Le Devoir : Qui peut me dire ce que je dois faire? PDF

Summary

Ce document explore la nature du devoir, en se demandant de quelle façon il est déterminé et dans quelle mesure il est impacté par la société. Il examine les considérations morales de la notion de devoir, et discute d'actions et comportements cohérents avec différents types de perspectives. Le texte analyse les points de vue d'éminents penseurs philosophiques comme Kant et Rousseau.

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# Qui peut me dire ce que je dois faire? Nous faisons bien souvent nos devoirs à contrecœur, comme s'il s'agissait d'un fardeau imposé de l'extérieur qui restreint notre liberté. Il est tentant, mais peut-être trompeur, d'en déduire que les individus ne sont pas les auteurs de leurs devoirs. ## D'...

# Qui peut me dire ce que je dois faire? Nous faisons bien souvent nos devoirs à contrecœur, comme s'il s'agissait d'un fardeau imposé de l'extérieur qui restreint notre liberté. Il est tentant, mais peut-être trompeur, d'en déduire que les individus ne sont pas les auteurs de leurs devoirs. ## D'où vient le devoir? Il n'y a aucune obligation dans la nature: les animaux ne sont pas tenus de se comporter d'une certaine manière entre eux. Le devoir est essentiellement humain. Mais, selon Rousseau dans *Du contrat social* (1762), les hommes à l'état de nature, c'est-à-dire sans un pouvoir commun étatique organisant leurs relations, ne connaissent pas le devoir. Ils sont animés par des pulsions physiques et vivent isolés les uns des autres, dans l'indifférence. Ce n'est qu'en sortant de l'état de nature et en entrant dans la vie en société qu'ils découvrent l'importance du devoir. Il semble difficile, en effet, de vivre ensemble si personne ne se sent obligé d'adapter son comportement par rapport aux autres, de tenir ses promesses, de respecter des valeurs ou d'accomplir ce qu'on attend de lui. ## Le devoir se réduit-il à une contrainte sociale? Si le devoir est un fait humain universel, le contenu de nos devoirs varie selon les époques et les cultures. Par exemple, les parents ont aujourd'hui le devoir de bien s'occuper de leurs enfants, alors qu'avant le 18ème siècle, l'enfant n'était pas l'objet de tant d'attention et de devoirs, mais plus souvent un fardeau économique et une main-d'œuvre. On le considérait comme une grossière ébauche d'humain. Il est, dès lors, tentant de voir dans nos devoirs l'expression de la société dans laquelle on vit. C'est là la thèse du sociologue Émile Durkheim (1858-1917): toutes nos obligations viennent de l'extérieur et sont intériorisées par chacun de nous. La voix du devoir qui résonne en moi est celle du groupe auquel j'appartiens, et non la mienne. De même qu'un acteur joue le rôle écrit par l'auteur, de même un individu accomplit les obligations liées à son statut social. ## En faisant du devoir une simple contrainte extérieure, ne risque-t-on pas d'être conduits au pire? Que l'on songe à Adolf Eichmann, officier nazi qui fut en charge de l'application de la Solution finale pendant la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci s'est défendu, lors de son procès, en soutenant qu'il n'avait fait qu'accomplir des devoirs liés à sa fonction. Ce qui a frappé la philosophe Hannah Arendt lorsqu'elle a étudié le cas d'Eichmann, c'est qu'il ne s'est jamais demandé si ce qu'il avait à faire était juste et s'il était d'accord pour accomplir son prétendu devoir. Il exécutait les ordres venus d'une autorité supérieure avec une « obéissance de cadavre ». ## Le devoir vient de moi L'exemple d'Eichmann permet de montrer que le devoir est une obligation, et non plus une contrainte, dès lors qu'il est mûrement réfléchi et accepté par l'individu. L'obligation nous lie à nous-même : ainsi, on ne dit pas « J'ai fait le devoir », mais bien « J'ai fait mon devoir », comme si celui-ci nous engageait personnellement. Dans *Ou bien... ou bien...* (1843), Sören Kierkegaard insiste sur le fait que l'existence humaine est faite de choix, et que ceux-ci doivent servir de point de départ pour nos devoirs sous peine de sombrer dans l'injustice et l'aveuglement coupable. Faire son devoir, c'est choisir de l'accomplir en s'investissant personnellement, après s'être confronté à l'épreuve d'un dilemme : dois-je ou non accomplir mon devoir? Aussi impersonnel et général qu'il puisse paraître, le devoir n'a de consistance que chez les individus qui le font librement, en leur âme et conscience. L'individu est à la fois le destinataire et l'émetteur de ses obligations. ## Conclusion Ce n'est donc pas seulement la société, mais aussi moi qui peux me dire ce que je dois faire. # Qu'est-ce qui fait qu'un devoir est moral? La morale désigne l'ensemble des valeurs, ainsi que les devoirs qui en découlent, dans chaque société. Reste à savoir quels critères doit remplir le devoir pour être moral. ## Le devoir doit être désintéressé Si je triche à un examen et que j'obtiens une bonne note, je serai peut-être satisfait, mais je saurai au fond de moi que ce n'est pas ce que j'aurais dû faire. Selon Kant, cette voix qui retentit en moi *(ma "conscience morale")* est celle de la raison, véritable juge intérieur de mes actions: tout homme a en lui le sens du devoir : une *"loi morale"*, dit Kant, capable d'obliger ma volonté à agir *"par devoir"* . Une action est morale, selon Kant, quand elle est accomplie uniquement par devoir *(ce qu'il nomme un "impératif catégorique")* et non par un intérêt personnel ou parce que les conséquences de mon action seront bonnes *(ce qui ne serait qu'un "impératif hypothétique").* Le devoir vraiment moral est désintéressé et indifférent aux conséquences. Par exemple, si je sauve un enfant de la noyade seulement par goût de la gloire, les conséquences de cette action seront bonnes pour ses parents et intéressantes pour moi, mais mon action ne sera pas morale. Je n'aurai pas vraiment fait mon devoir. En revanche, si je lui jette une bouée avec l'intention d'accomplir mon devoir conformément à ce que m'ordonne ma raison, mais que je l'assomme par accident et qu'il se noie, j'aurai néanmoins accompli mon devoir. ## Le devoir doit viser l'universalité et le respect de l'humanité Lorsque nous sommes dans une situation problématique et que la question *"Que dois-je faire?"* se pose, il nous faut, selon Kant, réfléchir grâce à notre raison et répondre à deux questions: * Puis-je ériger le principe de mon action en loi universelle? Cette question est celle du premier impératif catégorique: *"Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle." "* Autrement dit, puis-je vouloir que tout homme, en tout temps et en tout lieu, indépendamment de la société dans laquelle il vit, agisse comme je m'apprête à le faire? Si une telle action peut passer ce test d'universalité sans difficulté, alors je dois agir. Par exemple, je trouve un portefeuille et j'éprouve l'envie de le garder pour moi. Puis-je vouloir d'un monde dans lequel personne ne respecte jamais le droit de propriété et s'empare de tout ce qu'il rencontre selon ses envies? Un tel monde sombrerait rapidement dans le chaos. C'est pourquoi il est de mon devoir de rendre le portefeuille. * Mon action respecte-t-elle l'humanité d'autrui de manière inconditionnelle et absolue? Autrement dit, me conduit-elle à considérer l'autre comme un individu méritant le respect pour lui-même? C'est ce qui est au cœur du deuxième impératif catégorique :" *Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen".* Si mon action est respectueuse de l'humanité d'autrui, alors je dois agir; en revanche, si elle traite autrui comme un simple moyen, et non comme une fin en soi, alors je dois renoncer à agir, même si cela peut avoir des conséquences néfastes pour l'humanité tout entière. **Concept clé : "les devoirs envers soi-même".** Selon Kant, nos devoirs ne concernent pas que les autres, mais aussi nous-mêmes: je dois moi aussi me considérer comme une personne ayant une dignité qui doit être respectée, comme une fin en soi. Il s'ensuit selon Kant que toutes les pratiques dans lesquelles je m'instrumentalise *(vente d'organes, location de corps)* ou ne respecte pas ma dignité *(manque d'hygiène ou alcoolisation excessive)* sont considérées comme immorales. ## Le devoir moral doit être libre **Citation clé**: *"Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi."* Cette phrase de Kant oppose deux règnes: d'un côté, le règne de la nature soumis à des lois nécessaires, représenté par le ciel étoilé; de l'autre, le règne de la morale, dont les lois garantissent l'indépendance et la liberté humaine par rapport au règne naturel. Écouter la loi morale en nous, c'est opposer notre force morale aux lois naturelles et affirmer ainsi notre autonomie. Selon Kant, l'action faite par devoir est l'action libre par excellence: agir volontairement, en n'écoutant que notre raison, nous arrache à nos penchants naturels *(le désir, la cupidité...)* et nous permet de dépasser le déterminisme naturel et d'échapper aux contraintes politiques et sociales susceptibles de nous inciter à mal agir. Bien loin de restreindre notre liberté, un tel devoir que l'on s'impose à soi-même en toute *"autonomie"* est la preuve de notre liberté, affirme Kant. ## Conclusion Un devoir est donc moral quand il est désintéressé, respectueux, porteur d'universalité et accompli librement. # Comment puis-je savoir ce que je dois faire? Tout homme a en lui le sens du devoir. Pourtant, bien des situations nous mettent dans l'embarras, et nous ne savons pas toujours quoi répondre à la question *"Que dois-je faire?"*. ## Le conflit des devoirs Selon Kant, chaque être humain sait au fond de lui, grâce à sa raison, ce qu'il doit faire; il serait même plus facile de connaître notre devoir que de savoir ce qui nous rend heureux. Pourtant, la multiplication des devoirs engendre souvent des contradictions qui plongent les individus dans des dilemmes. Prenons le cas de l'euthanasie. Dans une perspective kantienne, l'assistance au suicide est moralement inacceptable puisqu'elle consiste à nier le respect de la vie et de la dignité de celui qui souhaite mourir, en le réduisant à un moyen. Pourtant, si un être humain est maintenu en vie de manière disproportionnée, par acharnement thérapeutique, ne risque-t-il pas de perdre justement sa dignité en devenant un simple prolongement des machines médicales? De plus, refuser l'assistance au suicide de celui qui la réclame *(au nom d'un devoir de respect de la vie)*, n'est-ce pas manquer de respect envers sa liberté? ## Bien juger d'une situation pour savoir ce que l'on doit faire Benjamin Constant a soulevé, contre Kant, le problème d'un devoir abstrait et aveugle aux circonstances. Imaginons qu'un individu poursuivi par un assassin vienne se cacher chez moi. Dois-je lui dire, s'il me le demande, où s'est caché celui qu'il poursuit? Dire la vérité, n'est-ce pas manquer à mes devoirs envers l'individu que je cache chez moi? Selon Kant, il est de notre devoir de dire la vérité; au mieux, je peux m'abstenir de répondre et garder le silence face à l'assassin pour ne pas mentir. Mais, selon Constant, il faut introduire un principe intermédiaire entre le devoir universel et les circonstances particulières. Ainsi, certaines personnes mal intentionnées *(tel un assassin)* ne méritent pas qu'on leur dise la vérité: nous aurions ainsi le droit de leur mentir. On pourrait également objecter à Kant que sa morale du devoir, faisant une croix sur l'intérêt, est difficilement tenable car elle nous éloigne trop du bonheur. Comment agir moralement en étant désespéré? L'absence d'une perspective heureuse, pour moi ou autrui, ne décourage-t-elle pas le devoir? Selon la morale utilitariste de Mill, c'est le bonheur du plus grand nombre qui doit fournir la règle guidant nos devoirs. Autrement dit, pour agir moralement, il faut calculer et anticiper les conséquences de nos actions, et choisir d'accomplir celle qui est la plus utile et heureuse pour tous. Ainsi, s'il faut tuer un homme *(un tyran, par exemple)* pour en sauver des milliers d'autres, alors il est moral de le faire selon Mill; au contraire, tuer un homme selon Kant, même si son exécution augmente le bien-être de tous, ne peut jamais être considéré comme moral, car ce serait porter atteinte à la dignité de la personne humaine dont il est porteur. **Concept clé: le "conséquentialisme".** Une morale conséquentialiste, par exemple celle de Mill, soutient qu'une action est bonne si ses conséquences sont bonnes pour le plus grand nombre. Par exemple, si je dois sacrifier un individu pour en sauver des millions d'autres, alors une telle action sera morale *comme dans le jeu The last of us*. La morale conséquentialiste s'oppose à la morale déontologique, qui est une morale du devoir, comme celle de Kant: une action est morale quand elle est accomplie par devoir, quand elle est davantage soucieuse des principes moraux qui l'animent que de ses conséquences. Ainsi, aucune conséquence positive ne saurait jamais justifier le sacrifice d'un individu, lequel est une fin en soi et possède une valeur absolue. Contre le conséquentialisme et la morale déontologique, la morale du sentiment, par exemple celle de Rousseau, est une morale du cœur: une action est bonne si elle est accomplie avec de bons sentiments *(l'amour, le souci de la souffrance de l'autre, etc.)*, au-delà de tout calcul et de tout principe abstrait. ## Le devoir moral naît de la discussion Ces exemples montrent que si le devoir est discutable, c'est précisément parce qu'il n'est pas une réponse définitive à nos questions. La réponse à la question *"Que dois-je faire?"* ne prend pas nécessairement la forme d'un ordre autoritaire, mais celle d'une invitation à une discussion autour de la possibilité d'une vie en communauté. Prenons l'exemple des menaces écologiques actuelles. Face aux progrès techniques qu'a connus le 20e siècle et à leurs retombées souvent néfastes pour la planète, Hans Jonas, dans *Le Principe responsabilité* (1979), propose de transformer le devoir moral de Kant en y intégrant un calcul prudent des conséquences: *"Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre."* Ainsi, faut-il davantage développer le nucléaire pour satisfaire nos besoins en énergie ou renoncer à cette énergie du fait de la menace qu'elle fait planer sur l'environnement? C'est la communauté humaine toute entière qui doit résoudre ce dilemme par une réflexion concertée et raisonnées. Loin d'être une réponse systématique, le devoir est un questionnement toujours ouvert sur la moralité de nos actions et sur notre rapport aux autres. Cf. cours sur la technique. **Exemple clé:** La "bioéthique" désigne une branche de la morale qui s'intéresse aux problèmes posés par les progrès en biologie, en médecine ou en génétique: par exemple, faut-il autoriser le clonage ou l'interdire absolument? Faut-il breveter le vivant? Faut-il autoriser l'euthanasie? Ces problèmes difficiles font l'objet de débats et de délibérations collectives dans des comités de bioéthique composés d'intervenants venant de disciplines différentes. ## Conclusion Il n'y a donc pas de réponse évidente à la question *"Que dois-je faire?"*, parce qu'il n'y a pas de vérité définitive en morale et que cette dernière est une invitation permanente à discussion.

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