Cours de Psychologie Cognitive 2024-2025 - Chapitre 1 PDF
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2024
Fabienne Chetail, Axelle Calcus, Anezka Smejkalova
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This chapter introduces cognitive psychology, focusing on cognitive functions such as perception, attention, and memory, and their role in human interaction with the environment. The chapter explores the various areas related to human cognition , including social cognition and psychopathology. The course is targeting undergraduate students.
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CHAPITRE 1 ÉTUDIER LA COGNITION PSYC-E-102 | Psychologie cognitive, neuropsychologie et psycholinguistique I Prs. Fabienne Chetail, Axelle Calcus, Anezka Smejkalova Année 2024-2025 WARNING ! Les matériau...
CHAPITRE 1 ÉTUDIER LA COGNITION PSYC-E-102 | Psychologie cognitive, neuropsychologie et psycholinguistique I Prs. Fabienne Chetail, Axelle Calcus, Anezka Smejkalova Année 2024-2025 WARNING ! Les matériaux de ce cours (documents, enregistrements, etc.) sont protégés par le droit d'auteur. Les cours et leurs enregistrements sur l'UV ou Teams sont également protégés par le droit à l'image des enseignants. IIs sont ex- clusivement destinés à un usage privé et académique. Toute reproduction ou diffusion est strictement interdite sans l'accord du titulaire. Le non-respect de ces règles est passible de sanctions disciplinaires, voire en outre judiciaires. TABLE DES MATIÈRES De quoi on parle ?.......................................................................................... 6 1.1. La cognition..................................................................................................................6 1.2. Psychologie cognitive et autres domaines.................................................................9 Comment étudier la cognition ?.................................................................. 14 2.1. L’expérimentation.......................................................................................................14 2.2. La démarche expérimentale......................................................................................15 ~ © Fabienne Chetail 2024 Page 5 – Section 1 – De quoi on parle ? 1.1. La cognition Vous l’aurez remarqué, le titre de ce cours est assez long : « Psychologie cognitive, neuropsychologie cognitive et psycholinguistique 1 ». On peut tout à fait l’abréger par « cours de psycho cognitive ». Toujours est-il qu’il faut quand même comprendre ce que veulent dire les mots de l’intitulé. Pour cela, un cours de psychologie cognitive commence typiquement par un chapitre introductif qui raconte l’histoire de l’émergence de la psychologie cognitive comme champ d’étude scientifique du fonctionnement humain. J’ai décidé de vous épargner cela, pour deux raisons : 1) vous verrez cela plus en détail dans le cours PSYC-E-2013 Histoire et méthode de la psychologie scientifique en Bloc 2 du bachelier, et 2) à ce stade de notre premier cours, il est plus intéressant de comprendre ce qu’étudie la psychologie cognitive, pourquoi et comment. Prenons quelques exemples pour essayer de comprendre cela intuitivement. Exemple 1. Regardez la photo ci-contre. Que voyez- vous ? Une fillette qui a l’air d’être enfoncée dans une route ? (Non, ce n’est pas une photo truquée : Cette photo a vrai- ment été prise telle quelle !). On sait que dans notre monde, les enfants ne se retrouvent pas paisiblement enfoncés dans les routes… Donc il semblerait que l’on perçoive autre chose que ce qui est physiquement présent dans le monde et sur la photo (en l’occurrence, la fille est accoudée à un muret qui a presque la même couleur et la même matière que le sol © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 6 sur lequel elle marche). Exemple 2. Est-ce qu’on perçoit la parole avec ses oreilles ? Voici une démonstration qui peut vous aider à répondre à cette question. Elle dure une minute, et montre la Prof. Patricia Kuhl qui répète une vingtaine de fois une paire de syllabes. Je ne vous dirai pas lesquelles, à vous d’écouter, et de noter ce que vous entendez. Mais notez bien ceci, avant de lancer la video : Ecou- tez les 3 premières répétitions en regardant le visage sur l’écran (et notez ce que vous pensez que la chercheuse dit) ; ensuite fermez les yeux pour écouter les trois répétitions suivantes (et notez ce que vous percevez), et ainsi de suite jusqu’à la fin de la séquence. Gardez votre feuille où vous notez cela, nous l’utiliserons lors d'un cours ! La vidéo est accessible ici. Exemple 3. Vous allez à présent regarder une vidéo, dans laquelle vous allez voir deux images qui alternent rapidement. Cherchez la différence entre les deux images : la vidéo est accessible ici. Vous avez trouvé ? Oui, non, au bout d’un long moment ?... Incroyable non ? Surtout si je vous dis que c’est toute la rangée des sacs de fruits suspendus à l’étal qui change à chaque alternance ! Comment donc pouvons-nous ne pas remarquer cela ?? Exemple 4. Et maintenant, si je vous demande ce que vous faisiez le jeudi 21 septembre 2023 à 10h24, que me répondez-vous ? Aucune idée ! Comment pourrais-je savoir ça ?? Pourtant, je suis sûre que la grande majorité d’entre vous peut, assez facilement, trouver la réponse. 2023, c’était il y a un an. Vous étiez pour la plupart en dernière année de secondaire. C’était la troisième semaine de cours depuis la rentrée. Quel était votre planning de cours le jeudi ? Un cours de maths à 10h ? Si tel est le cas, alors finalement, vous pouvez assez facilement répondre à la question… Vous venez de voir quatre exemples qui renvoient à des domaines étudiés par la psychologie cognitive : la perception dans les exemples 1 et 2 (qu’est-ce qui fait qu’on perçoit une scène –ou un message sonore– sous telle ou telle forme ?), l’attention (comment est-il possible que le gros changement entre les deux photos de l’exemple 3 n’ait pas attiré notre attention ?), la mémoire (comment sont rangées les informations dans notre mémoire pour qu’on accède facilement à une information ?). La perception, l’attention et la mémoire sont des fonctions cognitives : ce sont des activités de notre esprit qui nous permettent d’être en interac- tion avec notre environnement. Le terme « esprit » correspond ici à l’ensemble des capacités mentales propres au système nerveux central (Figure 1.1). Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, ces fonctions sont vitales à l’activité humaine. En ef- fet, dans nos vies, nous traitons une grande quantité d’informations grâce à ces fonctions cognitives. Dès que vous ouvrez les yeux le matin, vos yeux reçoivent de l’information (par ex., la lumière du jour, les nou- velles que vous lisez sur votre smartphone, etc.). Vos oreilles reçoivent aussi de l’information (par ex., le bruit du réveil, les phrases que prononce la personne Figure 1.1. Système nerveux central (source: Wikipedia) © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 7 Figure 1.2. Exemples de fonctions étudiées par la psychologie cognitive (source : Solso et al., 2013). Les domaines entourées en bleu sont ceux abordés cette année. à côté de vous,…), ainsi que vos autres organes sensoriels (par ex., la froideur du carrelage quand vous entrez dans la salle de bain, le goût mentholé de votre dentifrice,…). Tout cela constitue des informations que vos sens reçoivent. Votre cerveau traite ces informations et sur base de cela, vous faites tout un tas d’activités (vous communiquez, vous réfléchissez, vous agissez, vous bou- gez, vous mémorisez,…). Cette activité mentale de traitement de l’information par notre cer- veau définit ce qu’on appelle la cognition humaine. La cognition humaine est notre « appareil à penser ». Les informations reçues et traitées par notre cerveau sont le socle de notre vie men- tale. Sans perception, mémoire, attention, prise de décision, langage, raisonnement… pas pos- sible de regarder des matchs de foot à la télé, de faire des balades à vélo sur les chemins de cam- pagne, de défendre votre point de vue sur l’écologie, de raconter les bons et mauvais souvenirs de votre enfance. L’objet de la psychologie cognitive est d’étudier les fonctions cognitives pour expliquer la vie mentale humaine : comment percevons-nous le monde ? pourquoi ne faisons- nous pas attention à certaines choses ? comment est organisée notre mémoire ? quels sont les mécanismes qui permettent de traduire notre pensée par le langage ?... En d’autres termes, quels sont les processus mentaux qui nous permettent d’être et d’agir ? Les fonctions cognitives à étudier sont nombreuses (Figure 1.2). Dans ce cours, nous allons nous centrer sur la perception, l’attention, la mémoire et le langage, qui constituent les bases de la cognition (le cours « Psychologie cognitive, neuropsychologie cognitive et psycholinguistique 2 » du Bloc 2 abordera d’autres fonctions cognitives d’ordre supérieur). J’en profite du coup pour introduire la signification d’un des autres mots du titre du cours : psycholinguistique. La définition typique de ce mot est que c’est un champ d’étude qui s’intéresse aux processus cognitifs mis en œuvre dans le traitement et la production du langage. En d’autres termes, c’est un sous-champ de la psychologie cognitive, que l’on pourrait traduire par « psychologie cognitive du langage », tout comme il y a un sous champ de la psychologie cognitive que l’on pourrait appeler « psychologie cognitive de la mémoire ». © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 8 1.2. Psychologie cognitive et autres domaines Comme nous venons de le voir, la cognition est au cœur de toute activité mentale. De plus, elle est complexe à étudier, comme nous le verrons par la suite. Cela a deux conséquences. 1. Place de la cognition au-delà de la psychologie cognitive. La première conséquence est qu’on ne s’intéresse pas à la cognition juste dans le domaine de la psychologie cognitive. Au cours des dernières décennies, l’approche cognitive s’est développée dans la plupart des do- maines de la psychologie (voir Figure 1.3 pour une évocation de grands domaines de la psycho- logie). Ainsi, un champ de recherche porte sur la cognition sociale, au carrefour de la psycholo- gie sociale (qui s’intéresse aux interactions sociales) et de la psychologie cognitive. La cognition sociale s’appuie sur les données de la psychologie cognitive pour étudier comment les proces- sus cognitifs tels que la perception, la mémorisation, le raisonnement,… sont impliqués dans les interactions sociales. De même, il est apparu assez récemment le champ de la psychopathologie cognitive dont l’objectif est d’examiner en quoi les dysfonctionnements cognitifs contribuent au développement ou au maintien de symptômes psychopathologiques et des difficultés qui y sont associées. Un exemple est l’étude du jeu pathologique : est-ce qu’il y a des dysfonctionnements cognitifs (en plus d’autres dysfonctionnements possibles) chez une personne qui est accro aux machines à sous au point de s’endetter dangereusement, de se couper des autres, de négliger son alimentation ?... Connaître les principes de fonctionnement cognitif des êtres humains n’est donc pas réservé aux chercheur.es en psychologie cognitive : c’est indispensable à tout psychologue qui s’intéresse à la vie mentale des individus ! 2. Contacts entre la psychologie cognitive et d’autres champs. La deuxième conséquence est que la psychologie cognitive s’est développée (et continue de se développer) au contact d’autres disciplines. Ces disciplines concernent non seulement les autres grands domaines de la psychologie, mais aussi d’autres domaines (Figure 1.4A et 1.4B). Parfois, la rencontre entre deux domaines a donné un nom à un troisième domaine, comme c’est le cas pour la psycholinguis- tique. Enfin, gardez en tête que tous ces domaines connexes à la psychologie cognitive sont eux- mêmes nourris et influencés par d’autres domaines d’études scientifiques (Figure 1.4C). Figure 1.3. Quelques-un des grands champs de recherche de la psycho- logie. Attention, les frontières sont loin d’être imperméables ! Cela se voit par exemple dans la façon dont les centres de recherche de la facul- té sont structurés (Centre de re- cherche en psychologie sociale et interculturelle; centre de recherche en cognition et neurosciences, …) © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 9 A Figure 1.4. A : Connexions entre les sciences cognitives (traits pleins = connexions fortes, traits pointillés = liens plus faibles) (Inspiré de L’hexagone de Gardner, 1985). B : Disciplines nées de la rencontre de deux domaines des sciences cognitives. C : Exemples de connexion entre les sciences cognitives et des domaines hors du champ des sciences cognitives. B C © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 10 Cette représentation schématique du contact entre des disciplines différentes va nous permettre d’expli- quer le troisième mot du titre du cours : neuropsy- chologie cognitive. Le champ de la neuropsycholo- gie cognitive vient de la rencontre entre la neuropsy- chologie et la psychologie cognitive. Dit très rapide- ment, le champ de la neuropsychologie s’intéresse au cerveau de patients, en tant qu’objet d’étude. Histori- quement, ce champ a commencé à se développer en s’intéressant à la localisation des fonctions psycholo- giques dans le cerveau. Un bon exemple est la découverte historique de Paul Broca, un chirurgien du 19ème siècle. Il ren- contre un jour un homme, Monsieur Leborgne, qui a une infection de la jambe droite. Néanmoins, P. Broca se rend compte que cet homme a aussi un sévère dé- ficit du langage qui est apparu à la suite d’une grosse crise d’épilepsie : l'homme est parfaitement valide et intelligent, il comprend tout ce qu'on lui dit, mais le seul mot qu'il semble savoir dire est « tan » (Figure 1.5). Après le décès du patient, Broca observe son cer- Figure 1.5. Une conversation type entre P. Broca et Mr veau (dans les années 1860, on ne peut pas faire des Leborgne. « photographies » du cerveau des personnes via des scanners comme aujourd’hui, il faut attendre que la personne décède…). Comme vous le verrez en détail dans les cours BIOL-E- 1001 Fondements biologiques 1, notre cerveau est constitué de dif- férentes aires, nommées lobe frontal, lobe occipital, etc. (Figure 1.6). Et bien l'examen cérébral post-mortem du cerveau de Mr Leborgne a montré une lésion dans une partie de la région fron- tale du cerveau du côté gauche (Figure 1.7). P. Broca en a donc conclu que cet endroit est respon- sable du trouble de Mr Leborgne (on appelle aphasie cette perte de la capacité à parler) et que la région correspondait au siège de la parole. Autrement dit, ce serait grâce à cette région du cer- veau bien précise (appelée l’aire de Broca) que le cerveau nous rend capable de parler (Figure 1.8). Les travaux ultérieurs ont montré que les choses sont en fait bien plus complexes… mais cela vous donne un bon exemple de ce que faisait le champ de la neuropsychologie initialement. Figure 1.6. Principales aires du Figure 1.7. Photo du cerveau de Mr Figure 1.8. Aire de Broca, dans le cerveau humain Leborgne (1861) lobe frontal gauche © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 11 La neuropsychologie cognitive, elle, s’intéresse au fonctionnement cognitif (et non juste aux structures du cerveau), tout comme la psychologie cognitive. La différence majeure avec la psychologie cognitive est que pour étudier la cognition, la neuropsychologie cognitive s’intéresse au fonctionnement de personnes ayant des troubles cognitifs dont l’origine se trouve dans le cer- veau. Ces troubles peuvent être des troubles acquis (par ex. après un traumatisme crânien, une personne a des troubles de mémoire alors qu’avant elle n’en avait pas ; ou bien, à la suite de crises d’épilepsie, Mr Leborgne perd l’usage de la parole bien qu’il parlait tout à fait correctement avant). Les troubles peuvent aussi être des troubles développementaux, résultats d’anomalies se produisant au cours du développement de la personne, et non après un accident (par ex. une anomalie dans le cerveau au cours du développement de l’enfant produit des troubles du langage à partir de 2-3 ans). La psychologie cognitive, elle, étudie le plus souvent le fonctionnement cog- nitif en examinant comment des personnes avec des habiletés cognitives normales (= sans trouble) effectuent des tâches. On parle parfois de « personnes saines », en opposition aux pa- tients étudiés par la neuropsychologie cognitive. Etudier le fonctionnement cognitif de patients permet non seulement de comprendre le fonctionnement cognitif de l’être humain, mais aussi de développer des programmes de réhabi- litation. C’est en effet une des tâches des neuropsychologues clinicien.nes d’aider les patients avec des troubles cognitifs à retrouver leur fonctionnement cognitif normal ou à ralentir le déclin des fonctions cognitives. QUESTION ! Et les neurosciences dans tout ça ? A Figure 1.9. Exemple d’objets d’étude des neurosciences. La cognition ici ne fait pas partie des objets étudiés. A : Structure schématique d’un neurone. B : Transmission d’information entre deux neurones (source : Solso et al., 2013). B Les neurosciences sont l’ensemble des disciplines qui étudient le système nerveux, depuis l’échelle moléculaire (par ex. la communication entre les neurones via la transmission de neurotransmetteurs entre deux synapses, voir Figure 1.9) jusqu’au niveau des organes (par ex. cerveau, moelle épinière, cervelet). Ici, il n’y a pas de lien direct avec la cognition. Au contraire, les neurosciences cognitives, © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 12 elles, étudient les substrats anatomiques et (neuro)biologiques de la cognition, et sont centrées sur les réseaux cérébraux. Elles s’appuient notamment sur les techniques d’imagerie cérébrale. Tant la psychologie cognitive que la neuropsychologie cognitive sont en contact étroit avec le champ des neurosciences cognitives. © Fabienne Chetail 2024 – De quoi on parle ? – Page 13 – Section 2 – Comment étudier la cognition ? 2.1. L’expérimentation Je vous ai dit que le but de la psychologie cognitive est de comprendre comment l’esprit fonc- tionne. Mais comment est-ce qu’on peut étudier cela ? Comment peut-on savoir comment notre mémoire ou notre attention fonctionne par exemple ?… On pourrait se dire qu’il suffit de se poser la question à soi-même (comment est-ce que je fais pour percevoir les objets dans une scène visuelle ?) et se baser sur ses intuitions (j’ai le sentiment que je perçois tout en même temps). Cependant, comme nous allons le voir très vite dans le cours, il arrive parfois que soit nos intuitions sont fausses (la vidéo de l’exemple 3 page 6 en est un très bon exemple), soit elles ne nous servent pas à comprendre les mécanismes (est-ce que, si vous avez fait l’effort de répondre à la dernière question, vous avez l’impression d’être plus avancé.e ?). En plus, l’intuition que vous pourriez avoir pour vous-même ou pour les autres n’est peut-être pas généralisable, c’est-à-dire qu’on ne peut peut-être pas en tirer une conclusion valable pour tous les autres indi- vidus. Or la psychologie cognitive en tant que science vise à comprendre les mécanismes cognitifs tels qu’ils s’appliquent à tous. Autrement dit, lorsque l’on mène des études scientifiques en psychologie, le cas d’une personne précise ne nous intéresse pas en tant que tel, mais ce qui nous intéresse est plutôt le caractère commun ou universel de tel ou tel processus qui est mis en œuvre chez cette personne. Pour développer des connaissances sur le fonctionnement cognitif humain, la psychologie cognitive utilise principalement (mais pas uniquement !) l’expérimentation. L’expérimentation consiste à faire des expériences dans lesquelles des facteurs (ou « variables ») sont explicitement manipulés tandis qu'un ou plusieurs autres facteurs sont mesurés. Comme vous le verrez en détail © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 14 dans le cours STAT-E-110 Analyse des données en sciences psychologiques et de l’éducation, les facteurs qui sont manipulés sont appelés variables indépendantes et les facteurs mesurés sont les variables dépendantes. Nous verrons ces notions en détail dans les expériences que nous aborderons dans la suite du cours. Les chercheur.e.s en psychologie cognitive s'appuient très souvent sur l'expérimentation car, même si de nombreuses intuitions des gens sur la cognition humaine peuvent être correctes, des expériences soigneusement contrôlées sont nécessaires pour déterminer la validité des intuitions. Comme nous allons le voir, les processus cognitifs sont souvent non conscients ou se déroulent si rapidement que les intuitions ne fournissent aucun guide. Par exemple, lorsque vous lisez cette phrase, vous accédez automatiquement à la signification des mots, aux règles de grammaire et aux routines de reconnaissance des motifs sombres et clairs en tant que lettres et mots individuels. Comment faites-vous ? L'introspection (= le fait de s’observer soi-même) n'est d'aucune aide pour répondre à la question. Comment les psychologues cognitivistes étudient-ils alors des actes complexes de traitement de l'information tels que la compréhension des phrases ? Il n'existe au- cun moyen simple de jeter un coup d'œil dans le cerveau pour savoir comment notre esprit fonc- tionne. Ici, le simple fait de regarder les gens lire ne semble pas être la solution non plus. En fait, dans de nombreux cas, les chercheur.e.s ont dû développer des expériences et s'appuyer sur des mesures assez subtiles et indirectes pour élaborer des théories de la cognition. Nous en verrons plusieurs exemples dans le cours. 2.2. La démarche expérimentale La recherche en psychologie cognitive s’inscrit dans le cadre de la démarche expérimentale, qui va de paire avec l’expérimentation. Vous allez rencontrer ce terme à de nombreuses reprises au cours de vos études, aussi il me semble nécessaire que vous en compreniez le principe. Le but de la science est de comprendre des phénomènes, autrement dit, d’accumuler des connaissances sur ces phénomènes. En physique par exemple, on cherche à comprendre les phé- nomènes de trous noirs (comment naissent-il ? que se passe-t-il à l’intérieur ?...). En psychologie cognitive, on cherche à comprendre par exemple les processus de perception visuelle (comment reconnaît-on les visages ? à quelle vitesse percevons-nous les mots ?...). Dans les deux cas, ces champs de recherche scientifique fonctionnent sur base de théories et d’hypothèses. Une théorie est une proposition scientifique pour expliquer un phénomène (par ex. le fonctionnement des trous noirs ou les mécanismes de perception visuelle). Une hypothèse est une des parties de la théorie pour expliquer un aspect précis du phénomène étudié. Elle est admise provisoirement avant d'être soumise au contrôle de l'expérience. Prenons un exemple simplifié, dont les différentes étapes sont présentées sur la Figure 1.10. Disons qu’il existe une théorie pour expliquer comment les adultes font pour lire. Cette théorie est un ensemble d’idées expliquant le fonctionnement cognitif des adultes lorsqu’ils lisent. Ad- mettons que selon cette théorie, la reconnaissance des mots lors de la lecture est automatique, c’est-à-dire que dès que nos yeux se posent sur un mot, on ne peut pas s’empêcher de lire ce mot. © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 15 Figure 1.10. Représentation schématique des composants et étapes de la démarche expérimentale © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 16 Notre théorie fournit donc une hypothèse testable (la reconnaissance des mots est automatique). A partir de là, je peux imaginer comment tester cette hypothèse : intuitivement, il me semble que si l’on présente un mot à un individu et qu’on lui demande explicitement de ne PAS le lire, il ne devrait pas le lire. Mais selon l’hypothèse, si vraiment la reconnaissance des mots est automa- tique, alors il devrait le lire quand même, parce qu’il ne peut pas s’en empêcher. Je pourrais déci- der donc de créer une expérience pour tester cela. Par exemple, je pourrais présenter une liste de mots de couleur écrits dans une couleur différente (BLEU, VERT, JAUNE). Je demanderais alors à des participants de dire en quelle couleur les mots sont écrits et je compterais combien d’erreurs ils font (par ex. répondre « bleu » pour BLEU alors qu’il faut dire « rouge »). S’ils font ce type d’erreurs, alors ça veut dire qu’ils n’ont pas pu s’empêcher de lire le mot (alors qu’ils de- vaient juste donner sa couleur !). Je pourrais comparer leur performance avec une liste plus facile (BLEU, ROUGE, VERT,…). Ma prédiction est que si vraiment on ne peut pas s’empêcher de lire, alors il devrait y avoir plus d’erreurs avec la première liste qu’avec la deuxième liste. Disons maintenant que je fais vraiment passer cette expérience à des participants. Vous aurez compris que ce je manipule ici c’est le « type de liste » (ma variable indépendante) et ce que j’enregistre est « le nombre d’erreurs fait » (ma variable dépendante). Une fois que tous les participants ont passé l’expérience (disons que 20 ont fait la tâche avec la liste A et 20 autres avec la liste B), je fais une analyse des résultats. Par exemple, je compte le nombre d’erreurs moyen des 20 participants pour la liste A et je le compare au nombre d’erreurs moyen des participants de la liste B. Pour savoir s’il y a une différence qui vaut la peine d’être prise en compte entre les deux nombres d’erreurs, on utilise des outils statistiques, mais je ne rentre pas dans le détail, vous verrez cela en cours de statistiques. Disons que l’utilisation des outils statistiques me permet d’affirmer que les participants ont fait plus d’erreurs quand je leur demandais de nommer la couleur des mots comme BLEU, VERT, JAUNE,... (liste A) plutôt que des mots comme BLEU, ROUGE, VERT,… (liste B). Ce résultat est en accord avec ma prédiction. Il offre donc une confirmation de l’hypothèse initiale. Au final, cela renforce la théorie (cas 1 sur la Figure 1.11). Au contraire, si je n’obtiens aucune différence du nombre d’erreurs entre les deux conditions, ma prédiction n’est pas vérifiée (cas 2 sur la Figure 1.11). L’hypothèse n’est donc pas confirmée (on dit qu’elle est infirmée). Soit cela suggère que mon hypothèse de départ n’était pas valide, affaiblissant l’ensemble de la théorie, soit cela est dû au fait que l’expérience que j’ai menée n’était pas la bonne pour tester mon hypo- thèse (donc la théorie n’est pas nécessairement invalidée). VOCABULAIRE Mots, items, stimuli ? Pour désigner le type d’éléments sur lequel les participants font la tâche, j’ai utilisé le terme « mot », puisque ce sont des mots dont les participants doivent nommer la couleur. Comme on va le voir par la suite, les éléments à traiter par les sujets ne sont pas toujours des mots : parfois ce sont des chiffres, des images, des textes, des formes, des situations, etc. Deux termes génériques sont utilisés pour désigner tous ces éléments : items et stimuli. Je vais très souvent utiliser le terme stimulus (qui est le singulier de stimuli : un stimulus, des stimuli). Strictement parlant, un stimulus est une « cause externe ou interne capable de provoquer la réaction d'un organisme vivant ». C’est tout à fait le cas de nos mots ici : la présentation de ces stimuli provoque une réponse orale des participants ! © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 17 Figure 1.11. Représentation schématique du processus de confirmation ou d’infirmation d’une hypothèse, avec l’impact que cela a sur une théorie dans le cadre de la démarche expérimentale. © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 18 Cette relation théorie-hypothèse-expérience est au cœur de la démarche expérimentale qui est largement adoptée en psychologie cognitive. Attention, ce n’est pas la seule méthode dispo- nible pour tester des hypothèses, mais c’est celle que nous allons rencontrer le plus souvent dans les chapitres suivants. Pour la fin de ce chapitre introductif, je veux attirer votre attention sur le fait que l’exemple que nous venons de prendre (la reconnaissance automatique des mots) est très simplifié. Il y a cinq points à bien comprendre pour utiliser la démarche expérimentale à bon escient (Figure 1.12) : 1. Les théories ne tombent pas du ciel. Présenté comme je l’ai fait sur la Figure 1.10, on dirait que le début du processus de recherche commence avec une théorie. Sauf qu’un.e chercheur.e ne se lève pas le matin en disant « Tiens, j’ai une nouvelle théorie ! ». En fait, les théories découlent elles-mêmes d’expériences et d’hypothèses déjà existantes, parfois très directement basées sur des observations, voire des intuitions. Une théorie n’est viable néanmoins que si les hypothèses qui en découlent sont rigoureusement confirmées, vérifiées. 2. La science avance à petit pas. La façon dont je vous ai expliqué les choses a l’air très simple : on vérifie ou pas une théorie, sur base d’une expérience. Et voilà ! Sauf que ce n’est pas la réalité... Pour qu’une théorie soit solidement établie, il va falloir y appor- ter de nombreuses démonstrations expérimentales. Faire une seule expérience ne suf- fit pas à considérer qu’une théorie pourrait refléter la vérité à propos de tel ou tel phénomène. Il va falloir faire beaucoup d’expériences et, très souvent, répliquer les résultats d’expériences précédentes (= refaire une expérience déjà faite pour s’assurer qu’on retrouve les mêmes résultats). Figure 1.12. Quelques points importants à toujours avoir en tête quand on réfléchit sur base de la dé- marche expérimentale ! © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 19 3. La science est une affaire collective. Ce point découle du précédent : c’est le travail de nom- breux chercheurs et chercheuses qui fait avancer l’état des connaissances sur tel ou tel domaine. L’image du chercheur qui fait seul une grande découverte qui révolutionne le monde est un mythe. La recherche est une entreprise collective : derrière toute dé- couverte rapportée par les médias, ce sont des dizaines voire des centaines ou des milliers de chercheur.es qui ont travaillé, conduisant de nombreuses expériences et de nombreuses études pour asseoir une théorie ou une hypothèse explicative d’un phé- nomène. 4. La route n’est pas toujours droite. Dans l’exemple de la Figure 1.10, les choses ont l’air simple : il y a une théorie dont on extrait une hypothèse, que l’on teste. En fonction du résultat, on renforce ou on déforce la théorie. En réalité, c’est rarement aussi simple. Les chercheur.es conduisent beaucoup d’expériences qui ne mènent pas à des conclusions claires et qui laissent les choses dans une impasse. Typiquement, sur base d’une expérience qui ne « mène nulle part », les chercheur.es vont réfléchir : est-ce que l’expérience n’était pas adaptée ? est-ce qu’il ne faudrait pas la refaire en changeant tel ou tel paramètre ?... On revient ici à l’idée que la science avance à petit pas, par essais- erreurs. Là encore, l’idée que sur base d’une seule expérience on arrive à une décou- verte incroyable est un mythe. Dans la suite du cours, nous n’aurons bien sûr pas le temps de vous présenter l’ensemble du cheminement expérimental qui a conduit au développement de telle ou telle théorie, donc oui, très souvent, nous ne vous présen- terons qu’une ou deux expériences sur une question donnée, mais gardez en tête qu’il y a eu de nombreuses autres expériences conduites, avec des résultats plus ou moins convaincants. 5. Les théories scientifiques ne sont pas immuables. Il arrive parfois que des personnes soient perturbées par le fait que des scientifiques ne soient pas d’accord entre eux ou qu’une théorie initialement annoncée soit ensuite abandonnée. Pourtant, c’est le processus même de la science. Les théories sont développées pour expliquer des phénomènes. Si l’on a besoin d’expliquer ces phénomènes, ça veut dire que de base, on ne connaît pas la « vérité ». C’est donc à des chercheurs et des chercheuses de travailler pour essayer de comprendre le phénomène. Et comme je viens de le dire, cela se fait par essais et erreurs, à petit pas. Parfois une théorie élaborée par des chercheur.e.s semble expliquer correctement un phénomène, mais d’autres chercheur.e.s obtiennent des résultats qui remettent en question cette théorie. Progressivement, ils vont développer une autre théorie, qui elle-même pourra être remise en question par la suite, etc... Donc à certains moments, il peut y avoir plusieurs théories proposées pour expliquer un phénomène, sans qu’on n’arrive vraiment à savoir laquelle est meilleure. C’est l’ac- cumulation de preuves expérimentales dans le temps en faveur de l’une ou l’autre qui permettra de dire laquelle est la plus valide. Et ce, jusqu’à ce qu’une autre théorie, meilleure, émerge et soit acceptée par la communauté scientifique… Maintenant que vous savez tout ça, vous êtes fin prêt.e à rentrer dans le cœur du sujet ! © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 20 HELP ! Comprendre le mode de citation du travail des chercheur.es Dans les prochains chapitres, je vais souvent citer le travail de chercheur.es publié dans des articles scientifiques ou dans des livres. Conventionnellement, quand on fait cela, on cite le nom de famille des chercheur.es, suivi de la date où l’étude a été publiée. Par exemple, quand je vous ai parlé de l’article de Paul Broca, j’aurais pu écrire « Le cas de Mr. Leborgne a été le premier cas d’aphasie publié (Broca, 1861) ». Quand il y a deux auteurs, on cite les deux noms : par exemple « (Kleffner & Ramachandran, 1992) ». Quand il y a plus de deux auteurs, soit on les cite tous, soit on met « et al. » (qui se prononce « étal »). C’est une abréviation du latin qui veut dire « et les autres » (sous-entendu ici « et les autres collaborateurs »). Ainsi, si vous voyez une référence du type « Loftus et al. (1975) ont montré que … », vous savez qu’Elisabeth Loftus n’a pas fait son étude toute seule. Dans l’ensemble de ce syllabus, je vais mettre les références des auteurs en fin de chapitre : cela ne veut pas dire que vous devez lire ces articles ! Je le fais pour que, si vous êtes intéressé.e par une étude (cette année ou plus tard), vous puissiez facilement retrouver la référence. © Fabienne Chetail 2024 – Comment étudier la cognition ? – Page 21 RÉFÉRENCES Broca, P. P. (1861). Remarques sur le siège de la faculté du langage articulé, suivies d’une observation d’aphé- mie (perte de la parole). Paris : Masson. Gardner, H. (1985). The mind’s new science. New York: Basic Books. Solso, R. L., MacLin, O. H., MacLin, M. K. (2014). Cognitive psychology. Pearson New International Edition. Edinburgh Gate : Pearson. ~ © Fabienne Chetail 2024 Page 22