L'Université n'est pas en crise - Analyse des choix d'orientation PDF
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Bodin et Orange
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Ce document analyse les logiques d'orientation des bacheliers dans l'enseignement supérieur. Il met en évidence comment les choix des étudiants ne sont pas toujours rationnels et stratégiques, mais peuvent être influencés par des facteurs sociaux et scolaires. L'étude explore les perceptions des étudiants vis-à-vis de l'université et d'autres formations, ainsi que les influences possibles des conseillers d'orientation et des familles.
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# L'Université n'est pas en crise ## L'Université pour quoi faire ? **L'université pour quoi faire ?** * **Moyens de se faire entendre et d'imposer leurs jugements au sein des médias, des groupes professionnels, et des groupes de représentations (notamment politiques).** L'université constitue, e...
# L'Université n'est pas en crise ## L'Université pour quoi faire ? **L'université pour quoi faire ?** * **Moyens de se faire entendre et d'imposer leurs jugements au sein des médias, des groupes professionnels, et des groupes de représentations (notamment politiques).** L'université constitue, en effet, au sein de l'espace des formations du supérieur, un lieu tout à fait singulier et qui s'oppose, à double titre, aux fractions les plus favorisées et les plus conservatrices de notre société. * **D'une part, en effet, il s'agit d'un espace ouvert qui, malgré toutes les contraintes qu'il lui oppose, rend toutefois plus fréquentes qu'ailleurs la mixité et l'ascension sociale.** * **D'autre part, c'est aussi le lieu où se concentre le pôle le plus intellectuel des classes dominantes, c'est-à-dire celui auquel tendent à s'opposer structurellement les autres fractions plus proches du pôle du pouvoir économique.** * **En définitive, ne pas considérer les étudiants d'université comme des individus désorientés, c'est plus largement rompre avec l'idéologie dominante qui ne reconnait comme rationnels et raisonnables que les choix des filières les plus socialement valorisées, des « voies royales » (filières scientifiques des lycées, classes préparatoires, grandes écoles, etc.) et qui, a contrario, considère comme irrationnel l'attrait pour des formations supposées médiocres ou faibles au regard des premières.** Pourquoi vouloir aller à la fac si on peut aller en prépa ? Pourquoi préférer une STS si on est accepté en IUT? * **Or, cette logique stratège, qui nécessite tout à la fois de connaitre l'ensemble des filières de l'enseignement supérieur, d'être capable de les classer en fonction de leur « prestige » et de détenir les ficelles de l'entrée dans telle ou telle d'entre elles, est loin d'être partagée par l'ensemble des bacheliers (et de leurs parents).** * **D'abord parce qu'un certain nombre d'entre eux n'a pas accès aux informations nécessaires à sa mise en œuvre.** * **Ensuite, parce que cette logique d'orientation stratège, qui cherche à accéder aux meilleures positions scolaires, puis ensuite aux meilleures positions sociales, est celle des classes supérieures et des classes moyennes en ascension.** Si l'on veut comprendre et donc reconnaître la logique des parcours dans l'enseignement supérieur d'étudiants issues de milieux moins familiarisés avec la chose scolaire, il faut se départir de cette façon de penser l'orientation qui ne caractérise que les fractions les plus favorisées des bacheliers. *Il faut alors entrer dans le détail des cartographies mentales de l'enseignement supérieur des bacheliers.* Car, avant même de chercher à tout prix à << mieux orienter les bacheliers >>, il semble tout à la fois prudent et nécessaire de savoir déjà précisément comme ils s'orientent actuellement. ## Les logiques d'orientation dans l'enseignement supérieur **Étudier les logiques d'orientation dans l'enseignement supérieur des futurs étudiants, c'est d'abord prendre conscience que pour la plupart des futurs bacheliers, l'enseignement supérieur tel qu'ils se le représentent ne ressemble pas au schéma de l'ONISEP.** Il n'est pas non plus organisé comme l'exigerait un bon usage de l'Application post-bac (APB), la plate-forme recueillant leurs vœux d'orientation durant leur année de terminale. *Il est souvent incomplet: certaines formations n'y apparaissent pas, parfois il n'y en a que d'un seul type. Mais il y a aussi régulièrement des formations en plus. Il y a parfois des erreurs. On ne s'y déplace pas de façon rectiligne. Il est régulièrement à l'envers. On n'y voit parfois pas plus loin que la première année.* En d'autres termes, si les frontières et les caractéristiques institutionnelles des formations du supérieur ne se calquent pas sur la sociographie effective des publics, elles n'ont pas davantage de réalité dans les cartographies mentales des lycéens. **Considérer en détail la manière dont les élèves de terminale appréhendent l'enseignement supérieur oblige à rompre clairement avec la thèse d'un usage stratège et rationnel de l'orientation.** * **En premier lieu, la logique même de choix d'orientation a peu de sens pour certains bacheliers qui n'ont pas eu le sentiment de véritablement choisir en entrant dans l'enseignement supérieur, mais seulement de pousser leurs études un peu plus loin.** *Comme cet étudiant rencontré en classe de STS bâtiment, incapable de justifier son choix d'orientation à l'enquêtrice et, lassé, qui s'exclame : << Et si c'était parce qu'il faut bien faire des études ! >>* * **Mais il ne faut pas tomber dans l'excès inverse qui voudrait que les pratiques d'orientation soient irrationnelles, sans logique aucune.** Ainsi, pour bien comprendre les logiques des parcours et des projections dans l'enseignement supérieur des bacheliers, il faut se garder de considérer l'enseignement supérieur comme un marché au sein duquel les futurs étudiants mettent en balance l'ensemble des formations et des filières. * Pour les bacheliers et leurs parents, l'enseignement supérieur apparaît au contraire de façon éminemment fractionnée, segmentée et partielle. * **D'abord, parce que suivant leur position dans l'espace social, les familles n'ont pas la même expérience ni connaissance de l'enseignement supérieur.** * **Ensuite, parce qu'au-delà de l'information qu'ils en ont, les parents et leur progéniture ne se projettent toujours que dans un pan limité de cet espace, et ce, là encore en lien avec leur dotation économique et culturelle.** Au final, les bacheliers ne se battent pas tant que cela pour le partage des places et l'accès aux meilleures filières du supérieur : la distribution est souvent intériorisée et entérinée en amont, en fonction de la cartographie subjective qu'ils s'en font. ## Une carte incomplète * **L'étude des vœux d'orientation formulés par les bacheliers donne d'abord à voir des espaces de projection dans l'enseignement supérieur fortement marqués scolairement.** Ainsi lorsque l'on observe les vœux effectués par les élèves de terminale de l'académie de Poitiers en 2008 (tableau n° 2), se dessinent des espaces de projection fortement pondérés selon le baccalauréat d'origine. En d'autres termes, _tout le monde ne vise pas les classes préparatoires, ni le premier cycle de médecine._ Loin de là. Certaines formations de l'enseignement supérieur sont surinvesties dans les candidatures, d'autres sont délaissées, voire absentes. Les bacheliers généraux s'envisagent ainsi dans un enseignement supérieur composé de l'Université, des CPGE et des IUT. Les bacheliers technologiques et professionnels se projettent, quant à eux, dans un espace presque limité aux seules STS. * **La projection des nouveaux bacheliers dans les études supérieures ne se fait donc pas sous la forme d'un choix rationnel à partir d'une vision globale de l'enseignement supérieur, qui consisterait à peser les avantages et les inconvénients de chaque filière, à comparer, par exemple, CPGE et Université, Université et IUT, CPGE et STS, STS et Université, etc.** Les choix des nouveaux bacheliers se réalisent dans les limites d'espaces de projections possibles, c'est-à-dire pensables et limités, qui varient d'un bachelier à l'autre en fonction de son passé scolaire. * **Dans les cartographies mentales des bacheliers, l'espace est découpé entre filières désirées et filières non désirées, entre filières exclusives et filières impensables.** Au-delà des appariements opérés, on remarque même que si un peu plus de la moitié des élèves articulent plusieurs types de formation dans leurs vœux, le reste des bacheliers ne composent leurs candidatures qu'à l'intérieur d'un type unique de formation. * Près d'un quart des bacheliers ne demandent ainsi que des filières universitaires (19,8% pour les filières générales et 4,6% pour les filières de médecine). * Ces candidatures, qui masquent majoritairement des candidatures composées d'un vœu unique, sont assurées d'être satisfaites du fait du caractère non sélectif de l'Université. On retrouve ainsi ici le quart des bacheliers qui a demandé en premier vœu l'Université. * Plus étonnants sont les 21,4% des candidats à la poursuite d'études qui n'ont opéré leur choix de formations qu'à l'intérieur du sous-espace des STS. En d'autres termes, un peu plus d'un bachelier sur cinq n'a demandé, dans ses vœux, que des STS, sans même assurer sa poursuite d'études par la mention d'une filière ouverte, à la fin de son classement. * **Ces candidatures exclusives sont majoritairement le fait de bacheliers technologiques et professionnels, qui circonscrivent fortement leurs vœux aux filières du « petit supérieur ».** Mais cette absence de projection à l'Université ne doit pas être interprétée comme une forme de défiance à l'égard de cette institution.* *Si l'entrée dans l'enseignement supérieur tend à devenir un destin ordinaire pour les « enfants de la démocratisation scolaire25 », l'Université reste encore hors champ pour une large fraction de ces nouveaux étudiants. La licence universitaire demeure à la marge de l'image qu'ils se font de l'enseignement supérieur parce qu'on leur en a proposé au cours de leur parcours scolaire une image atrophiée. Les élèves des filières technologiques et professionnelles du secondaire n'ont souvent pas eu droit à une présentation complète des filières du supérieur, mais seulement à des parcours autorisés, voire fortement suggérés d'une part (comme les STS) et des parcours interdits, voire oubliés d'autre part (notamment l'Université). * **Ainsi, telle étudiante en STS assistant de gestion PME-PMI rapporte les propos de la conseillère d'orientation qui a fait une présentation dans sa classe de baccalauréat professionnel secrétariat l'année précédente: « Elle a bien dit qu'il y a des choses qui n'étaient pas possibles pour nous [elle sourit], que tout ce qu'était la fac, tout ça, ce n'était pas possible. >>>** Si l'Université ne leur est, pour beaucoup d'entre eux, << pas venue à l'idée », ou si l'Université << ne leur disait rien », c'est d'abord qu'on ne leur en a rien dit. Les formes de la demande d'enseignement supérieur doivent ainsi d'abord être reliées à la forme de l'offre qui a été faite aux lycéens. ## Des idées **(bien)** reçues sur l'enseignement supérieur * **Les futurs étudiants mettent en œuvre une vision et une division de l'espace de l'enseignement supérieur parfois assez éloignée à la fois de son organisation et de son fonctionnement réel.** Leurs cartographies reprennent bien souvent des éléments qui leur ont été délivrés par les enseignants, les conseillers d'orientation, mais aussi les parents ou les pairs. * Les réputations et les rumeurs alimentent alors fortement ces cartographies artisanales. L'Université s'y trouve mise à mal au nom de son manque d'encadrement (< tu es livré à toi-même, il faut que tu te prennes en charge »), de son anonymat, du << chacun pour soi » qui y règne ou encore du faible volume de travail. Mais l'Université est loin d'être la seule à voir son image écornée dans les discours des bacheliers et des étudiants. Certaines formations sont ainsi l'objet de représentations biaisées. Une étudiante de STS assistant de manager pensait ainsi que les IUT étaient << payants >> ; une autre encore ne voulait pas y aller, car << il y a trop de devoirs ». * **D'autres géographies personnelles laissent clairement apparaître les hiérarchies perçues entre les filières.** Et là encore, l'Université est loin d'y tenir toujours le mauvais rôle. Par rapport aux STS, _elle y apparaît plutôt valorisée._ *Par exemple, lorsque les étudiants inscrits en licence en viennent à évoquer une filière comme les STS, ils affirment plus ou moins clairement, et généralement sans grande hésitation, la supériorité de leur propre filière:* * « - Et pourquoi toi, tu as choisi la fac et pas un BTS? Un BTS? Oui, c'est vrai que je pouvais choisir un BTS, mais je pense que ce n'est pas aussi bien que la fac, le BTS... >>> (Étudiant, L1 d'AES, équivalent au baccalauréat scientifique obtenu en Guinée, père : gérant d'une agence de voyages, mère : employée dans l'import-export) * **Ou encore, cette autre étudiante dont l'enquêteur apprenant qu'elle a une sœur en STS s'en étonne et reçoit pour toute explication : << Parce que elle, elle n'a pas du tout de capacités, entre guillemets... Moi j'ai des facilités alors qu'elle, elle n'en a aucune. »** (Étudiante, L1 d'AES, baccalauréat économique et social mention assez bien, père : ouvrier, mère : secrétaire) * **On voit donc que la mauvaise réputation de l'Université n'est pas une donnée immuable, et une représentation partagée par l'ensemble des bacheliers.** Elle est avant tout un effet de position. Selon l'endroit où l'on se situe dans l'espace de l'enseignement secondaire puis supérieur, les rumeurs changent, les défauts deviennent des qualités. *Ce qui est présenté aux élèves de terminale technologique ou professionnelle comme un << manque d'encadrement >>> devient, face aux futurs bacheliers généraux une aptitude à l'autonomie >>> et à l'« auto-contrainte ». L'« abstraction », l'« académisme », la « théorie >> propres à l'Université peuvent ainsi être dans le même temps dévalorisés dans les filières les plus techniques du lycée, et synonymes d'élitisme dans les filières les plus prestigieuses des mêmes établissements 26.* * **Cette pondération différenciée de l'enseignement supérieur se dessine d'abord dans le discours des conseillers d'orientation, dans lequel l'enseignement supérieur est construit à l'image de l'enseignement secondaire traversé par l'élève, comme en miroir.** Dans cette présentation, certaines formations disparaissent, d'autres grossissent fortement. Ainsi, chez les prescripteurs d'enseignement supérieur, à l'approche du baccalauréat, les parcours proposés sont ajustés au parcours scolaire antérieur. * << - Et tu disais tout à l'heure que les professeurs en terminale orientaient plutôt les élèves de STG vers le BTS? BTS. - C'était clair ? Oui, le BTS. Et puis, pour ceux qu'avaient des résultats pas trop mal, pourquoi pas l'IUT. Mais, la fac: "Vous risquez de vous planter, ça correspond pas trop à ce que vous faites, vous allez voir, vous allez... va falloir être autonome, seul." Donc bon, c'est vrai que c'est un petit peu les idées reçues. Je pense que tout le monde est capable d'aller en fac. Après, c'est toujours la même question, si on est toujours motivé et si on a toujours envie de faire ça, je pense qu'il n'y a pas de raison. Mais ça ouais, donc ça c'est les idées reçues. Par exemple les étudiants qui sont en bac pro et tout, par contre s'ils vont en BTS: "Waouh, c'est vraiment, on va dire les élites des bacs pros." Oui, ça marche comme ça. Donc même pas espérer un IUT, puisque je crois même qu'à l'IUT ils n'acceptent pas les bacs pro, si mes souvenirs sont bons, c'est que des bacs technologiques ou généraux. Donc c'est vrai que ça ferme un petit peu... Oui, il y a une petite hiérarchie. Ah oui, ça se ressent je trouve. Oui, ça se ressent. >>> (Étudiante, 2º année de STS assistant de manager - réorientation après une 1º année d'IUT GEA, baccalauréat sciences et technologies de la gestion, père : ouvrier non qualifié, mère: contrôleur-qualité en imprimerie) * **<< - Et toi l'université, ça t'aurait plu ? Oui, pourquoi pas. Et tu es l'aînée donc tu n'avais pas de grand frère ou sœur pour t'aider dans la poursuite d'études après le bac. Tu disais que tu avais trouvé ça difficile. Oui les conseillers d'orientation ne sont pas... On voit où ils veulent nous mener. C'est horrible, hein? Moi j'ai trouvé ça horrible. Ce n'est pas discret du tout. [...] Parce que quand on faisait par groupe, c'était vraiment : "Faut faire ci, faut faire ça." Et puis elle détaillait bien le BTS où elle voulait nous emmener, et puis le reste c'était tellement du vite fait que... [...] Je trouve ça... enfin pour les personnes peut-être un petit peu plus influençables, pour les personnes plus jeunes... >>>** (Étudiante, 2º année de STS assistant de gestion PME-PMI, baccalauréat professionnel secrétariat, père: vendeur spécialisé, mère : agent hospitalier) * **Parfois parfaitement absente, l'Université peut aussi être omniprésente, au détriment d'autres types de formation.** *Comme pour cette étudiante, scolarisée dans une institution privée au lycée, qui n'avait d'autres horizons que la fac. Là encore, des effets de position sociale se surajoutent à des effets de position scolaire:* * << Je ne savais même pas ce que c'était un BTS au lycée. Je n'en avais jamais entendu parler parce que j'étais dans un truc hyper privé... C'est un lycée privé en fait où il n'y a que des filles. [elle rit] Oui, ça existe encore. Et du coup, les religieuses elles parlent de médecine et de droit... Les L, elles allaient en droit ou en lettres; et les S, en fac de médecine. Et du coup, on ne nous a pas du tout du tout parlé des BTS, des IUT, des écoles de commerce. >>> (Etudiante, 2º année de STS commerce international après deux années d'échec en L1 droit, baccalauréat littéraire, père: juge d'instruction, mère : juriste) * **Ces éléments expliquent pour une part les distributions préajustées des différents types de baccalauréats au sein des différentes filières de l'enseignement supérieur.** On comprend par exemple d'autant mieux l'orientation massive en STS des bacheliers professionnels que l'enseignement supérieur qu'on leur a dépeint se réduisait presque entièrement à ces filières. Cette intériorisation de la pondération de l'enseignement supérieur se fait aussi au moment des visites dans les forums d'orientation ou dans les salons, dont la géographie véhicule elle aussi une certaine idée de l'enseignement supérieur. L'Université y occupe généralement une place centrale, autour de laquelle gravitent les autres établissements d'enseignement supérieur. Les formations inscrites dans les lycées sont souvent reléguées dans un sous-espace à part, préfigurant bien leur place symbolique à la marge de l'enseignement supérieur. * **Ces différences de prestige associées aux différentes formations, selon d'où l'on regarde et d'où l'on écoute, ne recouvrent bien souvent pas la valeur réelle ou le niveau de difficulté des filières.** * **On peut en conclure que les élèves reçoivent une image de l'enseignement supérieur toujours fortement compartimentée.** Cependant, cette image ne recouvre pas les mêmes formations selon la filière suivie dans le secondaire. * Les bacheliers généraux se voient proposer un espace compris entre l'Université, les CPGE et les écoles supérieures. * Pour les bacheliers technologiques ou professionnels, l'enseignement supérieur est davantage centré sur les STS et les IUT. * **Ces prescriptions, fortement normatives, tendent à cantonner les bacheliers à des destins << naturels », empêchant toute redistribution des cartes à l'issue du baccalauréat.** Ces logiques linéaires, bonnes à formater les parcours, ne conviennent pas toujours à des élèves qui envisagent leur avancée scolaire par une série d'essais et d'ajustements progressifs. ## Application post-bac: les implicites d'un outil de gestion des orientations scolaires * **L'interprétation la plus commune des choix d'orientation des bacheliers comme autant de démarches rationnelles effectuées à partir de la mise en concurrence des possibles présentés par le schéma de l'ONISEP, conduit à la production d'outils de gestion des flux parfaitement en décalage avec les logiques réelles des élèves, et notamment ceux qui sont les moins avertis du fonctionnement de l'enseignement supérieur.** De ce point de vue, il paraît indispensable d'évoquer le fonctionnement de l'application post-bac APB, construit sur le présupposé d'une logique d'orientation non seulement commune à tous les bacheliers, mais aussi et surtout stratège et anticipatrice. * **Contrairement à l'ancienne procédure d'orientation, la plate-forme unique de centralisation des candidatures (APB) exige que les futurs bacheliers classent leurs vœux avant de savoir dans quelles formations ils seront ou non acceptées, et non une fois les décisions des établissements connues (cf. Encadré n° 1).** * **Ainsi, plutôt que de demander aux bacheliers de choisir à partir de ce qui leur est accessible, c'est-à-dire de choisir entre des candidatures effectivement acceptées - donc au sein d'un présent – il leur est désormais demandé de miser sur l'incertain, l'aléa, sur ce qui n'est pas encore – l'avenir –27.** Il leur faut << parier ». À eux de produire leur meilleure main de vœux possible, avant même de savoir ce qu'ils peuvent ou non obtenir. ## Fonctionnement de l'application << Admission post-bac >> (APB) : ordre des chances contre ordre des préférences * **L'application << Admission post-bac >> est la procédure obligatoire d'orientation dans l'enseignement supérieur après le baccalauréat.** Initiée en 2003 pour les classes préparatoires aux grandes écoles, elle a été élargie à partir de 2007 à la plupart des formations post-bac sélectives et non sélectives. Elle recueille les candidatures à l'entrée dans une première année de toutes les formations de l'enseignement supérieur (seules quelques formations conservent une procédure autonome comme les IEP [Institut d'études politiques]). Les élèves de terminale sont invités à saisir leurs vœux sur internet entre le mois de janvier et de mars précédant la rentrée, dans la limite de douze vœux par types de formation (CPGE/IUT/STS/licence1/école d'ingénieur/autres formations). Ils adressent ensuite les dossiers de candidature en version papier aux établissements. Cette application permet de gérer les demandes des bacheliers et les offres des établissements en flux tendu. Au terme de la procédure, le candidat se voit proposer une offre pour le plus haut vœu pour lequel il est accepté, et doit répondre dans un délai de soixante-douze heures selon quatre modalités : « oui définitif » (il accepte l'offre); soit << oui, mais » (il accepte l'offre sauf si un vœu mieux classé lui est finalement préconisé, auquel cas il n'a plus le droit de prétendre à la première offre qui lui a été faite); soit << non, mais » (il refuse l'offre, mais maintient sa candidature pour des vœux mieux classés); soit << démission générale ». Dans la mesure où le candidat ne se voit proposer qu'une offre unique pour son vœu satisfait le mieux classé et que tous les vœux suivants de sa liste sont de fait annulés, le classement des candidatures constitue un enjeu central de la procédure. L'usage de l'application suppose un nivellement rationnel des vœux de la part du candidat, prenant en considération à la fois l'ordre de ses préférences et le niveau de sélectivité des filières. La procédure exige également du candidat une capacité à faire un choix abstrait, sur la base de réponses anticipées, et non sur la base de propositions concrètes. * **Cette opération de classement, censée valoriser les goûts et les aspirations des candidats, se trouve perturbée et concurrencée par les avis des conseils de classe, émis durant la même période, et qui jugent l'ordre des demandes des élèves non pas selon leurs préférences, mais selon leurs <<< aptitudes ».** Certains élèves, ne disposant pas au sein de leur famille de ressources (conseils, informations, etc.) suffisantes à opposer à ces jugements institutionnels, en viennent à considérer comme un destin indiscutable le classement de l'institution scolaire. L'ordre des vœux formulé vient alors épouser l'ordre des chances, là où le fonctionnement implicite de la procédure attend plutôt l'ordre des préférences. * **Ce décalage entre les attendus du logiciel et les pratiques des élèves transparaît d'autant mieux que l'on observe les usages maladroits, décalés, ou tout simplement ratés de ce qui s'apparente plus à une bourse qu'à une banque d'orientation.** On le voit, en effet, tout d'abord, dans le résultat même de l'orientation et de ses principes de hiérarchisation. Par exemple, dans une classe de STS assistant de manager, une étudiante évoque son choix d'orientation. Elle souhaitait en priorité intégrer une classe préparatoire économique et commerciale, destinée aux bacheliers technologiques. Elle avait donc classé ce vœu en numéro 1 dans sa liste. Mais, peu rassurée par les propos qu'ont pu lui tenir des enseignants sur la forte sélectivité à l'entrée dans cette formation, elle a préféré assurer ses arrières en modifiant au dernier moment ses demandes et en y intégrant en première position une STS proposée dans le lycée de son baccalauréat. Admise, elle s'y retrouve actuellement. Et, selon la procédure d'affectation actuelle (voir encadré), elle n'a aucun moyen de savoir si elle avait été acceptée en classe préparatoire. Cette étudiante a ainsi remanié la liste qu'elle avait agencée selon une logique propre, pour opérer un classement finalement plus prudent que rationnel. * **« J'aurais vraiment préféré faire la prépa. Je regrette. - Et tu n'as pas demandé pour la prépa? Tu n'as pas postulé ? Si, si, j'ai postulé oui, mais finalement j'ai fait le BTS, mais bon là je regrette. Mais tu avais été prise en prépa ? Bah, en fait je ne pouvais pas savoir parce que [...] du moment qu'on est prise dans notre premier choix, on ne peut pas savoir pour les autres. Donc je ne pouvais pas savoir. - Ah, mince. Oui, j'aurais bien aimé savoir. [...] Bah là, je n'avais plus le choix en fait finalement. J'étais obligée de venir. - Oui, car si tu avais refusé et que tu n'avais pas été prise à la prépa tu n'aurais rien eu. Oui, je n'aurais rien eu. Ce n'est pas... on n'a pas vraiment le choix en fait. Oui et puis tu ne sauras jamais si tu as été prise à la prépa. Et la prépa c'était ici ? Non c'était sur Niort. Mais moi je connais des élèves qui n'ont pas été pris pour ce BTS-là et qui ont été pris pour la prépa. >>>** (Étudiante, 1º année de STS assistant de manager, baccalauréat sciences et technologies de la gestion, père : décédé, mère: agent d'entretien) * **Le décalage entre la logique implicite du logiciel et les pratiques concrètes de certains bacheliers s'observe ensuite dans le contenu même de certaines listes de vœux produites par les élèves 28.** Il apparaît d'ailleurs d'autant mieux que l'on entre dans le détail de la catégorie << Autre formation hors procédure », qui désigne les formations qui ne sont pas enregistrées dans l'application et prennent donc la forme d'une question ouverte qui laisse toutes les possibilités de réponse pour le candidat. On constate par ce biais et en premier lieu que les frontières de l'enseignement supérieur telles qu'elles sont présentées sur les brochures des centres d'information et d'orientation et telles qu'on parvient à les dessiner à gros traits lorsqu'on est un peu familier de cet espace, sont réductrices. En effet, en marge de l'enseignement supérieur officiel, institutionnel, il existe l'enseignement supérieur officieux, qui déborde en dessous du niveau baccalauréat. Car autant il n'y a aucune raison que les bacheliers aient une vision complète de l'enseignement supérieur, autant il n'y en a pas non plus pour qu'ils arrêtent leurs choix aux seules formations <<< post-bac ». Là encore, c'est souscrire à une certaine vision de l'échelle des diplômes qui ne pourrait être que montée, et jamais descendue. * **C'est ainsi que l'on retrouve, dans ces << autres formations hors procédure >> :** * 22 vœux de CAP ou BEP (10 élèves de STG, 6 élèves de ES, 4 élèves de L, 1 de SMS et 1 de S); * 25 vœux de brevets professionnels - principalement BP préparateur en pharmacie – (15 SMS, 5 S, 3 STG et 2 ES); * 10 vœux de baccalauréats professionnels (4 ES, 3 STI, 1 S, 1L, 1 STG); * une vingtaine de concours d'aide-soignant. * **L'analyse s'appuie ici sur les 46 669 vœux produits par les 11 131 élèves de terminales de l'académie de Poitiers en 2008, et explore plus précisément le détail des 4 270 vœux classés dans la catégorie << Autres formations >>».** * **On voit donc, au-delà des décalages proprement logiques dans l'usage de l'application, des décalages de définition.** Là où l'application attend des candidatures strictement circonscrites à des formations de l'enseignement supérieur, certains futurs bacheliers trahissent, dans leur usage << à côté >> de l'application, que cet espace des formations ne fait pas sens pour eux. Il faut également ajouter, à la suite de la liste incomplète des formations de cet « enseignement supérieur buissonnier », la mention de 44 vœux liés aux concours de la gendarmerie, de l'armée ou des douanes (15 STG, 14 S, 8 ES, 3 L, 1 STL, 1 professionnel, 1 SMS, 1 STAV). Là où un certain nombre de filles de milieu populaire opèrent leurs choix entre les formations du « petit supérieur » (IFSI et BTS) et d'autres formations du secteur social et paramédical (BP préparateur en pharmacie, CAP petite enfance, CAP auxiliaire de puériculture, etc.), ignorant la frontière symbolique et institutionnelle du baccalauréat, les garçons déportent davantage leurs choix en direction des formations aux métiers de l'ordre et de la défense. * **Certains élèves de terminale se projettent ainsi dans un espace intermédiaire, au-dessus et en dessous de la ligne de flottaison du baccalauréat.** Ces profils, principalement issus des catégories populaires, partagent ainsi leurs candidatures entre filières du supérieur et filières du secondaire, moins dans ce qui pourrait être qualifié de détournement de la procédure, que d'adaptation <<< bricolée >> de l'application à leur propre cartographie mentale du post-bac. Une élève de terminale SMS, fille d'ouvrier qualifié, procède au classement suivant : 1/ IFSI 2/IFSI 3/BP pharmacie 4/BP pharmacie. Un élève de terminale S, fils d'ouvrier qualifié également, ordonne ainsi ses quatre vœux: 1/ L1 physique chimie 2/ L1 STAPS 3/Armée 4/L1 pharmacie. On se situe ici loin des paliers hiérarchisés et croissants des brochures ONISEP. Pour citer encore un exemple: un élève de terminale ES, fils d'employé administratif, demande: 1/ BTS commerce international 2/Armée 3/IUT technique de commercialisation. * **Pour comprendre les logiques d'orientation des élèves de terminale, il faut donc rompre avec le sens institutionnel des carrières scolaires et tenir à distance la dimension à la fois normée et considérée comme normale de la linéarité des parcours.** * **En fait, pour comprendre l'orientation ou la non-orientation à l'Université, il faut la replacer dans le système beaucoup plus large des possibles scolaires.** Quand une élève de terminale SMS, dont le père est ingénieur, demande respectivement : 1/ Formation d'auxiliaire de puériculture 2/ L1 terre et environnement 3/IFSI 4/BTS ESF, et se retrouve finalement l'année suivante en L1 terre et environnement, doit-on dès lors faire le procès des écoles d'auxiliaire de puériculture qui refusent des bacheliers technologiques qui, de fait, se retrouvent à l'Université? Ce que cela signifie, c'est qu'il convient de changer de référentiel et ne pas penser que l'Université est mise en balance de manière évidente avec des formations d'élite (CPGE, grandes écoles, etc.). Pour reprendre l'exemple ci-dessus, ce qui est tout à fait notable dans son classement, c'est la formation qu'elle place en dernier, la filière de rattrapage, la filière « au cas où » elle ne serait pas prise dans les autres. Contrairement à une pratique rationnelle du classement, ce n'est pas une filière ouverte qui est inscrite, mais le BTS qui est proposé dans le lycée de son baccalauréat. * **Enfin, il faut noter que l'étude approfondie du fichier APB fait apparaître pas moins de 31 occurrences de demande de << Vie active » ou autre « Arrêt des cours ». Parfois comme unique vœu, parfois aux côtés de l'armée, comme c'est le cas d'un élève de baccalauréat professionnel, fils d'ouvrier. Parfois encore, cette mention vient compléter un véritable classement.** C'est, par exemple, le cas d'une fille de terminale SMS, dont le père est ouvrier qualifié, qui notifie: 1/ L1 psychologie 2/ École d'auxiliaire de puériculture 3/Vie active. Cette liste de vœux, parfaitement non conforme aux attentes de l'application internet, trahit bien cette incapacité à se situer dans un espace abstrait et incertain. Cette étudiante livre ainsi, dans sa candidature, toute l'humilité de sa démarche qui semble dire : << Si je ne peux pas avoir ça, alors ça... et si je ne peux pas avoir ça, alors tant pis, j'irai chercher du travail. » Comme s'il était impossible pour certains, et notamment ceux qui appartiennent aux classes les plus dominées socialement, d'avoir la certitude - considérée alors comme de la prétention – que l'on sera admis dans une formation de l'enseignement supérieur l'année suivante (même ouverte). ## Une fausse solution : se contenter de << faire un peu de pédagogie >>> * **Il ne faut pas déduire de ces observations que la projection différenciée des bacheliers dans l'espace de l'enseignement supérieur se réduirait à un défaut d'information sur l'existence et les spécificités des différentes filières.** Il ne suffit pas, en effet, de savoir qu'une filière existe pour souhaiter s'y orienter. En d'autres termes, il ne suffit pas de procéder à << un peu de pédagogie >>> comme on dit - pour que l'ensemble des filières deviennent visibles et par là même souhaitables pour l'ensemble des élèves, sans distinction de classes, qu'elles soient scolaires ou sociales. * **L'orientation dans le supérieur est le produit d'une rencontre heureuse entre des dispositions héritées et acquises et les caractéristiques objectives d'une formation.** Il faut certes qu'il y ait rencontre, c'est-à-dire que le bachelier ou sa famille ait eu connaissance de l'existence d'une filière. Mais pour qu'elle se traduise par un attrait, une adhésion puis une orientation, il faut que cette rencontre avec la formation soit << heureuse », c'est-à-dire que les caractéristiques objectives de la formation fassent écho aux dispositions héritées ou constituées de l'élève. C'est tout le passage du « je vois » au « je m'y vois ». Cet ajustement peut reposer sur la relation entre le rapport spécifique à l'avenir de l'élève d