D'où vient la pensée design ? PDF
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Tiphaine Gamba
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Ce document présente des notions clés et repères conceptuels sur le design thinking. Il explore ses origines et son évolution au fil du temps. L'article met l'accent sur l'approche et l'état d'esprit du design thinking.
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Le design thinking : l’utilisateur au cœur de l’innovation 1 Notions clés et repères conceptuels D’où vient la « pensée design » ?...
Le design thinking : l’utilisateur au cœur de l’innovation 1 Notions clés et repères conceptuels D’où vient la « pensée design » ? Après un parcours de [ fondamentaux ] Popularisé dans les années 1990-2000 par des chercheurs et consultante en marketing consultants de la Silicon Valley, le design thinking se diffuse en France depuis quelques stratégique, Tiphaine GAMBA s’est formée en années au sein des communautés d’innovation. Cette notion est présentée comme une stratégie d’innovation nouvelle approche de l’innovation dont la principale caractéristique est de s’appuyer sur par le design à l’École la méthodologie des designers et, plus largement, sur la « pensée design ». Loin d’être nationale supérieure un concept nouveau, le design thinking s’inscrit en fait dans l’histoire de la théorie du de création industrielle design. Avec ce premier pôle du dossier, voyage au cœur de cette notion complexe qui (ENSCI). Dans le cadre invite les entreprises et institutions à changer leur façon de penser pour mieux innover. de ce mastère spécialisé, L elle a conduit une recherche sur le design es origines du design thinking Le deuxième jalon dans l’histoire du design thinking en France. remontent aux années 1960-1970 thinking se situe dans les années 1980, avec Tiphaine Gamba travaille avec les travaux d’une première géné- une nouvelle génération de chercheurs qui se actuellement au sein ration de chercheurs qui ont tenté de focalise moins sur l’idée du design en tant que du département User comprendre et de décrire l’activité des science que sur la pratique réelle des designers. Intelligence de l’agence designers, élaborant ainsi un nouveau champ Dans un célèbre article paru en 1982 dans la Babel. de recherche : la recherche en design. Herbert revue Design Studies, Nigel Cross3 se penche [email protected] Simon, chercheur en sciences cognitives et Prix sur la spécificité des « modes de connaissance Nobel d’économie en 1978, est sans doute à des designers » (« designerly ways of knowing »). 1. H. A. Simon. The science l’origine du concept. Dans son ouvrage Les Le terme « design thinking » n’émerge en tant of the artificial. MIT Press, Sciences de l’artificiel1, il décrit le design comme que tel que quelques années plus tard. En 1987, 1969 un mode de pensée (« a way of thinking »), se Peter Row4 emploie pour la première fois ce 2. B. Archer. « Design as a démarquant de ceux pour qui le design consiste terme dans son ouvrage Design Thinking pour discipline ». Design studies, avant tout à donner forme aux objets physiques. désigner les méthodes et les approches utilisées 1979, n° 1, p. 17-20 Selon lui, le travail des designers est d’abord par les architectes et les urbanistes afin de don- 3. N. Cross. « Designerly un travail abstrait, une activité qui permet de ner forme à des idées de bâtiments et d’espaces ways of knowing », Design résoudre des problèmes épineux (« wicked publics. À la même période, Donald Norman Studies, 1982, n° 4, problem ») – terminologie empruntée à un autre formalise la notion de « design centré sur l’utili- p. 221-227 grand théoricien du design, Horst Rittel. Dix ans sateur » (« user-centered design ») qui constitue 4. P. G. Rowe. Design plus tard, en 1979, Bruce Archer2 défend l’idée l’un des fondements du design thinking. Thinking. MIT Press, 1987 selon laquelle le design est une discipline à 5. R. Buchanan. « Wicked Les années 1990 sont la dernière étape de part entière, au même titre que les sciences et problems in design thin- notre histoire. En 1992, dans un article inti- les humanités, un domaine indépendant de la king », Design Issues, 1992, tulé « Wicked Problems in Design Thinking » n° 2, p. 5-21 connaissance, une culture en soi. (« Problèmes épineux et design thinking »), Richard Buchanan5 présente le design thinking comme un concept qui peut s’appliquer dans Plus qu’une méthode, le design tous les domaines, tangibles ou intangibles. Il définit quatre grands champs d’intervention du thinking est un état d’esprit qui designer : la communication visuelle, les objets matériels, les activités et services organisa- se caractérise par un ensemble tionnels, les systèmes complexes ou environ- nementaux. Au même moment, la prestigieuse de grands principes, d’attitudes Standford University et l’agence de design Ideo (toutes deux situées en Californie, au cœur de la et de valeurs. Silicon Valley) formalisent le design thinking en 30 I2D - Information, données & documents - 2017, n° 1 DOSSIER tant que process d’innovation avec des étapes, d’observation, de l’empathie et de l’intuition une méthodologie et des outils spécifiques. Le alors que les critères de faisabilité et de viabilité design thinking est désormais conçu comme nécessitent principalement des compétences une nouvelle approche de l’innovation qui techniques, économiques et financières. s’étend bien au-delà de la sphère d’intervention traditionnelle des designers. Une méthode et un état d’esprit Une approche récente et Le design thinking est une méthode d’innova- anglo-saxonne de l’innovation tion qui, à la différence d’autres approches plus techno-centrées, a pour caractéristique d’être À partir des années 2000, le design thinking se centrée sur l’humain. On passe d’une réflexion diffuse à grande échelle, d’abord aux États-Unis centrée sur l’objet, et ses fonctions associées, puis en Europe, dans le monde des affaires mais à une réflexion centrée sur l’expérience, prenant aussi de l’éducation et de l’innovation sociale. en compte l’écosystème au sein duquel l’objet Pour rendre compte de la popularité de cette évolue. Cet élargissement constitue à la fois l’élé- notion auprès du grand public, trois moments ment perturbateur et le facteur différenciant de la clés sont fréquemment cités. démarche. Le caractère très séquencé du design thinking est un autre trait marquant. Un projet En mai 2004, « The power of Design » de Bruce se construit à travers plusieurs phases, chacune Nussbaum fait la « Une » de Businessweek. Cet correspondant à un objectif, des résultats et des article rend compte du formidable développe- schémas cognitifs propres. Dans son ouvrage, ment de l’agence Ideo (350 collaborateurs en Tim Brown identifie trois phases principales qui 2004). Nussbaum y présente le design comme se chevauchent entre elles, et qui ne doivent donc un puissant levier d’innovation. L’accent est mis pas être vues simplement comme des étapes sur la méthodologie de l’agence et son process successives : « Une phase d’inspiration, dans en 5 phases (observation/brainstorming/proto- laquelle on rassemble des informations issues typage rapide/redéfinition/implémentation). Si de toutes les sources possibles ; puis l'idéation, le terme design thinking n’apparaît pas dans où ces données sont traduites en idées ; enfin l’article, la méthode et l’état d’esprit sont bien la réalisation, autrement dit la concrétisation là. Les deux autres moments clés sont, d’une des idées les plus porteuses en plans d’actions part, la conférence que donna Tim Brown à rigoureusement définis. » Il est important de noter l’université de Stanford le 19 décembre 2007 que cette méthode est par nature collaborative, intitulée « Strategy by Design: How Design elle invite l’ensemble des parties prenantes du Thinking Builds Opportunities » et, d’autre projet à participer au processus. part, la publication en septembre 2009 de son 6. T. Brown. Change by ouvrage Change by Design6. La plupart des spécialistes s’accordent à dire Design. How design thinking que le design thinking ne saurait se réduire à un transforms organizations En multipliant les conférences et les publica- processus balisé. Plus qu’une méthode, c’est un and inspires innovation. tions, l’ingénieur David M. Kelley et le designer état d’esprit (« mindset ») qui se caractérise par Harper Business, 2009 Tim Brown, respectivement fondateur et CEO un ensemble de grands principes, d’attitudes et de l’agence Ideo, deviennent les porte-paroles de valeurs. Le premier de ces principes consiste les plus célèbres du design thinking. En 2005, à prendre le temps de trouver les bonnes ques- Kelley fonde, avec le soutien de l’entrepreneur tions. Contrairement aux ingénieurs et aux allemand Hasso Plattner (cofondateur des marketeurs, formés à trouver des solutions logiciels Sap), la première école dédiée au rapidement, les designers cherchent avant design thinking, la d.school à Stanford. D’autres tout à trouver le vrai problème à résoudre, pour d.school seront créées les années suivantes en ensuite y répondre. Pour y parvenir, il faut élargir Allemagne, en Finlande et en France. au maximum le champ des solutions possibles Tim Brown propose l’une des définitions du pour ensuite les sélectionner et les affiner, en design thinking les plus répandues aujourd’hui. procédant par itération. Dans la droite lignée de C’est pour lui « une discipline qui utilise la sen- ce qu’on enseigne dans les écoles de design, sibilité, les outils et les méthodes des designers le design thinking commence par un travail de déconstruction de la question de départ. pour permettre à des équipes multidiscipli- naires d’innover en mettant en correspondance Parmi les attitudes et les valeurs propres aux attentes des utilisateurs, faisabilité et viabilité spécialistes du design thinking (les « design économique. » Cette définition insiste sur la thinkers »), on peut citer l’empathie (la capacité recherche d’un équilibre harmonieux entre à imaginer le monde en adoptant le point de trois critères permettant de valider une idée : la vue d’autrui), la pensée intégrative (la capacité désirabilité, la faisabilité et la viabilité. Il s’agit à voir l’ensemble des traits saillants d’un pro- d’une approche complexe qui convoque diffé- blème donné et de créer des solutions nouvelles rents modes de réflexion. Le critère de désira- qui les surpassent), l’esprit d’expérimentation bilité requiert par exemple de grandes qualités (la capacité à explorer des contraintes d’une 2017, n° 1 - I2D - Information, données & documents 31 Le design thinking : l’utilisateur au cœur de l’innovation 1 Notions clés et repères conceptuels façon créative qui ouvre de nouvelles direc- C’est également un terme qui porte parfois à tions) ou encore l’optimisme (la capacité à voir polémique et qui agace les professionnels du les problèmes et les contraintes comme des design, qui estiment que leur métier se fonde opportunités) et la collaboration (la capacité sur des compétences acquises durant des de travailler en équipe, avec des experts venus décennies de réflexion et de pratique : on ne d’autres disciplines). s’improvise pas designer. L’ensemble hétéro- clite de consultants en management, en innova- Le design thinking : tion ou en créativité qui se qualifient eux-mêmes avec ou sans les designers ? de design thinkers portent une autre vision : pour eux, le design thinking est une méthode Loin d’être un concept nouveau, le design créative adaptée au monde des affaires que thinking s’inscrit dans l’histoire de la théorie du l’on peut pratiquer avec ou sans les designers. design. Le terme est fondamentalement polysé- Paradoxalement, ce sont ces consultants qui mique puisqu’il désigne à la fois une méthode, ont su s’emparer du design thinking tel qu’on le un process et un état d’esprit. Il s’agit d’un mode professe en Californie et non les professionnels. de pensée encore méconnu en France qui ouvre Lorsqu’on fait du design sans designer, peut-on de nouvelles perspectives d’innovation dans de encore parler de « pensée design » ? Le débat nombreux domaines comme l’entreprise mais reste ouvert. aussi l’éducation ou l’innovation sociale. 32 I2D - Information, données & documents - 2017, n° 1