Fiche Les politiques publiques, Pierre Muller PDF

Summary

This document is an introduction to public policy, focusing on its origins and development. The author discusses the concept of the state and its relationship to public policy, particularly highlighting the shift from feudal societies to modern industrial ones. The emergence of public policy during the 19th century is explored, emphasizing the importance of government intervention in responding to social challenges.

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Fiche Que sais-je ? Les politiques publiques, Pierre Muller. 1 Introduction : Origine de la notion : USA, années 1950. Notion de Government liée à la discipline. Question fondamentale : comment la f...

Fiche Que sais-je ? Les politiques publiques, Pierre Muller. 1 Introduction : Origine de la notion : USA, années 1950. Notion de Government liée à la discipline. Question fondamentale : comment la formation des intérêts peut-elle conduire à la mise en place de « bonnes » politiques, efficaces, correspondant aux buts recherchés et économes de l’argent des citoyens ? Cette vision est opposée à la tradition européenne qui met l’accent sur le concept d’État* avec des penseurs comme Marx, Weber et Hegel. *État : institution qui d’une façon ou d’une autre, domine la société, la façonne et la transcende. Cela explique en grande partie que la notion de politique publique ait eu beaucoup de mal à être acceptée en France par une communauté scientifique influencée par le concept d’État. Les théories de l’État sont utiles pour rendre compte de l’émergence et du développement de l’État dans l’Occident capitaliste mais sont muettes lorsqu’il s’agit d’expliquer les profondes transformations qui ont affecté les modes de régulation de ces sociétés industrielles au cours du XXe. Paradoxe : on assiste à une montée en puissance de l’État régulateur, avec la multiplication des interventions publiques dans tous les domaines de la vie quotidienne… …Mais, ce triomphe s’accompagne d’une profonde remise en question des modèles d’action qui semblaient avoir fait le succès même de l’État, avec le développement depuis les années 1970 des thèses néolibérales (Même si cela change depuis la crise de 2008). 2 Chapitre 1. De la théorie de l’État à l’analyse des politiques publiques. Deux questions fondamentales : - Quelles transformations ont pu produire cette multiplication des interventions publiques dont l’analyse des politiques cherche à rendre compte ? - Quelle est l’origine intellectuelle de l’analyse des politiques publiques comme méthode pour étudier et comprendre l’action de l’État ? I. La genèse de l’État et la naissance des politiques publiques. XVIe – XIXe : bouleversements dans les sociétés occidentales qui ont conduit à la naissance de l’État. Mi-XIXe : ces bouleversements donnent naissance aux politiques publiques, que l’on peut définir comme mode de gouvernement des sociétés complexes. 1. Fin de l’ordre féodal et émergence de l’État. Deux notions fondamentales : - Processus de monopolisation au profit du roi d’un certain nombre de pouvoirs concernant la fiscalité, la monnaie, la police ou la guerre à Fonctions régaliennes qui vont constituer le socle de l’État moderne. - La constitution des « savoirs de gouvernement » (Foucault) : l’ensemble des technologies qui vont permettre à l’État de gouverner les territoires et les populations à Change la relation pouvoir/société : désormais, l’État fait reconnaître sa légitimité à produire de l’ordre par la mise en œuvre de savoirs (statistiques par ex) et de dispositifs efficaces (lutte contre les épidémies, organisation du commerce). Cette souveraineté au gouvernement est aussi inséparable de la remise en cause du principe de territorialité à Sous l’AR, c’était le territoire qui donnait aux individus leur identité. Passage d’une société agraire à une société industrielle : l’émergence du marché transforme la place des individus dans l’espace public. Libres, les individus ne se définissent plus par leur inclusion dans une communauté locale, mais par des liens complexes. Sociétés traditionnelles : fondées sur une logique territoriale et communautaire. Sociétés émergentes de l’AR : fondées sur l’individu et le secteur. Passage qui complexifie les structures et les relations sociales qui explique la naissance des politiques publiques. 2. La naissance des politiques publiques au mi-XIXe. Deux points : 3 - Naissance des politiques publiques due en premier lieu pour lutter contre les effets du marché et de l’industrialisation qui s’étendent sur la société. Effets de « dislocation » (Polanyi). But premier des politiques publiques est de prendre en charge la question sociale. ≠ Problème de la « question sociale » (Castel) n’a pas lieu dans les sociétés territoriales car le pb des pauvres est « encastré » dans les relations de proximité. Traité localement par la charité et l’assistance. Avec le développement du salariat, de nouvelles formes de solidarités naissent et elles déboucheront à terme à l’État-providence. - Politiques marquées avant tout par leur caractère sectoriel. Chaque politique publique se constitue comme un secteur d’intervention correspondant à un découpage de la société pour en faire un objet d’action publique. L’objet des politiques publiques est de gérer les déséquilibres provenant de la sectorisation et donc de la complexification des sociétés modernes. Chaque secteur érige ses objectifs sectoriels en fins ultimes. Société traditionnelle : menacée d’éclatement. ≠ Société sectorielle : menacée de désintégration si elle ne trouve pas en elle-même les moyens de gérer les antagonismes intersectoriels. Les moyens pour remédier à cela sont les politiques publiques. À leur naissance, des savoirs de gouvernement de plus en plus spécialisés (sectoriels) se développent. Ces savoirs sont indispensables pour construire les instruments qui permettent aux politiques publiques de prendre effet… … Mais ils créent une distance croissante entre experts et publics « profanes » qui sont exclus de la conduite des politiques publiques. Avec la multiplication des médiations de type sectoriel, on assiste à l’apparition d’une nouvelle catégorie d’acteurs dont la légitimité n’est plus fondée sur la représentation d’une communauté territoriale mais sur la représentation d’une profession ou d’un groupe d’intérêt focalisé sur un secteur d’action publique. 3. Le paradoxe des sociétés autoréférentielles. Les sociétés modernes sont confrontées à un paradoxe : les sociétés traditionnelles sont très dépendantes d’événements extérieurs… … Au contraire des sociétés modernes, qui maîtrisent infiniment mieux leur action sur le réel et voient leur dépendance s’accroître par rapport à leurs propres outils. L’incertitude n’est pas générée aujourd’hui par des événements extérieurs, mais par la mise en œuvre des moyens destinés à agir sur le réel. Ex : pollution, crises économiques, insécurité routière… 4 En ce sens, les sociétés modernes sont devenues des sociétés autoréférentielles : elles doivent trouver en elles-mêmes le sens de leur action sur elles-mêmes. Concept associé : « modernité réflexive » (Anthony Giddens). II. Les origines de l’analyse des politiques publiques. Analyse des politiques publiques est née aux USA dans les années 1930 (Lasswell, 1936). Trois grands courants ont cherché à rendre compte ces changements : la bureaucratie, la théorie des organisations et le management public. 1. La bureaucratie : archaïsme ou modernité ? Cette interrogation trouve sa source dans les transformations que la révolution industrielle a fait subir aux sociétés occidentales, puis dans les chocs de la révolution d’Octobre, de la montée de l’État soviétique et des fascismes, qui semblent à chaque fois annoncer la victoire des bureaucraties totalitaires sur les démocraties libérales. Question récurrente : la bureaucratie ne va-t-elle pas étouffer les sociétés modernes ? La bureaucratie n’a pas toujours eu cette connotation péjorative. - Hegel voit dans le développement de l’État bureaucratique l’accomplissement de « la raison dans l’Histoire ». Seul l’État est capable de s’élever au niveau de l’intérêt général. L’État donne sens à la société civile. - Au contraire, pour Marx, c’est la société qui donne sens à l’État, à travers la lutte des classes. La bureaucratie n’est ici qu’une perversion de la société par l’État et l’instrument utilisé par la classe dominante pour servir ses propres intérêts. Ces deux visions mettent amènent à la question suivante : les sociétés modernes peuvent-elles se passer de l’État ? - Pour Weber, c’est non. La bureaucratie est une forme sociale fondée sur l’organisation rationnelle des moyens en fonctions des fins. Le propre de la bureaucratie est d’agencer les différentes tâches indépendamment des agents chargés de les exécuter. Une administration fondée sur ces principes est plus efficace car, - Elle accroît la « calculabilité » des résultats : le système est défini indépendamment des qualités et des défauts des exécutants. Volonté ici d’éliminer l’incertitude liée au comportement humain. Influence ici du Taylorisme. Critique de la vision de Weber apportée par la théorie des organisations. 5 2. La théorie des organisations : introduire la dimension stratégique. Univers très proche de celui qui a fondé l’étude des politiques publiques. Née dans les années 1920 aux USA (Elton Mayo) à la suite d’une insatisfaction croissante des effets de l’organisation taylorienne. 4 concepts fondamentaux : - Le concept d’acteur : Les agents d’une organisation ne sont pas des individus passifs. Leur place dans l’organisation n’a de sens qu’à travers leurs actions. - Le concept de stratégie : cette action est fondée sur une utilisation habile des règles formelles et informelles de l’organisation. Cela s’organise autour d’une stratégie orientée vers la réalisation des buts qu’il s’est fixé. - Le concept de pouvoir : l’utilisation de ces ressources (expertise, maîtrise de l’interface entre l’organisation et son environnement) par les acteurs détermine des situations d’échange entre les acteurs et sont fondées sur des relations de pouvoir. - Le concept de système organisé : une organisation dépasse la somme des actions de ses membres : elle constitue un système d’action concret dont les règles de fonctionnement s’imposent aux différents acteurs et indépendamment de leurs préférences. La sociologie des actions insiste donc sur la complexité des règles (souvent informelles) qui régissent les administrations, mais aussi sur l’autonomie des acteurs des politiques publiques. 3. Le management public : appliquer au public des méthodes du privé ? Management public : c’est l’ensemble des processus de finalisation, d’organisation, d’animation et de contrôle des organisations publiques, visant à développer leurs performances générales et à piloter leur évolution dans le respect de leur vocation. (Définition d’Annie Bartoli). Démarche managériale orientée en fonction du critère de performance : le management cherche à améliorer la « performance publique ». L’efficacité s’attribue ici sur des critères fixés par les élus et non en fonction de la rentabilité financière (Qui est reine dans le privé). Management public : Prestations sans contrepartie ≠ Management privé : contrat, échanges. 4. Une approche française des politiques publiques ? Situation propre à la France depuis les années 1980 : Importance de l’État, des administrations, héritage d’une tradition de science administrative, prise en compte de la dimension globale de l’action publique (influence de la pensée marxiste). 6 III. La boîte à outils de l’analyse des politiques publiques. Politique publique : Une politique publique se présente sous la forme d’un programme d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou un espace géographique (Yves Mény). Les Pp sont aussi un ensemble de séquences parallèles interagissant les unes par rapport aux autres et se modifiant continuellement (Charles O. Jones). 1. L’identification des politiques publiques selon Mény et Thoenig : 5 éléments peuvent fonder l’existence d’une politique publique : - Une Pp est constituée d’un ensemble de mesures concrètes qui forment la « substance » d’une politique. - Une Pp comprend des décisions plus ou moins autoritaires, avec une dimension explicite (justice, police) ou latente (critère d’accès aux droits). - Une Pp s’inscrit dans un « un cadre général d’action », qui permet de distinguer une Pp de simples mesures isolées. - Une Pp a des publics, cad des individus dont la situation est affectée par la Pp. - Une Pp définit obligatoirement des objectifs à atteindre. Une Pp peut aussi prendre la forme d’une « non-décision » : ne pas soutenir le cours d’une monnaie, ne pas appliquer une directive européenne… 2. Une grille séquentielle pour analyser les politiques publiques. Approche de Charles O. Jones en 5 étapes : - L’identification du problème : phase où le problème est intégré dans le travail gouvernemental. - Le développement du programme : c’est la phase de traitement du problème. Associé à des processus de formulation (solutions pour résoudre le problème) et de légitimation (acquisition du consentement politique). - La mise en œuvre ou implementation du programme : phase d’application des décisions. - L’évaluation du programme : phase préterminale de mise en perspective des résultats du programme. - La terminaison : phase de clôture de l’action. Suppose la résolution de l’action. Cette grille permet d’embrasser les multiples facettes de l’action publique, à condition de ne pas l’appliquer de manière trop systématique. 7 3. Les limites de l’approche séquentielle. - L’ordre des étapes peut être inversé ou perturbé : une décision peut être prise avant que le « problème » qu’elle doit résoudre soit posé. Ex : l’accélération du dvp de l’équipement électronucléaire en France en 1973. - Certaines étapes sont parfois délicates à identifier : quand la décision est prise (AN, Conseil des ministres) ? La phase d’implantation est aussi délicate à cerner et la terminaison d’une Pp est difficile car les problèmes politiques ne sont jamais entièrement résolus. Il y a simplement une réorientation ou la mise en place d’un nouveau programme. IV. La genèse des politiques publiques. Première évidence : il y a une Pp car il y a un problème à résoudre. C’est faux : en fait, on ne se sait pas ce qu’est un problème politique et pourquoi un problème social fait l’objet d’une politique. 1. Qu’est-ce qu’un problème politique ? Dans une société, tout problème est susceptible de devenir politique. Il reste à déterminer à quel seuil d’intensité d’un problème politique l’action publique devra être déclenchée, ce qui n’explique pas tout. Ex : on n’a pas attendu un chômage de masse pour créer le RMI. La mise en place des politiques publiques est liée à la transformation de la perception des problèmes : un problème est nécessairement un construit social et sa configuration dépendra de multiples facteurs pour que la société et le système politique soient concernés. 2. L’accès à l’agenda politique. La notion d’agenda est fondamentale pour comprendre les processus par lesquels les autorités politiques s’emparent d’une question pour construire un programme d’action. Agenda politique : il comprend l’ensemble des problèmes perçus comme appelant un débat public, voire l’intervention des autorités politiques légitimes définition de J-G Padioleau). La mise sur agenda est le produit du champ de forces qui va se construire autour du problème (Pierre Favre) : il y a quatre formes d’émergence de champ : - L’émergence progressive et par canaux multiples : ex à partir d’une situation jugée injuste). - L’émergence instantanée : la canicule. - L’activation automatique : lorsqu’un dossier est activé sans qu’il y ait de revendication de la population. - L’émergence captée : quand une institution extérieure au champ politique s’approprie le problème. 8 Ex : Loi Weil de 1974 : en 10 ans, une question alors faisant partie du non-dit est posée au grand jour pour faire l’objet d’une politique publique. Ex : L’action de la lutte contre la pédophilie. D’abord une lutte des associations féministes puis mise au grand jour par des associations de victimes après des grandes affaires (Dutroux) et qui ont reformulé le problème. Ces deux exemples montrent bien que l’accès à l’agenda politique n’a rien de « naturel » : l’inscription est au contraire un objet de controverse sociale et politique. Le rôle des médias est fondamental. John Kingdon montre qu’il faut distinguer trois courants dont la controverse permet l’émergence d’une politique : - Le courant des problèmes : comment des événements font-ils surgir un problème ? - Le courant des politiques : comment sont définies, notamment par les experts, les solutions aux problèmes ? - Le courant politique : comment sont intégrées les contraintes spécifiquement politiques liées aux élections ? Ce n’est que lorsque ces trois courants se rejoignent que peut s’ouvrir une fenêtre politique permettant la mise en place d’une politque. Ex : La réforme des retraites en France : échec en 2020 (Covid), non faite en 2022 pour cause électorale puis faite en 2023 une fois Macron réélu. 9 Chapitre 2. Les politiques publiques comme configuration d’acteurs. Pour comprendre le processus de l’élaboration d’une Pp, il faut retenir qu’une Pp n’est pas un processus de décision abstrait dont on pourrait saisir le sens « de l’extérieur » en se limitant à identifier les déterminants structurels et les contraintes (économiques ou historiques) qui pèsent sur elles. Il faut donc identifier les acteurs qui participent au policy making. I. La question de la rationalité des acteurs en quatre approches. Il faut se demander comment les acteurs des politiques publiques définissent leurs positions et sélectionnent une « solution ». Cette question se pose pour les théories du choix rationnel (1) : on considère ici que les individus agissent en fonction de leurs intérêts et que leurs préférences politiques sont déterminées par une logique coût/bénéfices (approche qui dérive de la théorie économique néoclassique). Approche qui entraîna beaucoup de controverses : les acteurs n’agissent pas en fonction d’un intérêt clairement identifié débouchant sur une stratégie parfaitement cohérente. Approche classique du choix rationnel remise en cause par Hebert Simon : l’introduction du concept de « rationalité limitée » (2) : les décideurs ne sont pas irrationnels : la rationalité de leurs actions est partielle, fragmentée et limitée. Deux points : - Les processus qui conduisent à la décision montrent que celle-ci s’explique par l’interaction entre une pluralité d’acteurs, même si l’un d’entre eux pourra en endosser la paternité politique (le ministre par exemple). Les préférences des acteurs ne sont ici jamais complètement explicites et ni complètement stables : elles peuvent évoluer tout au long du processus d’élaboration et de mise en œuvre d’une Pp. - Un acteur politique ne sera jamais en mesure de balayer l’ensemble du champ d’information, pour des raisons qui tiennent de ses capacités cognitives et à la structuration du système d’information : les acteurs des Pp sont confrontés à un flux continu d’informations qu’il est difficile de hiérarchiser. Dans ces conditions, la réalité du processus de décision est très éloignée de la décision du choix rationnel. Les décideurs balayent qu’un nombre restreint d’hypothèses et les analysent de manière séquentielle. Les décideurs vont s’arrêter au premier choix satisfaisant : ils ne vont pas rechercher la solution « optimale », mais une solution « satisfaisante » et construire leur stratégie autour de cette solution : on parle de solution « pivot ». Critique de l’approche séquentielle : Lindblom et la notion « d’incrémentalisme » (3) : processus de décision est d’abord une forme de négociations et d’arrangements mutuels entre des acteurs, une démarche « pas à pas » où le décideur ne veut pas brusquer les choses mais modifier progressivement le système sur lequel il veut intervenir. 10 Approche qui s’applique bien dans un environnement de type pluraliste où l’accès aux circuits de décision est ouvert et peu hiérarchisé : UE et USA. Plutôt que de chercher à maîtriser toutes les variables, mieux vaut sans doute adopter une posture plus modeste et reconnaître que le changement n’est possible qu’à la marge. Autre approche : « Le modèle de la poubelle » (4) (Cohen, March et Olsen). Idée que les systèmes de décision ressemblent à une poubelle. On y trouve, sans ordre apparent, des activés, des procédures, des stratégies, des solutions, des problèmes… Au milieu de ce mélange, les acteurs tentent, avec ou sans réussite, de produire un minimum d’ordre et de cohérence. Là encore, ce modèle correspond à des modèles peu hiérarchisées (Universités, OMC, UE). Intérêt de ce modèle : comprendre comment dans une configuration d’acteurs donnée, des acteurs vont s’efforcer d’articuler des éléments de diagnostic et des bouts de solution. Personne ne contrôlera vraiment le processus qui aboutit finalement à la décision. II. Administrations et politiques publiques. Tous les acteurs politiques ne sont pas des fonctionnaires mais l’administration reste le cadre principal d’action pour les participants aux politiques publiques. Administration : « Elle donne corps à la revendication du monopole de la violence physique légitime » (Ph. Bèzes), soit de l’État. A ce titre, elle incarne la dimension normative et prescriptive des Pp. D’un autre côté, l’administration prend aussi la forme d’une multitude d’organisations au sein desquelles des agents vont mettre en œuvre des stratégies similaires à celles des acteurs privés. L’impact sur les Pp des acteurs administratifs se fait donc à tous les niveaux et sous des formes multiples (participation à la définition des problèmes et des solutions, influence sur les décisions…). 1. Le fonctionnement du milieu décisionnel central : Catherine Grémion. On peut identifier quatre cercles de la décision composés d’un noyau dur d’acteurs permanents et d’acteurs qui interviennent ponctuellement. Ils sont construits autour d’organisations et de réseaux interindividuels. Ces quatre cercles sont : - Le premier cercle : celui par lequel transitent toutes les décisions importantes. Selon les pays, il est composé du Président, du PM, du Chancelier. En France : PR et PM. C’est au sein du premier cercle que se heurtent les logiques partisanes à celles de régulation. 11 - Le deuxième cercle : il est composé des administrations qui interviennent lorsque leur domaine est concerné. Elles vont promouvoir leurs intérêts sectoriels en les ajoutant le mieux possible aux exigences globales. - Le troisième cercle : celui des acteurs extérieurs à l’État : syndicalistes, organisations professionnelles ou patronales, associations, entreprises publiques et privées. Les liens entre les administrations et ces acteurs peuvent être très proches ou non. Dans ce cas, l’intervention des groupes d’intérêt se fait par du lobbying. Les médias peuvent jouer ici un rôle important. - Le quatrième cercle : il regroupe l’ensemble des organes politiques (Parlement, Congrès…) et juridictionnels (CE, Cour des Comptes, Cour Suprême aux USA) qui peuvent intervenir dans la décision. Leur rôle peut être limité (Ex le Parlement qui modifie une décision qu’à la marge) ou décisif (Cour Suprême qui tranche une décision fondamentale). Pour un acteur donné, l’accès à ces réseaux lui donne une ressource politique fondamentale dont dépendra sa capacité à participer à la décision. Cette influence s’exercera généralement dans des négociations interministérielles au cours desquelles les points de vue des différents participants à la décision. 2. Deux acteurs clefs des politiques publiques en France : cabinets et grands corps. (J-L Qermonne). En France, deux acteurs jouent un rôle central dans le fonctionnement des processus de décision : Le premier acteur : « l’administration d’état-major ». Trois traits fondamentaux : - Elle se développe auprès de tous les décideurs politiques (chefs de gvt, responsables territoriaux). - Elle ne conduit pas à la création de corps de fonctionnaires particuliers, ses membres sont choisis librement par le décideur. - Elle se développe à la frontière de l’administration et de la politique. Exemple typique de l’administration d’état-major : le cabinet : composé principalement de fonctionnaires choisis personnellement, l’affectation échappe à la logique des carrières administratives. Rôle du cabinet qui a changé depuis 1958 : d’abord une instance très politique, aujourd’hui un organe de préparation à la décision : tout remonte au cabinet. Figures de plus en plus importantes : SGÉ, SGG… Le deuxième acteur : les grands corps. Structuration de l’administration française par la séparation du grade entraîne un émiettement : les identités corporatives/stratégies de « distinction » vont renforcer un « patriotisme de corps ». Pour définir un grand corps, J-L Quermonne utilise comme critère le caractère interministériel des fonctions exercées et surtout l’aptitude des membres du corps à exercer en dehors des fonctions d’origine (haute administration) au sein des cabinets, des sociétés nationales ou du 12 privé, parfois par le jeu du « pantouflage ». Ex : Alexis Kohler : DirCab de Macron à Bercy, passe dans le privé chez MSC puis devient SGÉ en 2017. III. Réseaux, forums et communautés de politiques publiques. On analyse ici les Pp sous la forme de réseaux d’acteurs. Il s’agit d’identifier de nouvelles configurations d’acteurs relativement permanentes qui transcendent les clivages administratifs traditionnels. 1. Les réseaux de politiques publuques. Notion de réseau est un classique en sociologie. Elle permet de mieux prendre en compte des phénomènes qui remettent en cause les visions classiques de l’action publique : multiplication et diversification des acteurs participant aux politiques publiques, sectorisation, fragmentation et décentralisation de l’État et plus généralement une complexification toujours plus grande des systèmes de décision publics. Les recherches en Pp tentent depuis longtemps de « cartographier » les interactions entre les différents acteurs d’une politique : mise en évidence de la stabilité des relations entre éxécutif-Congrès-groupes d’intérêt aux USA par T. Lowi. Heclo parle aussi de réseau thématique et insiste ici une forme de relation fluide et moins rigide. Ces concepts poussent à relativiser la frontière État/Société civile. Un réseau de politique publique sera toujours marqué par le caractère horizontal et moins informel des échanges entre les acteurs concernés. Une caractéristique de la notion de réseau est de renvoyer à des réalités très différents qui couvrent de nombreuses formes d’articulation entre les groupes sociaux et l’État. Rhodes distingue trois types réseaux : - Le réseau thématique : regroupe simplement des acteurs autour d’un projet de loi. - Le réseau professionnel : soudé autour d’une expertise spécifique. - La communauté de politique publique : une configuration stable où des membres sélectionnés et interdépendants partagent un nombre important de ressources communes et produisent ensemble un output (sortie) commun. Attention : risque de considérer le réseau comme n’importe quelle forme d’organisation humaine reliée, de près ou de loin à la décision politique. La notion de réseau permet surtout de comprendre les mécanismes en fonction desquels les différents réseaux vont entrer en contact, s’articuler à travers des processus de conflit, de négociation ou de coalition. 2. Forums et communautés de politiques publiques. Une des fonctions les plus importantes des réseaux de Pp est donc d’être le lieu où se construisent les diagnostics et les solutions qui vont déboucher sur la décision politique : les réseaux dont des lieux de production du sens des Pp. 13 Travaux de B. Jobert sur l’émergence du tournant néolibéral : Jobert s’interroge sur les modalités à partir desquelles « s’impose » au cours des années 1980 une nouvelle vision de l’action publique. Processus d’imposition et d’acceptation de cette vision par des instances qu’il nomme « forums » : Le forum scientifique des économistes : ici est mise à mal dans les années 1970 la domination de la théorie keynésienne. Le forum de la communication politique : autre scène d’une « construction de la réalité sociale » sur laquelle vont se modifier les termes de la rhétorique politique dans un contexte de sortie de la guerre froide avec l’émergence de nouveaux intérêts. Effacement du « consensus modernisateur » keynésien face à une nouvelle réthorique des gagnants exaltant la compétition économique tout en stigmatisant les blocages sociaux. Le forum des communautés de politiques publiques : il renvoie à la conduite des débats et des controverses dans les divers réseaux de politiques publiques. Lieu où se fabriquent les recettes à partir desquelles vont être mis en place les programmes d’action concrets d’action publique. Point important de cette conceptualisation : chacun des forums fonctionne selon des règles propres, selon une temporalité particulière et met en scène des acteurs différents. Cette distinction entre différents forums met bien en lumière l’importance et la complexité du rôle des acteurs dans la définition de l’agenda politique. IV. Les politiques publiques transforment la politique. Au fur et à mesure que les sociétés modernes deviennent plus complexes, les transformations de l’action publique entraînent des conséquences qui vont au-delà de la conduite du travail gouvernemental et qui touchent à la fonction politique elle-même : faire de la politique consiste de plus en plus à faire des Pp. Trois Principaux changements : - L’accès aux cercles de la décision est une ressource politique essentielle qui permet à un acteur social de faire avancer ses intérêts. Or le développement des Pp a modifié les conditions d’obtention de cette ressource. Il ne suffit plus de connaître son député ni même d’organiser une manifestation réussie pour peser efficacement sur le processus d’élaboration des Pp. Les groupes d’intérêt doivent faire l’apprentissage du fonctionnement des cercles de la décision de façon à situer leur action le plus en amont possible du processus décisionnel. Ces groupes doivent étoffer leurs services d’études pour être à jour sur les dossiers et développer leur capacité d’expertise. - Une telle redistribution de l’expertise en matière de Pp produit des effets sur les modalités de légitimation du politique. On constate ici qu’à la légitimité traditionnelle fondée sur la possession d’un mandat électif vient s’ajouter une légitimée fondée sur l’aptitude à participer au processus de développement des programmes politiques. 14 La crédibilité des acteurs de la politique dépend de plus en plus de leur capacité à mettre en évidence leur savoir-faire de « fabricants de politiques publiques », le tout en soulignant l’incompétence de leurs adversaires. - Ces changements conduisent en définitive à une modification des codes de l’action politique. Pour se transformer en acteurs politiques, les citoyens sont désormais tenus de maîtriser un double langage : ils doivent parler le langage de l’affrontement idéologique ou partisan qui établit une opposition radicale entre les adversaires. De l’autre, il leur faut s’exprimer dans le langage des Pp, qui met l’accent sur les limites des choix politiques et l’ampleur des contraintes juridiques et économiques. D’une manière générale, il est important de combiner ici une approche en termes de politics (le vote, les mobilisations) et de policies (l’action publique) pour interpréter les transformations des sociétés contemporaines. Il est indispensable de prendre en compte le formatage de la société civile par les Pp. 15 Chapitre 3 : Expliquer le changement : l’analyse cognitive des politiques publiques. Le renversement opéré par l’analyse des Pp se caractérise par le fait qu’elle entend saisir l’État à partir de son action. Elle a montré que les fonctions de gouvernement sont irréductibles aux processus de représentation politique, et que l’on ne peut pas « déduire » le contenu et le formes des activités gouvernementales des caractéristiques de la politique électorale. Le problème actuel est donc celui des limites de ce retournement de perspective, notamment la difficulté que rencontre le modèle standard de l’analyse des Pp à rendre compte d’une question centrale dans les réflexions actuelles sur la politique : comment « produit-on » de l’ordre politique dans des sociétés de plus en plus complexes, de plus en plus fragmentées et ouvertes vers l’extérieur ? On se demande donc s’il est possible de préserver les acquis irremplaçables de l’approche par les acteurs tout en intégrant le caractère irréductible de la dimension globale. Comment penser le fait que les acteurs agissent, définissent des stratégies, effectuent des choix, bref sont libres dans le cadre des structures de l’ordre global sur lesquelles ils n’ont que marginalement la possibilité d’agir ? I. Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde. Chaque politique est d’abord une tentative d’agir sur un domaine de la société, quelquefois pour freiner son évolution, plus souvent pour le transformer ou l’adapter. Cette action sur la société passe par la définition d’objectifs qui vont eux-mêmes être définis à partir d’une représentation du problème, de ses conséquences et des solutions envisageables pour le résoudre. Dans cette perspective, les Pp sont beaucoup plus des processus que de décisions auxquels participent un certain nombre d’acteurs. Les Pp constituent le lieu où une société donnée construit son rapport au monde, cad elle- même : les Pp doivent être analysées comme des processus dans lesquels sont élaborées les représentations qu’une société se donne pour comprendre et agir sur le réel tel qu’il est perçu. 1. Les cadres cognitifs et normatifs de l’action publique. Approche qui insiste sur la fonction cognitive de l’action publique. Elle a été développée par de nombreux acteurs qui cherchent à montrer que l’action publique s’organise autour de cadres (frames) qui constituent l’univers cognitif des acteurs et qui présentent une certaine stabilité dans le temps. Trois approches : 16 Peter Hall et la notion de paradigme : sert à désigner la conception globale qui anime les promoteurs d’une politique. Hall montre comment, dans le champ des politiques économiques, a été remis en cause le paradigme keynésien dans les années 1970 au profit d’une conception néolibérale de l’État. Paul Sabatier propose dans la même perspective la notion d’advocacy coalition : elle désigne un ensemble d’acteurs d’une politique publique en tant qu’ils partagent un certain nombre de croyances constituant une vision du monde organisée en trois niveaux : - Un noyau central (deep core) formé de croyances générales non liées à une politique spécifique. Ex : les vertus de la démocratie. - Des croyances liées à une politique spécifique (policy core). - Des aspects secondaires correspondant à des questions plus techniques. Vivien Schmidt suggère une approche similaire en mettant l’accent sur le « discours politique » qui comprend à la fois des idées, des valeurs et des normes de politique publique. L’ensemble ayant une fonction à la fois cognitive et normative. Cette approche distingue ainsi le discours de coordination des acteurs concernés directement par la Pp et le discours de communication, qui est propre à des acteurs qui interviennent plus largement dans l’espace public. 2. Les référentiels des politiques publiques. Élaborer une Pp consiste donc d’abord à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action : cette proposition est le référentiel d’une politique. Le référentiel correspond avant tout à une certaine vision de la place et du rôle du secteur concerné dans la société. Deux exemples : Ex : les propositions que l’on pourra faire en matière de politique de la santé dépendront de la représentation que l’on se fait de la place de la maladie dans la société moderne et du statut des personnels chargés de mettre en œuvre les systèmes de soin. Autre ex : la définition d’une politique de défense nationale dépendra de la perception du risque principal et de la place que l’on entend assigner à l’armée dans la nation. Cf Macron qui baisse le budget de l’armée en 2017 et Macron qui remet en place ce budget au centre des priorités en février 2022. A chaque fois, le référentiel d’une politique est constitué d’un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme politique en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs. Il s’agit à la fois d’un processus cognitif permettant de comprendre le réel en limitant sa complexité et d’un processus prescriptif permettant d’agir sur le réel. 17 En tant que structure de sens, le référentiel articule quatre niveaux de perceptions du monde qui doivent être distingués mais dont les liens sont évidents : valeurs, normes, algorithmes et images : - Les valeurs sont les représentations les plus fondamentales sur ce qui est bien ou mal, désirable ou à rejeter. Elles définissent un cadre global de l’action publique. Ex : le débat équité vs égalité, le débat sur la croissance, la préservation de l’écosystème… - Les normes définissent des écarts entre le réel perçu et le réel souhaité. Elles définissent des principes d’actions plus que des valeurs. Ex : « L’agriculture doit se moderniser », « il faut réduire le coût des dépenses de santé » … - Les algorithmes sont les relations causales qui expriment une théorie de l’action. Ils peuvent être expliqués sous la forme « Si… alors ». Ex : « Si le Gvt abaisse les charges des entreprises, alors elles gagneront en compétitivité », « si on cède au chantage des preneurs d’otages, alors ils recommenceront ». - Les images sont des vecteurs implicites de valeurs, de normes ou même d’algorithmes. Ce sont des raccourcis cognitifs qui font sens immédiatement. Ex : le PR visitant une école ou un hôpital, Airbus plus fort que Boeing… 3. Référentiel global, référentiel sectoriel. Le référentiel d’une Pp peut se décomposer en deux éléments : RG et RS. La relation entre les deux forme le rapport global-sectoriel (RGS). Le référentiel global : - Le RG est une représentation générale autour de laquelle vont s’ordonner et se hiérarchiser les différentes représentations sectorielles. Il est constitué d’un ensemble de valeurs fondamentales qui constituent les croyances de base d’une société, ainsi que des normes définissant le rôle de l’État et des Pp. - Il constitue la représentation qu’une société se fait de son rapport au monde et de sa capacité à agir sur elle-même par l’action publique. - Le RG ne constitue pas vision parfaitement cohérente du monde. Les valeurs qui le composent sont elles-mêmes enjeux de conflits. Ex : la place de la fonction publique. - Le RG n’est pas un consensus mais il balise le champ intellectuel où vont s’organiser les conflits sociaux. - Dans le RG, on a un système de normes et de valeurs hiérarchisé et selon l’époque, certaines normes et valeurs auront la primauté sur d’autres. Le référentiel sectoriel : - Le RS est une représentation du secteur, de la discipline ou de la profession. Son premier effet est de baliser les frontières du secteur. En effet, la configuration d’un secteur comme l’agriculture, les transports ou le social dépend étroitement de la représentation 18 que l’on se fait de la place de l’agriculture, des transports et de la solidarité dans la société. - Les frontières d’un secteur sont l’objet de conflits permanents en liaison avec les controverses sur le contrôle de l’agenda politique. - Comme le RG, le RS est un construit social dont la cohérence n’est jamais parfaite. Au sein d’un secteur donné coexistent toujours plusieurs conceptions de la nature de l’extension des limites sectorielles, l’une d’entre elles étant en général dominante, souvent parce que c’est elle qui est conforme à la hiérarchisation globale des normes existant dans le RG. 4. Les médiateurs. La recherche des agents qui ont la capacité à se situer à cheval entre deux univers de sens constitue un passage obligé de toute analyse du changement de Pp. On pense par exemple aux policy brokers, skilled social actors etc. Ce qui caractérise les médiateurs est leur capacité à faire le lien entre deux espaces d’action et de production du sens spécifiques : le global et le sectoriel. Ces deux espaces se définissent par le fait que les rapports au temps et à l’espace n’y sont pas les mêmes. Les médiateurs vont donc incarner la relation complexe entre les contraintes du global et l’autonomie du sectoriel. C’est en cela qu’ils sont médiateurs du changement. L’étude des médiateurs nous fait constater que le référentiel d’une Pp ne s’identifie pas aux discours et prises de position des élites. La production de sens n’est pas réservée qu’aux intellectuels (universitaires, journalistes). Les médiateurs sont souvent issus des groupes dont ils vont définir le rapport au monde. C’est pourquoi on trouve la plupart du temps dans le référentiel une composante identitaire extrêmement forte car il fonde la vision qu’un groupe se donne de sa place et de son rôle dans la société. L’élaboration d’une Pp est à la fois un processus de construction d’une nouvelle forme d’action publique et un processus par lequel un acteur collectif travaille sur son identité sociale, comme on voit à propos de l’enseignement ou à défense par exemple. Le référentiel ne constitue pas une simple « ressource » manipulable à volonté par les groupes en compétition. Les croyances et les visions du monde n’ont pas un statut équivalent aux ressources monétaires ou organisationnelles. Elles sont le résultat d’une relation complexe entre la place du groupe dans la division du travail et l’identité construite à partir de cette place. Le processus de construction d’un référentiel est à la fois une prise de parole (production du sens) et une prise de pouvoir (structuration d’un champ de forces). Il y a donc alors une relation circulaire entre le processus de construction du sens et le processus de prise de pouvoir : c’est parce qu’il définit le nouveau référentiel qu’un acteur prend le leadership du secteur en affirmant son hégémonie. En même temps, c’est parce que cet acteur affirme son hégémonie que le référentiel devient peu à peu la nouvelle norme. 19 II. Analyser le changement de l’action publique dans les sociétés complexes. En tant que théorie de l’action publique, l’analyse cognitive des Pp est fondamentalement une théorie du changement dans la mesure où elle propose une approche qui prend en compte à la fois les contraintes des structures sociales et les marges de liberté des acteurs. Pour aborder cette question du changement, on peut s’appuyer sur les travaux de Peter Hall sur les transformations des politiques économiques en UK. Selon lui, il y a du changement de Pp quand on peut constater : - Un changement des objectifs des politiques et plus généralement des cadres normatifs qui orientent l’action publique. - Un changement des instruments qui permettent de concrétiser et de mettre en mouvement l’action publique dans un domaine. - Un changement des cadres institutionnels qui structurent l’action publique dans le domaine concerné. Question donc autour de la « nécessité » du changement : pourquoi, à un moment donné, une Pp est-elle soumise à une forme de « contrainte du changement » ? Et de quelle marge les acteurs de cette politique disposent-ils par rapport à cette contrainte ? Question de l’autonomie des gouvernants face au changement qui est au cœur de l’actualité politique. Il est difficile de trouver un domaine d’action publique pour lequel cette question de la contrainte du changement ne se pose pas. Ex : réforme des politiques sociales, transformation des politiques éducatives… On ne peut pas comprendre l’action publique dans les sociétés modernes, et particulièrement les processus de changement des Pp si l’on ne combine pas une approche par les structures*, qui permet de mettre en évidence les contraintes, et une approche par les acteurs. Or, un moyen efficace pour effectuer cette combinaison est de mettre en évidence les mécanismes en fonction desquels les cadres cognitifs et normatifs qui constituent le cœur de l’action publique (les référentiels) sont à la fois l’expression des contraintes structurelles et le résultat du travail sur le sens effectué par les acteurs. *Structure : les structures sont des systèmes d’interaction durables concernant différents sous- systèmes sociaux, ne dépendant pas directement de l’action d’agents identifiables et s’exprimant dans des institutions et des cadres d’interprétation du monde stabilisés. *Acteurs : Les acteurs sont les agents (individuels ou collectifs) identifiables dans la mesure où ils participent directement à l’action publique. 20 1. La question du changement : entre structures et acteurs. - Une vision privilégiant les effets de la société : Pendant longtemps, cette question du changement dans l’action publique a été dominée par des approches de type holiste (qui privilégient les effets de la société sur les comportements individuels). Ex : le marxisme : il pouvait constituer un cadre global commode pour rendre compte des transformations de l’État par des structures (économiques, sociales, institutionnelles, cognitives) qui reflétaient un rapport de domination, cad d’une relation stabilisée dans laquelle un groupe social fait valoir ses intérêts en même temps qu’il fait reconnaître la supériorité de sa vision du monde. Une autre perspective globale a conduit un certain nombre d’auteurs, notamment français, à souligner l’importance de la dimension sociohistorique dans l’analyse de l’action publique. Autre approche : Bourdieu : il prend ses distances par rapport aux modèles purement déterministes en affirmant que « la reproduction de l’ordre social s’accomplit seulement à travers les stratégies et les pratiques par lesquelles les agents se temporalisent et contribuent à faire le temps du monde ». - Autre perspective : la vision américaine. Dans une perspective très différente, l’analyse des politiques publiques s’est au contraire constituée, aux États-Unis principalement, dans une posture individualiste. Alors que la question du changement a fait l’objet d’un très grand nombre de controverses, le problème des structures n’est en réalité présent qu’en creux dans les différentes thèses en discussion. A condition de regrouper, dans une vision large de la notion de « structures », l’ensemble des mécanismes d’ordre historique, institutionnel, économique, social, culturel ou cognitif qui encadrent de manière stabilisée dans le temps les initiatives que les différents acteurs cherchent à prendre. Ex : Lindblom ou Wildavsky ont insisté sur l’importance des contraintes informationnelles ou celles liées aux stratégies de négociation qui pesaient sur les acteurs, en limitant fortement leur capacité à penser le changement et donc à l’organiser. Les approches en termes de choix rationnel (public choice), qui constituent le mainstream de l’analyse des politiques publiques, s’inscrivent dans une perspective fondée sur l’analyse du jeu des acteurs dans un contexte où les institutions comptent beaucoup moins. Démarche qui présente deux limites : - Elle ne rend compte que difficilement des conditions concrètes de production du changement dans la mesure où elle s’appuie sur une définition très abstraite des acteurs intervenant dans le jeu qui sont supposés avoir pu définir des préférences relativement simples et clairement identifiables par l’observateur. 21 - Elle n’explique pas pourquoi, dans certaines situations, des acteurs sont contraints de changer leur position dans le jeu, pourquoi certains acteurs voient leur position s’affaiblir (ils peuvent même être exclus du jeu) alors que la position d’autres acteurs se trouve renforcée. 2. L’apport du néo-institutionnalisme. Théories qui présentent la plus grande proximité avec l’analyse cognitive du changement = les approches néo-institutionnalistes car la question de la relation structure/acteurs y est formulée à travers la relation entre institutions, cadres cognitifs et acteurs : - Les institutions sont ici des « routines, des procédures, des conventions, des rôles, des stratégies, des formes organisationnelles et des technologies autour desquelles l’activité politique est construite » ainsi que des « croyances, paradigmes, codes, cultures et savoirs qui entourent, soutiennent, élaborent et contredisent ces rôles et ces routines » Ces approches mettent donc bien en avant les contraintes que les institutions font peser sur les acteurs, notamment avec l’existence de cadres cognitifs et normatifs, véritables « cartes mentales » à travers lesquelles les acteurs d’une politique publique perçoivent et construisent le réel en éliminant certains éléments et en en sélectionnant d’autres ». L’une des notions clés est ici celle de path dependence (dépendance au chemin emprunté) qui synthétise l’expérience accumulée par les acteurs sous forme d’apprentissage et tend à verrouiller les possibilités de changement en rigidifiant progressivement les croyances des acteurs. 3. L’analyse cognitive du changement. La limite de toutes ces théories du changement est la question de la prédictibilité du changement : dans quelle mesure est-il possible de proposer un modèle théorique permettant, même de façon limitée, de prévoir le changement d’une politique donnée ? L’approche cognitive s’efforce précisément de montrer qu’une telle théorie globale du changement est à la fois possible et nécessaire pour donner un sens aux transformations incessantes de l’action publique. Cette théorie s’articule autour de trois propositions : - Les problèmes qui font l’objet des politiques publiques proviennent de désajustement entre les différents sous-systèmes ou secteurs constituant la société. Ces tensions résultent de la fragmentation croissante entre différents sous-systèmes sociaux dont l’ajustement est toujours plus problématique, chacun de ces sous-systèmes tendant à se constituer en un univers de sens et d’action autonome dominé par des acteurs défendant des intérêts particuliers liés à une représentation spécifique de leur place dans la société. - La perception des problèmes qui résultent de ces désajustements se fait pour l’essentiel à travers une vision globale de la place et du rôle de ces différents sous-systèmes ou secteurs dans la société. 22 - L’objet des politiques est d’agir sur ces tensions, essentiellement en tentant d’adapter les caractéristiques des sous-systèmes concernés pour qu’elles correspondent à ce qu’elles « doivent » être du point de vue de la vision globale. Dans cette perspective, ce que l’on a appelé le rapport global-sectoriel (RGS) constitue l’outil essentiel pour analyser le changement et le rôle de l’action publique dans la régulation du changement social. En effet, si le RGS est l’expression de la place et du rôle du secteur (ou du domaine, ou du champ) dans la société globale, il constitue aussi l’objet des politiques publiques, dont le but est précisément de tenter d’ajuster le fonctionnement du secteur par rapport au global. L’observation des transformations du rapport global-sectoriel permet donc, dans une certaine mesure et à un certain niveau de généralité, de prévoir le changement de politique, parce que les transformations globales prennent la forme d’une contrainte pour les acteurs concernés par une politique spécifique. Ces acteurs doivent d’une façon ou d’une autre en tenir compte parce qu’ils n’ont pas la possibilité d’agir sur le niveau global. Mais cette relation de détermination ne permet pas de prévoir de manière précise les formes concrètes et le contenu spécifique du changement de telle ou telle politique : c’est le sens du changement qui est prédictible et non ses modalités, qui vont dépendre de la capacité des médiateurs à articuler le global et le sectoriel. On peut ainsi dire que les acteurs des politiques publiques sont à la fois contraints par le changement global et libres parce qu’ils possèdent une capacité irréductible à mobiliser des ressources spécifiques et à convertir ces ressources en stratégies particulières. III. Les politiques publiques comme médiation : trois exemples. 1. L’agriculture : la médiation par un groupe professionnel. Permet de montrer comment la transformation d’un groupe social peut être prise en charge dans le cadre d’une Pp par l’action d’une élite syndicale. Avant 1940 : politique agricole française est d’abord une politique de maintenance, marquée par la volonté de freiner l’exode rural grâce à des tarifs douaniers élevés et par un refus de moderniser l’agriculture. La politique agricole de la IIIR est donc conforme au RGS qui caractérise l’agriculture à l’époque : l’activité agricole est largement immergée dans un monde rural encore peu touché par la modernité et la division du travail. Le référentiel global de l’époque, marqué par l’idée libérale du laissez-faire, prend la forme en France d’un référentiel d’équilibre mettant en avant la préservation d’un ordre social qui passe par la prééminence des élites territoriales s’appuyant sur une légitimité locale. Effondrement de cet équilibre avec la chute de la IIIR : l’agriculture devient un secteur économique dont le « retard » est désormais vu comme insupportable, secteur lié à une profonde crise de modernisation en 1958, en décalage avec les transformations de la société française et le RS qui met en avant une qui met en avant la nécessité d’une paysannerie forte et nombreuse. Irruption d’un nouvel acteur : le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). Ses dirigeants (issus de la jeunesse agricole catholique) vont remettre en cause les dogmes auxquels 23 s’accrochaient les élites agrariennes en affirmant l’inéluctabilité des transformations de l’agriculture. Mise en place d’une nouvelle représentation du métier d’agriculteur et mise en avant du rôle social de l’agriculture. Pour cela, ils élaborent des outils intellectuels qui permettent à la paysannerie de comprendre les changements de sa place dans la société. Encouragent le départ des anciens âgés pour aider les jeunes à agrandir leurs terres. Programme du CNJA qui correspond parfaitement aux attentes du gvt qui ne savait comment s’y prendre pour désenclaver l’agriculture à En quelques semaines, le PM s’empare du programme du CNJA pour le convertir en une politique exprimant la transformation complète du référentiel de la politique agricole. Place centrale du CNJA et rôle mineur du ministère de l’agriculture ici à le CNJA joue le rôle de médiateur de la nouvelle politique agricole. Changement de leadership : CNJA prend la direction du secteur agricole à la suite de ce changement de référentiel : dirigeants de la CNJA prennent les commandes de la principale organisation paysanne : la FNSEA. 2. L’aéronautique : la médiation par un groupe d’experts. Montre comment ce secteur industriel a été transformé sous l’action d’une petite élite qui a su ingérer les transformations du contexte global. Médiation par un groupe d’experts. Ici, la médiation s’identifie par un processus de recomposition du système de décision par l’un des acteurs en présence même si elle débouche aussi sur la redéfinition d’un métier : les ingénieurs de l’aéronautique. Jusqu’à la fin des années 1960 : l’industrie aéronautique française est d’abord une industrie d’arsenal. : le choix des produits mis en fabrication et la nomination des dirigeants sont largement aux mains des gvts. Début des années 1960 : croissance du transport aérien souligne la nécessité d’un renouvellement de la flotte des compagnies aériennes. 1966 : ministres français et britannique se concertent et définissent un projet pour un avion court/moyen-courrier : l’Airbus. Les gouvernements choisissent leurs industriels respectifs. L’Allemagne rejoint alors le projet. Entreprise de coopération entre plusieurs pays : problème principal à régler : le leadership. Les choses se passent mal : divergences apparaissent et le projet est abandonné en 1968. à Les responsables français et allemands du programme décident d’étudier clandestinement une nouvelle version de ce projet : épisode qui constitue une rupture par rapport au référentiel de l’arsenal : on cherche à satisfaire la demande du marché mondial et cela remet en cause le compromis politique pour obéir à une stratégie commerciale. Programme relancé en 1969 dans ces nouvelles conditions. 1970 : création du Groupement d’intérêt économique (GIE) Airbus Industrie chargé de diriger le programme. L’industrie allemande, qui risque de se voir inféodée à l’industrie française, obtient que les fonctions de coordination des études et de la production, les fonctions d’interface avec la 24 clientèle et la fonction hautement symbolique des essais en vol soient assurées par Airbus Industrie et non par l’un des partenaires industriels. Décision est fondamentale parce qu’elle va conférer au GIE l’autonomie de décision lui permettant d’assurer le leadership du programme que les dirigeants d’Airbus vont surtout conforter à partir de l’exercice de leur expertise commerciale. Airbus Industrie s’est donc imposé comme l’acteur clef du système de décision, parce qu’il détenait l’expertise la plus stratégique, l’expertise commerciale. Airbus Industrie s’est donc imposé comme un médiateur, même si, jusqu’à une date récente, il ne jouait qu’un rôle de coordination. Il y a bien une relation circulaire entre l’accroissement du rôle d’Airbus Industrie dans le système et la prévalence du référentiel commercial sur le référentiel de l’arsenal. 3. Les politiques du genre : féminisme d’état et mobilisation de la société civile. Différences avec les deux exemples précédents : politiques publiques qui ne correspondent pas à un secteur à proprement parler. Ensuite, le processus d’élaboration des politiques s’effectue par l’interaction entre un groupe d’agents au sein de l’État et des mouvements féministes issus de la société civile. Enfin, les normes des politiques de genre sont fortement reliées au niveau international. Politiques du genre : concernent deux domaines d’action publique : - Premier domaine : regroupe les politiques visant à réduire les inégalités entre les femmes et les hommes. Mesures qui portent ici sur l’égalité au travail, dans la sphère éducative ou dans le domaine des politiques sociales. - Second domaine : concerne les politiques qui touchent à la sphère privée : contraception, avortement, procréation médicalement assistée, mais aussi les politiques concernant la famille, le mariage ou encore les violences à l’égard des femmes. Ces politiques ne constituent pas un secteur d’action publique. Elles sont au contraire dans une situation transversale par rapport à la quasi-totalité des politiques sectorielles. Leur élaboration et leur mise en œuvre ne relèvent pas du monopole d’un groupe professionnel, interne ou externe à l’État. Pour comprendre comment ces politiques changent, il faut donc analyser l’interaction entre des processus de mobilisation sociale et des acteurs politiques et étatiques. Deux exemples : - Certaines politiques ont plutôt été développées par des acteurs étatiques (« féminisme d’État »). C’est notamment le cas des politiques d’égalité professionnelle ou des actions de la Commission européenne visant à promouvoir l’égalité de rémunération h/f. Politique menée essentiellement par un petit groupe de fonctionnaires européennes. - D’autres politiques relèvent d’un mouvement social plus large, où interviennent de façon plus ouverte des organisations féministes. Ex : politiques destinées à promouvoir la parité en politique. Ex : mise à l’agenda de la parité par le gouvernement Jospin en 25 1997 a entraîné une structuration des acteurs de la cause des femmes autour de cet enjeu et a conduit à la mise en place d’une nouvelle politique. Dans le cas des politiques du genre, les processus de médiation sont donc plus difficiles à appréhender que dans celui de politiques plus sectorielles. Il ne s’agit pas d’adapter la vision d’un secteur à une évolution globale mais d’adapter les modes de formulation d’un enjeu, la représentation que l’on se fait des rapports sociaux de sexe à un contexte global perçu comme en évolution. Cette dimension globale est souvent incarnée par des institutions internationales qui vont être porteuses de nouvelles normes, mais elle renvoie aussi à une forme « d’évolution des mœurs » plus difficile à saisir et pourtant bien lisible dans les sondages par exemple (« libéralisme culturel »). Pour autant, on est bien en présence d’une production de savoirs spécialisés qui renvoie finalement à une forme de sectorisation. Ces savoirs relèvent d’un processus de médiation entre une dimension globale et une dimension spécifique, dans lequel des acteurs vont, comme dans les cas précédents, « travailler » sur le sens en construisant de nouvelles définitions de ce que « doivent » être une femme, un homme, une personne homosexuelle etc. Malgré les différences, ces trois exemples montrent les effets déterminants du rapport global- sectoriel : le renouvellement de la politique agricole, les changements de la politique aéronautique ou l’émergence des politiques de genre relèvent d’une forme de « nécessité ». Mais les modalités du changement restent liées aux ressources que les acteurs ont su mobiliser pour imposer un nouveau référentiel. IV. Une théorie des cycles d’action publique. On voit que le principal apport de l’approche présentée ici est d’aller au-delà de la mise en évidence des mécanismes du changement pour essayer d’en découvrir les causes proprement dites. Cette démarche est rendue possible grâce à la combinaison de deux dimensions essentielles : le recours au global et à la longue durée. Comme on a pu le voir sur les trois exemples ci-dessus, c’est le changement de la configuration globale qui pèse sur les acteurs à la fois en leur fermant des choix (dans les années 1970, on ne peut plus construire des avions civils comme des avions militaires) tout en leur ouvrant des possibilités nouvelles dont ils peuvent se saisir, à condition de s’en montrer capables (promouvoir une nouvelle vision de la place des femmes). Le rôle des registres d’argumentation (le référentiel) est alors d’offrir aux acteurs un espace discursif au sein duquel ils vont exprimer les contraintes et formuler les marges de jeu. Si l’on essaie de prendre un peu de recul, on constate que, sur une longue période, l’évolution de ces systèmes de contraintes/marges de jeu qui conditionne le changement des politiques publiques prend la forme d’un enchaînement de cycles dont l’analyse permet de reconstituer une certaine logique de causalité dans la transformation de l’action publique. 26 Un cycle d’action publique est un processus à travers lequel se développe, se stabilise puis se désagrège une configuration globale définissant le rôle et la place des politiques publiques dans le fonctionnement des sociétés. Cette configuration est fondée sur quatre dimensions dont l’articulation est essentielle pour comprendre le système de contraintes et de marges de jeu évoqué ci-dessus : - Un régime de globalisation définissant « l’état du monde » et des relations internationales ; - Un régime économique et social (ou régime marchand) fondé sur un état du capitalisme et un rapport au marché ; - Un régime de citoyenneté définissant le rapport entre les individus et l’espace civique ; - Un régime d’action publique structuré par un référentiel global pouvant être spécifié suivant le pays concerné. Chaque cycle se caractérise par une période de montée en puissance où se met en place l’articulation entre les quatre régimes, un moment de stabilisation et une phase de désagrégation ou de désarticulation combinée avec la phase d’émergence d’un nouveau cycle. A partir de la moitié du XIXe (moment où l’État se structure en formes de Pp), on peut distinguer quatre grands cycles d’action publique : 1. Le cycle libéral-industriel. Va de la fin du XIXe à la crise de 1929. Régime économique et social fondé sur la montée en puissance du capitalisme industriel bénéficiant d’innovations techniques considérables sur fond de transformation des sociétés occidentales (naissance de la classe ouvrière, déclin des campagnes). Régime de citoyenneté correspond à une citoyenneté de classe, qui définit le rapport à l’espace civique à partir d’une position par rapport aux moyens de production (capitaliste, ouvrier, propriétaire foncier, paysan). Cette période correspond à l’instauration de formes bureaucratiques telles que Weber les a décrites, qui constituent le pendant, pour l’État, de l’organisation fordiste de l’industrie. La représentation dominante du monde est structurée autour d’une vision libérale fondée sur un référentiel du laissez-faire : rôle des politiques publiques n’est pas de transformer la société mais d’accompagner le développement économique tout en préservant l’ordre social. Ce modèle connaît son apogée avant 1914 dans le cadre d’un régime international fondé sur le système de Westphalie qui met en avant l’autonomie des États-nations. La PGm, avec ses conséquences sur l’ordre international, marque le début de l’effritement progressif d’un monde au sein duquel les États européens occupaient une place centrale. La crise de 1929, dans ce contexte, apparaît comme une remise en cause de ce référentiel du laissez-faire, car elle porte en elle la nécessité de penser autrement le rôle de l’État par rapport 27 aux mondes économiques et sociaux, en même temps qu’une puissante remise en cause de l’ordre social et politique à travers les mouvements révolutionnaires. 2. Le cycle de l’État-providence. L’après-guerre se caractérise donc par la prédominance d’une nouvelle vision du rôle de l’État, qui est supposé mettre en place des politiques accompagnant les transformations et la modernisation des sociétés occidentales. Ce sont les politiques de l’État-providence qui incarnent le mieux ce nouveau rôle interventionniste. Ce référentiel keynésien porte l’empreinte d’un monde en profonde transformation, symbolisé par les accords de Bretton Woods, les débuts de la guerre froide et la fin des empires coloniaux, qui marque le recul des États européens. Le rôle attribué à l’État dans ce cadre cognitif et normatif porte la marque d’un régime de capitalisme organisé par l’action publique. Pour la citoyenneté, la mise en place des États-providence s’appuie sur l’émergence d’une forme de citoyenneté professionnelle, ou sectorielle, qui supplante progressivement les différentes formes d’identité territoriales tout comme les identités de classe : le rapport à l’espace civique, et donc l’identité sociale, passe d’abord par l’insertion dans un espace professionnel. Ex en France : nouveau référentiel porté par les élites issues de la Résistance (CNR) qui sont converties aux idées keynésiennes et soucieuses de moderniser le pays sous l’impulsion de l’État. Cycle de l’État-providence corresponde globalement aux « Trente Glorieuses ». La crise des années 1970 fait perdre de l’influence au référentiel keynésien et le monde change alors de processus de globalisation à la fin de la guerre froide. 3. Le cycle de l’État-entreprise. Au cours de cette période, un nouveau régime de mondialisation marqué par la multipolarité des acteurs étatiques et non étatiques se met en place. On voit alors s’enclencher de nouveau ce processus de remise en forme et de remise en sens de toutes les politiques sectorielles par rapport à un nouveau référentiel global : le référentiel de l’efficience publique. Nouvelle vision de l’action publique qui met l’accent sur les mesures à prendre pour que l’État ne soit plus un « fardeau » pour le développement économique et social. « Tournant néolibéral » : correspond avant tout à une redéfinition de la frontière État/marché, avec un recentrage et un durcissement du rôle des politiques publiques au détriment de certaines prestations de services. Ce nouveau référentiel porte de nouvelles normes pour l’action publique : limitation des dépenses publiques, modernisation de l’État, ouverture à la concurrence des services publics… 28 Les modes de gestion privée tendent à être érigés en modèles pour la gestion publique, avec pour objectif affiché d’améliorer l’efficacité et surtout l’efficience (le rapport coûts/résultats) des Pp. Référentiel de l’efficience publique qui exprime le rôle de l’action publique dans un contexte de globalisation et de financiarisation du capitalisme, qui limite de manière drastique l’autonomie des différents gouvernements pour définir leurs propres politiques, notamment dans le domaine économique et social. Liée à la pensée économique de l’École de Chicago qui privilégie l’offre plutôt que la demande. Influence sur le FMI, la Banque mondiale. Régime de citoyenneté désormais centré sur l’individu avec deux axes : - Les individus cherchent à échapper aux contraintes des identités imposées, qu’elles soient locales, de classe ou sectorielles, pour s’orienter vers des identités « choisies » avec lesquelles ils vont « négocier » en quelque sorte leur appartenance à la sphère civique. - à travers le modèle néolibéral tel qu’il s’exprime dans les nouvelles politiques, les individus sont en quelque sorte « sommés » d’être les « entrepreneurs de leur propre vie ». Tournant des politiques sociales vers une logique d’activation. 4. Le cycle de la gouvernance durable. Aujourd’hui, tout porte à croire que l’on assiste à la première phase d’un nouveau cycle d’action publique. En effet, les indices d’un changement des cadres cognitifs et normatifs globaux sont nombreux. On en retient principalement deux : - Premier indice de changement : la question environnementale : la question du développement durable va occuper une place grandissante sur l’agenda des politiques publiques et peser de plus en plus sur les processus de leur élaboration. - Deuxième indice de changement : la crise financière de 2008 qui pourrait jouer un rôle similaire à la crise de 1929, qui avait marqué le début du processus de basculement dans un référentiel keynésien. La montée en puissance de ces nouveaux enjeux correspond à l’entrée dans une phase nouvelle de la globalisation, qui n’est plus, comme dans les années de la fin du XXe siècle, une « globalisation occidentale », mais intègre de plus en plus clairement les nouvelles puissances économiques au Sud. Processus complexe marqué par une fragmentation de l’action publique internationale. Cette globalisation entraîne des changements de régime de citoyenneté : la citoyenneté en réseaux : la participation à l’espace civique passe par l’appartenance à des communautés virtuelles choisies. Les gouvernements sont alors soumis à des pressions contradictoires et le régime d’action publique qui s’installe dans un tel contexte en porte la marque. Les exigences pesant sur l’action publique pour prendre en charge des problèmes de plus en plus globaux et de plus en plus 29 complexes, parce que de plus en plus intersectoriels, s’accompagnent d’un affaiblissement des capacités de l’État à mettre en place des politiques efficaces, alors même que les instruments de politiques publiques sont de plus en plus sophistiqués. * * * On peut présenter schématiquement cette approche en termes de cycles dans le tableau suivant : Plusieurs précautions à prendre pour utiliser ce modèle afin d’analyser les transformations de l’action publique sur le long terme : - Première précaution : le caractère universel du référentiel global. S’il peut refléter à un moment donné, un certain « état du monde » à travers un régime économique et social et un régime de citoyenneté, cela ne signifie pas forcément que ses effets vont être identiques dans tous les pays. Un même état du monde se traduira par une contrainte cognitive et normative différente en fonction des spécificités culturelles, politiques, institutionnelles de chaque pays. Ex : on peut repérer partout un changement de référentiel après la crise de 1929, mais il ne se traduira pas de la même façon aux États-Unis (New Deal), au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves. De même, le tournant néolibéral qui se fait sentir partout dans les années 1980 prendra des formes différentes avec R. Reagan, M. Thatcher ou… F. Mitterrand. - Deuxième précaution : les rapports entre changements de cycle et changement institutionnel. Changement de cycle ne signifie pas changement radical d’institution, mais reconfiguration du rôle et du fonctionnement des institutions. 30 Ex : rôle des organisations internationales comme la Banque mondiale ou le FMI qui, après avoir été des piliers du système de Bretton Woods, deviendront des symboles du tournant néolibéral. - Troisième précaution : la succession des cycles ne correspond pas à un retour au point de départ, mais au passage à une nouvelle phase de l’action publique. Le changement de cycle ne se traduit pas non plus par un renouvellement complet des cadres de l’action publique. 31 Plan. Introduction. Chapitre 1. De la théorie de l’État à l’analyse des politiques publiques. I. La genèse de l’État et la naissance des politiques publiques. II. Les origines de l’analyse des politiques publiques. III. La boîte à outils de l’analyse des politiques publiques. IV. La genèse des politiques publiques Chapitre 2. Les politiques publiques comme configurations d’acteurs. I. La question de la rationalité des acteurs. II. Administrations et politiques publiques. III. Réseaux, forums et communautés de politiques publiques. IV. Les politiques publiques transforment la politique. Chapitre 3. Expliquer le changement : l’analyse cognitive des politiques publiques. I. Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde. II. Analyser le changement de l’action publique dans les sociétés complexes. III. Les politiques publiques comme médiation. IV. Une théorie des cycles d’action publique. 32 33

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