Histoire des Faits Économiques / Licence Eco-Gestion - 1ère année (PDF)
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Université Paris Nanterre
Patrice Baubeau
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These lecture notes from Université Paris Nanterre cover the history of economic facts, specifically focusing on the rise of states and the emergence of currencies. The document details various aspects of economic activity, its inherent risks, coordination mechanisms, including the role played by states and currency and different types of pre-monetary goods traded. The document includes an extensive bibliography and potentially references specific academic articles by authors such as Graeber and Desan.
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Histoire des Faits Économiques Licence Eco-gestion – 1ère année L’essor des États, la naissance des monnaies Séance 2 – 23/09/2024 2e partie : la naissance des monnaies II. la naissance des monnaies A. Organiser l’échange L’activité économique comporte des risques –...
Histoire des Faits Économiques Licence Eco-gestion – 1ère année L’essor des États, la naissance des monnaies Séance 2 – 23/09/2024 2e partie : la naissance des monnaies II. la naissance des monnaies A. Organiser l’échange L’activité économique comporte des risques – Il y a plusieurs façons de définir l’économie, mais l’une d’elle en fait justement la science qui analyse le rapport entre le risque et le rendement (d’une décision, d’un actif…) – Ce rapport, ou cette tension, entre risque et rendement forme un dilemme, et engendre une dynamique d’innovation Justement, l’histoire économique étudie ces dynamiques qui mènent : – de l’apparition d’un dilemme – à sa résolution au moins temporaire – puis aux nouveaux problèmes ou opportunités que cette résolution entraîne La résolution d’un problème repose le plus souvent sur une coordination. La nature de cette coordination est donc une question clé Avec l’État (autorité), la monnaie (échange) est le deuxième instrument fondamental de la coordination économique entre agents, et comme l’État, elle permet de réduire les risques de l’échange et d’augmenter ses avantages Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies A. Organiser l’échange La monnaie avant la monnaie Le phénomène de l’échange est très ancien : des coquillages ou des pierres sont ainsi échangés sur des milliers de kilomètres avant même la naissance des États ou de la monnaie – L’obsidienne, un verre naturel volcanique, voyage par mer, dès 8 000 avant notre ère dans toute la Méditerranée occidentale Trois types de biens mobiles se distinguent alors (voir aussi Testart, 2007) : – Les biens précieux qui se déplacent tout seul : Beau bétail Êtres humains : esclaves, femmes – Les biens de prestige, en général immobiles, sauf pillage : Objets associés au pouvoir ou au sacré Êtres humains « sacrés », défunts, sépultures, totems – Les biens de valeur et de parure, objets de commerce à longue distance : Objets précieux et en particulier métaux, perles, coquillages, gemmes, Tissus fins et autres objets de l’artisanat de luxe Armes ou éléments d’armes Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies A. Organiser l’échange La monnaie avant la monnaie Dès lors, tous ces biens de grande valeur peuvent servir à évaluer : – D’autres biens – Des personnes : esclaves, femmes, mercenaires – Des peines ou des réparations : le Wergeld allemand (cf. Graeber, 2012 ) – Des travaux ou équipements collectifs (Desan, 2014) Parmi ces biens, certains vont être « standardisés » en vue de cette fonction de mesure ou d’évaluation de la valeur – Des métaux précieux (or, argent, électrum, fer, cuivre, bronze), en poudre, en pépite, en barre… – Des armes ou des outils : haches et hachettes, lames, etc. – Des coquillages : beaux, infalsifiables, faciles à compter – Du bétail « théorique » : le « pecus » romain qui donne notre « pécuniaire », la « tête » de bétail (caput) qui donne notre « capital » – Des êtres humains ou des jours de corvée, des services (des enfants, des combats…) Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies A. Organiser l’échange La monnaie avant la monnaie En Mésopotamie et en Asie Mineure, l’argent métal joue un rôle croissant et central à partir du IIIe millénaire a.n.e. Bientôt, il devient l’étalon des échanges, c’est-à-dire que la valeur marchande de la plupart des biens et services vendus est exprimée en poids d’argent Cet argent n’est pas forcément manipulé matériellement : en raison de son poids et de sa préciosité, les grands marchands et les administrations publiques préfèrent le « mobiliser » à l’aide de documents écrits sur des tablettes d’argile – Alors même que la monnaie frappée (les pièces) n’existe pas encore, une première forme de fiduciarité, sous la forme de… Documents écrits attestant de l’existence d’une créance ou d’une dette Documents écrits ordonnant le paiement d’une somme exprimée en argent métal …commence à circuler : ce sont les ancêtres des effets de commerce et des chèques modernes Cette circulation apparaît clairement dans la correspondance commerciale de grandes familles marchandes qui commercent entre Aššur (Assyrie, sur la rive du fleuve Tigre, Irak actuel) et Kaniš en Anatolie (Turquie actuelle) Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies B. Le creuset mésopotamien Michel, 2009 Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies B. Le creuset mésopotamien Michel, 2009 Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies B. Le creuset mésopotamien Ce document est une lettre d’un marchand d’Aššur à un marchand de Kaniš, lui demandant de prendre contact avec Pûsu-ken, un des plus fameux négociants d’Aššur. L’expéditeur fait le commerce de l’étain, qui vient principalement d’Afghanistan, et qui joue un rôle stratégique car son alliage avec le cuivre, métal tendre, permet de fabriquer un métal dur : le bronze. La mine est une mesure de poids, utilisée pour évaluer de grosses sommes en argent. Cet argent doit être contrôlé, car il faut s’assurer qu’il est pur : plus la pureté est élevée (c’est-à- dire plus le pourcentage d’argent dans un lingot est élevée), plus le métal vaut cher. Pour décider où doit aller cet argent – car les coûts et les risques du transport sont élevés – les marchands utilisent des tablettes d’argile. Mais on voit ici qu’en plus, avec ces tablettes, ils donnent des ordres de paiement (« achète de l’étain pour une valeur de »), prélevés sur un « compte » (« pour notre capital commun ») : ce sont les débuts de l’activité bancaire Source : Michel, 2001, p. 223. Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies C. Les trois inventions de la monnaie moderne – La transformation de cet instrument d’échange très commode – la monnaie d’argent pesée et la lettre de crédit évaluée en poids d’argent – va être complétée par l’intervention des États en trois étapes : La frappe, c’est-à-dire l’authentification de petites formes de métal standardisées en poids et en qualité – Lydie, VIIe siècle a.n.e. (Le Rider, 2000) – Petit à petit, à partir du Vie siècle avant notre ère, ces petits morceaux de métal vont prendre une forme régulière et standardisée, généralement ronde et bientôt en forme de disque (les sapèques chinoises sont rondes, mais elles sont percées d’un trou carré en leu milieu) : nos pièces de monnaie en sont les héritières directes Le recours à la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire l’utilisation de métaux ou d’objets non précieux mais dont la valeur monétaire est fixée par l’État et par l’empreinte qu’il appose sur la monnaie – Les sapèques chinoises (VIIIe siècle a.n.e.), sont en cuivre ou en bronze, un métal de valeur faible par rapport à l’or ou à l’argent. Elles sont acceptées dans le commerce pour une valeur très supérieure au coût de leur fabrication L’invention de la monnaie fiduciaire convertible : le métal qui constitue les pièces est remplacé par un écrit (sur du papier, de la soie…) attestant de la valeur monétaire de cet écrit (fiduciarité) et garantissant que cet écrit est convertible en métal monétaire (Chine, IXe siècle) Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies C. Les trois inventions de la monnaie moderne ❖ La frappe Le franc à cheval de Jean le Bon, XIVe siècle Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies C. Les trois inventions de la monnaie moderne ❖ La monnaie fiduciaire Sapèques chinoises Ligatures chinoises Les sapèques ayant une faible valeur unitaire, elles sont réunies en ligatures valant 100 pièces (ici) afin de payer de plus grosses sommes Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies C. Les trois inventions de la monnaie moderne ❖ La monnaie de papier Jaiozi chinois, XIe Billets de domaine japonais, XVIe Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies C. Les trois inventions de la monnaie moderne – Enfin, la monnaie est une chose de l’État L’État ou l’autorité souveraine du territoire considéré frappe la monnaie, l’imprime et la distribue (la met en circulation) – Mais la monnaie est aussi une règle que l’État s’engage à ne pas violer : Il doit gérer la monnaie pour le compte de la communauté et non pas dans l’intérêt du Prince (ou de l’État) : cela pose la question de l’inflation – L’État est donc pris dans un dilemme : il doit assurer à la fois la stabilité de la valeur de la monnaie et la survie de la communauté dont il a la charge, notamment à travers ses dépenses budgétaires (police, justice, armée…) Or si l’État manipule la monnaie afin de financer ses dépenses budgétaires, il risque de porter atteinte à la valeur de la monnaie – Historiquement, la plupart des hyperinflations et des effondrements monétaires ont été causés par une surémission d’État liée à une guerre civile ou extérieure Jean Bodin se fait connaître dans toute l’Europe par sa controverse avec Jean de Malestroit (Tortajada, 1987) sur la question monétaire et la « révolution des prix » du XVIe siècle : – Malestroit publie en 1566 Les paradoxes du seigneur de Malestroit sur le faict des monnaies – Jean Bodin réplique en 1568 par Le Discours de Jean Bodin sur le réhaussement et diminution des monnoyes […] & le moyen d'y remédier & réponse aux paradoxes de Monsieur de Malestroict Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies D. La controverse entre Malestroit et Bodin Paradoxes de Premier paradoxe Malestroit Que l’on se plaint à tort en France de l’enchérissement de toutes choses, attendu que rien n’y est enchéri depuis trois cents ans. Deuxième paradoxe Qu’il y a beaucoup à perdre sur un écu, ou autre monnaie d’or & d’argent, encore qu’on le mette pour même prix qu’on la reçoit. II. la naissance des monnaies D. La controverse entre Malestroit et Bodin Quant aux vins et blés, il est Réponse de absolument certain qu’ils Bodin coûtent vingt fois plus cher qu’ils ne faisaient il y a cent ans, ce que je peux dire avoir vu au Cadastre de Toulouse, où le setier de blé, qui fait à peu près la moitié du nôtre, ne valait que 5 sous ; maintenant il coûte soixante sous au prix le plus commun, qui est 20 fois plus cher qu’il ne faisait alors. II. la naissance des monnaies D. La controverse entre Malestroit et Bodin Réponse de Quant au dernier point, qui seul peut maintenir les Bodin (suite) marchandises à prix égal, c’est l’égalité des monnaies. Car si la monnaie, qui doit régler le prix de toutes choses, est muable & incertaine, il n’y a personne qui puisse dresser un état exact de ce qu’il a : les contrats seront incertains ; les charges, taxes, gages, pensions & vacations incertaines ; les peines pécu[niaires incertaines] II. la naissance des monnaies D. La controverse entre Malestroit et Bodin Réponse de Il faut donc, pour parer aux inconvénients que j’ai déduits, Bodin (suite) ordonner en toute République, que les monnaies soient de métaux simples & publier l’édit de Tacite Empereur de Rome, portant défense sous peine de confiscation de corps & de biens, de mêler l’or avec l’argent, ou l’argent avec le cuivre, ou le cuivre avec l’étain ou le plomb. II. la naissance des monnaies D. La controverse entre Malestroit et Bodin DOCUMENT Response de M. Jean Bodin aux paradoxes du Seigneur de Malestroict, 1568 Je trouve que la cherté que nous voyons vient de trois causes. La principale & presque seule (que personne jusqu’ici n’a touchée) est l’abondance d’or et de d’argent, qui est aujourd’hui en ce royaume plus grande qu’elle n’était il y a quatre cents ans. Je ne passe pas davantage car l’extrait des registres de la cour & de la chambre que j’ai ne passe pas 400 ans. Le surplus il ne faut cueillir de vieilles histoires avec peu d’assurance. La seconde occasion de cherté bien en partie des monopoles. La troisième est la disette, qui est causée tant par le transport que par le gâchis. La dernière est le plaisir des rois & gras seigneurs, qui hausse le prix des choses qu’ils aiment. Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies D. La controverse entre Malestroit et Bodin – Ainsi, comme l’illustre l’œuvre de Jean Bodin, l’évolution de l’État et celle de la monnaie sont parallèles. Ces deux institutions confrontent : pouvoir de l’État et des agents privés d’une part intérêts de l’État et des agents privés de l’autre – Selon Bodin, l’absolutisme étatique s’étend au domaine monétaire L’État capte le monopole de l’émission monétaire sur son territoire aux dépens des seigneurs locaux et, en Europe, des évêques et des abbés – Mais en cas de difficultés, de nouveaux émetteurs apparaissent : Angleterre, XVIII e s. L’État établit des règles monétaires uniformes reliant une unité de compte (livre), un étalon de valeur (or) et des règles de paiement (en pièces de monnaie légales) – Il s’agit bien d’une norme légale et non pas d’une définition substantielle : c’est une erreur de beaucoup d’économistes et d’historiens de confondre Règles monétaires (unité, étalon, paiement) Fonctions de la monnaie (paiement des achats, règlement des dettes, unité de compte) En Europe occidentale cela se traduit par le système Livre/Sou/Denier : – Dans ce système, 1 livre = 20 sous = 240 deniers (système duodécimal) – Inspiré de l’Empire romain, il est établi par Charlemagne, à la fin du VIII e siècle – Il est fondé sur un métal précieux : l’argent, complété à partir du XIII e siècle par l’or – La règle monétaire oblige un créancier d’accepter un paiement en monnaie légale Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies Conclusions L’histoire des États et des monnaies est très largement parallèle : – Les États ont été les gardiens de la valeur des monnaies – Les monnaies figurent parmi les symboles classiques de l’État Aujourd’hui encore, la monnaie est une « chose » des États – un pouvoir « régalien », et les États restent particulièrement chatouilleux sur les questions monétaires – D’où la complexité de l’euro Et les réticences anglaises, suédoises ou danoises à rejoindre l’eurozone – Ou encore les débats soulevés par le Bitcoin et les autres cryptoactifs En effet, État et monnaie sont deux manières différentes d’articuler autorité et verticalité d’une part, légitimité et horizontalité de l’autre – L’État doit à la fois imposer ses décisions et agir de manière qui paraisse légitime aux citoyens – La valeur de la monnaie doit être garantie par une autorité centrale alors que son usage est à la fois libre et décentralisé Lorsque la confiance dans la politique monétaire de l’État ou dans la légitimité de la monnaie n’est plus assurée, cette monnaie peut perdre très rapidement sa valeur Patrice Baubeau II. la naissance des monnaies Conclusions – Enfin, nous avons vu que la monnaie moderne est avant tout une invention asiatique Pièces de monnaies : Lydie / Asie Mineure – Crésus et Pactole Pièces fiduciaires : Chine – les sapèques Billets de monnaie en papier (ou en soie) : Chine – Ce perfectionnement monétaire n’a été atteint indépendamment dans aucune autre région du monde : Ni l’Europe, ni l’Afrique, ni l’Amérique, ni l’Océanie Alors mêmes que de nombreux outils monétaires y ont été développés – Pourquoi ? Nous esquisserons une réponse dans les prochaines séances… Patrice Baubeau HFE – 2– L’essor des Etats, la naissance des monnaies RÉFÉRENCES Bodin, J. Les six livres de la République, Paris, Fayard, 1986. Desan, Chr., Making money: coin, currency, and the coming of capitalism, Oxford, Oxford University Press, 2014. Forsé, M. et Parodi M., « Justice distributive. La hiérarchie des principes selon les Européens », Revue de l'OFCE, vol. no 98, no. 3, 2006, pp. 213-244. Graeber D., Debt: The first 5,000 years. Brooklyn, Melville House, 2012. Michel C., « The Old Assyrian Trade in the light of Recent Kültepe Archives », CSMS Journal, Vol. 3, 2009. Malestroict, Jehan Cherruyt de, Les paradoxes du Seigneur de Malestroict, conseiller du Roy, & Maistre ordinaire de ses comptes, sur le faict des Monnoyes, presentez à sa majesté, au mois de Mars, M.D.LXVI, avec la response de M. Jean Bodin ausdicts paradoxes, Paris, Martin le Jeune, 1568. Michel C., Correspondance des Marchands de Kamis, 2001 Rospabé Ph., La dette de vie : aux origines de la monnaie sauvage, Paris, La Découverte, 1995. Testart A., Critique du don : études sur la circulation non marchande, Paris, Éd. Syllepse, 2007. Tortajada R., « M. de Malestroit et la théorie quantitative de la monnaie », Revue économique, volume 38, n°4, 1987. pp. 853-876. Patrice Baubeau