Dyslexie : La Cognition en Désordre ? PDF

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Cet article explore la dyslexie, une condition caractérisée par des difficultés à lire. Il présente différents modèles explicatifs, soulignant la complexité et la controverse autour des théories. L'article traite également des approches de traitement et des analyses cognitives.

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la cognition en désordre? DYSLEXIE Une même pathologie et pas moins de cinq théories différentes : la cause première de la dyslexie...

la cognition en désordre? DYSLEXIE Une même pathologie et pas moins de cinq théories différentes : la cause première de la dyslexie est loin de faire l’unanimité. Franck Ramus Est-ce un trouble phonologique est chercheur au CNRS, dans le laboratoire circonscrit ou, plus radicalement, de sciences cognitives un syndrome de « cognition et psycholinguistiques de l’Ecole des hautes études en désordre » ? en sciences sociales, à Paris. mental. On exclut également les troubles per- plus subtil que la myopie, qui engendrerait des Q UEL EST LE POINT COMMUN ENTRE des exercices d’équilibre, l’initiation à la ceptifs les plus évidents : bien sûr, un enfant aveugle ou souffrant d’une myopie non corrigée inversions telles que b/d, p/d ou cas/sac : c’était l’idée du docteur Pringle Morgan, lorsqu’il musique, l’occlusion d’un œil, un entraînement aura du mal à apprendre à lire, mais on ne le décrivit, en 1896, son premier cas de « cécité de la conscience phonologique, le port de qualifiera pas de dyslexique. On exclut enfin les congénitale spécifique aux mots »(2). Cette hypo- lunettes teintées, la répétition de mouvements troubles imputables à des causes sociales, édu- thèse traversa le XXe siècle jusqu’aux de réflexes archaïques ou l’absorption d’acides catives ou familiales. années 1970, qui virent les recherches sur la gras poly-insaturés ? Ce sont tous des traitements La plupart des chercheurs s’accordent parole prendre leur essor. Il fut alors montré que préconisés pour la dyslexie. Notons que la liste aujourd’hui pour reconnaître que la dyslexie est les erreurs des dyslexiques étaient imputables ci-dessus inclut seulement des méthodes expéri- un trouble neurologique d’origine génétique(1), bien plus à une confusion de sons similaires mentées par des scientifiques honnêtes et com- dont les difficultés de lecture ne sont que la (comme /t/ et /d/, ou /s/ et /z/) que de formes pétents, et pas les nombreux remèdes miracles manifestation la plus évidente. Tout l’objet des visuelles similaires. Les recherches qui ont suivi proposés par les charlatans de tout acabit. recherches sur la dyslexie est de reconstituer ont été très fructueuses et ont donné naissance à Comment un tel capharnaüm est-il possible ? l’enchaînement causal entre certains gènes, cer- la principale théorie de la dyslexie, la théorie Les traitements que les chercheurs proposent taines zones du cerveau, certaines fonctions « phonologique »*. découlent directement de l’idée qu’ils se font de cognitives, et la lecture. A partir de la connais- L’idée principale derrière cette théorie est la la pathologie. Or, justement, la nature profonde sance de cet enchaînement, on peut espérer suivante : l’apprentissage d’un système alpha- du problème des dyslexiques reste le sujet d’une adapter les méthodes d’enseignement de la lec- bétique nécessite d’établir des liens entre les vive controverse. ture, entraîner les fonctions cognitives défi- représentations mentales des lettres et des pho- Par définition, la dyslexie est un trouble de la cientes, et éventuellement agir directement sur nèmes*. Si les représentations des phonèmes lecture. Par opposition à la dyslexie acquise par les zones du cerveau concernées. Dans l’état d’un enfant sont dégradées, ou plus diffici- lésion cérébrale à l’âge adulte, souvent appelée actuel des connaissances, deux grandes ten- « alexie », la dyslexie telle que nous l’entendons dances s’affrontent. L’une est de considérer que habituellement est dite « développementale », la dyslexie est un trouble spécifique au langage ; c’est-à-dire qu’elle est liée à un problème l’autre la voit au contraire comme un syn- *quiLaaPHONOLOGIE est la partie de la théorie linguistique trait aux sons de la parole ; le terme désigne d’apprentissage. C’est un trouble spécifique, car drome aux manifestations multiples, dans les également la représentation mentale de ces sons. l’on exclut d’emblée du champ de cette défini- domaines sensoriel et moteur notamment. tion les enfants qui auraient des problèmes Historiquement, les premières études ont * Les PHONÈMES sont les sons élémentaires de la parole, correspondant le plus souvent à des lettres d’apprentissage plus généraux, voire un retard considéré la dyslexie comme un trouble visuel ou groupes de lettres dans l’écriture alphabétique. 66 LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 9 - ORDRE&DÉSORDRE - NOVEMBRE 2002 SORTIR DU DÉSORDRE DYSLEXIE lement accessibles, il lui sera plus difficile d’ap- prendre la correspondance entre celles-ci et les lettres, d’où des difficultés d’apprentissage de la lecture. Plus généralement, l’hypothèse, défen- due notamment par Maggie Snowling, de l’uni- versité de York, est que la cause de la dyslexie est un dysfonctionnement des représentations phonologiques. A l’appui de cette hypothèse, des dizaines d’études ont montré les difficultés qu’éprouvent les dyslexiques dans une grande diversité de tâches impliquant les représen- tations phonologiques. Notamment, les tâches de « conscience phonologique » testent la capa- cité du sujet à prêter attention aux phonèmes et à les manipuler consciemment. Par exemple, on prononce les mots « câlin, kilo, télé », et l’enfant doit détecter l’intrus. Dès 5 ou 6 ans, la plupart des enfants, avant même d’apprendre à lire, sont capables de remarquer que le mot « télé » est l’intrus, même s’ils n’ont pas les concepts néces- saires pour expliquer qu’il n’a pas le même pho- nème initial que les autres mots. Les enfants dyslexiques trouvent cette tâche très difficile, voire impossible. Les dyslexiques possèdent éga- lement une mauvaise mémoire verbale à court terme : ils auront par exemple plus de mal à retenir un numéro de téléphone avant de le composer, tâche qui nécessite de maintenir actives pendant un temps les représentations phonologiques des nombres correspondants. Des problèmes se manifestent également dans des tâches où il s’agit de nommer une série d’objets le plus vite possible : les dyslexiques se révèlent plus lents, ce qui reflète sans doute une difficulté © Chema Madoz/Agence VU à accéder rapidement aux représentations pho- nologiques en vue de les articuler. Au niveau neurologique, la théorie est confortée par la découverte chez les dyslexiques d’anomalies anatomiques dans certaines régions du cortex impliquées dans le langage(3). Des études d’ima- gerie cérébrale fonctionnelle ont par ailleurs sons brefs et des transitions rapides. Or de tels rement lorsque les sons sont courts et rappro- montré des activations anormales de certaines éléments sont cruciaux dans la parole, car ils chés(5), accréditant l’idée qu’ils ont une percep- de ces zones lorsque les dyslexiques effectuent permettent de différencier de nombreux pho- tion auditive « désordonnée ». des tâches phonologiques ou de lecture(4). nèmes et mots, comme « bon » et « don ». On Dans le domaine visuel, l’intuition du Perceptions comprend donc comment un tel déficit auditif Dr Pringle Morgan a depuis été affinée. Certains auditive peut conduire à des représentations phonolo- chercheurs, notamment John Stein, de l’univer- et visuelle. Personne ne conteste le bien- giques confuses. Un des tests qui a fait le succès sité d’Oxford, pensent que les dyslexiques souf- fondé d’un déficit phonologique comme cause de cette école consiste à faire écouter des tons de frent d’une légère instabilité de la fixation directe des difficultés de lecture. En revanche, de deux fréquences différentes à l’enfant. Par oculaire, qui engendrerait des distorsions, des nombreux chercheurs contestent l’idée selon exemple, on lui apprend d’abord à appuyer sur déplacements et des superpositions de lettres et laquelle la dyslexie est un trouble spécifique à la la touche 1 d’un clavier lorsqu’il entend le ton de mots. Ce léger désordre visuel découragerait phonologie. Ils pensent au contraire qu’au-delà haut, et sur la touche 2 lorsqu’il entend le ton l’apprenti lecteur. Cette idée s’appuie sur de de la phonologie il existe un dysfonctionnement bas. Puis on lui fait écouter les tons par paires : nombreuses données à la fois anatomiques plus général, qui affecte la perception auditive et il y a donc quatre possibilités (bas-bas, bas- (post mortem)(6) et psychophysiques, décrivant visuelle, et la motricité. haut, haut-bas et haut-haut), et l’enfant doit de manière détaillée des difficultés visuelles(7). Ainsi, selon Paula Tallal, de Rutgers Univer- presser les boutons dans l’ordre correspondant à Dans un autre registre, Rod Nicolson, de l’uni- sity, un aspect crucial de la dyslexie réside dans ce qu’il a entendu (1-1, 1-2, 2-1 ou 2-2). Paula versité de Sheffield, insiste sur le fait que les dys- la résolution temporelle du système auditif, Tallal a montré que certains enfants dyslexiques lexiques sont des gens relativement maladroits, affectant donc en particulier la perception des ont des difficultés dans cette tâche, particuliè- ayant des problèmes d’équilibre, et également de LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 9 - ORDRE&DÉSORDRE - NOVEMBRE 2002 67 Il existe une autre raison de se méfier de ces nouveaux traitements : c’est la contestation des bases théoriques sur lesquelles ils s’appuient. En effet, les critiques qui sont adressées à la théorie sensorimotrice sont multiples(10). Premièrement, alors que les troubles phonologiques sont obser- vés chez tous les dyslexiques, les troubles sensori- moteurs se rencontrent au mieux chez la moitié d’entre eux, ce qui met à mal l’idée que cette théorie explique tous les aspects de la dyslexie. En d’autres termes, il existe une proportion non négligeable de dyslexiques qui ont des troubles © Ferdinando Scianna/Magnum Photos phonologiques purs, sans troubles visuels, audi- tifs, ni moteurs : les troubles phonologiques sont donc suffisants pour créer les difficultés d’ap- prentissage de la lecture. La contri- bution des troubles perceptifs aux difficultés de lecture au- delà de la contribution propre aux troubles pho- nologiques est donc loin d’être claire. De fait, plusieurs études ont observé une absence de lien séquençage des événements temporels. Ces Les partisans de la théorie sensorimotrice entre les déficits du traitement auditif temporel symptômes l’ont conduit à proposer qu’une ont développé d’autres méthodes. Paula Tallal, et les troubles phonologiques, contredisant l’hy- déficience du cervelet* soit à l’origine de la dys- en association avec le neurophysiologiste pothèse que les premiers engendrent les lexie(8). L’ensemble de ces troubles visuels, audi- Michael Merzenich de l’université de Californie seconds(11). On est donc en droit de se demander tifs et moteurs a été intégré par John Stein dans à San Francisco, a mis récemment au point un pourquoi préconiser une rééducation auditive une théorie sophistiquée, la théorie sensori- logiciel de rééducation auditive des enfants comme traitement général pour la dyslexie, alors motrice, ou « magnocellulaire(9) », du nom des dyslexiques et dysphasiques. L’idée est d’entraî- que seule une partie des dyslexiques ont des pro- neurones qui seraient affectés. ner ces enfants à distinguer les transitions blèmes auditifs, et que même chez eux ces pro- En somme, alors que la théorie phonolo- rapides qu’ils perçoivent mal, en les amplifiant blèmes ne semblent avoir aucun lien avec les gique donne de la dyslexie l’image d’un trouble et en les rallongeant suffisamment. Par difficultés phonologiques et de lecture. relativement circonscrit, la théorie sensori- ailleurs, pour pallier les déficiences visuelles, Méthodes motrice en donne plutôt l’image d’un syndrome plusieurs méthodes ont été envisagées par John Classiques. En résumé, des désordres per- de « cognition en désordre » : les dyslexiques Stein et d’autres : occlusion d’un œil, utili- ceptifs sont présents chez une partie des dys- mettraient les lettres, les sons, les gestes et les sation de lunettes ou lentilles teintées… La lexiques. Cependant il n’est pas certain qu’ils événements dans le désordre. théorie motrice a également engendré des entretiennent une relation de causalité avec les Une kyrielle méthodes de rééducation fondées notamment troubles phonologiques et les difficultés de lec- de traitements. Bien entendu, les sur la répétition de certains mouvements, ou ture. Dans l’état des connaissances, il apparaît méthodes de rééducation de la dyslexie qui sont des exercices d’équilibre. Enfin, l’analyse des que la dyslexie est un problème phonologique proposées reflètent les théories épousées par déficiences des magnocellules faite par John spécifique, mais accompagné, à peu près chez un leurs auteurs. Les techniques traditionnelles Stein l’a conduit à préconiser des suppléments individu sur deux, d’un syndrome de « cognition reposent sur la théorie phonologique et consis- nutritifs à base d’acides gras poly-insaturés. en désordre », qui ne semble pas contribuer tent essentiellement à adapter les méthodes Il faut rester prudent devant une telle profu- significativement aux difficultés de lecture. Par d’enseignement de la lecture (par exemple, sion de traitements : ils n’ont que rarement été conséquent, les méthodes classiques de rééduca- apprendre aux enfants à reconnaître les syllabes évalués par des études indépendantes respec- tion basées sur la lecture et la phonologie sem- plutôt que les lettres), et à entraîner la tant les méthodes usuelles de la recherche blent actuellement bien plus justifiées d’un point conscience phonologique par des exercices médicale. La méthode auditive de Tallal et de vue théorique et clinique que les méthodes comme les contrepèteries. Merzenich est particulièrement controversée de d’entraînement sensorimoteur. F.R. ◆ ce point de vue, car elle fait l’objet de beaucoup de publicité, se vend très cher, et, malgré son utilisation sur 20 000 enfants en six ans aux RÉFÉRENCES P OUR EN SAVOIR PLUS the National Academy Etats-Unis et au Canada, aucune donnée réel- (1) R. K. Olson, Dyslexia, 8, of Science, 88, 7943, 1991. ✑ J.-E Gombert, Le Développement 143, 2002. (7) W. J. Lovegrove et al., lement convaincante n’a été publiée à l’appui métalinguistique, Presses universitaires (2) W. Pringle Morgan, British Science, 210, 439, 1980. de son efficacité. de France, 1990. Medical J, 2, 1378, 1896. (8) R. I. Nicolson et al., Trends (3) Galaburda et al., Ann Neurosci, 24, 515, 2001. ✑ M. Habib, Dyslexie, cerveau singulier, Neurol, 18, 222, 1985. (9) J. Stein, V. Walsh, Trends Solal, 1997. (4) E. Paulesu et al., Science, Neurosci., 20, 147, 1997. 2165, 2001 ; McCrory et al., (10) F. Ramus, Nature, 412, ✑ J. Morais, L’Art de lire, Odile Jacob, 1994. J Cogn Neurosci, 12, 753, 2000. 393, 2001. ✑ M.J. Snowling, Dyslexia, Blackwell, 2000. (5) P. Tallal, Brain and (11) S. Rosen, E. Manganari, Language, 9, 182, 1980. (6) Livingstone et al., Proc of J Speech Lang Hear Res, 44, 720, 2001. *notamment Le CERVELET, partie postérieure du cerveau, intervient dans le réglage fin des mouvements. w www.larecherche.fr 68 LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 9 - ORDRE&DÉSORDRE - NOVEMBRE 2002

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