FC n°1 (AC) - Anatomie et Révolution - PDF
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Université Lille 2 Droit et Santé
Professeur Devinant
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These notes cover the history of anatomical thought and the revolution in the field. They explore the progression of knowledge in the sciences and introduce the concept of scientific revolution.
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Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Santé, Société, Humanité Histoire de la pensée médicale: Anatomie et révolutions Semaine n°2 : 19/09/2024 Heures de cours : 8h - 11h Professeur : J. DEVINANT Correcteu...
Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Santé, Société, Humanité Histoire de la pensée médicale: Anatomie et révolutions Semaine n°2 : 19/09/2024 Heures de cours : 8h - 11h Professeur : J. DEVINANT Correcteur : Lucie NOËL Binôme : Marie LENOIR / Ninon BRUET - Lylou COPLO / Baptiste PONCHANT - Ines HAUTECŒUR / Bertille COQUERELLE Plan du cours I. Introduction III. Le renouveau de l’anatomie à l’époque A. Citation de Georges moderne Canguilhem A. J. fernel B. 1628: une rupture B. Vésale et la nouvelle anatomie géniale? C. Harvey et la découverte de la circulation II. L’anatomie dans l’antiquité IV. Rupture et continuité : la notion de A. De l’antiquité classique à révolution scientifique la révolution alexandrine A. La révolution scientifique de Harvey B. La continuité du projet B. La théorie des révolutions dans les anatomique par Galien sciences 1 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Remarques: - L’idée n’est pas de nous faire faire de l’histoire de la médecine juste pour en faire, ou pour notre culture générale (même si c’est bien d’en avoir). Un des enjeux des cours de sciences humaines, c’est de créer une culture commune en santé pour que les futurs médecins aient tous une même perception de l’histoire de leur discipline. - Ce cours porte sur l’histoire de l’anatomie, la révolution, la continuité et la rupture dans les sciences. Le but ? Utiliser ce cours comme illustration pour nous faire réfléchir à des caractéristiques structurelles de la discipline, des sciences en général. - Le prof utilise l’anatomie pour nous faire réfléchir à propos de la progression du savoir dans les sciences (comment les sciences progressent-elles ?). - Le point central sur lequel discutent les historiens de la médecine est la révolution scientifique. - Si on s’est déjà un peu intéressé à l’histoire de la médecine, des sciences (pour sa culture personnelle), on a sûrement eu accès à des articles, des ouvrages de vulgarisation qui ne sont pas réalisés par des historiens (donc pas toujours bien faits). I - Introduction On va s’intéresser à la notion de grande découverte, plus particulièrement au cas de l’anatomie en médecine et à son rôle dans la transformation des savoirs médicaux. Le cours porte sur 2 périodes : l’Antiquité et l’époque classique (16 et 17ème siècle). A. Citation de Georges Canguilhem Georges Canguilhem est une grande figure de l’histoire de la médecine et de la philosophie de la médecine en France, tout particulièrement au XXème siècle. Dans le livre Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, son propos est de montrer qu’il y a une spécificité des sciences biologiques par rapport aux sciences physiques. 2 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant « Il conviendrait de se demander à partir de quelle date on peut repérer dans les sciences des êtres vivants (sciences biologiques)*, quelque fracture conceptuelle de même effet révolutionnaire que la physique relativiste ou la mécanique quantique. (...) Souvent le chercheur de rupture (mauvais chercheur) croit (...) qu’un savoir scientifique s’inaugure par une rupture unique, géniale (les génies n’existent pas). Souvent aussi l’effet de rupture est présenté comme global affectant la totalité d’une œuvre scientifique. Il faudrait pourtant savoir déceler, dans l’œuvre d’un même personnage historique, des ruptures successives ou des ruptures partielles. Dans une trame (base d’un tissu) théorique , certains fils peuvent être tout neufs alors que d’autres sont tirés d’anciennes textures. Les révolutions coperniciennes et galiléennes ne sont pas faites sans conservation d’héritage » - Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie *(Entre parenthèses = commentaires du prof) Ce qui est affirmé dans ce texte est vrai, tous les historiens des sciences montrent que l’évolution de la connaissance n’est pas quelque chose qui apparaît soudainement, étape par étape, de manière ordonnée. B. 1628 : une rupture géniale? 1628 est un exemple de grande date de l’histoire de la médecine où on peut repérer une fracture conceptuelle (une grande rupture avec un avant et un après ). En effet, en 1628, le médecin anglais William Harvey publie le De motu cordis (mouvement du cœur) où l’idée de circulation sanguine est exposée pour la première fois dans l’histoire de la médecine occidentale. C’est une découverte majeure. Dans notre conception moderne du système sanguin, le sang est lié au cœur et aux vaisseaux (artères et veines), les vaisseaux sont eux-mêmes rattachés au cœur ainsi qu’aux poumons (système cœur-poumon). Pour nous, cela va de soi, mais ça n’a pas toujours été le cas. → Pourquoi la découverte de la circulation sanguine est un événement aussi tardif alors que le phénomène est clair et évident ? → Comment en est-on arrivé à notre conception moderne ? 3 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant C’est le résultat d’une histoire longue, sinueuse avec des rebondissements et dont la progression est irrégulière. Il n’y a pas eu de grandes illuminations (le « Eurêka » d’Archimède : représentation « débile » de l’histoire des sciences), il n’y a pas eu de grandes révélations, pas d’épiphanies ni de grandes transformations radicales. Il faut éviter de penser que le développement de l’anatomie dans l’histoire de la médecine occidentale est un progressif surpassement de barrières culturelles. Il ne faut pas penser que la science a réussi à faire tomber des freins qui auraient été d’ordre religieux, culturels, de représentation sociale. Comme si l’histoire de la dissection pouvait se réduire à des circonstances socioculturelles déterminées (exemples : superstition à l’égard des cadavres, « je vais pas ouvrir le corps car j’ai peur du jugement divin » : totalement faux). Autopsie = voir par soi-même. L’autopsie peut paraître être la méthode la + appropriée pour comprendre ce qui se passe dans notre corps mais ça n’est pas une tendance naturelle de l’être humain. Ce n’est pas quelque chose à quoi il faudrait laisser place. L’autopsie est une méthode scientifique qui s’est construite. II - L’anatomie dans l’antiquité A. De l’antiquité classique à la révolution alexandrine a. L’antiquité classique (Ve siècle avant notre ère)1 Dans l’antiquité classique, la médecine est basée essentiellement sur le régime, sur la régulation du mode de vie en général (ce qu’on mange, notre comportement, etc). Pour le pathologique, il y a usage de médicaments et s’il y a usage de chirurgie (qui existe déjà pendant l’Antiquité classique), elle est plutôt conçue comme un dernier recours. Cette chirurgie est plutôt une chirurgie externe : réduction des luxations et des fractures, traitements des plaies, des blessures, réduction des prolapsus utérins. En effet, dans l’Antiquité classique : pas de connaissances détaillées de l’intérieur du corps. Aucune mention n’est faite dans la médecine hippocratique, classique de la dissection humaine. Dans le corpus hippocratique (qui est pourtant complexe) : pas de trace de dissection. Donc on a de fortes raisons de croire qu’on ne disséquait pas à cette époque là. 1 L’Antiquité classique → époque de Platon, d’Hippocrate, d’Aristote. 4 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Les seuls exemples qu’ils pouvaient avoir sur l’intérieur du corps humain sont des constructions imaginaires faites sur le modèle de la boucherie : ils savaient découper des porcs, des moutons, des chèvres.. Ils résonnaient donc par analogie avec l’animal mais aussi avec des artéfacts , des objets du quotidien (ventouse, pompe à eau, piston…). Théorie de l’utérus vagabond (théorie qui montre qu’à cette époque, ils ne cherchaient vraiment pas à comprendre l’intérieur du corps humain) : C’est une théorie qui a été admise et mise en pratique pendant une bonne partie de l’Antiquité. Le corps féminin serait une sorte de tube dans lequel l’utérus vagabonderait, se déplacerait à mesure des cycles menstruels. On considère qu’on peut attirer ou repousser l’utérus en introduisant dans le corps (par le vagin ou par le nez) des substances (odorantes en général), pour régler des problèmes. Cette théorie montre que le fait de ne pas regarder à l’intérieur a des implications sur la manière dont on pratique la médecine. b. L’époque de Dioclès de Caryste Les choses changent à partir du IVème siècle avant notre ère (fin de l’époque classique) et c’est Aristote qui lance ses disciples (l’école péripatéticienne, l’école d’Aristote) dans un vaste programme de recherches zoologiques et biologiques. Aristote n’est pas juste un philosophe, c’est un savant universel connu pour ses recherches biologiques et zoologiques. C’est dans ce contexte là que la première personne à avoir apparemment réfléchi scientifiquement à la dissection nous apparaît : c’est Dioclès de Caryste (un des disciples d’Aristote). Il s’intéresse à la dissection animale, faite par un médecin et dans un contexte de recherche scientifique. c. La révolution alexandrine Pour l’anatomie et la dissection humaine, il faut attendre le IIIème siècle avant notre ère (280 AEC). C’est à Alexandrie, à l’époque héllenistique que l’anatomie humaine paraît avoir été pratiquée réellement pour la première fois dans l’histoire de la médecine occidentale. 5 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant 2 médecins qui l'ont pratiqué (+++) : Hérophile de Chalcédoine (330 ?- 260 ?) Érasistrate de Céos (320 ? - 250?) Ce sont des contemporains grecs2 dont les noms sont présents sur les facultés de médecine à Paris : ce sont des figures importantes. A l’époque il y a une forte politique culturelle menée par les successeurs d’Alexandre, les Ptolémées, pour faire briller scientifiquement et culturellement leur royaume. C’est l’époque de la bibliothèque d’Alexandrie. Ils cherchent à rayonner scientifiquement en faisant venir les meilleurs scientifiques sur le territoire parce que ça a des implications politiques.(comme les Américains avec la fuite des cerveaux aux États-Unis par exemple) Hérophile et Erasistrate sont venus travailler à Alexandrie car c’était le « meilleur endroit » à l’époque3. → Pourquoi est-ce à Alexandrie que l’on a eu pour la première fois de la dissection humaine ? L’hypothèse souvent avancée dans les histoires et vulgarisation médicale, c’est que c’est un lieu plus favorable à cette pratique que la Grèce → Pourquoi l’Egypte serait-elle un lieu plus favorable? Proposition d’un étudiant: Les Egyptiens maîtrisaient l’embaumement des corps. Il y avait en effet un savoir faire des prêtres embaumeurs, un savoir faire de découpage, de distinction des différents tissus, on savait ce qu’il fallait retirer ou non. (Raison extrinsèque) Mais cette idée ne convainc pas les historiens. L’ouverture d’un corps à des fins de connaissance, pour savoir ce qu’il se passe à l'intérieur, n'est pas la même chose que l’ouverture d’un corps à des fin d’embaumement, et il n’est pas certain (pas de traces) que les médecins de cette époque aient utilisé un quelconque savoir faire Egyptien. 2 plus précisément des grecs d’Asie mineure, ce qui correspond aux grecs de la côte Turque. A cette époque c’est la Grèce. 3 Ce serait comme aller à Harvard aujourd’hui 6 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Il y a sans doute aussi des raisons d' ordre socio-politique. Autre raison extrinsèque : en n’étant pas en Grèce mais à l’étranger, les médecins de cette communauté scientifique se sont retrouvés dans une situation d’expatrié. Ils vivaient moins fortement la pression sociale qu’en Grèce. Le veto populaire qui pouvait s' exercer sur ce type de pratique ne se serait pas exercé sur ces médecins qui sont dans une situation extraordinaire. C’est plus facile de faire ce que l’on veut quand on a pas besoin de rendre des comptes à l’entourage direct. Ces raisons jouent certainement mais ne sont probablement pas les causes principales. 2 choses à retenir sur ces 1ères dissections humaine : Avec les alexandrins, Hérophile et Érasistrate, (puis avec Galien dont on parlera après) ce sont des médecins qui s’approprient l’anatomie (contrairement à Dioclès par exemple qui est biologiste et fait des explorations biologiques et zoologiques) Le but n’est plus de comprendre pour comprendre mais de comprendre pour soigner (changement de regard) On ignore énormément de choses sur ce moment important de l’histoire de la médecine : c’est le hasard de la transmission des textes (bibliothèques qui brûlent, manuscrits non recopiés…). On sait que Hérophile et Érasistrate ont beaucoup écrit mais on n’a malheureusement pas les textes. On sait seulement ce qu’en disent les sources ultérieures comme Galien. Exemple très débattu: on ne sait pas si Hérophile et Érasistrate ont fait, non pas seulement de la dissection humaine, mais de la vivisection (= ouvrir un corps en vie). C’est très important d’un point de vue théorique, il y avait un débat à l'époque dans l' école aristotélicienne pour savoir si un corps mort était pareil qu’un corps vivant. Cela ne va pas de soi d’aller voir un corps mort pour comprendre un corps vivant, ○ Qu’est ce qui ne nous dit pas qu'après la mort il y a une métamorphose interne ? Un élément central qui disparaît ? ○ Qu’est ce qui nous dit que d’entrer dans un bâtiment permet de comprendre comment fonctionne le service à l'intérieur ? 7 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Il y a cette idée fondamentale que le corps mort n’est pas vraiment le corps vivant. Donc savoir si oui ou non ils ont fait de la vivisection est très important pour comprendre dans quelle perspective (quel objectif) ces dissections ont été faites. L’idée de vivisection apparaît dans des sources tardives, a plusieurs siècles de distance, chez Tertullien (auteur chrétien) et chez Celse : auteurs tardifs dont on ne connaît pas vraiment la validité du témoignage, tout ce que l’on sait c‘est qu’ils sont critiques. Celse prend parti, « oui c’est important de disséquer le mort, on apprend des choses ». C’est à la fois un témoignage et une grosse critique. Comme c’est le seul témoignage qu’on a, on n’en connaît pas la fiabilité Il est probable qu’il y ait eu des vivisections mais : ○ On n’est pas sûrs ○ On ne connaît pas l’ampleur de la chose ○ On ne sait pas si ça a été accepté Hérophile et Érasistrate ont développé des connaissances anatomiques , dans 2 domaines : réseau sanguin et réseau nerveux. Travail sur le système sanguin : Hérophile pour la première fois a distingué : ○ les artères (paroi susceptible de pulser ) ○ les veines (où ça ne se pulse pas) Il a montré qu'il y avait du sang dans les deux. L’autre option était qu’il y avait de l’air dans les artères puisque ça pulse, comme une pompe, c’était l’opinion courante. (A fini par être abandonnée) Il a tenté de mesurer le battement du pouls avec l' aide d’une horloge a eau 8 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Il avait une science du pouls particulièrement développée Travail sur le système nerveux : Hérophile a montré le lien entre cerveau, moelle épinière et nerf Il a introduit distinction entre nerf sensitif et nerf moteur A cette époque on ne faisait pas de distinction entre nerf et tendon (pour nous situer) Cet aspect a été développé par Erasistrate qui a montré le fonctionnement des nerfs rachidiens et des nerfs cérébraux dans la mise en œuvre du mouvement musculaire (comprendre comment on bougeait les bras par exemple) Erasistrate a aussi développé l’anatomie particulièrement fine du cerveau, qui ne servait pas à grand chose mais qui paraissait plutôt juste (lobes du cerveau) Ces grandes découvertes anatomiques vont imprimer une marque durable sur la médecine occidentale notamment à partir de Galien, avec ce qu’ il va construire de ces découvertes. Ce n’est pas ce que Hérophile et Érasistrate disent, mais ce que Galien va en faire qui va être important Dernière chose à savoir sur cette révolution anatomique alexandrine, cette période de dissection humaine a duré très peu de temps : le temps de la génération d’Hérophile et Erasistrate.4 On a fait de la dissection humaine à Alexandrie au IIIe siècle puis un peu au IVème et on a arrêté ensuite (chose sûre). Galien, qui est un grand anatomiste de l’antiquité, n’a pas fait de dissection humaine. → Pourquoi ? C’est un grand mystère de l’histoire de la médecine, où plutôt un problème. Il est nécessaire d'être dans des conditions particulières pour faire ces pratiques. Il faut s’imaginer, en Egypte sans chambres froides. Mais il y a avant tout des raisons internes au développement des connaissances médicales. 4 On parle de leur génération et pas juste de leur vie en l’absence de traces écrites et donc de dates. 9 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant ○ Raison 1: Les valeurs de ces découvertes, de la dissection pour la médecine. Est-ce valable de raisonner sur un corps à partir d’un cadavre ? A l’antiquité c’est un réel bazar au niveau des écoles médicales. Certaines refusent de raisonner au-delà de la barrière de la peau, on devrait alors émettre des suppositions mais cela n’est pas possible car la médecine doit être purement empirique. Il y a un doute dans la communauté médicale sur la valeur de la dissection pour la médecine ○ Raison 2 : Une inefficacité de ces découvertes dans la pratique médicale. On reconnaît aujourd’hui que l' anatomie d’ Hérophile et Érasistrate est particulièrement bonne, pourtant elle n’a pas débouché sur des recours thérapeutiques, la médecine n’a pas changé. (on continue à utiliser les humeurs par exemple) L'époque hellénistique dans l’histoire de l’anatomie antique constitue donc un moment privilégié, un peu à part et ponctuel. B. La continuation du projet anatomique par Galien Galien (IIe siècle de notre ère) est le 2eme plus grand médecin de l’antiquité (après Hippocrate) Il a beaucoup écrit et on possède beaucoup de ses travaux. Il est la source principale pour toute la suite de l’histoire de la médecine occidentale et de la médecine médiévale. Il est grec et habitait en Turquie (Asie mineure). Il a fait l'essentiel de sa carrière à Rome5 On s’intéresse à ce qu’il a fait pour l' anatomie.6 5 Il a vécu à l’époque du film Gladiator (pour situer) et a été médecin de Commode 6 Des collègues du Pr. Devinant sont en train de tenter de reproduire les démonstrations anatomiques de Galien en traduisant les textes, et une équipe d’anatomistes et de vétérinaires travaille pour reproduire exactement ce qu’il a fait. 10 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant a. L’anatomie, essentielle du point de vue des conceptions galéniques Galien s’est fait connaître par ses démonstrations anatomiques en public (manière à l'époque pour montrer qu’on était un bon médecin). Il a été le seul capable de sortir un intestin et de le remettre en place (sur un singe) Ici, on a un exemple de ce que pouvait être une dissection animale de Gallien en public, en expliquant ce qu’il est en train de faire. L’anatomie était particulièrement importante pour Galien car elle donne accès à la fonction, l' anatomie de galien est fonctionnelle Une de ses idées centrale dans « De usu partium » (= de l’utilité des organes ) c’est que la nature est providentielle (= il y a une raison à pourquoi elle nous a constitué comme elle l’a fait) et qu’il y a une explication téléologique (= expliquer les structures par leur but, parce qu'elles permettent de faire) aux structures que l’on observe dans le corps humain. Exemple : la forme allongée de la trompe de l’éléphant. Il faut prendre en compte le mode de vie de l’animal : la nature a doté l’éléphant d’une trompe car il en a besoin pour traverser les fleuves, pour respirer en levant la trompe hors de l’eau, et s’en sert pour la préhension car il n’a pas de mains. L’anatomie même si elle est très bonne et précise n’est pas une simple observation méthodique. Elle est toujours ordonnée par les activités accomplies par ces parties L’exemple de la trompe de l’éléphant est facile, il suffit d’observer son comportement.. Mais pour les structures aortiques (exemple de structure interne), c’est plus difficile et c’est la forme qui va nous aider à comprendre l’action réalisée par telle ou telle partie. Dans cet état d’esprit, il a pratiqué beaucoup de vivisections animales7 L’idée était toujours la même : il fallait introduire une perturbation volontaire dans un système fonctionnel pour voir quelle activité allait être endommagée. On étudie des 7 Il choisissait ses sujets : les singes font trop mal au cœur quand ils crient, donc il faut prendre les chèvres et leur couper les cordes vocales pour travailler tranquillement. On passera l’aspect éthiquement discutable… 11 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant activités, on suppose qu’il y a un système qui accomplit une fonction, et quand on met un grain de sable, on cherche à voir quelle activité en sera lésée. Exemple : il ouvre la boîte crânienne d’un singe et comprime les ventricules cérébraux. Il observe une perte de conscience, donc il y a un lien entre les activités conscientes et le cerveau. Lorsqu’on cesse de comprimer, le singe revient à lui. Il y a donc quelque chose dans le cerveau qu’on a empêché de circuler en comprimant les ventricules, et qu’il s’est rétablit lorsque l’on a arrêté. Autre exemple : la section étagée de la moelle épinière. Il commence par couper en bas : ça ne bouge plus en bas, puis un peu plus haut : il regarde à partir d’où ça ne bouge plus, et ainsi de suite jusqu’aux muscles du visage. Il comprend ainsi le fonctionnement du système nerveux et son sens. On lui doit des découvertes importantes, notamment en anatomie des muscles : dans nos sources, il est le premier à avoir décrit le nerf récurrent laryngé. Mais Galien a aussi commis un certain nombre d’erreurs. b. Les erreurs de Galien Schéma de Léonard de Vinci qui représente des perforations dans le septum interventriculaire du cœur. En réalité c’est faux : le septum n’est pas troué sinon ce serait mauvais pour le fonctionnement du cœur. Il marque ces pores invisibles car c’est une des erreurs de l’anatomie de Galien qui est restée dans le temps. Ses erreurs bien connues sont dues à plusieurs causes : 1ère cause : Il travaille par analogie avec l’animal (car c’est une tradition antique). Son modèle principal est le macaque de barbarie, ce qui l’a conduit à des analogies hasardeuses. ○ Exemple : il attribue dans son système physiologique un rôle important au rete mirabile (« filet admirable »). C’est un tissu très vascularisé à la base du cerveau chez certains mammifères, comme le mouton, mais qui n’existe pas chez l’Homme. Il ne fait pas d’anatomie comparée, qui s’est développée à la fin du 12 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant XIXe (pour comparer des espèces il faudrait se baser sur la théorie de l’évolution). e 2 cause : son problème principal est le fait que son anatomie est entièrement ordonnée à montrer la fonction (= anatomie fonctionnelle). Ça l’amène à réviser ses propres observations sur la base de ce qu’il devrait voir et non pas ce qu’il voit (ce qui explique les perforations ventriculaires). ○ Exemple : il a compris que les valves cardiaques sont à sens unique, que le sang se trouve dans le ventricule gauche, et que pour que ça circule bien il faut ces perforations qui permettent le passage. Cette idée qu’il se fait du fonctionnement du cœur l’amène à réviser ses observations anatomiques et à les postuler (raisonnement fonctionnel) par analogie avec une autre structure (très dure à voir) : les anastomoses terminales du réseau veineux. c. Le système physiologique de Galien Le système physiologique mis en place par Galien s’est fait à partir de ses travaux anatomiques. Pendant longtemps il constituait la compréhension de la physiologie humaine. Dans la physiologie antique, il était dur de comprendre la relation cœur/poumon. Comprendre le souffle n’est pas évident : Initialement on ne comprenait pas ça comme un cycle expiration/inspiration. Certains considèrent que le souffle vient du corps lui-même : par exemple pour Aristote, la respiration a pour fonction de refroidir car le cœur a tendance à s’échauffer, c’est la chaleur vitale. Cet échauffement du cœur dilate les poumons et le thorax, ce qui fait entrer de l’air frais et ainsi provoque une rétractation. Dans le modèle de Galien c’est très différent. Le corps humain serait composé de 3 systèmes liés à 3 principes ou points de départ : Le cerveau, connecté au système nerveux central (moelle épinière et nerfs). Ce système est chargé d’un certain nombre de fonctions cognitives, motrices et sensitives. Le cœur, connecté aux artères (uniquement) pour les fonctions/chaleur vitale. Le foie (organe central dans le système galénique) connecté aux veines avec pour fonction de nourrir le corps. 13 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Le fait de mettre en relation le foie et le sang n’est pas propre à Galien. Il y a des veines de gros calibre (dont la veine cave supérieure) qui se branchent sur le foie, et plus on s’éloigne du foie, plus les veines sont petites. Donc les Grecs pensaient que le foie est la source des veines et que son fonctionnement reposait sur le modèle de l’irrigation. Le foie est comme une source qui produirait le sang, qui est diffusé dans l'ensemble du corps où il va être consommé (comme la terre boit l’eau quand on irrigue le champ). C’est un modèle de production continue. Le système physiologique de Galien est le suivant : Le sang est produit à partir de chyle (= nourriture fluidifiée par l’estomac), qui est apporté au foie par la veine porte. Le foie produit un premier sang sombre et épais, qui est diffusé dans l’ensemble du corps humain par les veines sur le modèle de l’irrigation. Comme il est diffusé partout, il arrive dans la partie droite du cœur (par la veine cave). Arrivé là une partie du sang va vers les poumons et l’autre partie passe par les pores invisibles du septum interventriculaire pour arriver dans la partie gauche du cœur. Dans le ventricule gauche, le sang change de couleur et devient plus rouge et écumeux car il est chargé de pneuma vital récupéré de l’extérieur. Cette transformation dans le cœur gauche lui donne cette capacité supplémentaire d’entretenir la chaleur vitale dans les organes. Ce nouveau sang est distribué à l’ensemble du corps sur le modèle de l’irrigation. Une partie de ce nouveau sang va arriver jusqu’au cerveau. Quand ce sang arrive au cerveau (notamment dans le rete mirabile), il subit une nouvelle transformation qui crée le pneuma psychique contenu dans le système nerveux, et sera en charge de la cognition, la motricité et la sensibilité. On a donc un système cohérent qui fonctionne assez bien, qui rend compte des principales fonctions physiologiques, basé sur une anatomie très bonne, et qui rend compte de beaucoup de faits anatomo physiologiques. 14 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Explication des dénominations utilisées (théorie dans observations) : (++) Il est question d’« artère veineuse » et de « veine artérieuse ». Aujourd’hui ces dénominations ne sont plus utilisées : l’artère veineuse est la veine pulmonaire, et la veine artérieuse est l’artère pulmonaire. Pour les modernes, ce qui distingue la veine de l’artère est le sens de circulation alors que pour Galien, c’est le contenu : sang sombre et épais dans les veines pour la nutrition et sang clair qui sert à la distribution de la chaleur vitale dans les artères. Hors, Galien a bien remarqué qu’il y avait des différences structurelles entre les veines et les artères (les artères qui pulsent ont une tonicité différente de celle des veines). Dans le cas du poumon : il apparaît que l’artère ressemble à une veine, et la veine a la tonicité d’une artère (d’où l’appellation d’artère veineuse et de veine artérieuse). Il faudra attendre la découverte de Harvey en 1628 pour que ces dénominations changent. d. L’anatomie au moyen-âge: 1000 ans d’immobilisme ? Le Moyen-âge est souvent défini comme l’âge sombre où il ne se passe rien. → Est-ce qu’en anatomie on peut dire qu’il y a eu 1000 ans d’immobilisme ? Que personne n’a eu l’idée de remettre en cause/étudier ce système physiologique ? Non : il n’a pas fallu attendre Harvey pour que des désaccords se fassent avec ce schéma galénique. Dans la médecine médiévale : Il y a eu une évolution du système physiologique galénique8. Sauf que ce système est simplifié et radicalisé à cause de l’enseignement de la médecine, qui est un enseignement dogmatique. Sur le schéma du système physiologique de Galien : il y a du sang qui passe du cœur droit au cœur gauche, mais il y a aussi du sang qui passe par le poumon pour retomber dans le cœur gauche. Ce système est complexe et subtil. Le galénisme ultérieur va pousser les choses plus loin et insister sur le passage par les pores invisibles en finissant par éliminer de sa physiologie le passage pulmonaire. Cela devient encore plus simple et encore plus dérangeant. 8 (la médecine à partir du VIe – VIIe siècle jusqu’au XVIIe siècle est galénique car c’est LE système médical qui va être adopté) 15 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Au XIIIe siècle, le savant arabe Ibn an-Nafis9 rejette frontalement l’idée de pores invisibles dans le septum interventriculaire. Il explique que le seul trajet possible entre les parties droite et gauche du cœur se fait par les poumons. Il s’oppose à l’autorité de Galien et le fait en se basant sur ses propres observations anatomiques. → Pourquoi n’est-il pas plus connu que William Harvey ? Car ce moment de la pensée médicale reste sans réel impact pour des raisons politiques. Il ne sera pas traduit en latin et ne va pas diffuser dans la suite de l’histoire de la médecine occidentale. On peut y voir une forme d’occasion manquée. Il est plus intéressant de se demander : → Pourquoi avant l’époque moderne il n’y a pas eu beaucoup d’autres observations de ce type qui viendraient contredire les données de l’anatomie galénique ? → Pourquoi n’a-t-on pas cherché à vérifier le système physiologique ? Obstacles externes, liées aux conditions sur lesquelles s’exerce la pensée scientifique : L’usage restreint de l’expérimentation On ne recourt pas systématiquement à la quantification. Il y a une disponibilité restreinte des corps pour pratiquer l’anatomie. Obstacle épistémologique : Plus fondamentalement, la chose qui explique le fait qu’on n’ait pas remis en cause le système galénique est le système lui-même, sa puissance. Il est de bonne qualité et permet de prévoir ce qu’il va se passer, en plus de tomber souvent juste. Il n’y a pas de faille logique, il y a peu de difficultés rencontrées, et trop de bonnes choses à remettre en cause. Ce n’est pas simplement par respect de l’autorité, c’est aussi parce que le système fonctionne bien et qu’on peut en faire usage. Gaston Bachelard (1938) appelait ça un obstacle épistémologique (= une connaissance qui empêche la connaissance d’évoluer). C’est un obstacle interne dans l’acte même du connaître dû à la grande familiarité des idées dont il est question. 9 La moitié de l’histoire de la médecine occidentale au Moyen-Age est la médecine arabe. C’est par là que le galénisme va le plus évoluer avant de revenir en Europe. Ibn an-Nafis est vraiment au centre de la médecine galénique. 16 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant On remarque quand même un changement marquant : on pratique beaucoup moins l’anatomie. Il faudrait plutôt se demander pourquoi il n’y a pas de changement alors qu’on continue à disséquer ? Pourtant l’Église ne s’oppose pas radicalement à la pratique de l’anatomie10. Le Pape Sixte IV autorise la dissection car elle est utile à la pratique médicale. À partir de la fin du XIVe : c’est très clair, la dissection est même pratiquée dans les universités au moins à partir du XIIe. On constate un micro-renouveau avec Mondino de Liuzzi. Il y a des innovations qui font qu’on se met à pratiquer davantage l’anatomie à la fin de l’époque médiévale. La principale innovation est le fait qu’on fasse à nouveau des séances publiques d’anatomie pour illustrer l’enseignement de la médecine (apparaît en Italie). Cela se diffuse très rapidement dans les grandes universités et devient une pratique courante au XIVe siècle. 11 Sur l’illustration on voit le technicien subalterne en vert, il possède un couteau et est penché sur le corps. C’est le prosecteur qui ouvre le cadavre (souvent un criminel exécuté), alors que le professeur est loin en hauteur en train de lire son cours sans regarder ce qu’il se passe. Le prosecteur montre ce que le professeur est en train de dire aux étudiants. Donc il est faux de dire qu’il n’y avait pas d’anatomie à l’époque médiévale. À la fin de cette époque, il y avait même une pratique usuelle. III - Le renouveau de l’anatomie à l’époque moderne A. Exemple du renouveau de l’anatomie : J. Fernel À partir du XVe siècle, de plus en plus de dissections sont faites et on constate une explosion des ouvrages d’anatomie humaine au XVIe siècle (c’est le siècle de l’anatomie). Cette montée en puissance se fait d’abord dans la logique de la médecine ancienne (médecine médiévale). 10 par exemple pour les reliques des saints : si c’était un problème de séparer les parties du corps, le commerce des reliques des saints ce ne serait pas cohérent 11 Le fait d’étudier l’anatomie au S1 date de l’époque médiévale : il fait plus froid en hiver et donc c’est plus simple pour disséquer les organes. 17 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Le meilleur exemple de ce point de vue est Jean Fernel (un grand professeur de médecine à Paris) qui publie en 1542 un traité important qui n’est pas un traité d’anatomie tel qu’on en publiait jusqu’ici mais qui cherche à refondre les bases de l’anatomie. On observe un mouvement de renaissance : on cherche à faire à nouveau ce qu’on faisait avant, pas seulement à reproduire mais refaire ce qu’ont fait nos grands prédécesseurs. Mais la méthode employée pour le faire est une méthode fondamentalement médiévale. Finalement tous les humanistes de la Renaissance cherchent à revenir à Galien mais au vrai Galien, par-delà les simplifications, les transformations du galénisme médiéval. J. Fernel insiste sur le fait que Galien pratique l’anatomie et c’est grâce à sa pratique qu’il en est arrivé à son système physiologique et il faut faire comme lui si on veut être son successeur. B. Vésale et la nouvelle anatomie a. Changement de regard sur l’anatomie Le grand changement au XVIe siècle ne concerne pas le contenu du savoir, mais plutôt la manière de pratiquer l’anatomie. On s’écarte du livre, c’est le regard direct personnel (« l’autopsie ») qui reprend le dessus. Si on compare Vésale et la nouvelle anatomie à une illustration d’une leçon d’anatomie médiévale, on voit que le regard dans cette deuxième image est central, tous les regards sont sur le corps. Vésale sur l’illustration est en train de montrer ce qu’il se passe et non pas en train de lire. Les transformations des pratiques anatomiques à la Renaissance doivent beaucoup à Vésale et à son livre. C’est un médecin parisien qui devient professeur d’anatomie et de chirurgie à Padoue (grande faculté italienne : université qui possède le 1er amphi, On peut noter que les grandes facultés de médecine se situent en Italie du Nord, à Paris et à Montpellier). Dans son ouvrage de 700 pages, De Humani Corporis Fabrica ou La fabrica, il va rationaliser la nomenclature latine et va se distinguer des autres ouvrages d’anatomie publiés dans le siècle grâce à ses 200 planches d’anatomie. 18 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Il emploie pour les illustrations des artistes de la Renaissance tels que Léonard de Vinci, Michel Ange, Raphael… C’est une époque où les artistes observent et dissèquent avec les professeurs d’anatomie. Il ne s’agit plus de comprendre Galien, de se référer à du texte, on va vraiment regarder par soi-même. L’autopsie devient vraiment importante au XVIe siècle. Vésale ne se contente pas de lire Galien mais il va aussi relever des erreurs (+ de 300). Il va finir par émettre des doutes sur le septum interventriculaire.12 Toutefois, il ne va en tirer aucune conclusion physiologique radicale. Son objectif, son projet, est de suivre, de rectifier à la marge et de clarifier les observations de Galien. Vésale a failli découvrir la nature musculaire et motrice du cœur (le fait qu’il fonctionne comme une pompe) mais ses idées préconçues sur le mouvement du sang l’ont empêché de voir véritablement ce qu’il était en train d’observer. On aboutit après Vésale a une meilleure connaissance de la morphologie interne du corps mais pas une nouvelle de révisions fondamentales de son fonctionnement. b. Les brèches dans le modèle de Galien Le véritable changement est au XVIIe siècle dans la foulée de la révolution scientifique pour les sciences médicales (révolution copernicienne) chez les professeurs d’Harvey. Un certain nombre de brèches sont ouvertes dans le modèle de Galien. Les valvules veineuses : F. D’Acquapendente décrit les valvules veineuses. Cette idée devrait poser un problème au système physiologique galénique, car elles empêchent le sang de circuler dans le bon sens. Il va donc trouver une solution et va interpréter les valvules comme des retardateurs du flux sanguin comme sur le modèle des écluses (pour réguler le trafic) pour une bonne 12 (1ère édition elles y sont mais à la deuxième édition du livre elles sont gommées). 19 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant distribution du sang dans toutes les parties. Il pense que c’est inutile dans les artères car la pulsation des tuniques assure cette régulation. Finalement il est en train de formuler des hypothèses pour sauver le paradigme, le modèle physiologique galénique (Comment améliorer ce modèle physiologique pour qu’il continue de fonctionner malgré mes observations ?). Il faut ajouter que les valvules qu’il a découvertes se situent dans des endroits très particuliers (veine sous hépatique à la sortie du foie et veine azygos) et sont des valvules qui ne se ferment pas totalement13. Le passage pulmonaire : M. Servet (médecin et théologien espagnol) remarque que les poumons reçoivent plus de sang qu’il en est nécessaire pour le nourrir. Il indique que le calibre de la veine artérieuse lui paraît excessif, ce qui le pousse à penser que les perforations du septum ne sont absolument pas nécessaires, et ne sont en tout cas pas les seules voies de passage du sang. Puis il ajoute que le changement de couleur du sang a lieu avant le cœur, au niveau du passage pulmonaire. Encore une fois, il n’a pas de réelle volonté de renverser tout le système, il veut juste corriger Galien et ne formule pas l’idée de circulation (retour du sang au même endroit) mais s’intéresse seulement au trajet pulmonaire. Servet n’est pas très important et n’a pas d’impact sur l’histoire de la médecine car il publie ses découvertes dans un traité de théologie. De plus, il a un désavantage d’être un trop libre penseur pour son époque et va même être considéré comme un hérétique par les protestants et catholiques (au moment des guerres de religion ) et sera brûlé deux fois. R. Colombo, qui est le successeur de Vésale, déclare que les perforations du septum n’existent pas. Le sang passe du ventricule droit au gauche par les poumons. Son but est en réalité d’être original et de vendre des livres. Il se concentre uniquement sur le passage pulmonaire, il ne parle pas de circulation et ne tire aucune conséquence réelle sur ses idées mises en avant. Selon lui, le foie est toujours la source du sang. Il reste très conservateur. 13 (et d’ailleurs cela lui convenait bien de ne pas chercher des valvules ailleurs). 20 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Après lui, les anatomistes de Padoue vont revenir à des idées galéniques beaucoup plus softs, basiques. Les idées précédentes remettraient en cause le système physiologique et sont donc indéfendables. C. Harvey et la découverte de la circulation a. Changement de perspective Élève de Acquapendente, il se démarque par un changement de méthode. Il ne fait pas juste des observations anatomiques et des spéculations mais il introduit de l’expérimentation qui conduit à une réinterprétation globale. Concernant le cœur, Harvey va compléter les réflexions de Colombo et va montrer que le cœur est actif quand il se contracte et non quand il se dilate (il propulse le sang comme une pompe et non comme un soufflet). ○ Il va travailler sur des animaux à sang froid (serpent et grenouille) car le mouvement du sang est plus lent et cela permet donc de mieux voir le système de systole et diastole. Il voit que le cœur pâlit quand il y a systole, qui est une indication que le cœur se vide. Concernant les artères, il montre qu’elles se dilatent de l’intérieur en raison de la pression du sang (non pas les artères qui activent le sang en se dilatant comme un soufflet) Pour les veines, il va aller à la suite des découvertes d’Acquapendente sur les valvules veineuses en faisant l’expérience suivante : il va ligaturer et constater que la veine se gonfle jusqu’à la valvule. Il comprend ce qui avait échappé à son maître : le sens dans lequel se meut le sang, à savoir vers le cœur. ○ Cette expérience correspond à une pratique médicale extrêmement répandue: la saignée. On utilisait des bandages pour garrotter, comprimer les veines. Les médecins faisaient toujours la saignée en dessous et non au-dessus du bandage. ○ Cela montre qu’il y avait bien un obstacle théorique qui empêchait de comprendre une chose que tous les médecins faisaient au quotidien. b. La quantification par Harvey 21 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Harvey mesure la quantité de sang éjecté par le ventricule gauche à chaque systole et évalue le volume à 30 cL à chaque systole et donc un volume total de 250 L/h propulsé par le cœur. Ça ne peut pas être compatible avec le modèle galénique (où va le sang dans ce système qui est un système d’irrigation ? A partir de quoi peut-on produire cette quantité ?). Cela va l’amener à postuler une circulation à circuit fermé (un recyclage) et non plus une simple distribution du sang suivant un mouvement de propulsion. Il va pouvoir le vérifier via des expérimentations sur les serpents en montrant que la ligature de la veine cave laisse le cœur vide tandis que la ligature de l’aorte accumule le sang dans le cœur. C’est une confirmation de son hypothèse. Il va publier ses réflexions dans un petit livre de 72 pages : De Motu Cordis publié en 1628 à Francfort. c. Les limites de la quantification Pourtant il ne faut pas croire que le raisonnement quantitatif à lui seul permet de balayer tout le système. Il y a deux raisons principales à l’idée qu’il ne suffisait pas de quantifier : 1ère raison : Harvey s’est inspiré de Galien pour son raisonnement quantitatif. Il emprunte directement l’idée de mesurer les quantités de liquide à Galien lui-même. ○ Galien remarque que lorsqu’on boit bcp en soirée, on va uriner environ le même volume que celui qu’on a bu. Il conclut alors qu’il faudrait un tonneau tout entier pour que l’urine soit le sous-produit de la consommation du vin. De manière générale, Harvey se veut très conservateur, il ne veut pas renverser Galien mais simplement le corriger. ○ L’idée d’une circulation sanguine est à la fin de l’ouvrage un peu comme une conséquence à laquelle on ne peut pas ne pas arriver. ○ Il est tout de même conscient de la nature révolutionnaire de ses propos et il fait face à de nombreuses critiques. Il va naître beaucoup d’hostilités de la part du milieu médical, entre les universités. Peu de gens prennent position en sa faveur mais parmi eux on trouve Descartes ou le Roi de France lui-même. 22 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant Cette controverse est dûe au fait que la découverte de la circulation ne résout pas tout, beaucoup de questions restent : → Pourquoi alors que c’est le même sang qui circule, on observe un changement de couleur ? → Comment se fait le changement entre artère et veine en périphérie ? Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour le voir avec la découverte des capillaires et des alvéoles pulmonaires. Harvey le pose à titre d’hypothèse mais ne le démontre pas expérimentalement parlant. Par ailleurs, il ne tire pas toutes les conclusions de ses découvertes et ne semble pas par exemple avoir envisagé l’idée de transfusion sanguine (qui devient quelque chose de standard à partir du XIXe siècle). Harvey reste très galénique en tant que thérapeute, il continue de proposer des thérapeutiques galéniques (système des humeurs) mais également de prescrire des saignées. Or à partir du moment où on a compris que le sang circule cette pratique devient un vrai problème car on draine une grande partie du sang (2-3 L). Finalement cela montre bien le fait que lui-même n’a pas tiré toutes les conséquences de ses découvertes. 23 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant IV - Rupture et continuité : la notion de révolution scientifique A. La révolution scientifique de Harvey La découverte de la circulation sanguine est un bon exemple de ce qu’on peut appeler une révolution scientifique. Pour revenir à Canguilhem, on voit bien qu’il y a quelque chose de radicalement nouveau dans le geste de Harvey et que c’est un moment important de l’histoire de la médecine. Toutefois il ne s’agit pas d’une rupture conceptuelle globale anticipée par personne et venue de nulle part. La découverte d’Harvey a une longue histoire, sans R.Colombo ou F. Acquapendente on ne sait pas s’il aurait eu l’idée de mettre en œuvre ses expérimentations. Il faut donc faire attention à ne pas sélectionner dans le propos de Harvey seulement les aspects qui nous paraissent modernes ou qui nous parlent le plus pour comprendre cette découverte, pour reconstruire à posteriori cet exemple comme un exemple de notre propre manière de penser la science. Un autre exemple sur le propos « il ne suffit pas de quantifier pour tout changer » : Il y a des contemporains d’Harvey qui utilisaient ces nouvelles méthodes de quantification issues de la révolution scientifique en les appliquant à la science médicale et qui pour autant n’ont débouché sur rien. ○ Par exemple : Un médecin a essayé de mesurer le poids de l’âme en supposant que c’était un substrat en utilisant le même système de quantification. Il a passé plusieurs mois sur une balance en mesurant toutes les entrées et les sorties et a mesuré précisément un léger différentiel qu’il a attribué à ses hypothèses physiologiques non démontrables. ○ Finalement la quantification ne fait pas tout 24 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant B. La théorie des révolutions dans les sciences Pour essayer de généraliser le propos à une compréhension du fonctionnement de l’évolution des sciences, on peut prendre comme exemple l'épistémologue américain Thomas Kuhn et son livre La structure des révolutions scientifiques (1942). Selon Kuhn une discipline scientifique possède un très grand nombre d’idées, de théories, de concepts, de méthodes et d’instruments que tous les scientifiques de ce domaine considèrent comme acquis. Les scientifiques ne sont jamais critiques à l’égard de ce corps d’idées. Il appelle ça un paradigme, qui désigne l’ensemble des idées scientifiques, des acquis au niveau du fonctionnement d’une science. Ce concept permet donc de donner de l’unité à la communauté scientifique : c’est l’ensemble des croyances qu’ils partagent. C’est également ce que l’on nous enseigne à l’université et que l’on ne remet pas en question la plupart du temps. Quand le paradigme n’est pas remis en cause, la science fonctionne donc sous la modalité de la science normale qui est particulièrement conservatrice selon Kuhn. Elle n’essaye pas de trouver des choses nouvelles. Les scientifiques ne cherchent pas à révolutionner, ils nettoient leurs connaissances et font en sorte que leur modèle fonctionne mieux. Cette idée est une très bonne chose selon Kuhn car, si on remet sans cesse en cause la science dans laquelle on travaille, on n’avance pas. Pour une progression scientifique, il ne faut pas remettre en cause les paradigmes. Toutefois, ils ne sont pas éternels. La science ne reste pas toujours dans cet état normal et Kuhn connecte la notion de changement scientifique à la notion d’anomalie. Les Anomalies sont des phénomènes observables incompatibles ou difficilement compatibles avec le paradigme. (ex : les valvules veineuses découvertes par d’Acquapendente). 25 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant L’existence de ces anomalies ne pose en soit pas de problème pour un paradigme scientifique. En fait, le but étant de chercher à modifier à la marge notre paradigme pour y faire rentrer ces anomalies. En d’autres termes, la science normale est particulièrement robuste et la plupart du temps résiste aux anomalies. D’ailleurs on s’appuie sur certaines avancées de la science pour trouver les anomalies qui remettent en cause le paradigme. Cependant, il y a des moments dans l’histoire des sciences où les anomalies s’accumulent, où on commence à douter du paradigme. On dit qu’on rentre dans un moment de crise scientifique. Il faut noter que la crise est quelque chose de ponctuel (c’est juste le moment décisif, ça ne dure pas). Exemple habituel de crise que Kuhn met en avant : la remise en cause de l’astronomie de Ptolémée développée à l’époque de Galien (au début du XVe siècle) par Copernic puis Galilée. L’anomalie principale dont on n’arrivait pas à rendre raison concerne les épicycles. Finalement, on a deux manières de résoudre la crise : Soit on arrive à conserver le paradigme et le modifier pour qu’il rende raison de cette multiplication de ces anomalies. Ainsi, on restaure la confiance de notre paradigme et on revient à un état de la science normale. Deuxième possibilité beaucoup plus dramatique : un nouveau paradigme émerge avec un nouvel ensemble de théories, de concepts, une nouvelle manière de penser et c’est ce que Kuhn appelle une révolution scientifique. Il conçoit donc la révolution scientifique fondamentalement comme un changement de voir le monde et c’est l’élément qui est le plus débattu dans la théorie de Kuhn. Pour lui il y’a quelque chose d’inexplicable dans le changement de regard qui n’est pas d’ordre rationnel ou scientifique. 26 Ronéosaure 2024/2025 SSH - Anatomie et révolutions Professeur Devinant C’est l’histoire du lapin/canard: sur ce dessin on peut voir un canard ou un lapin selon le point de vue que l’on adopte mais il est impossible de voir les deux en même temps. l’idée fondamentale c’est que le moment où l’on change de regard est radical, on ne peut pas voir les deux en même temps. Pour Kuhn, quand on a une révolution scientifique, on a un changement de paradigme qui est de l’ordre du changement de regard sur le monde, on se met à voir les choses vraiment différemment. Et cette idée est un exemple d’incommensurabilité, on ne peut pas comparer les deux systèmes (théories ou lapin et canard si on en revient à la métaphore). Il faut avoir une perception différente pour être capable de voir les deux. On ne peut donc plus parler de progrès des sciences : Il y a du progrès à l’intérieur d’une science normale (on ne fait que faire progresser le système) mais quand on change de système on ne peut pas parler de progrès. ○ On peut reprendre l’exemple de l’astronomie, on ne peut pas dire que le système de Ptolémée est moins bien que celui de Copernic, c’est simplement une autre manière de voir les choses, les deux théories sont incomparables. Il y a la notion de révolution scientifique radicale. 27