Cours d'Histoire Contemporaine CM - France au XIXe Siècle - PDF

Summary

Ce cours d'initiation à l'histoire contemporaine se concentre sur la France au XIXe siècle, intégrant des perspectives mondiales. Il explore les aspects politiques, économiques, sociaux et culturels de la France dans le contexte des mondialisations. L'objectif est de décloisonner l'histoire française et de l'inscrire dans une approche globale.

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Cours initiation à l’histoire contemporaine LA FRANCE DANS LES MONDIALISATIONS DU XIXE siècle 1 2 Cours L1 –EAD – 4H1HC01D Sylvie Aprile et Jeanne Moisand 3 Introduction Ce cours a deux objectifs majeurs : le...

Cours initiation à l’histoire contemporaine LA FRANCE DANS LES MONDIALISATIONS DU XIXE siècle 1 2 Cours L1 –EAD – 4H1HC01D Sylvie Aprile et Jeanne Moisand 3 Introduction Ce cours a deux objectifs majeurs : le premier est de rappeler ou de fournir aux étudiant.es les grandes lignes de l’histoire de la France au XIXe siècle dans tous ses aspects politiques, économiques, sociaux et culturels. Le second vise à introduire les étudiant.es à l’histoire mondiale qui entend dépasser le cadre des frontières nationales pour penser l’histoire française dans un monde connecté et des sociétés globalisées. Il s’agit plus simplement dit de situer le XIXe siècle dans la longue histoire des mondialisations et d’insérer la France dans des échelles géographiques plus vastes que le seul territoire hexagonal. Il s’agit de «décloisonner» l’histoire de la France et d’inscrire l’histoire nationale dans une approche mondialisée. Cette démarche paraît assez évidente voire banale mais il faut avoir à l’esprit que l’histoire de France est actuellement l’objet de débats et de polémiques qui dépasse le cadre des travaux des historiens et des manuels scolaires et alimente des querelles politiques. Il ne s’agit pas ici de faire œuvre de militantisme mais de comprendre à la fois les enjeux de l’histoire nationale au présent et de montrer l’histoire contemporaine en train de se faire. Ce cours semestriel s’inscrit ainsi dans un champ de recherche – la question des mondialisations –relativement neuf et en mouvement. Il doit permettre aux étudiant.es de prendre connaissance des renouveaux historiographiques dans les différents domaines thématiques. Ce cours vise à intégrer les apports récents de la recherche en histoire globale et connectée, en histoire coloniale et impériale, en anthropologie historique, en histoire des femmes et du genre, en histoire matérielle et visuelle, en histoire environnementale. Il tentera toujours de poser la question du regard et du point de vue des « autres » sur la France. Il présentera aux étudiants et étudiantes aussi la variété des sources à partir desquelles on élabore le récit et l’analyse historiques. Toutes les formes de la littérature contemporaine, c’est-à-dire des contemporains du XIXe siècle (témoignages, essais, romans, presse) et de l’image (peintures, lithographies, photographies, 4 cartes, publicités) seront prises en compte. Tout ceci est ambitieux mais il s’agit surtout d’un large panorama. Il existe peu de manuels sur la France et le monde au XIXe siècle mais la bibliographie qui suit (et qui sera complétée dans chaque séance de cours et de TD) propose un certain nombre d’ouvrages récents sur la France et d’autres qui traitent soit de la mondialisation au XIXe siècle, soit de certains aspects particuliers comme les empires ou l’économie. Au final, notre souhait est surtout de susciter la curiosité des étudiant.es pour un siècle souvent traité de façon rapide dans les programmes de l’enseignement secondaire. L’approche dans chaque cours sera enfin chronologique et thématique de façon à introduire l’histoire par ses acteurs -des hommes et des femmes- leurs expériences sociales, politiques et culturelles, leurs mobilités, leurs émotions à différentes échelles. Séance 1 : Introduction : faire l’histoire de la France « avec » l’Europe et le monde dans un long XIXe siècle Avant de plonger dans le sujet, il faut interroger les termes employés. De quelle France et de quel monde s’agit-il ? Qu’est-ce qu’une histoire « mondiale » de la France ? Qu’entend-on par XIXe siècle ? Ces questions ne conduisent pas à des réponses simples et rapides. Il s’agit en effet de revenir sur des débats historiques parfois anciens pour comprendre ce qu’il peut y avoir ici de nouveau ou de renouvelé. L’histoire de France a plusieurs siècles et le XIXe siècle a abondamment construit le récit historique national. L’histoire mondiale n’est pas non plus récente mais c’est leur rencontre dans le contexte historiographique actuel qui est une approche nouvelle et doit être ici un peu analysée avant d’entrer dans le vif du sujet. Ajoutons que ces débats entre histoire nationale et histoire mondiale ne sont pas seulement francofrançais et qu’ils sont présents dans bien d’autres pays voisins notamment, comme l’Allemagne et l’Italie. I) Quelle l’histoire pour la France ? 5 La question n’est pas simple et -on l’a déjà dit- la place de l’histoire en France est très politique au travers des questions scolaires et mémorielles notamment. La sortie de plusieurs ouvrages récents comme celui de Gérard Noiriel sur l’histoire populaire de la France ou celui dirigé par Patrick Boucheron sur l’histoire mondiale de la France a suscité des prises de position enthousiastes ou au contraire très critiques. Les auteurs de ces deux livres ont voulu chacun à leurmanière contrecarrer une vision très nationale voire nationaliste de l’histoire de France et lui redonner ainsi une nouvelle vitalité. « Il me semble [en effet] très important, dans le contexte actuel, d’affronter sur leur propre terrain ceux qui ont mis la main sur l’histoire de France afin d’alimenter leurs discours xénophobes et nationalistes. J’ai pris au sérieux la nation, non pas pour exalter« l’identité nationale », mais au contraire pour permettre aux lecteurs de s’endétacher » écrit Gérard Noiriel sous le titre, « Pourquoi se rendre étranger à soi-même ? », Le populaire dans tous ses états, sur son blog le 15 novembre 2018 (lire en ligne [archive], consulté le 23 novembre 2018). Patrick Boucheron a lui aussi voulu faire sortir l’histoire de France de son analyse franco-française. Il entend par un retour sur des dates majeures de l’histoire de la France dans le monde répondre à ceux qui accusent les historiens français de se détourner de leur histoire et de lui préférer une recherche mettant l’accent sur des acteurs et des thèmes d’ampleur globale (migrations, environnement, santé publique, finance internationale, etc.) en négligeant les attentes de la population française qui serait ainsi privée de l’histoire glorieuse de ces grands hommes et de son expansion coloniale. Pour Patrick Boucheron, il s’agit tout simplement en premier lieu de souligner qu’on ne peut pas « faire comme si chaque nation était née séparément des autres »1. L’histoire nationale doit être ouverte sur le monde. En dehors des propos de leurs opposants farouches que l’on retrouvera sans peine dans les médias, ces visions 1 Patrick Boucheron et Nicolas Delalande, « Récit national et histoire mondiale. Comment écrire l’histoire de France au XXIe siècle », Histoire@Politique, n° 31, janvier-avril 2017 [en ligne, www.histoire-politique.fr] 6 de l’histoire de France ont soulevé -notamment la seconde- des critiques venues des historiens qui l’ont eux-mêmes saluée. Certaines de ces critiques touchent d’ailleurs plus particulièrement le XIXe siècle mondial qui nous occupe ici. L’historien Arthur Asseraf, spécialiste de « world history » à l’université de Cambridge, a ainsi émis quelques réserves intéressantes que nous reprenons ci- dessous.Tout d’abord sur le fait que la France n’a pas un territoire défini d’emblée mais mouvant et qui n’est pas seulement progressivement agrandi par l’expansion coloniale. La France est présente sur tous les continents ce qui constitue déjà une forme de mondialisation. Ceci ne doit pas cependant faire oublier des modifications de frontières plus proches qui ont aussi modifié son histoire et notamment au XIXe siècle (annexion de la Savoie et du Comté de Nice, perte de l’Alsace-Moselle). La France n’est pas seulement une puissance expansionniste, elle est aussi sujette à deux occupations étrangères au XIXe siècle, en 1814 et 1870, qui ont profondément marqué son histoire sociale et politique. Il s’agit aussi de ne pas considérer que ce qui est mondial est loin et donc plus intéressant, plus attirant que ce qui est proche. D’autres critiques sont pointées par cet auteur : « L’Histoire mondiale de la France privilégie un type de connexion particulier que l’on pourrait qualifier de rayonnement – la France est placée au centre et a des influences (généralement positives) sur le monde ». Cette vision gomme selon lui beaucoup trop l’histoire politique et militaire et met en lumière surtout une histoire culturelle. (Pour plus de détail voir Asseraf Arthur, « Le monde comme adjectif : retour sur l’Histoire mondiale de la France », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2021/1 (n° 68-1), p.151-162. DOI : 10.3917/rhmc.681.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-dhistoire-moderne-et-contemporaine-2021- 1-page-151.htm) Ces critiques portent sur un ouvrage qui est fait d’une succession de dates et qui porte sur une période bien plus large que la nôtre. Ce n’est pas un cours néanmoins ces observations doivent nous prémunir d’un certain nombre de partis pris qui ont fait souvent de la France une avant-garde et une exception ou au contraire qui la condamne. Il s’agit ici d’essayer d’ouvrir le regard sans faire 7 de la France un modèle ou un repoussoir. Il s’agit également de mieux comprendre ce que peut être ce fameux rayonnement français, ce soft power (terme anachronique mais assez pertinent » que l’historien David Todd a récemment interprété comme un empire de velours, un empire informel fait à la fois du prestige de la langue et du goût français, passant par des exportations françaises de produits de luxe et semi luxe vers les nouveaux pays et surtout vers les élites de l’Amérique à la diffusion des capitaux que la France investit bien plus hors de ses possessions coloniales que dans celles-ci. Depuis la France, les capitaux et les hommes migrent peu vers les colonies qui sont jusque dans les années 1870 assez limitées en dehors de l’Algérie dont la conquête est d’ailleurs de longue haleine. II) Qu’est-ce que le monde ? qu’est-ce que la mondialisation ? Il faut tout de suite souligner que le mot de mondialisation n’est pas utilisé au XIXe siècle. « L’essentiel est que la propagande nationale se mette au diapason des conditions nouvelles instaurées, si l’on peut user d’un pareil langage, par la “mondialisation” de toutes choses ». En 1904, Pierre de Coubertin utilise le terme « mondialisation » dans la conclusion d’un article paru dans le journal Le Figaro. Il veut alerter ses lecteurs contre le déclin de la puissance française qu’il craint et qu’il déplore comme tant d’autres penseurs et journalistes de l’époque. La France apparaît alors toujours amoindrie par la défaite de 1870 contre l’Allemagne et son empire moins puissant que celui de sa rivale traditionnelle, la Grande-Bretagne. Pierre de Coubertin, « l’inventeur des jeux olympiques » en appelle à un sursaut national dans le domaine des idées et propose à partir de quelques lieux et par la circulation de la jeunesse, des formes renouvelées de contact entre le France et le monde. Pour Pierre de Coubertin, la France doit retrouver son rayonnement : « Les Anglais, dans leurs écoles, exposent volontiers un planisphère où s’inscrivent de façon visible et péremptoire les succès de leur race. D’énormes surfaces revêtues d’une teinte uniforme marquent la place prépondérante qu’elle occupe au sein de l’humanité. La jeunesse française devrait 8 avoir sous les yeux un planisphère historique où les exploits de ses ancêtres lui seraient rappelés par un procédé analogue. Les empires écroulés s’y compareraient avec les empires récents. L’Amérique et l’Inde d’autrefois y feraient figure, à côté de l’Afrique et de l’Indochine d’à présent. Alors s’imposeraient d’eux-mêmes les noms des cités où doivent s’allumer les clartés fécondes : Québec, la Nouvelle-Orléans, Hanoï, Pondichéry, Tananarive, Le Caire, Alger, – flambeau à sept branches par lequel la pensée française pourra continuer d’illuminer les horizons lointains, comme jadis elle le faisait de Paris. » Dans ce texte, l’utilisation des guillemets pour parler de la mondialisation, témoigne encore d’une certaine réserve et d’un usage très limité. Cette création du mot de mondialisation en français survient cependant dans un contexte linguistique caractérisé par la multiplication des mots créés à partir de « monde » ce qui témoigne d’une interrogation partagée sur les relations entre l’Europe, la France et les autres continents. L’adjectif « mondial » était lui-même encore rarement employé dans la seconde moitié du 19e siècle, son usage ne commence véritablement à se développer qu’à partir de la fin des années 1870. Le journaliste Gaston Deschamps dans article intitulé « La France mondiale », du journal le Figaro qui paraît en 1902 écrit : « Parmi les mots nouveaux ou renouvelés, - que le progrès de l'ambition humaine a mis à la mode, il en est un qui revient avec une fréquence significative sous la plume et sur les lèvres des écrivains et des orateurs, notamment dans les assemblées et dans les académiesd'outre-Rhin. C'est celui-ci : mondial. Les peuples qui se disputent actuellement la prééminence dans la hiérarchie des nations civilisées s'efforcent tous, plus ou moins, de mondialiser leur politique leur industrie, leur commerce, leurs sciences, leurs arts. Aucune activité, à l'heure présente, ne peut être féconde si elle n'est cosmique. Les moyens de transport et de communication se sont multipliés, perfectionnés de façon à rapprocher tous les êtres intelligents qui sont disséminés sur notre planète ronde. Quiconque aspire à un rôle historique doit avoir sous les yeux, constamment, la carte de l'univers. Un homme d'État, un savant, un artiste qui n'est célèbre que 9 dans son pays fait l'effet d'un grand homme de province. La gloire de Napoléon, de Victor Hugo, de Pasteur, de Tolstoï est mondiale. Hormis chez les sauvages, il n'est personne qui ne subisse leur ascendant, n'admire leurs oeuvres, -n'éprouve l'efficacité de leurs actes ou le charme de leurs discours. Quels que soient les sentiments divers que leur caractère inspire aux caprices changeants de la sensibilité humaine, leur image est partout, leur influence est universelle ». Cet article très daté dans sa présentation de la hiérarchisation des hommes est intéressant parce qu’il montre aussi que la mondialisation a été déjà discutée bien avant aujourd’hui et que son usage est tout aussi idéologique que celui de nation. Les historiens ont aussi un regard critique sur la question de la mondialisation et discutent comme pour l’histoire nationale de sa place. En 2001, Frederick Cooper dans un article intitulé « Le concept de mondialisation sert-il à quelque chose ? Un point de vue d'historien » paru dans la revue Critique internationale, no 10, (1), p 101-124, écrivait : « Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. À l’évidence, l’échange des marchandises et des capitaux, les formes de production, les modalités de l’intervention de l’État dans les sociétés, sans parler des techniques de communication, ont énormément changé. [..] On peut bien sûr appeler cela mondialisation mais, ce faisant, on ne fait que dire que l’histoire se produit à l’intérieur des limites de la planète et qu’en conséquence toute histoire est histoire mondiale ». Il ne faut pas en effet se servir de la mondialisation comme d’un concept fourre-tout mais comme un outil de réflexion. Un autre historien, Marcel van der Linden, dans son article «Enjeux pour une histoire mondiale du travail », publié dans Le Mouvement Social, vol. 241, no. 4, 2012, pp. 28, souligne pour sa part :« Si l’on parle d’« histoire globale », il est par conséquent important d’énoncer clairement ce que l’on signifie par là et ce que l’on n’y inclut pas. Selon moi, l’histoire globale est d’abord concernée par la description et l’analyse des liens 10 croissants (ou décroissants) (interactions, influences, transferts) entre les différentes régions du monde, ainsi que par les réseaux, institutions et médias économiques, politiques, sociaux et culturels qui y ont joué un rôle. Cette historiographie représente bien plus que l’historiographie de la mondialisation, sauf si l’on définit la mondialisation de façon très large. Les études comparatives, en tant qu’elles explorent les causes et conséquences de développements différentiels combinés inégaux et hétérogènes, en font intégralement partie. L’histoire globale, en ce sens, ne doit pas nécessairement être à grande échelle ; elle peut également inclure la micro-histoire. Il est tout à fait possible d’écrire l’histoire globale d’un petit village, d’un lieu de travail ou d’une famille. Il est important de suivre les traces qui nous intéressent quelle que soit la direction dans laquelle elles nous mènent: au-delà des frontières politiques, géographiques et disciplinaires, des cadres temporels et des territoires. Les modèles migratoires, les médias de masse, les marchés mondiaux et les grandes entreprises, les hiérarchies religieuses, les changements climatiques, les guerres, etc. peuvent tous servir de liens vers le vaste monde. Il n’est parfois pas nécessaire de voyager bien loin pour découvrir des interconnexions et des explications, et parfois il faut le faire ». Tentons d’établir diverses définitions possibles : selon la première, le pluriel renvoie à l’idée d’une succession de mondialisations. Il y aurait eu dans le passé plusieurs phases ou phénomènes de mondialisation. Selon la seconde, le phénomène de mondialisation peut aussi être défini comme un processus d’interconnexions, avec des phases d’intensité et de nature variables, plus ou moins enchevêtrées, relevant de multiples facteurs (économiques, mais aussimilitaires, épidémiologiques, migratoires ou encore politiques et culturels). C’est cette définition très large que nous adopterons. Si l’on revient à la terminologie utilisée par les contemporains, c’est encore d’autres termes qu’il faudrait analyser, celui d’universel par exemple qui est plus souvent employé. On parle de république ou de démocratie universelle pour ceux qui rêvent d’élargir ce processus politique, de banque universelle pour ceux qui souhaitent 11 étendre ces implications dans les finances et des programmes de développement économique en direction des pays d’Amérique (du Nord et du Sud) ou de ce l’on nomme l’Orient et qui est assimilable pour l’essentiel à la Tunisie, l’Égypte et la Turquie. Il faudrait aussi pour s’en tenir à notre programme, se poser la question de la manière dont les « autres » pensent cette mondialisation européenne et française qu’ils subissent plus qu’ils ne l’organisent. III) Les bornes chronologiques : quel XIXe siècle ? A priori, le XIXe siècle dont nous parlons ici commence en 1800 et s’achève en 1900. En réalité nous allons traiter surtout d’un siècle qui commence en 1815 et s’achève en 1914. Pourquoi ? Parce que les grandes ruptures qu’elles soient françaises, européennes ou mondiales correspondent mieux à ces deux dates.1815 c’est à la fois la fin de l’empire napoléonien (défaite de la bataille deWaterloo, retour de la monarchie en France) et de mise en oeuvre du congrès de Vienne qui légifère aussi bien sur la diplomatie européenne après la fin des guerres napoléoniennes que sur les colonies et la traite (commerce des esclaves) qui devient interdite (ce qui ne l’empêche pas de se poursuivre de manière clandestine). 1914 est à la fois l’année de l’inauguration du canal intercontinental de Panama qui permet de ne plus faire le tour de l’Amérique pour se rendre dans le Pacifique et le début de la Première Guerre mondiale. La mondialisation « française » n’a cependant pas une chronologie aussi aisée. La présence française dans le monde est ancienne mais elle a été considérablement diminuée à la fin du XVIIIe siècle. La France peut aussi être incluse dans la chronologie de l’âge atlantique des révolutions qui débute plus tôt (la Révolution française naît en 1789 mais elle a été précédée par la révolution américaine et la naissance des Etats-Unis en 1776). On pourrait concevoir des bornes plus floues et fluctuantes selon les thématiques. Nous parlerons donc du XIXe siècle comme du siècle de l’achèvement de la connaissance des terres émergées, donc celui d’une connaissance jusque-là inédite du monde. C’est aussi le siècle du développement lui aussi sans précédent de moyens de circulations et d’échanges 12 d’hommes et de marchandises croissant grâce au progrès des transports, à l’abaissement de leur coût, à l’industrialisation, au développement du tourisme. Le canal de Suez en donne un bel exemple. Le Canal de Suez inauguré en 1869 a favorisé les échanges entre l’Orient et l’Occident mais c’est aussi un moyen pour Napoléon III d’affirmer son prestige international, c’est également un énorme chantier qui a nécessité une main d’oeuvre venue de toute la Méditerranée et des progrès techniques majeurs. Ce qui caractérise aussi le XIXe siècle c’est la diffusion de nouveaux médias comme les journaux à diffusion massive devenus peu couteux grâce aux rotatives. L’information n’a jamais circulé si vite entre les continents grâce au télégraphe sous-marin ou à la naissance de la photographie qui permet de développer une curiosité tout aussi inédite auprès d’un large public. Le monde « vient à la maison », est à dire est présent en France grâce à une production massive d’ouvrages et d’images mais aussi grâce aux expositions universelles qui naissent en 1851 et connaissent un incroyable succès. Il y a donc une foule de dates qui dans chaque domaine construisent cette mondialisation. L’ouverture du canal de Suez en 1869 est certainement un tournant majeur. C’est tout ceci que l’on retrouve non sans un fort parti pris patriotique dans le récit d’une voyageuse et exploratrice française, Mme Bourbonnaud : « Bien qu'il y ait ici des gens de toutes nationalités, beaucoup de Grecs entre autres, on voit tout de suite que la sympathie populaire est acquise à la France, car la langue française est, avec l'Arabe, la seule parlée par les indigènes. A Port-Saïd, j'ai entendu chanter la Marseillaise, ce qui a réjoui mon coeur de patriote. La ville doit son nom à Saïd- Pacha, le célèbre vice-roi d'Egypte, fils de Mehemet-Ali, qui accorda son patronage à M. de Lesseps pour le creusement du canal. Nous voici enfin dans le canal de Suez, cette merveille des merveilles, cette voie magnifique qui réunit l'Occident à l'Orient, qui permet à l'Europe de communiquer rapidement avec l'Inde, l'Indochine, la Chine et le Japon. Je suis fière, moi Française, de penser que c'est un Français qui a conçu et mené à bonne fin l'exécution de cette oeuvre gigantesque, qui a-, d'un trait hardi, fendu 13 cette barrière de sable qui séparait deux parties de l'ancien monde. [..]. Au milieu du canal, la nappe d'eau s'étend tout à coup à droite et à gauche, bien que nous suivions toujours un chenal tracé avec soin : nous traversons les Lacs Amers qui sont, dit-on, les restes du canal creusé par les anciens rois d'Egypte. Sur les bords de ces lacs, on aperçoit des maisons : c'est la ville d'Ismaïla construite en plein désert et que nous ne pouvons malheureusement voir que de loin. Nous sortons enfin du canal et le Poséidon jette l'ancre devant Suez ; mais il nous est impossible d'entrer dans le port, car l'eau est trop basse pour un énorme navire comme celui qui nous porte. Ma lorgnette à la main, je jette un regard sur un village propret qui s'élève au coin du canal ; sur une des constructions, je parviens à lire : Écoles de filles, puis École de garçons, le tout en français naturellement. Ici, il y a des arbres, un luxe bien certainement dans ce pays ; de coquettes habitations s'élèvent çà et là et, tout près de nous, est un grand chantier rempli de matériaux pour les travaux du canal ». Extrait tiré de l’ouvrage Les Indes et l'Extrême-Orient, impressions de voyage d'une Parisienne, par Mme Louise Bourbonnaud, membre de la société de géographie, médaillée et diplômée, 1892, Paris, en vente chez l’auteur, 35boulevard Barbès. IV) Plan des séances de cours Séance 1 : Introduction- faire l’histoire de la France « avec » l’Europe et le monde dans un long XIXe siècle Séance 2-3 : Espaces et rythmes de l’industrialisation et des échanges de la France dans le monde Séance 4-5. Les Français dans le monde : explorateurs et voyageurs, missionnaires et colons, expatriés et migrants Séance 6. Circulations, appropriations, acculturations et hybridations Socio-culturelles Séance 7 : Retour de la monarchie et circulation des idées et des luttes (1815-1848) 14 Séance 8 : Le « Printemps des peuples » en France, Europe et Amérique (1848-années 1860) Séance 9 : Le Second Empire : un nouvel empire français ? Séance 10 La France républicaine dans la mondialisation impériale et coloniale en Afrique et Asie. Séance 11: La fabrique des Français » et ses failles : nationalisme, internationalisme et colonialisme. Séance 12- Conclusion : la France, l’Europe et le monde en 1914 Chaque introduction de séance de cours ou conclusion comportera une image, un texte ou une biographie destinés à présenter la thématique par un exemple concret. La plupart des séances seront clôturées par une bibliographie particulière permettant de compléter et d’approfondir le sujet. Bibliographie générale : BAYLY Christopher A., Naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Éd. de l’Atelier, 2007. BOUCHERON Patrick et DELALANDE Nicolas, « Récit national et histoire mondiale. Comment écrire l’histoire de France au XXIe siècle », Histoire@Politique [En ligne] 31, 1/2017, https://doi.org/10.3917/hp.031.0017 BOUCHERON Patrick et al. (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 2017. DELALANDE, Nicolas et Blaise Truong-Loï. Histoire politique du XIXe siècle, Presses de Sciences Po, , 2021 DUSSERRE Aurélia et HOUTE Arnaud-Dominique, Atlas de la France au XIXe siècle, Paris, Autrement, 2021. 15 GRATELOUP Christian, Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, Paris, Colin, 2011. MARNOT Bruno, La Mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), Paris, Colin, coll « U », 2012. OSTERHAMMEL Jürgen, La Transformation du monde. Une histoire globale du monde au XIXe siècle, Paris, Taillandier, 2017. SINGARAVELOU Pierre et VENAYRE Sylvain (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2017. –, Le Magasin du monde. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Fayard, 2020. SAWYER Stephen W., « Ces nations façonnées par les empires et la globalisation. Réécrire le récit national du XIXe siècle à aujourd’hui », Annales. Histoire, Sciences Sociales [En ligne], 69, 1/2014, https://www.cairn.info/revueannales- 2014-1-page-117.htm 16 Séance 2-3 : Espaces et rythmes de l’industrialisation et des échanges de la France dans le monde Le tableau de Degas intitulé « le bureau du coton à la Nouvelle-Orléans » date des années 1870 ne montre pas de machines et pas non plus d’ouvriers mais il reflète malgré tout parfaitement bien notre propos. Il montre que la révolution industrielle (ou plutôt l’industrialisation car il s’agit d’un processus assez lent et complexe) implique non seulement le territoire national mais aussi des échanges internationaux. Il met en scène des commerçants qui sont les intermédiaires essentiels entre la production en Amérique de coton, moteur du secteur textile, promoteur de l’industrialisation par sa transformation en Europe et donc en France dans les filatures et les usines de tissage. Edgar Degas est surtout connu pour ses tableaux de danseuses de l’Opéra de Paris, il peint ici des membres de sa famille maternelle appartenant à une ancienne famille aristocratique partie vivre en 17 Louisiane et que plusieurs de ses frères ont rejoint dans le commerce du coton. A son retour d’un voyage en 1872, il peint cette scène à la fois centrale et décentrée de la révolution industrielle. Introduction : Le XIXe siècle économique français est marqué par la « révolution industrielle » et la naissance du monde ouvrier. Cette histoire a longtemps été étudiée à partir et dans le cadre des territoires nationaux européens. Elle s’ouvre aujourd’hui sur un panorama plus large incluant les champs de coton en Amérique, les moyens de transports, les flux de capitaux. C’est une histoire qui dépasse désormais les frontières et inclue les esclaves des plantations américaines aussi bien que les coolies chinois ou les marchands du Levant et les commerçants de Buenos- Aires. Cette histoire s’inscrit aussi dans une conjoncture économique particulière : la France retrouve une période de paix après la révolution française et les guerres de l’Empire. Les premières décennies du siècle sont à la fois marquées par la restauration de la monarchie et la mise en oeuvre d’une politique de modernisation économique et industrielle. C’est surtout à partir des années 1830 que s’installe une véritable libéralisation économique déjà amorcée dans les années 1780 et marquée par la réduction progressive des barrières douanières et le choix de l’alliance plutôt que de la confrontation avec le Royaume Uni. La monarchie de Juillet (1830-1848) se caractérise par une ouverture accrue sur le monde. L’industrialisation de la France est marquée à la fois par l’imitation du modèle anglais (développement du secteur textile, des chemins de fer, du commerce maritime et du monde de l’usine) et par certaines spécificités (maintien du travail industriel et artisanal dans les campagnes, productions de luxe). Cette « révolution » industrielle est fondée sur la multiplication des échanges à tous les niveaux. Elle bouleverse aussi la société. La société française est encore une société profondément rurale. La période 1815-1848 est marquée par une forte croissance démographique mais la natalité (31,7 ‰ en 1821, 27,3 en 1846) ralentit 18 sérieusement : le nombre d’enfants par femme en 1815 n’atteint pas 4,5 alors qu’en Grande-Bretagne il est encore de 6. En 1815, la population reste jeune. Le recensement en 1821 établit que 41 % des Français ont moins de20 ans, 6 % plus de 65 ans. La part des ruraux représente 75,6 % contre 24,4 % de la population urbaine en 1846. L’industrialisation ne modifie que lentement la carte économique et les modes de vie des Français mais la situation des premiers ouvriers engendre des débats nouveaux sur la naissance de la question sociale entendue comme question ouvrière. L’urbanisation et le regroupement des ouvriers dans les premières usines suscitent également les révoltes des artisans hostiles à l’usine. Il existe donc de nombreuses entrées dans ce sujet. I- Une révolution mondiale On présente traditionnellement la révolution industrielle comme une invention de la Grande-Bretagne que la France aurait ensuite adaptée après avoir ausculté et copié le modèle anglais. Cette image a depuis quelques décennies été largement remise en question montrant à la fois que la révolution industrielle est en fait un phénomène de longue durée et qui a eu lieu en Grande Bretagne sur au moins un siècle et demi. Il faut plutôt raisonner à l’échelle locale, certaines régions françaises ressemblant à la Grande-Bretagne comme l’Alsace, la ville de Mulhouse est alors appelée le Manchester français. Les conditions sont aussi différentes : la Grande-Bretagne manque de charbon de bois et a besoin de développer ses mines, elle a aussi un territoire agricole moins vaste. Il est donc peu pertinent de parler de précocité britannique et de retard français. Ce qui malgré tout fonde l’idée d’une supériorité de la Grande-Bretagne c’est le fait que l’économie britannique domine les échanges mondiaux qui sont absolument nécessaires au travail en Europe des matières premières essentielles à l’industrialisation. Il s’agit surtout du coton qui devient le principal matériau travaillé dans les usines européennes les plus modernes. La révolution industrielle ne doit donc pas être seulement analysée en Europe car le coton est 19 produit dans le système des plantations du sud des Etats-Unis. L’industrialisation implique donc des esclaves dont les origines sont africaines et puis des travailleurs forcés venus principalement d’Asie. Une partie des contemporains en était déjà tout à fait conscient. Karl Marx écrit : « L’esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n’avez pas de coton, sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c’est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique ». Dans ce texte daté du 28 décembre 1846, le penseur socialiste envisage la colonisation, transformée par la traite négrière et l’esclavage, comme un facteur clé de l’expansion du marché mondial, sans lequel le capitalisme industriel aurait été inconcevable. Il y revient dans son ouvrage majeur, Le Capital, Livre I, 8e section, chap. 31 : « Ce fut la traite des nègres qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool ; pour cette ville orthodoxe, le trafic de chair humaine constitua toute la méthode d’accumulation primitive (…) En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe, l’esclavage sans phrase dans le nouveau monde ». Les importations de coton brut en France passent d’environ 30 000 tonnes autour de 1830 à 123 700 tonnes en 1860. La provenance des cotons importés a changé : les anciens pays producteurs comme la Turquie et le Levant sont éclipsés par les 20 États-Unis dont la part dans les importations passe de 55% en 1820 à 93% en1860. L’industrialisation implique aussi des paysans et des artisans en Inde car c’est en Inde que les cotonnades appelées aussi les indiennes ont été en premier tissées. Le coton circule par bateau ce qui fait des dockers et des marins des acteurs eux aussi oubliés de cette révolution longtemps décrite au travers des seuls inventeurs, des entrepreneurs et des ouvriers d’Europe. La France importe du coton mais aussi de la laine qu’elle produit depuis longtemps. Alors qu’en 1830 seules 10% des laines transformées en France étaient importées, principalement des pays limitrophes, en 1862 la part des importations étrangères est déjà̀ passée à 45%. Le développement de l’industrie textile française, secteur clé́ de l’industrialisation dépend donc très étroitement des États-Unis, de l’Australie, de la Nouvelle- Zélande et de l’Argentine. Le développement du travail forcé, ou engagisme est une forme de travail sous contrat. Dans les colonies françaises, le contrat d’engagement n’est pas une nouveauté, il existe depuis le XVIIe siècle et était à l’origine destiné à encourager 21 l’émigration de France de colons blancs auxquels l’employeur dans la colonie de destinationou bien son intermédiaire avance les frais de voyage. En échange, l’engagé travaillait gratuitement pendant une période de sept ans afin de rembourser sa dette. L’engagé était soumis à des sanctions pénales en cas de non- respect du contrat et il pouvait être transféré (vendu). Il faut préciser que, sous l’Ancien Régime où persiste une domesticité à vie et des formes de louage du service, ce contrat n’était qu’une extension dans un contexte colonial de relations de travail existantes (contrats des journaliers agricoles et celui des marins). Le salarié agricole avait interdiction de travailler pour un autre employeur, tandis que le marin qui quittait son navire était passible de sanction pénale pour désertion. Le nouveau contrat d’engagement combine ces éléments. Cette pratique est cependant moins répandue dans le cadre français que dans le cadre britannique : ils sont 210 000 Britanniques qui s’embarquent vers l’Amérique du Nord entre 1630 et 1700. Après les guerres napoléoniennes, même si la France légitime à nouveau l’esclavage, l’embargo anglais et l’interdiction de la traite encouragent les planteurs de la Réunion à importer les esclaves via des contrats d’engagement. On estime à 45 000 les importations illicites d’esclaves à La Réunion entre 1817 et 1835. Dans ces conditions, la différence entre esclave et engagé est ténue. Les intermédiaires et capitaines censés recruter les engagés ont souvent recours au kidnapping et à la fraude ; par exemple, de nombreux contrats d’engagement d’Indiens mentionnent Singapour comme destination alors qu’ils sont envoyés à La Réunion.. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, le manque de main d’œuvre devient critique et encourage les planteurs à demander l’arrivée de d’engagés plus nombreux venus d’Inde, de Chine et d’Afrique. Les Français pratiquent en Afrique le « rachat préalable » : ils achètent des esclaves aux chefs tribaux et aux sultans pour leur rendre la liberté ; en échange, il exigent que ces esclaves qu’ils ont libéré travaillent pendant une période transitoire comme engagés. Cette pratique se répand surtout à Madagascar, à Zanzibar et au Mozambique et provoque les réactions des Portugais et des Anglais qui accusent 22 la France de pratiquer une traite déguisée. S’il existe une différence majeure entre les engagés les esclaves : les premiers ont le droit de rentrer chez eux à la fin du contrat et suivant les règles négociées entre le pays d’émigration et le pays d’accueil, le retour s’avère difficile et les contrats sont renouvelés faute de moyens pour repartir. Dans la plupart des plantations, le règlement prévoit ainsi des journées de travail allant de 18 à 20 heures au lieu des 10 prévues par la loi. Les planteurs n’hésitent pas à employer le fouet pour obliger les engagés au travail. Les engagés indiens ont le droit de porter plainte en justice contre les abus et les mauvais traitements mais en pratique, il est difficile pour les engagés d’avoir gain de cause, parce que les tribunaux locaux sont sous le contrôle des élites coloniales. Pendant les années 1850 et 1860, un tiers des immigrés à l’île de La Réunion rentrent chez eux ; cependant il s’agit presque exclusivement d’Indiens, les Africains, au contraire, restant sur l’île à l’expiration de leur engagement. Comme on le voit, tout comme l’industrialisation qui mobilise des matières premières mondiales et des flux de transports internationaux, le travail est lui aussi fortement internationalisé et a favorisé de nombreuses mobilités et circulations plus ou moins contraintes. Dès que l’on décentre le regard hors de l’Europe pour embrasser une histoire mondiale de l’industrialisation, on découvre alors l’immense somme de travail réalisée pour l’industrie européenne en dehors des villes et des usines d’Europe. On prend ainsi conscience qu’une grande partie de la main d’oeuvre concernée ne correspond pas aux images qui nous viennent spontanément à l’esprit pour parler de l’industrialisation. Une main d’oeuvre « extérieure » à l’Europe a joué un rôle non pas marginal mais au contraire central dans la grande fresque de l’essor du capitalisme et de l’industrie. Le monde entier participe à l’industrialisation même si bien sûr les produits manufacturés sont finalisés et consommés surtout en Europe. Il faut en effet ne pas oublier que cette production nouvelle ne peut se développer que si elle trouve des acheteurs et ceux-ci doivent être de plus en plus 23 nombreux. Les industriels britanniques s’orientent vers une production de masse à bas prix pour s’adapter à un marché socialement plus large. Ils cherchent ensuite des marchés extérieurs pour éviter la surproduction. Les produits sont d’abord vendus dans les pays du continent mais ceux-ci s’industrialisent aussi, dressant des barrières douanières. Les industriels anglais se tournent ensuite vers les marchés des pays lointains où l’influence britannique est dominante, comme l’Inde dans laquelle il y a une population à très faible pouvoir d’achat certes mais très nombreuse. Le marché indien a contribué à plus d’un quart de la croissance des exportations de tissus et de la production cotonnière entre 1820 et 1855, à 66 % de l’une et à 46 % de l’autre entre 1856 et 1886. Les transformations de la production et du travail sont essentielles mais il faut aussi penser que l’industrie et le commerce mettent en jeu des sommes considérables qu’il faut mobiliser pour construire des bateaux, des chemins de fer, des usines. C’est aussi là que se joue la primauté britannique et la mondialisation. La Grande-Bretagne est alors la première puissance navale, elle domine le commerce et les prix des matières premières sont fixés par les banques et les bourses britanniques. Qu’en est-il pour la France ? II) Une voie industrielle particulière pour la France ? La France connaît une lente industrialisation qui n’est pas une simple imitation de la Grande-Bretagne même si les Français prennent souvent exemple sur ce qui se passe Outre-Manche pour envisager à la fois les progrès techniques mais aussi les conséquences sociales de l’industrialisation. La croissance de l’industrie française s’est appuyée comme en Angleterre sur le secteur textile, la métallurgie et les chemins de fer. L’industrialisation française à partir de 1820 s’appuie comme pour la Grande-Bretagne sur le marché intérieur mais également sur la croissance des exportations. La demande intérieure est formée d’une part par la demande de produits bon marché destinées aux populations rurales encore les plus nombreuses et dont le pouvoir d’achat a connu une nette augmentation et d’autre part par une 24 demande de produits de qualité à destination des classes supérieures et des classes moyennes. Il existe donc une spécificité française. La production de luxe fait en effet depuis l’époque moderne la renommée de la France qui est le fournisseur des classes privilégiées des pays occidentaux, la Grande-Bretagne en premier lieu, où la consommation de ces produits est un signe de distinction sociale. Sur ce marché du luxe et de la qualité, la France a peu de concurrents. L’un des principaux secteurs d’exportation est la soierie lyonnaise, les autres produits de luxe sont pour la plupart concentrés à Paris (articles de Paris, mode puis confection et prêt à porter). Il faut y ajouter d’autres produits agricoles comme le vin et surtout le Champagne qui connaît au XIXe une croissance spectaculaire. « Paris a depuis longtemps pris sa place au nombre des villes manufacturières de premier ordre en France. Ses produits, variés à l’infini, sont connus du monde entier et ont un cachet spécial qui les fait rechercher des consommateurs. Ils se ressentent de la culture des beaux-arts et des sciences, ainsi que du voisinage de tant de collections précieuses, mises libéralement à la disposition de tous ceux qui veulent y puiser des inspirations. Les fabricants dirigent souvent, et subissent aussi à leur tour, les caprices de la mode et le goût d’un monde élégant. Les ouvriers, vifs et intelligents, se plient avec une adresse merveilleuse à tous les changements de forme et à une constante appropriation des choses au goût des acheteurs. C’est ainsi que l’industrie parisienne arrive à se procurer des débouchés faciles, d’abord par une consommation locale importante, et ensuite par de nombreux envois en France et à l’étranger » Extrait de Statistique de l’industrie à Paris, résultant de l’enquête faite par la Chambre de commerce pour les années 1847-1848, Paris, Guillaumin, 1851. 25 La situation évolue cependant au cours du XIXe siècle du fait de la volonté des industriels de vendre davantage en développant un secteur de demi-luxe pour les classes moyennes, des produits qui comme l’indique l’historien Patrick Verley, ressemblent aux produits de luxe et qui donnent à leurs consommateurs les signes extérieurs de la “bourgeoisie”, mais dont le prix était beaucoup moins élevé que les vrais produits de luxe. La mécanisation et l’utilisation de la vapeur dans la production des verres à boire (Baccarat), des assiettes et de la vaisselle en porcelaine (Gien, Limoges) et de l’orfèvrerie (Christofle) entraînent une production accrue, de qualité, permettant de rendre ces produits plus accessibles. 26 À la fin du XIXe siècle, cette évolution aboutit à un développement des qualités moyennes et une réduction de la production de luxe. Les « articles de Paris» sont d’ailleurs pour un certain nombre les perdants de la mondialisation, on voit le déclin de certains métiers encore très artisanaux et de filières alimentaires et industrielles, dans la ganterie par exemple. La France exporte aussi ses capitaux. Comme l’indique l’économiste Bailleux de Marisy dans un article de la Revue des Deux Mondes qui paraît en 1884 faisant le lien entre les évolutions économiques et politiques : « Après avoir lutté pour les droits du citoyen, pour l’égalité politique et sociale, nous travaillons aujourd’hui à l’exploitation des richesses que la terre met à la disposition de tous, à l’amélioration des conditions de la vie matérielle ; nos 27 moeurs financières constatent la recherche de ce but constant de nos efforts. Or, s’il existe dans les habitudes financières du pays une préférence, le public, au moyen des épargnes disponibles, poursuit un bénéfice qui l’attire d’une façon particulière, c’est à coup sûr l’emploi qu’il leur donne dans les affaires qui se font à l’étranger. L’argent français est toujours prêt à émigrer : emprunts d’Etats, entreprises industrielles, grands travaux publics ou privés, il se laisse facilement séduire pour y participer ». Cette émigration des capitaux va pour une faible part vers les colonies, elle est surtout destinée à l’Europe orientale, aux pays neufs d’Amérique et au Moyen Orient. III) Les transformations sociales liées à l’industrialisation. a) La naissance de l’ouvrier Pendant le premier XIXe siècle, le monde artisanal coexiste avec les nouvelles activités industrielles. Les ateliers urbains ont très souvent une taille assez réduite et ont souvent moins de 50 ouvriers travaillant pour la métallurgie parisienne notamment. Les premières usines ne sont d’ailleurs pas forcément sur le territoire hexagonal, on en trouve également dans les plantations notamment à la Réunion (alors île Bourbon) qui exploitent la canne à sucre et la transforment. Même si l’usine reste encore une exception, la vie des ouvriers est certainement celle qui a suscité le plus de curiosité et souvent même d’effroi. La journée de travail est longue, de 12 à 14 heures par jour et 280 à 300 jours par an environ, sans limitation légale de la durée du travail pour les adultes. Ce n’est pas seulement la longueur des journées qui est pénible, s’y ajoutent la chaleur, le bruit, l’air humide qui est rempli de poussières de laine ou de coton dans les usines textiles. Le travail est répétitif, sale et surtout dangereux en l’absence de toutes mesures de sécurité. L’emploi n’est pas assuré par un contrat de travail, il garde souvent un caractère saisonnier et conduit au chômage qui, jusqu’en 1895, n’est pas distingué de l’incapacité ou l’inaptitude au travail et n’est pas rétribué. Cette précarité a pour contrepartie le nomadisme des ouvriers qui quittent leur emploi sans préavis. Les 28 patrons tentent par la contrainte de limiter ce turn-over et d’encadrer le travail. Comme le montre ce règlement d'une filature de l'Essonne en 1828 : Art 7 : La journée de travail se compose de treize heures ; les heures excédantes seront payées aux ouvriers dans la proportion de leur salaire, et dans aucun cas ils ne pourront refuser un excédent de travail, quand les circonstances l'exigeront, sous peine de deux francs d'amende. Art 8 : Tout ouvrier en retard de dix minutes sera mis à une amende de vingt-cinq centimes ; s'il manque complètement, il paiera une amende de la valeur du temps d'absence. Art 9 une fois entré, un ouvrier ne peut sortir sans une permission écrite, sous peine d'une amende de la valeur de sa journée. Art 11 : L'ouvrier qui se présenterait ivre dans les ateliers sera conduit hors de la fabrique, et paiera trois francs d'amende. Il est expressément défendu d'aller dans le cabaret qui est en face de la grille. Art 16 : Toute ouvrière qui laverait ses mains ou des effets quelconques avec le savon de la fabrique paiera trois francs d'amende ; si elle était surprise en emportant, elle sera renvoyée et sa paie confisquée. Art 17. Il est défendu aux ouvriers de jouer, juger, crier, chanter, se quereller ou se battre dans les ateliers, manger ou dormir pendant les heures de travail, d'aller en bateau, et de se baigner et de courir dans la propriété, sous peine de vingt-cinq centimes à un franc d'amende, suivant la gravité du cas. Art 22. Il est expressément défendu de sortir de l'atelier, sous quelque prétexte que ce soit, pendant les heures de travail, d'aller plus d'une fois par tiers aux lieux, et de s'y trouver plusieurs en même temps, sous peine de vingt-cinq centimes d'amende; il y a dans chaque atelier une ouvrière chargée spécialement de remplacer celle qui désire sortir ; en conséquence avant d'arrêter son métier , l'ouvrière doit s'assurer si la remplaçante est libre, et la mettre à sa place avant de quitter, sous peine d'un franc d'amende. 29 Art 24. Quiconque arrêtera son métier sans nécessité, s'habillera avant l'heure, paiera vingt-cinq centimes d'amende. Extrait de Louis Bergeron, L'industrialisation de la France au XIXe siècle Hatier pp 36-37 cité par J-M Gaillard et André Lespagnol, Les mutations économiques et sociales au XIXe siècle, 1780-1880, Nathan, 1994. Depuis 1803, chaque ouvrier doit posséder un livret où sont portés son état-civil, son signalement, ses entrées et sorties d’un emploi. L’article 1781 du Code civil établit dans le cadre de la loi l’inégalité entre le patron et l’ouvrier, puisque seul le premier est cru sur parole en cas de conflit du travail. Les patrons cherchent aussi à s’attacher leurs ouvriers surtout dans les régions où ils ne sont pas assez nombreux. Le paternalisme ou patronage (c’est le terme qu’utilisent plus volontiers les contemporains) fournit aux ouvriers le logement, l’instruction et l’assistance. L’un des entreprises les plus emblématiques de ce système est l’usine Schneider du Creusot. Née en 1837, la société Schneider frères fabrique au Creusot, des fers et des tôles indispensables au développement des chemins de fer. Le groupe acquiert une dimension internationale lorsque l’entreprise se tourne dans les années 1860 vers la production pour l’armée. Les Schneider incarnent le patronat paternaliste : en dehors de l’habitat ouvrier, ils ont créé un enseignement professionnel et un système de santé et de prévoyance par des dispensaires, hôpitaux, des caisses de secours et retraite. L’alimentation y est aussi organisée : l’usine suscite et finance un réseau de boulangeries, de boucheries et d’épiceries. Ceci a un revers car les ouvriers sont dépendants de leur patron notamment en période de grève, celui-ci menaçant de fermer les lieux d’approvisionnement. L’insalubrité de l’industrie est l’un des aspects les plus dénoncés par les médecins et hygiénistes sociaux, tant dans les rues que dans les habitations. Enfermée encore dans ses remparts, Lille est l’une des villes industrielles les plus insalubres : les canaux à ciel ouvert y servent à l’évacuation des égouts, l’eau chaude des 30 machines à vapeur y est déversée et fait fermenter la vase. Les conditions de l’habitat sont comme les conditions de travail difficiles pour la grande majorité des ouvriers : le logement est humide, froid, mal éclairé. Il représente une faible part des dépenses consacrées pour l’essentiel à l’alimentation. Le logement est souvent précaire et peu entretenu car les propriétaires ne se préoccupent pas de leur état et l’on construit essentiellement pour les populations aisées. Tout se loue, même les places sous les escaliers. En 1842, à Lille une cave sans ouverture se loue 1,5 F la semaine (la journée de travail vaut 2 à 3 F) et, en 1828, on dénombre 3 500 personnes qui vivent ainsi. À Paris, et à Lyon surtout, les célibataires et les ruraux vivent en garnis, sorte d’hôtels pour célibataires qui accueillent les migrants. Martin Nadaud, originaire de la Creuse, a laissé un témoignage saisissant de ces lieux surpeuplés et souvent très sales où il côtoie dans la capitale ses compatriotes creusois, maçons comme lui. Le secteur du bâtiment est alors l’un des plus attractifs car Paris comme de nombreuses grandes villes françaises et européennes s’agrandit, s’embellit et se modernise (constructions de bâtiments administratifs, de logements, de monuments et de réseaux de gares dans le cadre de l’hausmannisation). Les dépenses d’alimentation absorbent 70 à 80 % du budget. L’ouvrier pour supporter sa longue journée de travail fait quatre repas par jour : un jus de chicorée ou d’orge avec du pain, dans la matinée, du pain et du fromage ; à midi, on « dîne » d’une soupe, le soir, on soupe de la même manière. L’alimentation carnée est surtout composée de bas morceaux que l’on fait mijoter dans le potage. Les dépenses pour l’habillement, les loisirs, la santé et l’épargne sont souvent insignifiantes. b) Les révoltes ouvrières : La naissance de l’usine n’a pas été acceptée facilement par les artisans qui ont vu dans le nouveau monde ouvrier une forme de concurrence nouvelle. Cette concurrence est aussi difficilement supportée car les patrons recrutent une main d’oeuvre composée de femmes et d’enfants qui sont moins payés et soumis à des conditions tout aussi difficiles. En Grande-Bretagne, les mêmes résistances ont 31 produit plus précocement des mouvements de révolte que l’on appelle les mouvements luddites, on parle en France de bris de machines. Les ouvriers s’attaquent aux machines pour faire pression sur les patrons. Ce mouvement ne réussit pas à freiner l’industrialisation. D’autres mouvements ont aussi lieu dans en marge des productions nouvelles, ils montrent la création des solidarités ouvrières qui sont à l’origine des syndicats. Ces mouvements conduisent notamment à Lyon à deux grands moments de résistance ; les révoltes des canuts, ouvriers de la soie en 1831 et en 1834. Ces révoltes ont beaucoup effrayé les patrons et la bourgeoisie. Le journaliste Saint-Marc Girardin (1801-1873) réagit ainsi à la révolte des canuts lyonnais dans le Journal des débats « Paris, 7 décembre 1831 […] La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont ses ouvriers. Point de fabriques sans ouvriers, et avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repos pour la société. Ôtez le commerce, notre société languit, s’arrête, meurt ; avivez, développez, multipliez le commerce, vous multipliez en même temps une population prolétaire qui vit au jour le jour, et à qui le moindre accident peut ôter ses moyens de subsister ; cherchez dans chaque ville manufacturière quel est le nombre relatif de la classe industrielle et marchande et de la classe manouvrière, vous serez effrayé de la disproportion. Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme le planteur des colonies au milieu de leurs esclaves, un contre cent ; et la sédition de Lyon est une espèce d’insurrection de Saint-Domingue. [..] Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. Il ne faut point les injurier ; ils sont, hélas ! plus à plaindre qu’à blâmer : ils souffrent, la misère les écrase. Comment ne chercheraient-ils pas aussi une meilleure condition ? Comment ne se pousseraient-ils pas tumultueusement 32 vers une meilleure fortune ? Comment ne seraient-ils pas tentés d’envahir la bourgeoisie ? Ils sont les plus forts, les plus nombreux […] » Cette comparaison entre les ouvriers et les esclaves travaillant dans les plantations n’est pas exceptionnelle, on la retrouve chez nombre de penseurs sociaux qui dénoncent le sort des premiers ouvriers. Mais ce qui est particulièrement saillant dans cet article c’est que les patrons sont comparés à des planteurs. On voit ici qu’il n’y a pas de véritables ruptures entre les activités et les types d’entrepreneuriats. Bibliographie Jarrige François. Au travail. Artisanats et industries à Paris au XIXe siècle. Le Peuple de Paris au XIXe siècle. Catalogue de l'exposition du Musée Carnavalet, RMN, pp.11-26, 2011. - , « L’industrialisation» et « Le Charbon », in S. Venayre et P. Singaravelou (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017, p. 95-108 et 439- 443. - (avec E. Fureix), La modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015 [réédition en poche, 2020] Marnot, Bruno. « Chapitre 1 - La diffusion de la révolution industrielle », , sous la direction de Marnot Bruno. Armand Colin, 2012, pp. 15-40. Verley, Patrick. Nouvelle histoire économique de la France contemporaine. Tome 2 : L’industrialisation 1830-1914. La Découverte, 2003 33 Séances 3-4. Les Français dans le monde : explorateurs, voyageurs, missionnaires et colons, expatriés et migrants Les Français n’ont pas été des migrants et c’est certainement une exception majeure dans l’histoire des mobilités européennes du XIX siècle. Si entre 1861 et 1931, on constate une forte augmentation de l’émigration française -elle passe de 318 000 personnes en 1861 à 535 000 en 1931, avec un maximum de 600 000 avant la Première Guerre mondiale- ces émigrés ne représentent qu’une faible part de la population métropolitaine qui est de l’ordre de 41 millions. La France n’est pas un pays d’émigration, alors que 51,7 millions de départs sont décomptés en Europe entre 1850 et 1930. On sait que 11 millions de personnes quittent la Grande-Bretagne et 10 millions l’Italie. Pourtant, les Français ont participé à toutes les formes de circulations et de mobilités qui se sont développées au XIXe siècle. Si les propos du colonel Monteil, président du Syndicat des explorateurs français en 1898, sont quelque peu excessifs, ils témoignent néanmoins d’un intérêt de plus en plus marqué pour le voyage, l’aventure, la colonisation. Il évoque ainsi les progrès faits par la France extérieure de 1878 à 1898 en déclarant : « Du jour où la France a pu regarder au dehors, on l’a sentie redoutable au dedans, et alors l’Europe a compris, suivant la virile expression du Prince d’Aremberg, que l’âme française ne se contentait pas de vivre de souvenirs. […] Aujourd’hui, les questions coloniales sont à l’ordre du jour : chacun se passionne pour elles, et l’on peut dire qu’il n’existe point de famille en notre pays qui n’ait au moins un de ses membres ayant voulu de son gré sacrifier à l’émotion des voyages ou des expéditions lointaines ». A l’échelle du territoire de la France déjà, les mobilités ont été importantes des campagnes vers les villes même si on ne peut parler d’un exode massif avant le XXe siècle. La population française reste en effet majoritairement rurale. Certaines régions se vident : ce sont pour l’essentiel les régions de montagne, périphériques. Cette mobilité intérieure est d’ailleurs souvent faite par étapes, Paris étant le principal foyer d’attraction des migrants 34 intérieurs. L’historien Paul-André Rosental a montré que la mobilité n’est pas le produit mécanique des grandes mutations dues à l’industrialisation et l’urbanisation, elle relève aussi de stratégies, de projets migratoires à la fois individuels et familiaux. Individuellement ou en groupe, des Français et des Françaises ont aussi voyagé ou se sont installés à l’étranger. Les raisons de ces départs sont variées : ces voyageurs se déplacent en suivant leur goût pour l’aventure, guidés par leur savoir ou leur curiosité qui les entraînent à partir à la découverte de territoires lointains et des autres hommes qui les peuplent. Ils sont explorateurs, savants, colons ou touristes. D’autres encore sont mus par leurs intérêts ou devoirs professionnels qu’ils soient militaires, négociants, diplomates, missionnaires ou ingénieurs... Après 1870, comme le notent les auteurs de l’ouvrage récemment paru, D’ici et d’ailleurs, histoire globale de la France contemporaine, « les Français exportent des hectolitres de vin, des quintaux de livres, des tonnes de bibelots ». Les techniciens et les ingénieurs construisent des locomotives pour la Chine et le Brésil, édifient des ouvrages d’art, en Égypte et en Russie. Il s’agit d’hommes mais aussi de femmes. Les historiens des colonies et des mondialisations s’intéressent de plus en plus au rôle joué par le partage des rôles entre les sexes dans l’expansion européenne. Comme on le voit la société française est aussi une société en mouvement. 1-Connaître l’autre : explorateurs, voyageurs, savants Le XIXe siècle est le siècle où disparaissent peu à peu les taches blanches sur les cartes géographiques, le siècle où le monde devient en quelque sorte fini. Les explorateurs jouent un rôle majeur dans la découverte de l’intérieur des continents. La conquête des pôles dans les années 1900 semble conclure l’entreprise de la connaissance du monde. Les Français jouent dans ces découvertes un rôle majeur aux côtés des autres Européens puis des États- Uniens. Ces explorateurs qui précédent longtemps les colonisateurs, collectent des 35 informations qui vont nourrir les connaissances géographiques et notamment la cartographie autant que les convoitises des Occidentaux. Les rapports et les cartes élaborés au retour des expéditions ne sont pas la production des seuls Européens mais relèvent tout comme les explorations elles-mêmes d’une collaboration et de savoirs partagés avec les autochtones. Pas d’explorateurs sans interprètes, porteurs, médiateurs, pas de cartes sans des informateurs et des savoirs locaux. Ceux-ci sont souvent négligés lorsqu’à leur retour les explorateurs produisent un récit souvent héroïque devant les membres de la société de géographie. La France s’enorgueillit alors d’avoir fondée la première d’entre elles en 1821, suivies par les autres capitales étrangères : Berlin (1828), Londres (1830), Francfort (1836), Mexico (1859), Saint-Pétersbourg (1845), New York (1852), Vienne (1856), Genève (1858). Les Français sont de mieux en mieux informés par la multiplication des récits publiés dans la presse, les ouvrages scientifiques et les livres de voyage. La passion de la géographie et du voyage est aussi diffusée par des romans, des pièces de théâtre, les expositions universelles. Une presse spécialisée naît. Le Tour du Monde est la principale revue de voyage de langue française qui est fondée en 1860. Elle rassemble les récits de voyage des grands explorateurs de l'époque français et étrangers : Livingstone, Stanley, Burton, Saffray, Garnier, Brazza, Scott, Amundsen... Leurs relations de voyage sont illustrées de cartes et de gravures réalisées par les plus grands illustrateurs de l’époque (E.Riou, G.Doré, T.Weber, T.Taylor, G.Vuillier, L Laurens, E.Bayard, D.Lancelot). C’est l’Afrique surtout qui suscite l’intérêt des Français comme des autres Européens. Les missions françaises, britanniques, allemandes se succèdent vers le lac Tchad, vers Tombouctou (expédition de René Caillé en 1828), en suivant les voies fluviales comme le Zambèze, le Nil. Les finalités économiques sont au fil de la conquête de plus en plus importantes. Il s’agit avant tout de créer des comptoirs commerciaux et les explorations sont à mesure que la colonisation s’amplifie largement liées à la conquête des territoires. Les explorations prennent alors la forme d’expéditions 36 militaires, les autorités en métropole s’attribuent souvent les mérites de l’expédition et de la conquête qui ont été menées pour des raisons privées plus que selon une stratégie coloniale. A mesure que le siècle avance, la fonction scientifique de l'exploration se professionnalise, ainsi que le constate Charles Maunoir, secrétaire de la Société de géographie de Paris en 1888 : «Les explorateurs d'aujourd'hui ne s'en vont plus courir le monde à l'aventure, sans autre idée que celle de faire beaucoup de chemin et de passer là où nul autre n'avait mis le pied. Leurs efforts ont un but précis, celui d'étudier telle ou telle région sur laquelle se concentrent plus particulièrement les intérêts de la nation à laquelle ils appartiennent ».. L'enquête géographique, par exemple, devient plus exigeante et le même Maunoir écrit en 1891 à propos du voyage au Tibet de Bonvalot et du prince d'Orléans : « La connaissance d'une contrée est insuffisante si elle se borne au figuré du relief, à la forme ou à la hauteur des montagnes, à la direction des vallées, à la position des points, en un mot aux éléments du terrain susceptibles d'être mesurés et représentés sur une carte. Il faut y ajouter des données non seulement sur le climat et les hommes, mais encore sur le sol, sa composition, les végétaux et les animaux auxquels il donne leur vie et qui lui donnent son aspect ».Plus scientifique, l'exploration se fait aussi après 1870 plus nationaliste, et moins désintéressée dans la mesure où elle précède souvent des prises de possession coloniales. Alors que dans la première partie du siècle, lés voyageurs européens, affrontés aux mêmes dangers, se sentent solidaires et s'entraidaient volontiers, dans les années 1880-1890 on passe souvent de la collaboration à la compétition. Ainsi, l'Allemand Oskar Lenz est-il particulièrement mal vu par les explorateurs français du Gabon, qui considèrent ce territoire comme une sorte de chasse-gardée. Les voyageurs isolés, disposent aussi peu à peu de divers guides, de vade-mecum, leur permettant d'acquérir un bagage minimum en quelques semaines. Dès 1824, la Société de géographie de Paris (créée en 1821) publie des Questions proposées aux voyageurs et à toutes les personnes qui s'intéressent aux progrès de la géographie. Il ne s'agit pas ici d'instructions pratiques, mais au 37 contraire d'une série de problèmes à éclaircir concernant, par exemple, les oasis du Sud algérien, les déserts de Perse et d'Arabie, les sources du Niger, les monts de Kong, les Rocheuses, les plateaux brésiliens... Plus utilitaires sont les Instructions pour les voyages d'exploration que publie en 1867 Antoine d'Abbadie. Tous les aspects de la préparation d'une expédition sont examinés : comment s'exercer à résister à la faim, à la soif, au sommeil, à la douleur ; quels instruments emporter et comment les utiliser ; description de la trousse de voyage de l'explorateur contenant cinquante articles de première nécessité (des ciseaux aux chandelles en passant par le porte -plume et les aiguilles); voyager seul ou en groupe; avantages et inconvénients de l'adoption du vêtement, de la nourriture, des moeurs des indigènes; choix d'un guide; comment distribuer les cadeaux. Ces divers points sont repris et développés dans les Instructions aux voyageurs que fait paraître en 1875 la Société de géographie sous la direction de R. Cortambert. 2) Voyageurs et voyageuses Le récit de voyage est un genre littéraire qui connaît un grand succès au XIXe siècle. L’augmentation du nombre de publications est en grande partie liée à l’invention du voyage romantique mais ce sont surtout les relations des grands voyageurs qui expliquent la multiplication des ouvrages publiés à partir des années 1840. Le XIXe siècle est aussi celui de la republication, de la retraduction et parfois de l’édition jusque-là inédite, de voyages anciens.. Les lettres de Christophe Colomb font ainsi l’objet de dizaines de nouvelles éditions. La place de la fiction s’accentue aussi du fait même de la vulgarisation des voyages et, en particulier, de la mise à la disposition d’un public toujours plus nombreux, d’extraits de relations de voyages dans la presse. La littérature de jeunesse s’en empare aussi souhaitant développer le goût de l’aventure voir la virilité future de ses lecteurs. L’ouvrage le plus significatif est certainement Le Tour du Monde en 80 jours de Jules Verne. 38 Le voyage se démocratise également. C’est au XVIII e siècle que l’on peut commencer à parler de tourisme, grâce au "grand tour" des aristocrates qui est à l’origine du mot anglais "tourist", soit "voyage circulaire". En français, le terme "touriste" (1803) s’emploie pour désigner des "voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désoeuvrement, qui se rendent dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes". En 1838, la publication des Mémoires d’un touriste de Stendhal popularise ce mot sur le continent. Enfin, en 1841, apparaît le mot "tourisme", l’année même où l’anglais Thomas Cook ouvre en Angleterre la première agence de voyages. Thomas Cook a l’idée d’organiser des voyages en Terre Sainte et inaugure les Cook’s Eastern Tours peu avant l’ouverture du Canal du Suez en 1869. Entre 1869 et 1883, Cook transporte 4 500 voyageurs en Palestine. Le voyage vers les origines du christianisme tient du pèlerinage mais il est aussi marqué par d’autres curiosités et imaginaires autour du harem, des odalisques, de tout ce qui fait l’orientalisme alors en vogue. L’espace géographique de ce que l’on peut appeler le tourisme se dilate grâce au développement des compagnies maritimes qui visent aussi les voyageurs liés à l’expansion coloniale (fonctionnaires, miliaires, négociants) et migrants transatlantiques. Après le matériel de l'explorateur, le fusil du conquérant, l'appareil photographique marque l'avènement du touriste. Les riches voyageurs, curieux du monde empruntent souvent aux artistes bien des traits car leur éducation les a formés à la peinture, à se servir d'instruments de mesure géographique, et beaucoup s'intéressent à cette invention récente qui date des années 1830, la photographie. Le poète Gérard de Nerval partant pour l'Orient mentionne ainsi dans une lettre à son père en 1843 que, dès le départ, leurs « lits de voyage et le daguerréotype sont cause [qu'ils ont] un excédent de bagage très coûteux ». Ces voyageurs bénéficient de la publication de nombreux guides comme en témoigne en 1846, à peine une quinzaine d'années après la prise d'Alger par les troupes françaises, la publication d'un Guide du voyageur en Algérie sous- titré Itinéraire du savant, de l'artiste, de l'homme du monde et du colon. Sa 39 réédition cinq ans plus tard contient des informations sur la minéralogie, le système hydraulique, la botanique, la faune, la flore et le climat. Le vocabulaire français-arabe témoigne de l’asymétrie des relations. Une des phrases traduites est celle-ci : « Donnez-moi mon habit, ma redingote, mes gants». Comme il est dit dans le guide Baedeker Syrie-Palestine de 1912, « en Orient, l'homme du peuple regarde généralement les voyageurs européens comme des Crésus, et aussi comme des fous, parce qu'il ne comprend ni pourquoi l'on voyage ni le plaisir qu'on y trouve ».Seuls quelques rares Occidentaux mettent en cause ce tourisme dominateur mais ce qu’ils critiquent c’est surtout le fait que les touristes sont trop nombreux et qu’ils gâchent la beauté des sites. Le tourisme profite en effet des grands travaux comme le percement du canal de Suez, on l’a déjà vu, mais aussi de la construction de lignes ferroviaires comme celle de l'Orient-Express inaugurée le4 octobre 1883, qui entraîne, neuf ans plus tard, l'ouverture du célèbre Pera Palace d'Istanbul. Dès les années 1860, mais surtout dans la décennie suivante, i ldevient courant de quitter l'Europe pour des destinations à la mode. Alger est une destination de plus en plus fréquentée l’hiver. Afin de recevoir ces visiteurs toujours plus nombreux, se crée en 1887 un Comité algérien de propagande et d'hivernage, transformé dix ans plus tard en Syndicat d'initiative d'Alger. Le Comité met à disposition un bureau de renseignements gratuits où les «hiverneurs » trouvent les indications sur les hôtels, restaurants, fournisseurs, excursions et services de voitures. Ils ont également à leur disposition un interprète, un salon de lecture et de correspondance et peuvent s'inscrire à des excursions, Alger entend concurrencer les autres destinations méditerranéennes en vantant un climat meilleur que celui de Nice et en recommandant des hôteliers honnêtes. Alger devient une destination, non seulement des Français mais aussi des Anglais, Prussiens, Polonais, Russes et Suisses. Et ce n'est pas un hasard si Karl Marx, parmi bien d'autres, devant soigner une bronchite chronique, y séjourne du 20 février au 2 mai 1882. Après et avec Alger, vient la mode des oasis. 40 L'autre destination très recherchée et facile à atteindre depuis la France est l'Égypte. Au début du XXe siècle, l'agence Cook possède une sorte de monopole sur le tourisme égyptien et organise des premières croisières sur le Nil dès 1876. Quatre ans plus tard, elle obtient l'exclusivité de la gestion du trafic fluvial pour une durée de dix ans. En 1907, l'agence ouvre à Louxor le splendide et bien nommé Winter Palace éclairé à l'électricité et doté d'ascenseurs. L'agence Cook est partout présente au Proche et au Moyen-Orient. En France, le Touring Club crée en 1909 un Comité du tourisme colonial. L'offre touristique n'est pas réservée à une clientèle venue de l'extérieur mais elle sert aussi à la villégiature des militaires, fonctionnaires et civils liés à la colonisation. Il en est ainsi, de sites touristiques, balnéaires ou de montagne destinés aux colons d'Indochine française. En donnant à voir leurs possessions, en y multipliant des lieux de séjour adaptés à une clientèle huppée, les puissances coloniales affirment sereinement leur puissance. Ces voyageurs sont aussi des femmes qui sillonnent le monde accompagnant leur mari ou seules. Elles ont contribué à la construction de la représentation du monde. L’histoire des voyages au féminin reste encore à développer. Elle est souvent centrée sur quelques figures de grandes voyageuses comme celle d’Isabelle Eberhardt par exemple. Les études existantes démontrent néanmoins déjà de manière convaincante qu’il existe une spécificité des récits de voyage féminins par rapport à ceux des hommes. Il est facile de saisir les caractères genrés du voyage à travers les intentions qu’on lui attribue. Les récits féminins ont ceci de distinctif qu’ils s’intéressent plus particulièrement à la vie quotidienne et aux femmes autochtones. C’est le cas des récits d’Isabelle Massieu. En septembre 1902 dans un article du Bulletin de la Société de géographie traitant de l’ouvrage d’Isabelle Massieu, l’explorateur consul P. Bons d’Anty écrit à son propos : « Ce que nous louerons le plus, dans cet ouvrage qui appelle les éloges sur tant de points, ce sont précisément ces fines analyses de la psychologie sociale, cette juste compréhension de l’âme des “jaunes”, cette vision si exacte de leur vie intime. Il 41 n’est qu’une femme pour voir clair dans les affaires domestiques, et dans l’Asie orientale les sociétés pouvant en somme s’expliquer par la famille, il n’est pas surprenant que nous trouvions ici quelques aperçus définitifs sur l’organisation sociale de ces nations indochinoises avec lesquelles nous entrons chaque jour davantage en contact. ». En 1892, elle part pour la première fois en touriste au Liban avec son mari qui est avocat, Jacques Alexandre Octave Massieu. Ils visitent l’Algérie, La Tunisie le Maroc, la Tripolitaine. Devenue veuve, elle poursuit ses voyages en Égypte et Syrie. Deux ans plus tard, elle visite Ceylan, L’inde et le Cachemire. Elle explore le Pendajb et gagne le Ladakh. En 1896- 1897, Isabelle Massieu effectue un tour complet de l'Asie. Elle arrive à Saigon le 6 octobre 1896, visite Bangkok et Singapour. Elle entreprend la traversée de L’Indochine d'ouest en est le long du 20e parallèle. En avril 1897, elle est la première Européenne à entrer dans les Territoires militaires du nord. Isabelle Massieu visite encore Shanghai, Pékin et le Japon. Dix ans plus tard, en juillet 1908, elle part de Paris pour l’Himalaya. Membre de la société française de géographie, les cinq albums de ses photographies sont aujourd’hui conservés au Musée de l’homme. La plupart des récits féminins convergent pour produire une représentation de la femme non occidentale perçue comme une éternelle opprimée. La condition des femmes notamment musulmanes est traitée comme l’antithèse de celle des voyageuses, libres elles de leur déplacement. L’ensemble de ces discours sur la situation des femmes orientales conforte les Occidentales dans leur sentiment de supériorité plus qu’il ne crée une idée de solidarité féminine.. C) Servir Dieu, son pays, soigner et éduquer Si le rôle des missions est patent dans la conquête coloniale et l’expansion impériale, leur rôle est beaucoup plus limité en terme de conversion. Le bilan est en effet modeste. Si des progrès sont incontestablement présents dans le Pacifique et à Madagascar et que d’anciennes communautés catholiques ont été revitalisées par la colonisation comme c’est le cas au Vietnam, le christianisme reste 42 minoritaire en Chine (0,3%) et en Inde (2%). Cela est du au fait que les hiérarchies religieuses existant déjà dans ces pays y sont puissantes et bien formées et qu’elles ont su lutter très tôt contre la religion chrétienne en utilisant notamment ses armes comme l’imprimé et la charité. Le succès des religions des puissances colonisatrices tient pour beaucoup à l’adhésion parfois tactique et non à la conversion forcée des seuls colonisés. Le christianisme ne réussit à s’implanter que lorsqu’il est compatible avec les croyances préexistantes et portées par des acteurs locaux. Les doctrines chrétiennes connaissent par exemple un notable succès lorsqu’elles s’appuient sur des cultes guérisseurs locaux. Beaucoup de travaux sur l’Afrique ont mis en évidence le rôle central joué par les chefs de tribu qui se placent sous sa protection d’un groupe de missionnaires qu’ils utilisent pour renforcer le pouvoir qu’ils exercent localement. La réussite des missions est beaucoup plus évidente dans le domaine des institutions de santé et d’éducation mais elle n’implique pas forcément la conversion. Les écoles de missionnaires vont peu à peu former des indigènes qui voient dans le christianisme une voie menant à la mobilité sociale ascendante. L’expansion du christianisme profite à l’expansion des empires puisqu’elle apporte aux colonisateurs des intermédiaires et qu’elle crée les conditions d’une discipline sociale favorable au maintien d’une main d’oeuvre docile et nombreuse. Jusqu’au début du XIXe siècle, il n’y avait, dans le monde entier, que très peu de femmes missionnaires alors même que les Franciscains et les Jésuites, entre autres, partaient depuis longtemps jusqu’en Asie ou dans les Amériques. Fin XIXe, la majorité des missionnaires sont des femmes et des Françaises. Ceci s’explique de plusieurs façons. En France, le XIXe siècle a vu un grand développement de congrégations religieuses féminines. Vers 1880, le nombre des religieuses a été multiplié par dix. Cette croissance s’explique par des besoins grandissants en services de santé et d’éducation, services qui n’étaient pas encore fournis par l’État. Mais cela tient aussi à l’attraction que représente pour les femmes l’entrée dans des congrégations qui leur offre la possibilité d’accéder à un emploi voire à un rôle de direction et à une vie plus aventureuse 43 que celle à laquelle elles étaient destinées dans la société laïque. Au fur et à mesure que la France étend son influence à l’étranger, les femmes missionnaires deviennent des collaboratrices essentielles de la mondialisation et de la colonisation. Elles s’occupent de l’instruction religieuse, des dispensaires. Pour avoir accès aux femmes et aux filles les prêtres sont également souvent dépendants des religieuses. Comme l’indique l’historienne Sarah Ann Curtis : « Pour les gouvernements européens qui justifiaient la colonisation par une «mission civilisatrice», les femmes missionnaires étaient un alibi parfait: leurs écoles, leurs pharmacies, leurs cliniques et leurs bureaux de bienfaisance rendaient incontestable l’argument selon lequel les Français amélioraient les conditions de vie locales »., Les Soeurs de Saint-Joseph de Cluny, fondée par Anne-Marie Javouhey en 1808 ont ainsi établi un partenariat avec le ministère des Colonies et de la Marine afin d’envoyer des soeurs dans la plupart des colonies officielles de la France (à l’exception de l’Algérie). Ce n’est que tardivement que la médecine occidentale aux colonies s’adresse aux populations colonisées : tout au long du siècle, les médecins s’occupent surtout de la santé des Européens installés à l’étranger. La colonisation a eu tendance dans les premiers temps à aggraver l’état sanitaire des populations en créant des conditions propices aux disettes et famines, en déplaçant de façon plus ou moins forcées les populations locales. Ainsi en Algérie, les quarante premières années de la colonisation sont marquées par une surmortalité évaluée à 20%, due à la guerre de conquête mais aussi aux réquisitions de terre et à la rupture des équilibres économiques. La médecine aux colonies se distingue de la médecine en métropole par son caractère préventif autant que curatif. Les moyens sont souvent insuffisants, on soigne moins les individus que les populations. Les médecins coloniaux sont pour la plupart des militaires encadrés par le Corps de santé colonial. En plus de leurs études générales, ils sont formés à la médecine tropicale à l’école du Pharo, à Marseille, à partir de 1905. En Algérie dès les années 1850, on envoie dans les villages des médecins de colonisation » censés soigner les colons et les 44 autochtones. Mais le sous-encadrement médical conduit à ce que de nombreux postes ne soient pas pourvus faute de candidats. La médecine coloniale se concentre essentiellement sur les grandes endémies : la vaccination contre la variole est très largement pratiquée dès la fin du XIXe siècle. La lutte contre les maladies endémiques connaît des résultats variables. Le paludisme est mieux connu mais il n’est que partiellement combattu. La médicalisation se déploie dans différentes structures : hôpitaux dans les grandes villes, dispensaires et maternités en milieu rural. Les médecins déplorent souvent la méfiance que suscitent les campagnes sanitaires. Les études récentes montrent que cette défiance s’explique non seulement par des raisons culturelles mais aussi par la violence coercitive des politiques sanitaires. Au Sénégal, le médecin André Thiroux met en place des « villages de ségrégation » pour lutter contre la maladie du sommeil en 1906. Au Sénégal encore, lors des épidémies de fièvre jaune au début du XXe siècle, des quartiers entiers de cases et de paillottes sont détruits par le feu et les habitants contraints au déguerpissement. D’autres sources montrent a contrario des relations plus confiantes et des dispensaires ou maternités accueillants et fréquentés. L’institution de l’école dans les colonies françaises s’inscrit dans le prolongement de la conquête militaire et du projet d’exploitation économique.Les moyens humains et matériels sont là encore souvent réduits et les résultats faibles. Le développement de l’école reste limité aux grandes villes. En Algérie, des écoles publiques et des écoles confessionnelles mêlent enseignement général et religieux. L’administration coloniale crée des écoles pour former les enseignants auxiliaires. Ce modèle d’école où coexistent enseignements musulman et français est ensuite diffusé dans les autres colonies d’Afrique. C’est surtout à partir de 1880 puis avec la laïcisation de l’enseignement en 1905 que le pouvoir colonial organise véritablement un enseignement public. L’école est présentée comme l’instrument de la « mission civilisatrice » et considérée comme le principal vecteur de l’idéologie coloniale et comme outil de la mise en valeur. Elle est chargée de diffuser largement la langue française, d’inculquer les valeurs et idées 45 de la France. C’est à travers l’histoire mais plus encore des cours de morale et d’hygiène que cet enseignement tient à inculquer de nouvelles règles de vie, à imposer de nouvelles consommations alimentaires et vestimentaires. illustration d’un école de garçons en Algérie en 1858, sur le tableau il est écrit : Mes enfants aimez la France votre nouvelle patrie. 3) S’installer, s’implanter ailleurs. La colonisation entraîne aussi –on l’a déjà vu – le déplacement de nombreuses populations constituées de fonctionnaires et militaires dont la carrière se nourrit de postes et de campagnes militaires hors de France Les Français se sont parfois installés à l’étranger pour des durées plus longues voire définitivement. Ils appartiennent à des catégories socioprofessionnelles très variées et témoignent aussi des évolutions de la société française. Certaines régions de montagne ou littorales vont voir leurs populations choisir parfois de partir au-delà des frontières pour trouver du travail ou des terres à cultiver. Parmi eux il faut aussi faire une place particulière à ceux qui s’installent dans les colonies. a) Faire des Colons « Comment faire du colon » ? C’est une question récurrente et qui touche essentiellement l’Algérie, seule colonie de peuplement de la France. L’émigration 46 des Européens vers leurs empires est restée partout faible et l’empire français ne fait pas exception. Dès la monarchie de Juillet, le gouvernement a eu la tentation de résoudre les problèmes sociaux de la métropole en envoyant en Algérie des indigents. Mais les volontaires attirés ne forment pas une « population utile » d’agriculteurs ou d’ouvriers du bâtiment. Ces migrants sont également dépourvus de moyens de subsistance et donc à la charge de la colonie. Peu à peu une colonisation encadrée qui sélectionne les migrants et leur accorde des terres se met en place. 47 L’Algérie sert aussi de lieu de relégation pour les condamnés politiques et de pénitenciers militaires surnommés les « Biribis ». Il n’en reste pas moins que l’émigration française reste faible et les entrepreneurs recrutent par des bureaux de placement des immigrés venus de toute l’Europe. Des Espagnols et des Italiens y sont aussi nombreux venus par leurs propres moyens et en famille souvent. Ces Européens étrangers représentent à la fin du siècle près de la moitié de la population d’origine européenne dans les années 1880. Après la loi de 1889 sur 48 la nationalité ils sont assimilés administrativement. Une partie d’entre eux conservent cependant durablement leur nationalité. La place des femmes aux colonies est controversée. Le climat, les risques sanitaires écartent les femmes de la vie coloniale, néanmoins, la propagande coloniale au début du XXe siècle encourage leur venue et leur installation durable. Dans son ouvrage Le peuplement des colonies, M. Lemire, vice-président du groupe colonial des conseils du commerce extérieur et du syndicat de la presse coloniale déclare « Ce sont elles les mères françaises, à qui la France devra les colons de demain.[…] La femme est l’indispensable auxiliaire de colonisation comme épouse et comme mère». L’exploratrice comme l’épouse coloniale doit participer à la promotion des colonies. C’est d’abord dans la publication de récits, mais aussi par la tenue de conférences agrémentées de photos, s’adressant le plus souvent à d’autres femmes, qu’elles tentent de les sensibiliser en essayant de démystifier l’inaccessibilité des territoires d’outre-mer. Lors d’un congrès de l’Union coloniale française le 12 janvier 1897, la thématique sur l’émigration des femmes aux colonies est abordée pour la première fois. Il faut peupler les colonies. Pour Marie Dronsart, auteur du livre les Grandes voyageuses comme pour d’autres observateurs, l’avance prise par les Anglais dans les colonies tient surtout à la présence, en toutes circonstances, de la femme au côté de son époux. C’est son éducation plus virile qui lui donne cette propension à la liberté d’action. Il faut noter que, si un officier ou un fonctionnaire a le droit d’emmener sa famille outre- mer, certaines possessions coloniales, comme dans le Dahomey ou au Soudan, demeurent longtemps interdites aux femmes. Par ailleurs, la migration des épouses ou les mariages arrangés avec les colons réduirait le fléau des mariages mixtes que dénonce Isabelle Massieu. « On prétend généralement que la femme française s’anémie au bout de peu d’années, qu’elle supporte mal le climat et, trop souvent doit retourner vivre en France. Dans les petits emplois elle est une lourde charge pour le budget. Le résultat est, d’une part, l’isolement du mari et, de l’autre, 49 la tentation ou la nécessité des mariages mixtes assez exceptionnels dans les colonies anglaises et si fréquents chez nous. ». b) Basques, Béarnais, Barcelonnettes. Nous avons voulu insister sur le fait que ces Français à l’étranger venaient d’un peu partout mais il s’agit en grande partie de migrations régionales. La Savoie, l’Aveyron et surtout les Basses Alpes, le Béarn et le Pays basque ont été des terres de départ essentiellement pour l’Amérique du Sud et notamment pour l’Argentine. Ils ont fait l’objet de nombreux travaux qui ne sont pas seulement français mais se sont développés de part et d’autre de l’Atlantique. La migration est devenue dans ces départements un marché, une activité économique à part entière qui se professionnalise à travers les agents d’émigration. Les contemporains comme les historiens ont tenté de décrypter les raisons spécifiques qui ont conduit à orienter certaines régions vers l’émigration : volonté d’échapper au service militaire de régions périphériques et enclavées –zones montagneuses-, proximité au contraire avec l’Atlantique, structure particulière de l’héritage selon le droit d’ aînesse, rôle des agents d’émigration et part du rêve véhiculé par les réussites individuelles et familiales de ceux qui sont déjà partis et favorisent de nouveaux départs. Ce qui unit aussi ces migrations, c’est qu’elles mettent en scène un monde de solidarité villageoise et de frugalité, un monde de pionniers et de leurs descendants. Parmi toutes ces migrations, on a fait ici le choix des Barcelonnettes. Le Mexique a concentré la plus importante communauté d’émigrants originaires de l’Ubaye, appelés les Barcelonnettes, donnant naissance à plusieurs générations d’industriels, négociants et banquiers, qui seront les « interlocuteurs préférentiels » de la jeune république des États-Unis du Mexique entre 1870 et 1910. Sous la longue présidence de Porfirio Diaz (1830 - 1915), les entrepreneurs des Barcelonnettes deviennent "l’interlocuteur préférentiel du gouvernement mexicain" et prennent une part active à l’industrialisation et à la modernisation du pays. 50 Les premiers départs ont eu lieu en 1821 au moment où le Mexique devenu indépendant s’ouvre avec son nouvel empereur, Iturbide 1er, le pays aux étrangers. Un industriel en soieries de Jausiers dans l’Ubaye, l’un des trois frères Arnaud décide pour échapper à ses créanciers –on retrouve la trace des évasions économiques- de partir pour la Nouvelle-Orléans, il s’installe au final au Mexique où il fait fortune en montant un commerce de tissus le Comptoir des Sept Portes à Mexico. Associé à un autre Français, il fait appel à ses deux frères, et donne naissance à un réseau migratoire qui se développe jusqu’à la fin du siècle voire la Première guerre mondiale.1 C’est donc en élargissant la tradition du colportage des tissus et soieries de leur production ou encore de vêtements qu'ils achetaient dans des maisons de gros à Lyon et qu'ils revendaient en Provence, en Bourgogne, en Dauphiné et dans le Piémont que se développe à la fois l’émigration et l’implantation mexicaine. En 1910, la colonie ici essentiellement urbaine compte plus de 3 000 personnes. Les Barcelonnettes n’ont pas seulement fait preuve d’esprit d’aventure, ils ont bénéficié de facteurs externes qui ont facilité leur implantation : l’intervention mili

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