’est qu’un simple mortel. D’où lui vient cette idée saugrenue ? De ses lectures. La tête bourrée de romans de chevalerie, don Quichotte est convaincu qu’il est né pour combattre l’injustice partout où elle se trouve. Comme le résume son valet Sancho, qui l’accompagne dans ses aventures, don Quichotte, c’est « le redresseur de torts, le tuteur des pupilles et des orphelins, le défenseur des veuves ». Bref, c’est le vengeur des innocents, le punisseur des coupables, le justicier que le monde attendait depuis des siècles… Ce personnage, Cervantès lui a donné une telle consistance que, aujourd’hui encore, on qualifie de « Don Quichotte » toute personne qui se lance dans un combat illusoire (car perdu d’avance) pour défendre les opprimés... Le combat contre l’injustice dont sont victimes les femmes dans la société du Siècle d’Or où se déroule l’action du roman, société – rappelons-le – foncièrement patriarcale et férocement misogyne, est-il inscrit à l’agenda du héros ? Cervantès profite-t-il de la liberté que lui donne le roman pour dénoncer le sort fait aux femmes vendues, forcées, violées, abusées quotidiennement par les hommes ? Cervantès, qui eut affaire, dans sa vie même, à plusieurs femmes, a-t-il été sensible à leurs difficultés ? S’est-il spontanément identifié à elles, sachant qu’il avait lui-même subi nombre d’humiliations et de frustrations au cours de son existence, dues à sa condition inférieure ? En surface, le roman n’envoie pas de signes encourageants de côté-là : les 1 personnages principaux, don Quichotte et Sancho, posent, sans surprise, un regard désobligeant sur les femmes qui les entourent, dénonçant à l’envi leur inconstance naturelle (un stéréotype de l’époque, qui a la vie dure, puisqu’il est encore véhiculé de nos jours) et montrant une indifférence désarmante à leurs souffrances. Sous la surface toutefois, on se rend compte que Cervantès glisse ici et là, en utilisant la voix des personnages féminins (il les fait parler), des idées que nous serions tentés de qualifier de « pré-féministes », au sens où elles mettent en évidence la clairvoyance des femmes sur l’injustice de leur position sociale, et, en miroir, l’aveuglement des hommes, prisonniers d’une image contradictoire de la femme, oscillant, dans leur comportement vis-à-vis d’elle, entre vénération absurde (la femme idéalisée) et appropriation brutale (la femme possédée). El Desdichado (l’infortuné) Je serais assez tenté de mettre sur le compte d’une vie placée sous le signe de la soumission sociale aux classes dominantes la compréhension très fine qu’a Cervantès de la condition déplorable des femmes, soumises quant à elles à l’ordre patriarcal et religieux. Une chose est sûre, cet homme a traversé, au cours de sa vie, une série d’épreuves difficiles qui l’ont mis à même de comprendre, mieux que quiconque, la position de l’individu dominé, qui doit chaque jour se battre pour obtenir ce que les personnes favorisées possèdent de droit à la naissance. Cervantès Cervantès est issu d’un milieu très modeste. Son père, Rodrigo de Cervantès (1509-1585), était un « chirurgien » – métier plus proche du barbier que du médecin. Né non loin de Madrid, Miguel est le troisième d’une fratrie de cinq enfants. Son enfance est une longue suite d’errances et de déménagements. Les mauvaises affaires de son père, harcelé par les créanciers, lui font sillonner l’Espagne en quête d’une existence honorable. Cette vie vagabonde a entravé son 2 apprentissage scolaire et l’a privé d’études universitaires. Malgré cela, il a manifesté dès le plus jeune âge un goût prononcé pour le théâtre. Cette fascination enfantine pour la scène, l’auteur du Quichotte (abrégé désormais DQ) en fait l’aveu au détour d’une phrase par la voix de son héros : « Tout petit déjà j’adorais les masques, et dans ma jeunesse, je n’avais d’yeux que pour les acteurs » (DQ, Partie I, chap. 11). À vingt-deux ans, à cours d’argent (il le sera toute sa vie) il s’engage dans l’armée. « On répandit le bruit d’un immense appareil de guerre en préparation. Tout cela m’excita, suscita en moi le désir et l’envie de participer à la campagne attendue […] je décidai de tout quitter et d’aller en Italie. Ce que je fis » (DQ, I, 39). Nous retrouvons notre expatrié engagé dans la fameuse bataille navale de Lépante du 7 octobre 1571, qui vit la chrétienté mettre un terme à la menace ottomane. Il y reçoit trois coups d’arquebuse, qui l’invalident à vie : « Ma main gauche était fracassée en mille pièces ; mais si grande était la joie que ressentit mon âme à voir l’infidèle vaincu par le chrétien que je ne m’apercevais pas de mes blessures1. » En récompense de son courage, Cervantès espérait reconnaissance. Déception. On l’oublie. Il décide alors de rentrer au pays. Ici se place l’épisode le plus douloureux de sa vie. Capturé par des corsaires barbaresques, Cervantès est transféré pieds et poings liés à Alger, et emprisonné en échange d’une rançon. Il y reste pendant 5 ans. De retour sur le sol natal, les ennuis continuent et s’enchaînent : en 1584, il épouse une provinciale, Catalina de Salazar, dont la famille est endettée. Engagé comme munitionnaire par le Roi pour effectuer les préparatifs de l’Invincible Armada, il est emprisonné en 1592 pour malversations. En 1597 il est incarcéré pour fraude fiscale, puis une dernière fois en 1605 à la suite d’une sombre affaire de meurtre2 ! À chaque fois, il est blanchi, mais sort meurtri de ces épreuves. La carrière littéraire de Cervantès ne commence véritablement que dans le dernier quart de sa vie, et comme on va le voir, la malchance l’y poursuit. La première partie de Don Quichotte est vendue pour une bouchée de pain à Francisco de Robles. Le succès est immédiat et colossal : « Au jour d’aujourd’hui, on a imprimé plus de douze mille exemplaires de cette histoire. (…) il n’y aura bientôt ni peuple, ni langue où l’on n’en fasse bientôt la traduction. » (DQ, II, 3) On s’arrache en effet L’Ingénieux Hidalgo au Portugal, au Pérou, en Angleterre, aux Pays-Bas, en France et en Italie ! Mais les contrefaçons sont si nombreuses (le copyright n’existe pas à cette époque) qu’il n’en tire aucun bénéfice. Jusqu’à la fin de sa vie, mondialement célèbre, Cervantès vivra dans la gêne « Quoi donc ? », se scandalisera en 1615, juste après sa mort, un gentilhomme français de passage à Tolède, « à un tel homme, l’Espagne n’a pas fait une grande fortune, en l’entretenant sur le Trésor public ?3 ». Plume en main, le poète prend sa revanche contre les vexations du réel en exerçant son plein pouvoir sur l’imaginaire. Dans un recueil de petites histoires, intitulées Nouvelles exemplaires, il s’affranchit des conventions en mettant en scène ce que Hugo baptisera les misérables : étudiants, voleurs, gitans, souillons, et même chiens errants4… bref, tous les laissés-pour-compte de l’Espagne de Philippe II, dont il fait partie… Tout occupé à écrire ses Nouvelles, Cervantès ne voit pas venir une nouvelle catastrophe : alors qu’il s’est enfin décidé à écrire la suite des aventures de Don Quichotte, une autre suite paraît à Tarragone, en septembre 1614, signé d’un certain Alonso Fernández de Avellaneda, intitulée Segundo tomo de las aventuras del ingenioso hidalgo Don Quixote de la Mancha, qui lui brûle la politesse, et lui vole son héros. 1 Cité par Prosper Mérimée dans Notice sur la vie et les ouvrages de Michel Cervantes (1828). 2 C’est « l’affaire Ezpeleta », du nom du gentilhomme blessé grièvement, le 27 juin, à onze heures du soir, juste devant le domicile de l’écrivain et qui, recueilli par lui, mourra quelques heures plus tard sans donner le nom de son meurtrier. Étranger à ce drame, Cervantès s’y trouve mêlé malgré lui par la faute d’un inspecteur zélé, Villarroel, sorte de Javert espagnol intimement convaincu que Cervantès est coupable2. Une mécanique s’enclenche, implacable, digne d’un roman de Kafka : Miguel Saavedra est incarcéré séance tenante en compagnie de toute sa famille ! Libérés au bout de quarante-huit heures faute de preuves, les prévenus n’en restent pas moins en résidence surveillée : le classement de l’affaire n’a lieu que le 18 juillet. En attendant, l’image de Cervantès a été ternie, laissant planer sur l’écrivain dont tout le monde parle, des soupçons d’immoralité mêlant affairisme, galanterie et passion du jeu. 3 Jean Canavaggio, Cervantès, Paris, Fayard, 1997, p. 331. 4 Le Dialogue des chiens, dernière des nouvelles du recueil, donne l’occasion à Cervantès, par le truchement de Scipion et Berganza, les deux chiens à qui il donne la parole, de faire une peinture satirique de la société de son temps. Virginia Woolf reprendra cette idée, en la poussant encore plus loin, dans Flush, dont nous reparlerons… 3 Effondré, Cervantès se ressaisit et contre-attaque. Affaibli, malade (il approche les 70 ans), il décide d’écrire la suite de son roman. De cette Seconde partie (encore plus géniale que la première) il fait la plus judicieuse des ripostes littéraires jamais imaginées par un écrivain en répondant non seulement aux calomnies d’Avellaneda qui ironisait sur son invalidité (non il n’est pas handicapé de la main, parce qu’il s’est battu dans une vulgaire taverne, mais parce qu’il a participé à la glorieuse bataille de Lépante !) mais en tournant en ridicule le don Quichotte de la fausse suite (il le met en scène dans son propre récit, en le confrontant au vrai…). En 1615, au sommet de son art et la conscience tranquille (il a terminé son chef-d’œuvre), Cervantès peut enfin mourir. Il quitte les siens le 23 avril 1616, le même jour que Shakespeare5. Mutilé, emprisonné, excommunié, calomnié, ruiné, insulté, Cervantès, ce Versado en desdichas (« expert en déveine ») comme il se plaisait à se qualifier lui-même, ne connut donc que des déboires au cours de son existence. Pourtant, contre toute attente, le Quichotte ne porte pas trace de cette vie douloureuse (c’est au contraire un livre plein de gaieté), tout se passant comme si son auteur avait trouvé en ce vieil hidalgo idéaliste, don Quichotte, qui se joue des périls comme d’un hochet, le meilleur antidote contre ses infortunes. Critique de la société espagnole Réduite à sa plus simple expression, l’intrigue de Don Quichotte se résume en quelques lignes : un vieil hidalgo oisif, dont la lecture à haute dose de livres de chevalerie a dérangé l’esprit, décide de se faire chevalier errant pour défendre les opprimés. Après s’être trouvé un nom de circonstances pour lui (« Don Quichotte de la Manche »), son cheval (« Rossinante ») et sa Dame 5Shakespeare est également mort le 23 avril, mais le décalage entre les deux calendriers (le julien et le grégorien) fait qu’en réalité ils ne sont pas morts le même jour. 4 (« Dulcinée du Toboso6 »), notre chevalier, armé d’une vieille lance et d’un casque rafistolé, part sur les routes en quête d’aventures, accompagné d’un écuyer (en fait un simple paysan) appelé, Sancho Pança. En fait d’aventures, le duo ne vit que des mésaventures, toutes causées par la folie du chevalier qui, sujet à des hallucinations, prend des moulins pour des géants, des auberges pour des châteaux, des mules pour des dromadaires, une servante pour une princesse, des troupeaux pour des armées, un plat à barbe pour un heaume, une statue de la Vierge pour une dame de haut rang, des marionnettes pour des Maures félons, etc. Le scénario se répète à l’identique tout au long du roman. L’épisode fameux des moulins en est le paradigme : sourd aux avertissements de son valet, Don Quichotte fonce tête baissée sur de prétendus ennemis qui, indignés de se voir attaqués sans cause, ripostent tantôt par une pluie d’insultes, tantôt par une grêle de coups de poing, tantôt par une avalanche de cailloux. Malgré les démentis violents que lui apporte la réalité (dents perdues et côtes cassées), notre chevalier poursuit sa chimère. En résultent des scènes d’un comique savoureux, qui ont fait la popularité mondiale de ce roman. Les moulins à vent pris pour des géants Ainsi résumée, l’histoire de Don Quichotte pourrait passer pour un divertissement futile. Il n’en est rien. Derrière les épisodes humoristiques se cache une critique de la société espagnole du 17e siècle, notamment, et nous y allons y revenir, du sort qu’elle réserve aux femmes. Les quatre siècles qui nous séparent de la publication de Don Quichotte tendent à nous dissimuler son principal ressort comique : le télescopage du monde médiéval et du monde moderne. Don 6 Obsédé par la tradition des romans de chevalerie, Don Quichotte, cherchant une femme à qui il pourra dédier ses exploits futurs et pour l'honneur de laquelle il brûle de se battre, jette son dévolu sur une simple paysanne habitant le village du Toboso, Aldonza Lorenzo, dont il avait été amoureux dans sa jeunesse sans avoir jamais osé avouer sa flamme. Elle devient dans son imagination la plus belle des femmes, dont il se plaît sans cesse à décrire les qualités. 5 Quichotte en tenue de chevalier produit sur ses contemporains le même effet de bizarrerie que produirait aujourd’hui un homme déguisé en marquis sur les trottoirs de Paris. Tout humoristique qu’il soit, ce contraste illustre, plus sérieusement, l’inadaptation de l’individu à l’Espagne moderne. Quand don Quichotte s’attaque aux moulins, il s’attaque à l’un des symboles les plus visibles de l’industrie nouvelle (le moulin représente en effet le dernier cri de l’innovation, comparable en cela à nos éoliennes). Cette brutalité technique, qualifiée d’« âge de fer », trouve son équivalent dans une brutalité sociale, décrite sans fard par l’auteur de Don Quichotte : c’est le laboureur fouettant à mort son valet de quinze ans avec un ceinturon ; c’est la servante, Maritorne qui se prostitue au premier muletier venu ; c’est le galérien Ginès de Passamonte qui, sitôt la liberté recouvrée, s’empresse de dépouiller son libérateur ; ce sont la duchesse et le duc, personnages égoïstes et cyniques, prêts à tout, même aux combinaisons les plus douteuses, pour tromper leur ennui. L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche n’est pas peuplé de princes à l’âme altière, d’empereurs au cœur généreux, de chevaliers au noble courage et de magiciens facétieux, mais de muletiers brutaux, de marchands bornés, d’aubergistes cupides, de chevriers stupides, de bergers mal dégrossis, de barbiers incrédules, de valets incultes, de bandits violents et de criminels sans scrupule. La société dont Cervantès fait le portrait dans son roman est une société qui a substitué les valeurs de l’économie aux valeurs de la chevalerie. À Sancho qui lui demande combien gagnait jadis un écuyer, don Quichotte répond que les écuyers ne recevaient pas de salaire, mais des dons... Les temps ont changé. L’âge d’or, déplore don Quichotte, a été remplacé par l’âge de l’or. Lorsqu’on évoque les « péripéties » de Don Quichotte, on omet de dire que le Chevalier à la triste figure (c’est l’un de ses surnoms) et son écuyer agissent moins qu’ils ne parlent. En définitive, le roman de Cervantès s’apparente à une interminable conversation entre deux grands bavards, dont les aventures ne sont, à la limite, qu’un prétexte. Don Quichotte y enseigne le code de la chevalerie à son acolyte qui n’y connaît rien. Or, ce qui fait le principal intérêt de cette causerie à bâtons rompus, c’est qu’elle oppose deux visions du monde radicalement opposées. Une vision gouvernée par le rêve (celle de don Quichotte), l’autre par le ventre (celle de Sancho Pança, Pança voulant dire « panse », en espagnol) ; d’un côté, une vision chevaleresque, nourrie de valeurs nobles et idéalistes, de l’autre une vision petite-bourgeoise, obsédée par la satisfaction des besoins organiques, la sécurité, le confort, l’aisance financière, etc. Égaré dans un monde étriqué, cynique et calculateur, don Quichotte, dernier représentant d’une race disparue (celle des héros sans peur ni reproche) incarne une noblesse d’âme insoucieuse de ses intérêts, préoccupée exclusivement de grandeur et de beauté, préoccupation anachronique symbolisée par la quête éperdue de l’amour sublime (Dulcinée du Toboso). Par contraste, la vision du monde de Sancho, vision 6 profondément mesquine, partagée – il faut le souligner – par tous les hommes qu’ils rencontrent au cours de leur voyage, met en lumière la décadence morale d’une société, qui fait passer les intérêts égoïstes avant toute chose. Trois femmes fortes : Marcelle, Dorothée et Léandra Quand ils ne parlent pas, Don Quichotte écoutent. De bavards impénitents ils deviennent alors, quand ils rencontrent un conteur, auditeurs attentifs. Don Quichotte contient en effet une multitude d’histoires sans lien direct avec l’errance des protagonistes : dès le chapitre 11, ils sont ainsi invités à écouter un chevrier raconter l’histoire de Chrysostome et de Marcelle. Suivent les récits de Cardenio, de Dorothée, du Captif, de Leandra, de Basilio, de la fille de la duègne Rodriguez, de la fille de Diego de la Llana, du morisque Ricote, de Claudia Geronima et d’Ana Félix. La plupart de ces histoires – faut-il y voir une marque d’intérêt de Cervantès pour la question féminine, voire pour les « questions de genre » – sont racontées par des femmes, et mettent en scène des femmes... Arrêtons-nous sur trois d’entre elles, où se dessinent, selon certains critiques spécialistes de Cervantès, une pensée « féministe ». Marcelle La première histoire (dans l’ordre des chapitres) a pour héroïne Marcelle. En voici le résumé : don Quichotte et Sancho Panza arrivent au beau milieu d’un campement de chevriers, qu’un drame vient de frapper : l’un des leurs s’est donné la mort. C’était un étudiant du nom de Chrysostome, fou d’amour pour une belle jeune fille, Marcelle, qui refusait ses avances. Exaspéré par son refus, le jeune homme, au comble du désespoir, a fini par se tuer. Don Quichotte et Sancho assistent à ses obsèques, avec toute la communauté des chevriers. La cérémonie tourne 7 rapidement au procès de la bergère Marcelle, qu’on accuse de « cruauté » à l’égard du défunt. Coup de théâtre, Marcelle réapparaît en personne pour répondre au réquisitoire de ses accusateurs. Sa défense fait valoir deux arguments d’une grande force et d’une étonnante actualité : elle montre d’abord le caractère infondé du procès qui lui est fait : pourquoi une jeune fille devrait-elle céder à une demande d’amour (même sincère) d’un homme pour lequel elle n’éprouve pas d’inclination particulière ? ; elle retourne ensuite l’accusation contre ses adversaires en faisant remarquer que le problème ne vient pas d’elle, mais des hommes, qui, au lieu d’écouter les femmes qui se refusent à eux et de prendre en compte leur refus, s’obstinent, s’entêtent à obtenir de l’amour en retour. « Il faut donc dire, conclut-elle, que Chrysostome est mort de son entêtement plutôt que de ma cruauté » (DQ, I, 14). Et de poursuivre « Qu’on ne m’appelle donc pas homicide si on n’a pas eu de moi ni promesse, ni acceptation. » On ne peut tenir langage plus clair sur le chantage amoureux, dont les hommes font régulièrement usage pour posséder l’objet de leurs désirs... Impressionné par « la claire leçon de lucidité » de Marcelle, don Quichotte prie tous les chevriers présents de la laisser tranquille, montrant ainsi que, loin de n’être qu’un protecteur de veuves imaginaires, il est un défenseur ardent des femmes réelles, victimes des mâles amoureux, ou se prétendant tels. Dorothée La seconde histoire met en scène Dorothée. Fille de riches paysans, sa beauté rend fou le grand seigneur don Ferdinand, qui se met en tête de l’avoir. La jeune fille résiste d’abord héroïquement à ses avances (comme Marcelle) mais se voit contrainte d’y céder, après que, s’étant introduit de nuit dans son appartement, il l’ait prise dans ses bras, et lui ait promis le mariage. Prise au dépourvu, Dorothée se soumet aux volontés de son galant, en faisant un raisonnement qui en dit long sur la condition féminine dans les sociétés patriarcales : si j’accepte sa main, se dit- 8 elle, mon honneur sera sauf (à cette époque, en effet, l’Église tolérait les mariages sur promesse verbale), « même si l’amour que me témoigne cet homme ne dure pas plus que le temps de satisfaire son désir » , dans le cas contraire, si je refuse, « le plus probable est que, dans l’état où je le vois, oubliant les bons usages, il choisisse d’user de la force ; je serai déshonorée, et ma faute apparaîtra sans excuse à tous ceux qui ne peuvent savoir combien je suis innocente. Quels arguments trouverai-je, en effet, pour persuader mes parents, ou d’autres, que cet homme est entré dans ma chambre sans mon consentement ? » (DQ, I, 28) Toute la tragédie des femmes de l’Espagne du 17e siècle se trouve résumée dans cette alternative : la soumission ou l’infamie. Là encore, l’héroïne fait preuve d’une lucidité admirable devant ce qui lui arrive. Car la suite lui donne raison : le lendemain matin, après l’avoir possédée, son amant s’empresse de la quitter. Commentaire désabusé de Dorothée : « lorsqu’un homme a pu assouvir son appétit, il n’a plus qu’un seul désir : s’éloigner des lieux où il l’a satisfait ». Léandra La troisième histoire raconte les malheurs de Léandra. Don Quichotte et Sancho rencontrent par hasard un chevrier en train de gronder une chèvre égarée « parce qu'elle est femelle. » (DQ, I, 51) Pourquoi ? lui demandent-ils. Parce que, répond-il, à l’image de cette maudite Léandra qu’il devait épouser et qui l’a trahie, les femmes sont inconstantes. Destinée à montrer le caractère peu fiable de la gent féminine (un leitmotiv de l’époque), l’histoire du chevrier, quand on l’examine attentivement, tend plutôt à prouver combien les hommes sont prompts à inverser les rôles… Léandra en effet n’a pas « trahi », elle a été abusée par un vil séducteur. Vicente de la Roca, un soldat fanfaron, beau parleur et coureur de jupons, l’a si bien embobinée qu’il l’a enlevée. Quelques jours plus tard, Léandra s’est retrouvée seule et dépouillée dans une grotte… Loin d'apparaître comme une victime, la jeune fille est présentée comme l’unique responsable de ce qui 9 lui est arrivé. Dans le récit du chevrier, elle est le sujet de tous les verbes : "elle s'éprit", "elle s'enchanta", "elle s'enfuit"... Par ailleurs, ses sentiments pour le séducteur, au lieu de lui servir d'excuse, sont dévalorisés : elle n'aime pas, elle "s'amourache". Vicente, à l’inverse, en dépit de son ridicule, est présenté comme sympathique (c’est un poète, auteur de Romanceros, non dénué de talent...). De retour chez elle, la jeune femme subit l’ordinaire double peine des femmes abusées. Léandra « s’étant faite une triste réputation », son père la fait enfermer dans un couvent, le temps que l'on oublie sa « faute ». Dans cette société misogyne, la femme est nécessairement coupable. Se présentant au premier abord comme une illustration de la faiblesse ontologique de la femme incapable de maîtriser ses sens, l’histoire de Léandra se lit en réalité comme une dénonciation subtile des exigences de vertu qui pèsent sur les femmes, les empêchant, à l’égal des hommes, de disposer de leur libre-arbitre sentimental. Conclusion « Il y a dans Don Quichotte, remarque William Marx, quantité de personnages féminins en chair et en os bien plus intéressants que le mirage de Dulcinée7. » La Dame de cœur du vieil Hidalgo est en effet une chimère, une femme qui n’en est pas une (sauf bien sûr dans l’esprit dérangé de don Quichotte), et à ce titre, un cas isolé, une exception (un peu comme les déesses de l’Olympe dans l’Iliade et l’Odyssée) sur lequel on ne peut s’appuyer pour comprendre la pensée du féminin chez Cervantès. Pour autant, on aurait tort de l’écarter de notre réflexion, car cette femme imaginaire symbolisée par Dulcinée, constitue l’un des deux stéréotypes les plus en circulation dans les représentations masculines du « sexe faible », le second étant celui de la femme réelle, « en chair et en os », incarnée par tous les personnages féminins dont il a été question précédemment. Dulcinée et Dorothée ne sont en réalité que l’avers et le revers d’une même réalité dans l’esprit des hommes. Ce que dénonce Cervantès à mots couverts dans Don Quichotte c’est l’attitude extrémiste de la gent masculine vis-à-vis des femmes, incapable en amour d’adopter une conduite équilibrée, mesurée : soit ils se consument bêtement, soit ils consomment brutalement ; soit ils se comportent en poètes, soit ils agissent en prédateurs ; soit ils rêvent, soit ils violent. Les femmes, par contraste, apparaissent comme des êtres lucides et nuancés8. Elles portent une forme de sagesse dans un monde bipolaire, avec des hommes balançant entre consomption platonique et consommation érotique. Paradoxalement, de tous les mâles du roman, don Quichotte, malgré sa folie, est le moins dangereux de tous, porté qu’il est par l’idéal chevaleresque. Contrairement à ses semblables en effet, qui passent sans transition de la posture d’amant transi à celle d’abuseur cynique, notre vieil Hidalgo persévère dans son être amoureux, ce qui en fait le personnage le plus cohérent sentimentalement, en dépit de son ridicule. En définitive, don Quichotte est le plus féminin – je n’ai pas dit « féministe » – des personnages masculins du roman. Aussi n’est-il pas étonnant que le metteur en scène Gwenaël Morin, dans sa récente adaptation théâtrale9, ait choisi une femme – Jeanne Balibar – pour camper le rôle de don Quichotte… Vincent Laisney 1er octobre 2024 7 William Marx, Un été avec Don Quichotte, Equateurs, 2024. 8 Voir Louis Combet, Cervantès ou les incertitudes du désir, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1980. 9 https://www.lavillette.com/manifestations/gwenael-morin-quichotte/ 10

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