Partie 1(2) - Résumé - 2023 PDF
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ULB
Ludivine Damay
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This document summarizes the first part of a sociology course.It includes a review of some of the main branches of sociology. The summary of the course covers concepts by Emile Durkheim and Max Weber and others covered in part one of the course.
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UE Socio-anthropologie de l’espace – SOCAP 2309 Sociologie Résumé de la première partie (2) Ludivine Damay [email protected] Année académique 2023-2024 1 Avertissement ! Ces notes sont un résumé du cours, elles ne se veulent pas exhaustives. Certaines parties de ces notes sont donc volont...
UE Socio-anthropologie de l’espace – SOCAP 2309 Sociologie Résumé de la première partie (2) Ludivine Damay [email protected] Année académique 2023-2024 1 Avertissement ! Ces notes sont un résumé du cours, elles ne se veulent pas exhaustives. Certaines parties de ces notes sont donc volontairement incomplètes. Elles ne contiennent en tout cas ni les exemples, ni les illustrations, ni les exercices proposés au cours qui permettent de développer des compétences d’analyse qui seront aussi testées lors de l’examen. La présence active au cours est vivement conseillée ! Partie 1 : Qu’est-ce que la sociologie ? 4. Les grands courants de la sociologie Jusqu’en 1890, la sociologie n’est pas institutionnalisée comme telle. Il n’y a pas de « professionnels » de la sociologie : des journalistes, des aristocrates, des médecins, des chefs d’entreprises étudient empiriquement le social. (Berthelot, La construction de la sociologie, 1991, p. 33-34) Mais la sociologie s’institutionnalise peu à peu à la fin du 19ème siècle, on trouve des revues scientifiques, des sociétés scientifiques, des chaires de sociologie dans les universités. Cette partie présente les grands courants de la sociologie mais n’est pas exhaustive, elle opère un choix parmi les courants existants en sociologie. a. Les logiques objectives du social : Emile Durkheim (1858-1917) Un premier paradigme en sociologie aborde la société en refusant de s’intéresser aux motivations, aux projets individuels, en privilégiant un point de vue holiste/globale sur celleci, en recherchant des lois objectives permettant d’expliquer la nature, le fonctionnement, les évolutions de la société. La perspective holiste renvoie à l’idée que la société est plus que la somme des individus qui la composent. Emile Durkheim (1858-1917) va développer ce paradigme. Il est un des premiers sociologues qui va contribuer à créer la sociologie en tant que discipline reconnue dans le monde scientifique. « Son projet fut en effet de faire de la sociologie une science à part entière, ce qui supposait, à ses yeux, qu’elle possède un objet et une méthode propres, différents de ceux des autres disciplines déjà reconnues comme la psychologie, l’économie ou l’histoire. » (Van Campenhout et Marquis, Cours de sociologie, p. 101) Autour de lui, il créera une véritable école, centrée autour de la publication d’une revue L’Année sociologique. 1. L’objet et la méthode de la sociologie 2 L’objet de la sociologie sera l’analyse des « faits sociaux ». Un fait social étant « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre indépendante de ses manifestations individuelles. » (Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, p. 14) Durkheim le définit aussi comme « les manières d’agir de penser, de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive. » (Ibid.) Le collectif, la société renvoie à l’idée de contrainte extérieure (Corcuff, Les nouvelles sociologies, p. 14), de stabilité dans le temps et l’espace, qui lui donne consistance en dehors des individus qui le composent. Le fait social est donc extérieur à l’individu, extérieur aux consciences individuelles ET il exerce sur l’individu une contrainte. Cette idée n’est pas forcément facilement acceptée : « Dans les sociétés contemporaines, nous avons tendance à sous-estimer le poids de telles logiques, notamment parce que nous aimons penser que la manière dont nous conduisons notre vie est décidée par nous-mêmes et rien que par nous-mêmes.» (Van Campenhoudt et Marquis, Cours de sociologie, p. 102) Cette manière de penser est favorisée par le contexte culturel contemporain : un contexte de valorisation importante de l’individu, dans une société qui serait totalement libre et où prédominerait la possibilité que chacun « devienne lui-même ». Dans Les règles de la méthode sociologique (1895), il développera également la méthode sociologique en affirmant des principes clés : 1/ Il faut considérer les faits sociaux comme des choses. Non pas parce qu’ils sont réductibles à des faits naturels, mais parce que le sociologue doit les observer de manière extérieure, il doit mettre une distance entre les faits observés et lui-même. « Est chose tout ce qui est donné, tout ce qui s’offre ou plutôt s’impose à l’observation… » (Durkheim, Les règles de la méthode sociologique) 2/ Il faut écarter les prénotions. Elles sont « comme un voile qui s’interpose entre les choses et nous et qui les cache d’autant mieux qu’on le croit transparent » (Durkheim, Les régles de la méthode sociologique). Ecarter nos prénotions, c’est aussi considérer comme normal, sans lien avec notre normativité, les faits qui s’écartent pourtant de ce que l’on juge comme bien/normal/juste dans une société. Les faits sont normaux quand ils correspondent à la moyenne. Le crime est un fait social normal, par exemple. Il n’existe aucune société où le crime est absent (Lallement, p. 160) 3/ Le social explique le social. « La cause déterminante d’un fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de conscience individuelle. » p. 109 Selon Durkheim, la société dépasse l’individu dans le temps et dans l’espace et est donc « en état de lui imposer les manières d’agir et de penser qu’elle a consacrées de son autorité. » (p.102) Il existe donc une logique objective, qui existe en dehors et indépendamment des consciences des individus. Cette logique objective permet d’expliquer certains comportements, les régularités observées et la cohérence des actions de certains groupes sociaux. 3 2. De la division du travail social, 1893. Dans cet ouvrage, Durkheim témoigne d’un intérêt pour les transformations sociales de son époque et cherche à comprendre comment fonctionnent ces sociétés dans lesquelles il y a un approfondissement de l’individualisme. Il pose ainsi la question du lien social, de ce qui fait tenir ce type de société par rapport aux sociétés antérieures (plus hiérarchisées), en lien avec la question sociale (voir cours précédent et suivants). La thèse qu’il développe est que, loin de créer de l’individualisme forcené ou un délitement des sociétés, la division du travail produit de la solidarité sociale, même si cette solidarité est d’un autre type que dans les sociétés traditionnelles. Il va démontrer que l’intégration du corps social peut aussi être liée à une individualisation. Il s’intéresse ainsi au passage entre des sociétés où règnent des formes de solidarité mécanique vers des sociétés où règnent des formes de solidarité organique, liées au processus de la division du travail. Dans les premières (solidarité mécanique), marquées par une solidarité forte, « les individus sont semblables en cela qu’ils partagent tous, d’une même manière et suivant une même intensité, les éléments constituants la conscience commune. Cette société ne connaît donc ni la spécialisation des tâches, ni par conséquent, celles des individus. La solidarité mécanique repose sur la similitude des éléments constitutifs de la société. A l’inverse, la solidarité organique repose sur la différenciation des tâches et des individus qui les accomplissent ; l’existence de sous-groupes spécialisés à l’intérieur du groupe social donne libre champ à l’individuation, c’est-à-dire à l’existence de l’individu entendu comme source autonome de pensées et d’action. » (Steiner, P., La sociologie de Durkheim, p. 20) Dans les sociétés mécaniques, l’individu est absorbé par la société (le collectif est plus important), il y a peu de différenciation entre les individus. Dans les sociétés organiques, l’individu est différencié de l’ensemble, il y a parcellisation par la division du travail mais complémentarité entre les individus. Dans les sociétés organiques, il y a une division du travail poussée, l’interdépendance est forte mais les relations sont moins basées sur des liens communautaires, la conscience commune est donc moins prégnante et il y a plus de place pour la conscience individuelle. La division du travail est le moteur de l’individuation plus grande de la société, c’est à dire, le processus par lequel les individus se distinguent. Mais c’est aussi un moteur de la cohésion. Mais d’où vient la division du travail qui cause l’apparition de ce nouveau type de société ? Pour Durkheim, il existe une explication souvent donnée à ce développement qui n’est pas satisfaisante : « D'après la théorie la plus répandue, elle n'aurait d'autre origine que le désir qu'a l'homme d'accroître sans cesse son bonheur. On sait, en effet, que plus le travail se divise, plus le rendement en est élevé. Les ressources qu'il met à notre disposition sont plus abondantes ; elles sont aussi de meilleure qualité. La science se fait mieux et plus vite ; les oeuvres d'art sont plus nombreuses et plus raffinées ; l'industrie produit plus et les produits en sont plus parfaits. Or, l'homme a besoin de toutes ces choses ; il semble donc qu'il doive être d'autant plus heureux qu'il en possède davantage, et, par conséquent, qu'il soit naturellement incité à les rechercher. » (Durkheim, De la division du travail, livre 2, chapitre 1). Mais pour Durkheim, cette explication ne tient pas la route pour plusieurs raisons. La possession ne rend pas forcément heureux, il y a beaucoup de coûts aussi à cette division du travail. 4 A nouveau, le social expliquant le social, Durkheim cherche une explication dans un changement social : « C'est donc dans certaines variations du milieu social qu'il faut aller chercher la cause qui explique les progrès de la division du travail. » (Durkheim, division du travail, chapitre 2). La division du travail progresse en raison de l’effacement des structures segmentaires de la société (c’est-à-dire ce qui divise la société en petites communautés fermées sur elles-mêmes, comme des petites alvéoles, dit Durkheim) : « Plus le système alvéolaire s'est développé, plus les relations dans lesquelles chacun de nous est engagé se renferment dans les limites de l'alvéole à laquelle nous appartenons. Il y a comme des vides moraux entre les divers segments. Au contraire, ces vides se comblent à mesure que ce système se nivelle. La vie sociale, au lieu de se concentrer en une multitude de petits foyers distincts et semblables, se généralise. Les rapports sociaux - on dirait plus exactement intrasociaux - deviennent par conséquent plus nombreux, puisque de tous côtés ils s'étendent audelà de leurs limites primitives. La division du travail progresse donc d'autant plus qu'il y a plus d'individus qui sont suffisamment en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres. Si nous convenons d'appeler densité dynamique ou morale ce rapprochement et le commerce actif qui en résulte, nous pourrons dire que les progrès de la division du travail sont en raison directe de la densité morale ou dynamique de la société. » Densité morale qui va de pair avec le volume et la densité matérielle. « Nous pouvons donc formuler la proposition suivante : La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés, et si elle progresse d'une manière continue au cours du développement social, c'est que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses. » (Durkheim, Division du travail). Pour Durkheim, la division du travail est donc liée à l’essor des villes et plus spécifiquement à la densité matérielle et morale qui y règne. « L’accroissement démographique, la coexistence d’individus toujours plus nombreux sur une même surface géographique et la multiplication des communications sociales ont pour conséquences une lutte pour la vie. Pour survivre, les hommes doivent créer une nouvelle forme de solidarité en démultipliant les rôles et en divisant le travail social. » (Lallement, Histoire des idées sociologiques, p. 163) 3. Le suicide (1897) Pour Emile Durkheim, le suicide est un phénomène social, non strictement psychologique. C’est d’ailleurs pour montrer la « force du social » qu’il s’attaque à un objet qui paraît d’abord d’ordre individuel et psychologique. Il réfute les explications qui seraient psychologiques ou celles qui sont héréditaires. En effet, Durkheim constate qu’il y a des taux de suicides différents dans les sociétés, calculés en pour cent par mille habitants, et que ces différences sont stables dans le temps (sauf événement conjoncturel). Il établit une série de corrélation : le taux de suicide croit avec l’âge, il est plus élevé chez les hommes que chez les femmes, plus important à Paris qu’en Province. Il constate aussi que les protestants se suicident plus que les catholiques, qui se suicident plus que les juifs. A l’aide de plusieurs facteurs (le libre examen, la présence d’un clergé encadrant, la présence de la religion dans la vie quotidienne, etc.), il montre « que la religion juive est celle où les fidèles sont les plus encadrés et les plus intégrés socialement tandis que la religion protestante est celle où les fidèles sont les plus livrés à eux-mêmes » (Marquis, Van 5 campenhoudt, Cours de sociologie, p. 113) L’intégration dans une communauté, l’existence de liens forts, protègent du suicide. Un deuxième facteur est également mis à jour par Durkheim, au-delà de l’intégration sociale, il s’agit de la régulation des comportements. Durkheim évoque les situations d’anomie : des situations dans lesquelles on observe une absence de normes morales, une perte des repères, une perte de sens. Les suicides augmentent en situation de crise économique (parce que les gens ne peuvent plus se comporter comme avant, ne sont plus en droit d’attendre les mêmes choses) mais aussi en situation de forte croissance (on ne sait plus ce qu’il est légitime d’attendre, on vit des situations de convoitise où tout semble possible, mais dans lesquelles on se rend compte que tous les désirs ne peuvent pas être rencontrés). Dans cette situation, l’individu peut considérer comme futile tout ce qu’il croyait important auparavant. Bref, pour résumer le propos de Durkheim : « Les différences entre les taux de suicide renvoient à des variations dans le degré d’intégration [c’est-à-dire le fait d’appartenir à une communauté NDLR, le suicide est d’autant moins fort que la vie collective est intense, etc.] et la régulation des comportements [c’est-à-dire les règles, les hiérarchies, la modération des passions, les règles qui limitent l’infini des désirs humains] des individus à l’intérieur des groupes sociaux ». (Lebaron, F., p. 15) « La société religieuse protège les individus contre le suicide, (…) parce qu’elle réunit les fidèles en un groupe social. L’existence de croyances et de pratiques communes forment un faisceau de relations sociales dont la force et le nombre constituent des éléments contribuant à l’intégration sociale et donc, éloignent de l’état d’égoïsme et du suicide qui lui correspond. » (Steiner, P., La sociologie de Durkheim, p. 51) Suicide et type en fonction des sociétés : • suicide égoïste • Suicide altruiste • Suicide anomique • Suicide fataliste (voir tableau et explications données lors du cours) b. Le sens des actions sociales : Max Weber (1864-1920) Sociologue allemand, 1864-1920. Il est considéré comme un fondateur de la sociologie, au même titre que Durkheim. Son œuvre est foisonnante, et traite de nombreux objets : les formes de pouvoir, la rationalité des comportements, la bureaucratie, le capitalisme, etc. Il est considéré comme un auteur incontournable pour penser « la nature et l’évolution des sociétés modernes » et pour traiter les phénomènes de pouvoir et de légitimité. Il est l’auteur des ouvrages suivants : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905 Le savant et le politique, 1919. Economie et société (œuvre posthume, 1922) La ville (œuvre posthume, 1922) à voir la partie 2 du cours. 1. Objet et méthode : 6 La sociologie, pour Max Weber, consiste en « une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. » L’activité sociale est liée à l’activité qui d’après son sens visé par l’agent ou les agents se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. Paradigme de la sociologie « dite » compréhensive, opposée au holisme parce qu’il part de l’individu, de sa subjectivité, de ses valeurs et ne le voit pas comme totalement déterminé par la société. Dans ce paradigme, « Trois principes se dégagent : comprendre les motivations des acteurs individuels ; les situer par rapport aux relations qu’ils entretiennent entre eux dans une situation donnée ; analyser les stratégies de ces acteurs et leurs résultats. » (Ferréol et Noreck, Introduction à la sociologie, p. 36) Extrait suivant commenté en séance : « Il peut d’autre part être opportun et directement indispensable, pour une autre série de fins de la connaissance (par exemples juridiques) ou pour des buts pratiques, de traiter certaines structures sociales (l’« État », les « coopératives », les « sociétés par actions » ou les « fondations ») exactement de la même façon que les individus singuliers (par exemple comme sujets de droits et de devoirs ou comme des auteurs d’actes juridiquement importants). Par contre, pour l’interprétation compréhensive de l’activité que pratique la sociologie, ces structures ne sont que des développements et des ensembles d’une activité spécifique de personnes singulières, puisque celles-ci constituent seules les agents compréhensibles d’une activité orientée significativement. Malgré tout, la sociologie ne peut pas, même pour ses propres fins, ignorer les formes collectives de pensée qui ressortissent à d’autres procédés de recherche. En effet, l’interprétation de l’activité entretient avec ces concepts collectifs trois sortes de rapports : a) Elle est souvent elle-même obligée d’opérer avec des concepts collectifs tout à fait analogues (ou même très souvent désignés de la même façon) pour arriver en général à une terminologie compréhensible. Le langage des juristes, aussi bien que le langage courant, désigne par exemple par « État » aussi bien le concept juridique que le phénomène concret de l’activité sociale pour lequel valent les règles de droit. Pour la sociologie le phénomène appelé « État » ne consiste pas nécessairement, uniquement ou exactement dans les éléments importants du point de vue juridique. En tout cas, il n’existe pas pour elle de personnalité collective « exerçant une activité ». Quand elle parle d’« État », de « nation », de « société par actions », de « famille », de « corps d’armée » ou de structures analogues, elle vise au contraire purement et simplement un développement de nature déterminée d’une activité sociale effective ou construite comme possible ; par conséquent elle glisse sous le concept juridique qu’elle utilise, à cause de sa précision et de son usage courant, un sens totalement différent. — b) L’interprétation de l’activité doit tenir compte d’un fait d’importance fondamentale : ces structures collectives qui font partie de la pensée quotidienne ou de la pensée juridique (ou d’une autre pensée spécialisée) sont des représentations de quelque chose qui est, pour une part, de l’étant, pour une autre part du devant-être, qui flotte dans la tête des hommes réels (non seulement les juges et les fonctionnaires, mais aussi le « public »), d’après quoi ils orientent leur activité ; et ces structures comme telles ont une importance causale fort considérable, souvent même dominante pour la nature du déroulement de l’activité des hommes réels. » Weber, Economie et société, Tome 1, Paris, Plon, 1971, pp. 12-13. Version pocket, 1995, pp. 40-42 7 L’analyse de cet extrait permet de décrire certaines démarches de l’approche sociologique de Weber (à compléter en séance) : 1/ …………………….. 2/ ……………………….. 3/ Pour Weber, il importe aussi d’historiciser l’analyse des réalités sociales. « La science sociale que nous proposons de pratiquer est une science de la réalité. Nous cherchons à comprendre dans sa spécificité la réalité de la vie qui nous environne et au sein de laquelle nous sommes placés. » Nous cherchons à déterminer les « raisons qui ont fait qu’historiquement elle s’est développée sous cette forme et non sous une autre » Weber, Essai sur la théorie de la science, Pocket, Paris, 1992, p. 148. 4/ Weber procède aussi en construisant des formes d’idéal-type. « la sociologie est obligée d'élaborer de son côté des types («idéaux») «purs» de chacune de ces sortes de structures qui révèlent alors chacune pour soi l'unité cohérente d'une adéquation significative aussi complète que possible, mais qui, pour cette raison, ne se présentent peut-être pas davantage dans la réalité sous cette forme pure, absolument idéale, qu'une réaction physique que l'on considère sous l'hypothèse d'un espace absolument vide. » (Weber, Economie et société) Les concepts « sont et ne sauraient être que des moyens intellectuels en vue d’aider l’esprit à se rendre maître du donné empirique » (Weber, Essai sur la théorie de la science). Les idéauxtypes sont des « tableaux de pensée », un moyen pour ordonner un donné empirique foisonnant dans lequel ce sont les questions du théoricien qui découpent les objets. L’objectif est bien de viser une forme de fécondité heuristique : ce que les concepts donnent à voir dans la réalité sociale. 2. Le polythéisme des valeurs et le désenchantement du monde Il y a certainement plusieurs manières de comprendre cette question en s’appuyant sur Weber. 1/ La déchristianisation est en marche, notamment en Allemagne, à l’époque de Weber. « Le « Dieu est mort » de Nietsche est l’expression philosophique d’une crise générale des valeurs religieuses. L’esprit rationnel et positif se substitue aux croyances traditionnelles. » (Lallement, Histoire des idées sociologiques, p. 215) La sortie de l’âge des religions qui portaient en elles un principe d’explication du monde, un système de valeurs hiérarchisées, amène dans la modernité des conflits autour des valeurs qu’il faut poursuivre : personne ne possède la réponse ultime aux problèmes posés, ni ne peut déterminer les valeurs qui doivent primer. « Il serait 8 illusoire de chercher les termes d’un dépassement entre des points de vue, des intérêts ou des valeurs irrémédiablement conflictuels. » (Lallement, M. p. 208) L’image que l’on peut retenir, c’est celle de la guerre des dieux de l’Olympe. Aujourd’hui, nous agissons au nom de valeurs qui sont parfois contradictoires : liberté, égalité, amour, justice, vérité qui ne peuvent être hiérarchisées (aucune d’elles ne priment en substance sur les autres), qui peuvent rentrer en conflit quand nous cherchons à ce qu’elles guident nos actions. Qu’estce qui doit primer pour guider nos actions ? Le polythéisme des valeurs renvoie à cela : la profusion des valeurs qui ne peuvent être hiérarchisées. Par ailleurs, Weber observe dans les sociétés modernes l’avancée de la raison, de la rationalité dans différents champs sociaux : le pouvoir politique, le droit, l’organisation du travail sont des mondes dans lequel on voit une forme de rationalité qui progresse (le droit est plus codifié, on parle de l’organisation scientifique du travail, du taylorisme, etc ..). Mais la rationalité dont il s’agit est bien spécifique. Le processus de rationalisation tend à hypertrophier la raison instrumentale (que l’on peut comprendre comme une raison calculante, orientée vers l’efficacité des moyens pour atteindre une fin, peu importe celle-ci), elle prend le dessus face à la raison pratique, les valeurs, l’éthique. Mais elle constitue un talon d’Achille des sociétés modernes, une faiblesse, parce que la rationalité en finalité ne nous dit pas ce qu’on doit faire (c’est à dire les fins que l’on doit poursuivre). C’est l’image de la cage d’acier (ou cage de fer): « La raison instrumentale contribue, en effet, aux impasses dans lesquelles semble s’enliser le projet de la modernité » (sociologie allemande). Cette question du polythéisme des valeurs renvoie aussi au fait que la rationalisation du monde est liée à une autonomisation des sphères du Vrai, du Beau, du Bien. « S’il est une chose que de nos jours nous n’ignorons plus, c’est qu’une chose peut être sainte, non seulement bien qu’elle ne soit pas belle, mais encore parce que et dans la mesure où elle n’est pas belle (…). De même une chose peut être belle non seulement bien qu’elle ne soit pas bonne, mais précisément par ce en quoi elle n’est pas bonne (…). Enfin la sagesse populaire nous enseigne qu’une chose peut être vraie bien (…) qu’elle n’est ni belle ni sainte ni bonne. Mais ce ne sont là que les cas les plus élémentaires de la lutte qui oppose les dieux des différents ordres et des différentes valeurs. » (Weber, Le savant et le politique, p. 93 3. La théorie de l’action et rationalisation du monde Pour Weber, il existe plusieurs idéaux types d’activité. Comme figure idéal-typique, ces types d’action n’existent pas forcément de manière pure, l’activité combine souvent les types. Dans les discours des individus, dans leur perception, ces rationalités peuvent converger, se compléter, parfois, elles s’opposent et montrent des paradoxes/des dilemmes dans l’action. • • L’action traditionnelle : l’acteur agit par coutume, parce qu’il a toujours fait comme ça. Nos actions quotidiennes, familières appartiennent à ce type. L’action affectuelle ou affective : l’acteur agit en fonction des affects, d’émotions, de passions. La gifle, le claquement d’une porte, le baiser passionné. 9 • • L’action rationnelle en valeurs : l’acteur agit en fonction de croyances en la valeur intrinsèque d’un comportement qui vaut indépendamment de son résultat. Valeur éthique, esthétique, religieuse. « L’aristocrate qui se bat pour son honneur, le chevalier qui part en croisade, le capitaine qui sombre avec son bateau agissent rationnellement en valeur, même s’ils doivent y perdre la vie. » (Lallement, Histoire des idées sociologiques, p. 213) Il y a absence de prise en compte des conséquences. L’action rationnelle en finalité : l’acteur agit en choisissant les meilleurs moyens pour aboutir aux fins qu’il s’est donné. Son action est tournée vers un but utilitaire. On peut donner l’exemple du stratège militaire qui place son armée, qui fait son plan de bataille ; un ingénieur qui établit les plans d’une machine qui doit être la plus efficiente possible (consommer le moins d’énergie, gaspiller le moins de matière, produire rapidement, pour aboutir au meilleur produit fini possible qui correspond à un usage défini). La forme la plus aboutie de la rationalité, c’est la rationalité en finalité. La rationalité en valeur n’est pas complètement rationnelle, en raison du polythéisme des valeurs, en raison de l’impossibilité de justifier les choix entre des valeurs qu’on ne peut hiérarchiser. Par ailleurs, si la forme la plus aboutie de rationalité est celle en finalité c’est aussi parce qu’elle caractérise un mouvement de « rationalisation » du monde moderne que Weber observe empiriquement « c’est-à-dire la domination d’une forme de rationalité instrumentale sur toutes les sphères de l’existence sociale » (Rigaux, N., p. 142). Cette rationalisation du monde moderne peut d’ailleurs être considérée comme le fil conducteur de ses travaux de sociologie historique du politique. Attention néanmoins à une chose, même si Weber parle de « désenchantement du monde » comme conséquence de cette rationalisation, « Weber ne souhaite, ni ne déplore cette rationalisation » (Lallemant, M., Histoire des idées sociologiques, p. 204). Il note tout simplement que dans différents domaines, cette rationalisation s’observe (Etat, entreprise, parti, Eglise, architecture…) et qu’elle a tendance à hypertrophier la raison rationnelle au détriment des valeurs. Dans différents domaines, Weber voit ainsi dominer l’action rationnelle par rapport à un but, l’action instrumentale, c’est-à-dire le calcul, la définition des moyens appropriés pour atteindre une fin. Cette avancée de la rationalisation est ce qui distingue la modernité occidentale. La rationalisation du monde et des activités sociales signifie : 1) que les activités se dégagent de la tradition ou du sacré pour reposer sur l’efficacité, le choix stratégique et le calcul ; 2) qu’on observe une autonomisation des sphères (la religion est séparée de la science, l’art est séparé de la science, c’est à dire que le Bien est séparé du Vrai et du Beau, quelque chose peut être vrai sans que cela soit bien, ni beau) et une autonomisation des fonctions. Pour qu’une entreprise s’engage dans la gestion méthodique, efficace de ses activités, il faut qu’elle se sépare de la communauté familiale. Pour que le droit moderne devienne plus abstrait, méthodique, efficace, il doit se dégager du droit coutumier, de la tradition ; 3) qu’on observe une universalisation et la formalisation ou encore l’impersonnalisation des rapports sociaux : tout le monde est traité de la même façon, traitement égalitaire, qui vaut pour tous, qui est donc universel (exemple typique de l’administration bureaucratique), sans considération pour la personne et ses singularités ; les rapports de travail sont formalisés, décrits, organisés, hiérarchisés ; il y a une recherche d’universalisation des principes, des règles, qui sont également hiérarchisés,… Illustration. 10 + Légitimité et types de domination (voir partie ultérieure du cours) 4. Ethique de la responsabilité, éthique de la conviction Ces notions sont explicitées notamment dans ses écrits sur le politique (notamment Le savant et le politique). L’éthique de la responsabilité renvoie à l’éthique de l’homme politique qui doit prendre en compte les conséquences prévisibles de ces actes. L’éthique de la conviction (le syndicaliste, dit Weber, ou le révolutionnaire radical) est marquée par le fait que la justesse des actes conformément à des valeurs est plus forte que toute considération par rapport aux effets qu’ils vont entraîner. « Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. » (Weber, le savant et le politique). « Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » (..). Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction. Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses. » (Weber, Le savant et le politique) Pour lui l’homme politique authentique n’est pas celui qui fait uniquement de la « realpolitik », par opportunisme pur (qui n’agirait qu’en fonction d’un calcul des conséquences en termes de réélection, par ex). Weber soutient une forme de « politique réaliste » plutôt inspirée par une conviction, par une cause. Le politique réaliste, qui demeure attaché à une conviction, est opposé au fonctionnaire. Ce dernier serait incapable d’agir en fonction d’une responsabilité politique, il obéirait aux ordres indépendamment des conséquences, en veillant à ce que ces ordres soient appliqués le mieux possible. De nombreux débats politiques peuvent être décodés avec cette opposition (voir exemple et illustration en séance). 11 5. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme Dans sa recherche de compréhension du monde moderne, Weber se demande aussi quel est le moteur du capitalisme, pourquoi il est né en occident (dans son modèle pacifique et rationaliste), pourquoi il se développe principalement dans les pays protestants. Pour Weber, « si le capitalisme moderne n’est pas apparu plus tôt, c’est que le catholicisme verrouillait cette possibilité. Le salut, dans cette religion, passe en effet par la seule fidélité à l’Eglise et non par une intense activité dans le monde terrestre. » (Lallement, Histoire des idées sociologiques, p. 231) Dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber reconstitue la logique de l’action du puritain dans la religion protestante, le lien entre ses croyances et son investissement professionnel. Le goût de l’épargne, l’abstinence, le refus du luxe, la discipline de travail, la conscience professionnelle sont liés à la doctrine protestante de la prédestination. La Doctrine de la prédestination (dans le protestantisme ascétique et puritain, soutenu par Calvin) impliquait pour l’adepte de rechercher ici-bas les signes de son élection dans l’au-delà. Il fallait donc s’investir dans le monde et y réussir pour voir si on faisait bien partie des élus. Ces signes d’élection étaient liés à sa capacité d’entreprendre, de réussir, d’investir (en consommant moins, en lien avec la pratique de l’ascèse). Le protestantisme se répand dans certaines régions d’Europe, mais ne prend son ampleur qu’en deux-trois générations et consiste en un éthos nouveau pour l’élite protestante. Cela dit, il faut se garder de lire cet ouvrage en y voyant l’impact des idées seules sur les transformations du monde. L’ascétisme, la doctrine de la prédestination dans la religion protestante ne sont qu’un des facteurs « permissifs » du développement capitaliste et par ailleurs, on peut aussi affirmer que ces idées ont un impact, des effets qui sont non intentionnels, au moins pour partie, qui consistent en une « transformation massive des institutions de la vie collective qui a modifié la figure globale de la civilisation occidentale : la formation de l’économie capitaliste » Colliot-Thélène, C., La sociologie de Max Weber, p. 51 La réforme protestante a créé les conditions du développement du capitalisme de manière involontaire. Ce n’était pas l’intention des partisans de la réforme, ni même l’intention des protestants. etc. Peter Berger, un sociologue américain réputé, auteur avec Luckmann d’une approche de sociologie constructiviste, dit d’ailleurs que c’est une « image frappante des paradoxes de l’action humaine » (p. 73) et qu’elle constitue une forme d’antidote à l’utopie révolutionnaire. L’Histoire n’est pas seulement la mise en œuvre d’idées, ni ne résulte uniquement d’efforts délibérés d’individus ou de groupes. Par ailleurs, si l’intention pour les protestants étaient de percevoir ici-bas les signes de leur élection, leur esprit s’est propagé : « il est devenu un carcan qui gouverne et oriente en grande parties nos pratiques quotidiennes. (…) Weber résume en une courte formule cette intuition : « Le puritain voulait être besogneux et nous sommes forcés de l’être. » (Weber, éthique protestante et esprit du capitalisme). (cité dans Lallement, p. 235) Le carcan de cet éthique protestante s’est diffusé. Extrait à lire : Chadoin, O., Sociologie de l’architecture et des architectes, Extraits : « Le Corbusier et l’Armée du salut, l’homologie des visions du monde », , Collection Eupalinos, Parenthèses, 2021, p. 55. 12 Exercice à Article – le pont Morandi – BHL – Août 2018 c. L’approche constructiviste : Thomas Luckmann (1927-2016) et Peter Berger (1929) Jusqu’ici, nous avons parlé de courants sociologiques qui mettent tantôt l’accent sur le collectif, le groupe, l’ordre social qui impose quelque chose aux individus, tantôt l’accent sur l’action sociale des individus, le sens subjectif de ces actions, etc. Ou pour le dire autrement, nous avons appréhendé 1/ le holisme et 2/ une sociologie basée plus sur l’individu ou une sociologie dite compréhensive. D’autres auteurs se sont essayés à penser ensemble l’individu et la société, pour dépasser ces oppositions, on les regroupe fréquemment sous l’étiquette « constructiviste ». Cela dit, on ne peut pas parler d’un courant constructiviste unifié. Il y a d’avantage « un air de famille » qu’une école ou un courant homogène appelé « constructiviste » (Corcuff, Les nouvelles sociologies). Mais tous s’essayent à sortir des grandes oppositions entre individu/société, individualisme/holisme, micro/macro. « Dans une perspective constructiviste, les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs ». (Corcuff, Les nouvelles sociologies, p. 17) La réalité sociale est construite. Il y a donc un déplacement de l’objet de la sociologie dans la posture constructiviste : « ni la société ni les individus, envisagés comme des entités séparées, mais les relations entre individus (au sens large, et pas seulement les interactions de face à face), ainsi que les univers objectivés qu’elles fabriquent et qui leur servent de supports, en tant qu’ils sont constitutifs tout à la fois des individus et des phénomènes sociaux. » (Corcuff, p. 16) Les réalités sociales sont donc construites, influencées par les constructions antérieures, l’acteur pris dans une action sociale est sur un chemin pré-construit, placé dans des conditions données, déjà existantes. Cette situation n’implique pas un déterminisme complet, les pratiques sociales antérieures, les conventions sociales sont aussi là pour être transformées, détournées. D’autres pratiques sociales sont aussi inventées dans la vie quotidienne : « L’héritage du passé et ce travail quotidien ouvrent sur un champ de possibles dans l’à-venir » (Corcuff, les nouvelles sociologies, p. 18) Cette histoire passée, ces conventions sociales nées des interactions, se déposent, s’objectivent, s’ancrent dans des extériorités qui sont des contraintes, mais aussi des possibilités pour les acteurs. Les réalités sociales sont donc objectivées et intériorisées : « D’une part elles renvoient à des mondes objectivés : les individus et les groupes se servent de mots, d’objets, de règles et d’institutions, etc. légués par les générations antérieures, ils les transforment et en créent de nouveaux. Ces ressources objectivées, et donc extériorisées par rapport à eux, agissent en retour comme contraintes sur leur action, tout en offrant des points d’appui à cette action. D’autre part, ces réalités sociales s’inscrivent dans des mondes subjectifs et intériorisés, constitués notamment de formes de sensibilité, de perception, de représentation et de connaissance. Les modes d’apprentissage et de socialisation rendent possibles l’intériorisation des univers extérieurs, et les pratiques individuelles et collectives des acteurs débouchent sur l’objectivation 13 des univers intérieurs. […] double mouvement d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation de l’intérieur. » (Corcuff, Les nouvelles sociologies, p. 18) Dans le courant constructiviste, un ouvrage à épingler : Peter Berger et Thomas Luckmann ont publié en 1966, La construction sociale de la réalité. Ils y montrent que la réalité sociale est une construction, qu’elle est le résultat de cristallisation de conventions sociales, que si la société a bien une réalité objective (des institutions, des objets, etc.), elle est le résultat d’une production humaine. La réalité, pour Berger et Luckmann, est « une qualité appartenant à des phénomènes que nous reconnaissons comme ayant une existence indépendante de notre propre volonté. » (Berger, Luckmann, 1996, p. 7). Cette réalité est multiple (dans le temps, dans l’espace) et l’une d’entre elle concerne la vie quotidienne. Tous les jours, nous sommes baignés dans cette vie quotidienne qui constitue notre réalité. Matérialisée par des choses, ordonnée, indépendante de notre volonté (tout n’est pas affaire de perception), elle est néanmoins intersubjective : nous la partageons, nous pouvons en parler, nous lui attribuons des significations. Cela dit, malgré sa matérialité, elle est toujours le fruit d’un traitement social qui la constitue en vérité, en connaissance partagée, d’un certain type, pour certains groupes d’individus. La réalité, ce que l’on tient pour existant en dehors de nous, est variable : « ce qui est réel pour un moine tibétain peut ne pas être réel pour un homme d’affaires américain. » (Berger et Luckmann) ; la manière dont on appréhende les phénomènes sociaux sont liés à un contexte social, temporel, à certains groupes sociaux, etc. Quel est le processus de construction sociale de la réalité ? Trois étapes : 1. Externalisation 2. Objectivation 3. Internalisation La société est bien extériorisée (elle a une réalité extérieure aux individus) et objectivée (elle est constituée d’objets séparés des individus, d’institutions.) « C’est ce double processus d’extériorisation et d’objectivation, en ce qu’il prend appui sur la connaissance ordinaire typificatrice et sur les interactions de face à face, qui alimente les processus d’institutionnalisation au sens large : « l’institutionnalisation se manifeste chaque fois que des classes d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles… ». La société se constitue en tant que réalité sociale dès que l’on typifie, que cette typification est reprise par d’autres, réciproque, qu’elle s’extériorise, qu’elle s’objective dans des objets, (exemple ; décider d’une nouvelle mode, d’un courant, la qualification va être reprise, commencer à faire sens pour les acteurs, etc (…) L’externalisation, c’est donc le fait qu’il y a une progressive institutionnalisation des activités humaines, une routinisation, une forme de norme qui dit : les activités d’un certain type, seront effectués par ces personnes). Pour ces personnes, ça reste bien une décision « conventionnelle », sujette à modification, mais pour une série de raisons historiques, ces institutions peuvent durcir, s’objectiver, et paraître légitimes et naturelles. (ce qui renvoie à la deuxième phase, celle d’objectivation) 14 Et puis dans la phase d’internalisation, l’individu intériorise les normes. La société est également réalité subjective, intériorisée par les individus, au travers de la socialisation, La socialisation est définie, en sociologie, comme le processus d’intériorisation du social constitué de règles, de lois, de normes, de valeurs et de sentiments. Ce processus est interactif, actif et amène l’individu à être autonome. La socialisation primaire est celle qui a lieu pendant l’enfance et grâce à laquelle l’individu devient membre d’une société. Cette socialisation est donc subie, non choisie, elle est souvent plus durcie que les socialisations ultérieures. La socialisation secondaire est « celle qui vient après ; dans d’autres secteurs du monde objectif », celle que l’on fait en entrant dans d’autres milieux et qui ne s’arrête jamais. Comme le dit Claude Javeau (sociologue belge, ULB), il y a même une socialisation à la mort. Cette intériorisation se produit au cours du temps, parce qu’il y a eu les phases antérieures de « acquièrent une certaine solidité et stabilité. » (Corcuff, p. 59) Ces institutions sont également légitimées par tout un appareil symbolique qui va du langage simple (la manière de nommer les choses ou de ne pas les nommer) à des théories plus élaborées. Quel est l’intérêt de la posture constructiviste ? Elle permet de déconstruire la réalité sociale, de suspendre les définitions des phénomènes pour rechercher la genèse et la construction historique derrière l’affirmation sociale, le fait social, la croyance. Elle permet de voir quels acteurs portent ces réalités sociales mais aussi qu’elles sont les conditions favorables, les institutions qui permettent leur stabilité, assurent leur diffusion. Elle permet d’interroger pourquoi ces conventions se sont cristallisées au point de faire partie de la socialisation, intériorisées par les individus (Ou pas). Exemple, en sociologie du genre, le droit des femmes, l’égalité et le plafond de verre. Illustration : le chat du guru d. une sociologie ancrée dans la ville : Robert E. Park (1864-1944) Nous allons présenter certains sociologues appartenant à « l’école de Chicago ». On désigne sous ces termes des travaux, menées par des sociologues et leurs étudiants, entre 1915 et 1940 au départ de cette université de Chicago. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une école. D’ailleurs, pour ceux qui s’y trouvent inclus, il n’y avait pas le sentiment de former une école. Cette étiquette a été apposée par la suite, sur certains des sociologues appartenant à l’Université de Chicago. Notez qu’il y a aussi une école de Chicago en philosophie (John Dewey, Georges H. Mead), en architecture (William Le Baron Jenney (1832-1907), constructeur de gratte-ciel à ossature d'acier, Louis H. Sullivan, fonctionnaliste (1856-1924)) ainsi qu’en économie. Pour la sociologie, on y trouve Robert E. Park (1864-1944) et Ernest W. Burgess (1886-1966), Roderick D. Mac Kenzie ainsi que Louis Wirth (1897-1952), un élève des deux premiers. Il y a une première école de Chicago (à partir de 1915-1920) qui dure jusqu’à la fin des années 30 et une seconde école de Chicago, en sociologie, qui apparaît à la fin des années 40. La sociologie américaine de l’Ecole de Chicago est marquée par les études empiriques, l’observation des problèmes concrets qui se posent à des villes comme Chicago, en pleine expansion. Les sociologues sont en effet frappés par les enjeux liés à l’immigration, à l’établissement des migrants dans la ville. 15 Chicago cumule les problèmes liés à l’extension des villes à cette époque : développements du chemin de fer, des zones industrielles, du centre d’affaires, des quartiers populaires, des problèmes de délinquance, de crime organisé, la présence de population étrangère, immigrée, etc. 1/ objet et méthodologie L’objet c’est la ville dans toutes ses dimensions, c’est l’écologie humaine : étude des milieux et des rapports des êtres au milieu. (cfr. présence chez Durkheim de l’influence du milieu, la densité matérielle et morale, pour expliquer la division du travail). L’école de Chicago va donc étudier comment les sociétés urbaines s’accommodent de leur environnement, en tentant d’élaborer des régularités qui expliquent la répartition territoriale, l’évolution des quartiers, etc. Ecologie humaine : • « A l’intérieur des limites d’une communauté urbaine, des forces sont à l’œuvre qui tendent à produire un groupement ordonné et caractéristique de sa population et de ses institutions. La science qui cherche à isoler ces facteurs et à décrire les constellations typiques de personnes et d’institutions sont produites par leur convergence, nous l’appelons « Ecologie humaine » » (Park, The city, 1925, traduction dans L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine. Textes traduits et présentés par Isaac Joseph et Yves Grafmeyer, p. 84). • « l’étude des relations spatiales et temporelles des êtres humains en tant qu’affectées par des facteurs de sélection, de distribution et d’adaptation liés à l’environnement (R. D. McKenzie) • processus naturel qui distribue les populations dans l’espace. « La ville est en un certain sens et jusqu’à un certain point, un organisme ». (R. E. Park) Aspect matériel de la ville mais aussi mentalité, usages des habitants : Organisation de ville, tourne autour des transports, des communications, des tramways, téléphone, journaux, publicité, édifices, ascenseurs. Impact aussi de la division du travail sur l’organisation économique. Cela dit, « Une grande partie des éléments que nous considérons d’ordinaires comme constitutifs de la ville- sont ou semblent être de simples artefacts. (…) et ne deviennent partie prenante de la ville que si et dans la mesure où ils sont eux-mêmes connectés, par l’usage et la volonté, aux forces vives des individus et des communautés. » (p. 84). Il va même plus loin pour parler des liens entre structure matérielle et relations aux individus, relation complexe, puisque les individus créent la ville, la façonnent à leur image, mais celle-ci en retour a sa vie propre : « C’est la structure de la ville qui saute aux yeux par son immensité et sa complexité ; mais cette structure a son fondement dans la nature humaine dont elle est l’expression. Par ailleurs, cette organisation immense, née des besoins des habitants, s’impose à eux une fois qu’elle est constituée comme une donnée brute et extérieure qui les modèle à son tour d’après le dessein et les intérêts qui lui sont propres. (…) c’est dans la mesure où la ville a sa vie propre qu’il y a des limites aux modifications arbitraires qu’il est possible d’imposer : 1) à sa structure matérielle 2) à son ordre moral. » (Park, p. 86) La ville, pour Park, c’est : « La ville [...] est quelque chose de plus qu’une agglomération d’individus et d’équipements collectifs [...]. La ville est plutôt un état d’esprit, un ensemble de coutumes et de traditions, d’attitudes et de sentiments organisés, inhérents à ces coutumes et transmis avec ces traditions. [...] Autrement-dit, la ville n’est pas simplement un mécanisme 16 matériel et une construction artificielle. Elle est impliquée dans les processus vitaux des gens qui la composent : c’est un produit de la nature et, particulièrement, de la nature humaine. » Aspects méthodologiques de la sociologie de l’Ecole de Chicago : La ville comme « laboratoire naturel de la science sociale », observation de ce qui s’y passe. ü Observation/travail de terrain. Pour observer, saisir les usages, les sentiments des citadins, il faut étudier la ville comme un anthropologue étudie les peuplades primitives, selon Park, pour étudier les coutumes, les croyances, les pratiques sociales, les conceptions générales de la vie, pour voir ce qui règnent comme culture dans les différents quartiers de la ville qu’il distingue par exemple à New York : little italy, greenwich village, washington square. Référence aux romanciers qui décrivent, comme Zola, les conditions de vie des populations. ü A côté de l’observation, il y a aussi l’usage de matériaux biographiques. Thomas et Znaniecki vont étudier les échanges de courriers entre des immigrants et des documents sur les conditions d’existence. Dans The Polish Peasant in Europe and America (publié en 1918), ils étudient comment un groupe d’immigrés polonais s’intègrent dans la société américaine. ü Dans cette sociologie, il n’y a pas forcément de rupture épistémologique forte avec le sens commun, comme nous l’avons vu dans d’autres courants sociologiques (comme chez Durkheim). « La science est simplement un peu plus persistante dans sa curiosité, un peu plus exigeante et exacte dans ses observations que le sens commun. » (Park et Burgess, 1921, p. 188) Le sociologue, dit aussi Park, est une sorte de super-reporter, ses enquêtes sociales sont juste un peu plus approfondies. Park est ancien journaliste, élève de Simmel à Berlin. Il est nommé professeur en 1913 à l’Université de Chicago. ü Approche multidisciplinaire : la ville est une unité géographique, une unité économique, elle rassemble des aires culturelles différentes, elle est agie par des individus, des groupes, etc. ü Filiations avec Georges Simmel dont on parlera dans une autre partie du cours (partie 3) 2. Ségrégation dans la ville, logique économique et aire morale La ville est une « unité socio-spatiale spécifique, à l'intérieur de laquelle se développent des processus de sélection, de concentration et de ségrégation de la population » « L’organisation économique de la ville est fondée sur la division du travail » qui augmente avec l’industrialisation. Cette division du travail est liée à une spécialisation des fonctions pour les individus, mais aussi pour la ville : développement des industries, développement des commerces, etc. Cette spécialisation est aussi entraînée par une nécessaire lutte économique pour la survie, une concurrence : pour les individus, la concurrence amène à se spécialiser, pour les entreprises aussi. 17 Par ailleurs, cette spécialisation a un impact sur la manière dont la ville se régule. La manière dont elle réagit aux pressions (démographiques, par exemple, mais aussi économiques) est liée à un processus de compétition pour l’appropriation de l’espace. Dans la logique économique, le monde des affaires, les industries, les commerces cherchent des emplacements avantageux (y compris en lien avec les moyens de transport) et attirent, dans leur sillage, certaines catégories de populations. D’autres quartiers se créent, plutôt résidentiels, et donc on peut observer une augmentation de la valeur foncière de ces quartiers. A côté de ces espaces valorisés par l’économie (qui cherche des emplacements centraux) ou valorisés par certaines catégories sociales supérieures qui cherchent des grands espaces, la ville voit aussi d’autres lieux concentrer des espaces moins onéreux où se développent des quartiers de taudis, des quartiers plus populaires, etc. Le plan de ville est construit selon certaines contraintes matérielles, géographiques mais la logique de répartition des populations se fait selon des logiques économiques : « la ville ne peut pas fixer les valeurs foncières » c’est l’entreprise privée qui localise les quartiers résidentiels, les industries. Mais pas seulement économique : « Les convenances et les goûts personnels, les intérêts professionnels et économiques tendent infailliblement à la ségrégation, donc à la répartition des populations dans les grandes villes » (p. 87) La ségrégation est due à une logique économique, répartition par fonction mais elle est due et produit aussi des espaces distincts du points de vue moral ou culturel : « Au fil des années, chaque secteur, chaque quartier de la ville acquiert quelque chose du caractère et des qualités de ses habitants. » (p. 88) « Les processus de ségrégation instaurent des distances morales qui font de la ville une mosaïque de petits mondes qui se touchent sans s’interpénétrer. » (Park) Cette logique produit donc des « aires morales » dans la ville qui renvoie à l’idée d’un code moral existant par quartier (code de comportements, valeurs à adopter, langues, cultures). Ces aires morales ou culturelles renvoient donc vers un type culturel particulier (le quartier chinois, le quartier italien, etc…) Ces aires morales sont des « aires naturelles », elles sont des aires de ségrégation (p. 89) : « chacune d’elles exprime et tend à conforter dans leur singularité les manières d’être et les manières de vivre propres à une composante particulière de la population d’une ville. » Le regroupement est perçu comme une adaptation à des contraintes et ne s’effectue pas forcément de manière intentionnelle. Il n’y a pas de volonté absolue de vivre ensemble, dans l’entre-soi, mais cela se fait en fonction d’une adaptation à des contraintes telles que le prix du loyer, mais aussi la facilité à perpétuer une origine culturelle, la facilité à trouver un logement grâce aux connaissances, la facilité à trouver ce que l’on cherche dans des commerces spécialisés. A côté de la compétition, il y a aussi des formes de communication et de coopération entre les individus et entre les groupes. En raison de la spécialisation fonctionnelle, les groupes sociaux développent des compétences dont les autres groupes peuvent tirer parti. Par ailleurs, avec des modifications du statut social (des formes d’ascension sociale), les individus peuvent aussi quitter ces quartiers après s’y être installés dans un premier