Notions d’éthique en recherche – aspects philosophiques PDF
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Sorbonne University
David Simard
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This document discusses the ethical aspects of scientific research, particularly focusing on the philosophical underpinnings. It examines the relationship between scientific methodology and ethical considerations, exploring the role of values and potential conflicts between scientific objectives and ethical principles related to human participants.
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2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé Licence Économie et Management de la santé UE Réglementation et éthique de la recherche et droit de la santé ECUE Réglementa...
2023-2024 L3 Licence Accès Santé Sciences pour la santé Licence Économie et Management de la santé UE Réglementation et éthique de la recherche et droit de la santé ECUE Réglementation et éthique de la recherche sur l’être humain Cours : Notions d’éthique en recherche – aspects philosophiques Enseignant : David Simard Plan I/ L’éthique scientifique : un problème épistémologique II/ L’intégrité scientifique : un problème éthique III/ Éthique de la recherche médicale sur des êtres humains : protection des participant·es à la recherche IV/ L’éthique, un obstacle au progrès de la recherche ? © David SIMARD 1 Introduction L’éthique en recherche est un champ qui relève non seulement de l’éthique, mais également de l’épistémologie. Il s’agit en effet de définir tout d’abord ce que l’on considère comme répondant à des exigences pratiques d’ordre scientifique, autrement dit d’énoncer comment l’on doit s’y prendre pour que la démarche que l’on adopte puisse être qualifiée de scientifique, ou encore, de “bonne science”. Or, cela suppose une conception préalable de la démarche scientifique, ce qui relève de l’épistémologie. Dans ce cadre, l’éthique a pour objet d’énoncer les règles découlant de l’étude épistémologique de la démarche scientifique, qui sont donc des règles épistémiques qui définissent ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas l’être pour qu’une recherche puisse être reconnue comme scientifique. Ces règles épistémiques permettent de procéder à une démarcation entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, notamment entre les sciences et les pseudosciences. La question de l’adéquation entre les règles épistémiques attendues dans un domaine scientifique et la mise en pratique de celles-ci, pose par ailleurs celle de l’honnêteté du scientifique dans la mise en œuvre de ces règles. Le rapport est ici du scientifique à sa conscience, et la question est d’ordre plus directement éthique. Il s’agit de celle de l’intégrité. Ces deux questions valent pour la recherche scientifique en général. Le champ plus spécifique de la recherche médicale en pose une troisième : celle de la protection des personnes participant à la recherche sur des êtres humains. Ici, deux logiques peuvent s’affronter, et se sont de fait affrontées au cours de l’histoire de la médecine : la logique purement scientifique de progrès des connaissances, et la logique éthique du bien-être des êtres humains impliqués dans la recherche. Dans ce cadre, la recherche scientifique est considérée comme une activité risquée qui doit être encadrée. Cet affrontement entre la logique des sciences et la logique de l’éthique prend en outre plusieurs déclinaisons, comme de savoir si l’éthique doit impérativement encadrer la science au risque sans quoi de voir cette dernière donner lieu à des dérives susceptibles de porter atteinte à l’espèce humaine, ou si l’éthique ne constitue pas un obstacle au progrès des connaissances scientifiques. Autrement dit, l’intérêt supérieur de la recherche scientifique et l’intérêt supérieur de l’humanité sont-ils opposés ? Ces questions soulignent une chose : si l’éthique en recherche est une exigence, elle n’est pas immanente à la recherche scientifique. En d’autres termes, il ne suffit pas de pratiquer une recherche scientifique pour que celle-ci soit nécessairement éthique. C’est la raison pour laquelle l’éthique de la recherche, comme pivot de l’éthique en recherche, semble devoir à ce point être énoncée, enseignée et rappelée. I/ L’éthique scientifique : un problème épistémologique Commençons par la question épistémologique. Celle-ci articule d’une manière spécifique le champ de la théorie et celui de la pratique au sein de la recherche scientifique. Par “champ © David SIMARD 2 de la théorie”, il faut entendre ici le domaine de la connaissance, où l’objectif est d’atteindre à une certaine vérité. Par “champ de la pratique”, il faut entendre le domaine de l’action, au sens où œuvrer dans le domaine de la connaissance pour alimenter celui-ci est une activité. Cette dernière doit précisément se conformer à certaines règles qui ont pour finalité de garantir que la façon de faire correspond bien aux exigences épistémiques du domaine scientifique dont il est question. a) Objectivité scientifique et systèmes de valeurs Une difficulté classiquement mise en avant par les historiens et les sociologues relativement aux exigences épistémiques, est celle du possible poids au sein de la recherche scientifique, de facteurs considérés comme externes à l’activité scientifique. Cette difficulté renvoie à l’opposition non moins classique entre les faits et les valeurs, la recherche scientifique étant supposée ne décrire que des faits, sans être orientée par des jugements de valeurs. L’histoire et la sociologie des sciences montrent qu’il en est autrement, et les exemples de collusion entre l’affirmation de résultats scientifiques et des biais idéologiques et de valeurs sociales ne manquent pas. On peut citer les développements au XIXe siècle de la phrénologie ou craniologie, c’est-à-dire de l'étude de la forme et des variations du crâne humain, en appui de thèses sexistes et racistes, les bosses à la surface du crâne ou le volume du cerveau étant supposée permettre la mesure des capacités intellectuelles et émotionnelles des individus. Plus proche de nous, la classification de l’homosexualité parmi les déviations sexuelles dans les classifications internationales des troubles mentaux (Classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé jusqu’en 1990, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie jusque dans les années 1970) en est un autre exemple saillant. Selon la philosophe des sciences américaine Helen Longino1, la conception de l’objectivité scientifique comme totalement indépendante de systèmes de valeurs est une illusion, et le poids des valeurs personnelles, sociales, politiques, culturelles… dans l’orientation des recherches et dans l’interprétation des résultats est toujours présent. Il ne s’agit pas cependant pour elle, ni de prétendre que la recherche scientifique n’aurait aucune valeur épistémique du fait du poids des valeurs extérieures à la recherche, ni de se donner pour objectif d’expurger la recherche scientifique de toute influence de ces valeurs extérieures à la recherche. Ce qu’elle préconise est que le monde de la recherche ait conscience du poids des valeurs sociales, culturelles, etc., dans la recherche, et qu’il permette qu’il en soit discuté. Pour cela, il faut que le monde de la recherche accepte la diversité des points de vue et organise le débat sur les valeurs extérieures sous-jacentes à tel ou tel travail de recherche, afin qu’un consensus puisse être dégagé, sur la base de l’objectif de la recherche scientifique reconnu par toute la communauté scientifique : la production d’explications rationnelles du monde naturel. 1 Helen E. Longino, Science as Social Knowledge: Values and Objectivity in Scientific Inquiry, Princeton, Princeton University Press, 1990. © David SIMARD 3 Or, cet objectif est lui-même contraint par des valeurs qui découlent de ce que l’on considère comme étant une bonne explication scientifique. Il s’agit de valeurs épistémiques, telles que la vérité, l'exactitude, la simplicité, la prévisibilité, etc. Longino distingue alors deux types de valeurs : les valeurs constitutives aux buts de la science, qui sont la source des règles déterminant ce qui constitue une pratique ou une méthode scientifique acceptable, et que l’on peut dire, avec le philosophe des sciences français Léo Coutellec, d’ordre procédural ; et les valeurs contextuelles, qui appartiennent à l’environnement social et culturel dans lequel la recherche scientifique s’exerce, et qui invitent, toujours selon Coutellec, à une approche réflexive au sein des sciences2. C’est l’ensemble de ces valeurs, constitutives et contextuelles, qui doivent être prises en compte, pour définir une éthique de la recherche d’ordre épistémologique, c’est-à-dire pour constituer une démarche scientifique robuste, tant sur le plan de la conformité aux règles internes à la démarche scientifique, que sur le plan de l’attention aux valeurs extérieures pour réduire autant que possible les biais que celles-ci peuvent induire dans la recherche. b) A propos de la “bonne science” Il y a, ainsi, pour Longino, une bonne science (“good science”), c’est-à-dire une bonne manière de procéder pour que la recherche scientifique menée puisse être considérée comme qualitative, en répondant à un certain nombre de critères d’ordre épistémologique. Ceci permet de départager, au sein de la recherche scientifique, ce qui est solide et ce qui ne l’est pas, mais aussi, plus largement, entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas tout en prétendant l’être, comme le charlatanisme et les pseudo-sciences. Cependant, l’idée de “bonne science” ou “science sensée” ou “saine” (“sound science”) est elle-même utilisée, depuis la fin des années 1980, par diverses industries afin de défendre leurs intérêts privés. Dans ce contexte, elle se trouve mise en opposition avec la “mauvaise science” (“junk science”). Dans les années 1990, a ainsi été créée aux Etats-Unis par le cigarettier Philip Morris et le groupe de conseils spécialisé en communication stratégique, marketing d’influence et affaires publiques APCO, l’Advancement of Sound Science Coalition (Coalition pour la promotion d’une bonne science), à la suite du classement du tabagisme passif comme cancérigène certain par l’Agence de protection de l’environnement américaine, l’EPA. Autre exemple avec la Sugar Association aux Etats-Unis, qui se présente comme la voix scientifique de l’industrie américaine du sucre : en 2015, elle tenait le propos suivant : “les données scientifiques n’indiquent tout simplement pas que le sucre, ou tout autre nutriment, serait addictif […] S’en prendre à tout sucre naturel est une approche simpliste du problème complexe de l’obésité qui n’est tout simplement pas étayée par de la bonne science”3. D’autres industries, comme l’industrie agroalimentaire ou l’industrie pharmaceutique, recourent à cette distinction sound science/junk science sur les questions, 2 Léo Coutellec, « Penser l’indissociabilité de l’éthique de la recherche, de l’intégrité scientifique et de la responsabilité sociale des sciences. Clarification conceptuelle, propositions épistémologiques », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 13, 2 / 2, 2019, p. 381‑398. 3 Cité par Mathias Girel, « De l’usage des notions : à propos de la “Bonne science” (Sound Science) », L’Archicube, 2015, p. 87‑95. © David SIMARD 4 souvent de santé et environnementales, qui touchent à leurs intérêts privés, comme le trou dans la couche d’ozone, le dérèglement climatique, les OGM, les médicaments coupe-faim, les pesticides, etc. Elles se revendiquent du côté de la “bonne science”, et renvoient les “lanceurs d’alerte”, les organisations non gouvernementales, des agences d’Etat, etc., du côté de la “mauvaise science”, en affirmant que ces instances sont animées par des motifs idéologiques, politiques, etc., ce qui compromettrait les études et données qu’elles produisent. La question épistémologique de l’éthique de la recherche est donc fondamentale pour mettre en évidence le fait que la recherche scientifique repose sur un ensemble de valeurs épistémiques qui fondent une éthique, tout en pouvant être détournée dans le but de faire valoir des intérêts privés sous-jacents, qui en eux-mêmes constituent des biais massifs quant à l’orientation de la recherche et à l’interprétation des résultats. II/ L’intégrité scientifique : un problème éthique Venons-en maintenant à un autre aspect de l’éthique en recherche : celui de l’intégrité scientifique. Là où la question épistémologique de l’éthique met en exergue les règles épistémiques dans la façon de pratiquer la recherche, celle de l’intégrité pose la question éthique du comportement volontaire du chercheur ou de la chercheuse eu égard à ces règles. Il ne s’agit pas ici seulement de définir les règles épistémiques dont on considère qu’elles doivent être suivie pour que la recherche puisse être considérée comme scientifique par un domaine scientifique donné (exactitude, parcimonie, prévisibilité, reproductibilité, etc.), mais de mettre particulièrement en avant la qualité éthique d’honnêteté. a) Quelques inconduites : fabrication et falsification de données, plagiat En France, à propos des travaux de recherche, l’article L211-2 du Code de la recherche énonce ainsi que l’intégrité scientifique vise “à garantir leur caractère honnête et scientifiquement rigoureux et à consolider le lien de confiance avec la société”. Il s’agit alors à la fois d’une exigence éthique interne à la communauté savante, que vis-à-vis de la société. Au niveau international, le Forum scientifique mondial de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le ministère japonais de l'éducation, de la culture, des sports, de la science et de la technologie, ont organisé en 2007 un atelier sur les meilleures pratiques pour garantir l'intégrité scientifique et prévenir les inconduites professionnelles, qui a donné lieu à un rapport4. Parmi les inconduites professionnelles, ce rapport cite plus spécialement la fabrication et la falsification de données, ainsi que le plagiat. Dans une étude de 2015 publiée dans la revue Accountability in Research, consacrée à l'examen et à l'analyse critique des pratiques et des systèmes visant à promouvoir 4 OECD Global Science Forum, « Best Practices for Ensuring Scientific Integrity and Preventing Misconduct », Paris, OECD, 2007. © David SIMARD 5 l'intégrité dans la conduite de la recherche, il ressort que ces mêmes inconduites sont celles qui sont visées par l’ensemble des politiques nationales en matière d’intégrité scientifique parmi plus de la moitié des principaux pays finançant la recherche et le développement dans le monde. D’autres inconduites sont cependant citées, réparties de manière moins uniformes parmi ces pays : l’attribution non éthique de la paternité d’une recherche, la mauvaise gestion des conflits d'intérêts, l'évaluation non éthique par les pairs, l'inconduite liée aux enquêtes sur l'inconduite, la mauvaise tenue des dossiers, la violation de la confidentialité, les violations de la recherche sur l’être humain ou l’animal, etc.5 Plus récemment, s’ajoutent des articles générés de manière automatisée par des algorithmes. b) Intégrité et bibliométrie Le problème éthique est ici celui des qualités ou vertus du chercheur ou de la chercheuse, qui, connaissant les règles qui sont supposées être suivies dans la recherche scientifique, y contrevient de manière volontaire. L’aspect individuel est donc central, mais le contexte général du fonctionnement du monde de la recherche, notamment de ses modes d’évaluation et de financement, est également à prendre en compte. Ceux-ci reposent en particulier sur la place prépondérante prise par les publications dans l’évaluation des chercheurs, chercheuses et leurs laboratoires. Plus un chercheur ou une chercheuse publie et est cité·e, mieux il ou elle est évalué·e. La bibliométrie, à savoir la mesure du nombre de publications et de citations, a promu l’évaluation quantitative plutôt que qualitative de la recherche. Or, le fait d’être bien évalué est aussi ce qui permet d’être mieux placé dans la compétition aux financements. En France, dans un rapport de 2011 consacré au bon usage de la bibliométrie pour l'évaluation individuelle des chercheurs, l’Académie des sciences a alors affirmé : “[La bibliométrie] comporte de très nombreux biais et il est important de mentionner que pour être réalisée de façon incontestable, elle nécessite du temps, de la rigueur, et une certaine expérience. Il est indispensable de rappeler qu’aucun indicateur ni aucun ensemble d’indicateurs ne peuvent résumer à eux seuls la qualité de la production scientifique d’un chercheur. Par ailleurs, l’importance prise par la bibliométrie dans certaines disciplines peut même inciter certains chercheurs à adapter l’orientation de leurs recherches aux domaines ou aux technologies privilégiés par les revues à haut facteur d’impact dans lesquelles il souhaitent publier, au détriment de l’originalité et de l’innovation”6. En outre, le nombre de citations peut être artificiellement augmenté par la pratique de l’autocitation d’une publication à une autre. c) Rétractations de publications Fondée en 2010, l’Organisation non gouvernementale (ONG) Retraction Watch analyse les rétractations et les expressions de préoccupation d’articles scientifiques (avertissement 5 David B. Resnik, Lisa M. Rasmussen et Grace E. Kissling, « An International Study of Research Misconduct Policies », Accountability in Research, vol. 22 / 5, 2015, p. 249‑266. 6 « Du bon usage de la bibliométrie pour l’évaluation individuelle des chercheurs », Académie des sciences, 2011. © David SIMARD 6 signalant que l’article peut contenir des erreurs ou ne pas être fiable), et est rattachée au Centre pour l’intégrité scientifique dont le bureau est essentiellement composé d’universitaires américains. Retraction Watch recensait fin 2023 près de 50 000 notices de rétractation ou d’expression de préoccupation, dont près de la moitié concernait des publications chinoises, et 12,3% des publications américaines7. La France représentait 1,5% de ces notices, soit 745 notices. Parmi celles-ci, près de 54% appartiennent au domaine des sciences de la vie, avec une prédominance de la biologie cellulaire, et près de 42% à celui de la santé. 18 auteurs signant des publications rattachées à un organisme de recherche français apparaissent dans au moins 10 notices8. La pandémie de COVID-19 a été l’occasion de publications soupçonnées de fraude, et a par ailleurs conduit à s’intéresser aux publications également sur d’autres sujets signées par certains chercheurs s’étant illustrés par ce type de publications. Didier Raoult apparaît ainsi comme l’auteur français le plus cité, et de loin, dans les notices recensées par Retraction Watch. L'institut qu’il a dirigé, à savoir l’institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille (IHU Méditerranée Infection), a par ailleurs fait l’objet d’une étude publiée dans la revue Research Integrity and Peer Review, pointant le fait que, sur un ensemble de plus de 450 articles sur les 25 dernières années, près de 250 impliquant des êtres humains ont été menées avec le même numéro d'approbation éthique, délivré par un comité de protection des personnes, bien que les sujets, les échantillons et les pays d'étude étaient différents. 135 de ces articles ont en outre été publiés dans la revue New Microbes and New Infections, dont de nombreux membres de l’IHU sont membres du bureau éditorial9. Cet exemple relatif à la question de l’intégrité scientifique permet de mettre en évidence le lien qu’il peut y avoir entre le modèle d’évaluation des chercheuses et chercheurs et les atteintes à cette intégrité. Lorsqu’en 2020, Didier Raoult a prétendu que la chloroquine puis l’hydroxychloroquine étaient efficaces contre la COVID-19, il a usé d’un argument d’autorité en s’appuyant sur le nombre des publications qu’il a co-signées et le nombre de citations de celles-ci, c’est-à-dire les indicateurs quantitatifs promu par l’évaluation bibliométrique. Était ainsi écartée la question de la qualité d’une telle affirmation et des études supposées appuyer celle-ci, et donc, la possibilité d’une critique scientifique quant à la robustesse du contenu argumentatif de celle-ci. III/ Éthique de la recherche médicale sur des êtres humains : protection des participant·es à la recherche Les questions des valeurs épistémiques et de l’intégrité scientifique se posent pour toutes les sciences en général, qu’il s’agisse des sciences de la matière inerte, des sciences du vivant, des sciences médicales, ou encore des sciences humaines et sociales. L’exemple 7 Amandine Miallier, « Publications scientifiques (1/2) : seulement 1,5 % des 50 000 notices recensées par Retraction Watch concerne la France », AEF info, 22 janvier 2024. 8 Amandine Miallier, « Publications scientifiques (2/2) : 53,8 % des notices recensées par Retraction Watch pour la France sont en sciences de la vie », AEF info, 25 janvier 2024. 9 Fabrice Frank, Nans Florens, Gideon Meyerowitz-katz, [et al.], « Raising concerns on questionable ethics approvals – a case study of 456 trials from the Institut Hospitalo-Universitaire Méditerranée Infection », Research Integrity and Peer Review, vol. 8 / 9, 2023. © David SIMARD 7 relatif à l’utilisation d’un même numéro d’approbation éthique pour des études sur des êtres humains très différentes pose en outre une question spécifique à l’éthique de la recherche médicale : celle de la protection des participantes et participants. a) Le consentement en recherche médicale Dans la suite de recherches sur des êtres humains menées par des médecins allemands sous le régime nazi, et dans le cadre du procès de ces médecins à Nuremberg notamment pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, a été élaboré le Code de Nuremberg, qui est un extrait du jugement pénal. Ce code énonce dix critères permettant d’apprécier le caractère licite ou illicite des expérimentations humaines reprochées aux accusés. Le consentement libre et éclairé des personnes recrutées pour une expérimentation médicale est le premier critère énoncé10. Ce principe a été repris en 1964 dans la Déclaration d’Helsinki de l’Association Médicale Mondiale. Or, comme nous l’avons vu dans le cours de 1e année sur les essais cliniques contrôlés randomisés et Austin Bradford Hill, il s’agit d’un principe qui, même hors du régime nazi, n’est pas toujours allé de soi. Pour rappel, dans l’essai sur la streptomycine contre la tuberculose pulmonaire mené par l’équipe de Hill, les sujets n’avaient pas été informés qu’ils participaient à un essai clinique, et leur consentement n’avait donc pas été recueilli. Jusqu’à sa mort, Hill a considéré que le consentement n’était pas nécessaire, et il s’est montré critique face à l’évolution de la recherche médicale impliquant des êtres humains qui a accordé une place centrale et de principe au consentement. L’argument de Hill est le suivant : soit le sujet de l’expérimentation humaine va comprendre précisément les modalités de l’essai clinique, et alors il risque de perdre confiance dans le corps médical qui veut l’exposer à une prise de risque ; soit il va donner son consentement sans avoir vraiment compris les tenants et aboutissants de l’essai, et alors son consentement n’est pas réellement éclairé. Autrement dit, il n’envisage pas que les risques étant compris, le sujet donne son consentement. Ainsi, selon Hill, pour l’intérêt de la recherche médicale, le consentement des personnes impliquées ne doit pas être requis. b) Bien de la recherche versus bien des personnes Deux logiques semblent alors s’opposer : celle du bien de la recherche, et celle du bien des personnes. Dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard a abordé la question en ces termes : “le principe de moralité médicale et chirurgicale consiste [...] à ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c'est-à-dire la santé des autres. Mais cela n’empêche pas qu'en faisant exclusivement les expériences et les opérations au point de vue de l’intérêt du malade qui les subit, elles ne tournent en 10 Philippe Amiel, « “Code de Nuremberg” : texte original en anglais, traductions et adaptations en français », in Des cobayes et des hommes : expérimentation sur l’être humain et justice, Paris, Belles Lettres, 2011. © David SIMARD 8 même temps au profit de la science”11. Le bien de la recherche peut ainsi être favorisé dans la suite du bien des personnes. Mais il n’est pas ici question de consentement, seulement de ne pas nuire. Pour Claude Bernard, une expérimentation humaine peut en effet être réalisée sans le consentement des personnes et même à leur insu, du moment que l’expérimentateur prend soin de ne pas élaborer une expérimentation qui pourrait être nuisible à celles-ci. Il s’agit ici d’une approche paternaliste de la recherche médicale, qui repose sur l’idée de confiance à l’égard de l’expert, dont il est supposé qu’il fait suffisamment preuve de conscience morale pour ne pas mener des expérimentations trop dangereuses. Or, cette approche est en conflit avec le développement de l’autonomie de la personne individuelle, valeur qui n’a cessé de croître tout au long de l’époque moderne jusqu’à aujourd’hui, ce qui a conduit à faire du consentement libre et éclairé une exigence éthique fondamentale dans le champ de la médecine. Cette exigence a été inscrite dans les codes internationaux et nationaux comme un principe incontournable après le procès des médecins du régime nazi, mais elle avait déjà vu le jour antérieurement. Ainsi, à la toute fin du XIXe siècle, le médecin bactériologiste et dermatologue prussien Albert Neisser, cherchant une vaccination contre la syphilis, a recouru à l’injection de sérum de personnes infectés à des prostituées, sans qu’elles aient connaissance de l’expérimentation. Il a été condamné par la cour royale disciplinaire pour ne pas avoir recueilli le consentement des prostituées12. IV/ L’éthique, un obstacle au progrès de la recherche ? La possibilité d’une contradiction, ou au moins d’une tension, entre le bien de la recherche et le bien des personnes, peut s’exprimer d’une façon plus générale entre la finalité de la recherche - faire progresser les connaissances -, et la préservation de l’humanité. Au XXe siècle, le développement technologique a particulièrement mis l’accent sur le risque pour l’humanité des résultats de la recherche scientifique, avec notamment le développement, militaire (bombe atomique) puis civil (production d’électricité avec des catastrophe comme celle de Tchernobyl), des applications liées à la physique atomique et l’usage de l’énergie atomique., mais aussi l’aggravation des problèmes écologiques et le développement des technologies génétiques. a) Le principe responsabilité En 1979, le philosophe allemand Hans Jonas a publié un ouvrage intitulé Le principe responsabilité, sous titré Une éthique pour la civilisation technologique. Il oppose au développement des sciences modernes commandées par des objectifs d’applications 11 Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 2008, (« Champs »), p. 186. 12 Thomas G. Benedek, « “Case Neisser”: Experimental Design, the Beginnings of Immunology, and Informed Consent », Perspectives in Biology and Medicine, vol. 57 / 2, 2014, p. 249‑267. © David SIMARD 9 technologiques, une éthique qui prenne la mesure de l’ampleur de la menace inédite que fait peser ce développement sur l’humanité. On peut ainsi lire dans la préface le propos suivant : “La méthode analytique et expérimentale qui s’impose au XVIIe siècle et qui n’a plus une attitude contemplative, mais agressive, à l’égard de son objet, contient déjà dans son esprit l'habilitation à, et dans ses résultats la voie vers un rapport actif au connu. La possibilité d’une application pratique fait partie de l’essence théorique des sciences modernes de la nature elles-mêmes ; c’est-à-dire que le potentiel technologique lui est intrinsèquement inné et son actualisation accompagne chaque pas de sa croissance. La domination prend la place de la contemplation de la nature. Ainsi se trouvait entamé le thème du pouvoir et de son usage qui se propulse lui-même et qui se rend indispensable”13. Face à cette situation, il propose une éthique qui réfrène le développement technologique : “Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui”14. S'inspirant de la formulation de l’impératif catégorique par Kant, la maxime de cette éthique est la suivante : “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre”, ou, exprimé négativement : “négativement: “Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie”15. Il s’agit donc d’une responsabilité des générations actuelles envers les générations futures, pouvant conduire à interdire toute technologie qui comporte le risque — aussi improbable soit-il — de détruire l'humanité. Cette éthique repose en effet sur ce que Jonas appelle une heuristique de la peur, qui consiste à anticiper la menace maximale pour l’avenir de l’humanité16. Le philosophe écarte le calcul de probabilités pour estimer le risque de survenue du pire, pour ne s’en tenir qu’à la possibilité de celui-ci. Il considère en effet que les sciences ne sont pas en mesure d’atteindre à une certitude suffisante, au moins probabiliste, quant à ce qui peut se produire dans plusieurs générations du fait des développements technologiques actuels. Il faut donc s’en tenir à la seule possibilité du pire, que celui-ci soit probable ou improbable, pour décider quoi faire concernant telle ou telle recherche scientifique et développement technologique. Une telle conception éthique a fait l’objet de critiques l’accusant de catastrophisme ou d’approche apocalyptique17, et de reposer sur la peur plutôt que sur l’étude rationnelle, constituant ainsi une entrave au développement des sciences et à la recherche. 13 Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 2e éd., Paris, Éd. du Cerf, 1992, (« Passages »), p. 16. 14 Ibidem, p. 13. 15 Ibidem, p. 30‑31. 16 Ibidem, p. 49 sq. 17 Olivier Godard, « L’impasse de l’approche apocalyptique de la précaution. De Hans Jonas à la vache folle », Éthique publique. Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale, vol. 4 / 2, 2002. © David SIMARD 10 b) Le principe de précaution Un autre principe, avec lequel il est souvent confondu, a fait l’objet du même genre de critiques : le principe de précaution. D’abord énoncé dans le cadre des problématiques environnementales, il a été étendu à d’autres domaines comme celui de la santé. Or, ce principe ne revient pas au principe responsabilité de Jonas. Le principe de précaution a été énoncé en 1992 dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, issue de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement. Il s’agit du quinzième principe de ladite Déclaration, rédigé comme suit : “Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement”18. Le point de départ de l’élaboration du principe de précaution est la situation d’incertitude scientifique. Qu’entend-on précisément par ce terme d’incertitude ? En 1921, dans un ouvrage intitulé Risk, Uncertainty and Profit19, l’économiste américain Franck Night a introduit une distinction entre les situations risquées et les situations incertaines, dans le cadre d’une théorie du profit. Lorsque les issues possibles d’un phénomène et les probabilités de survenue de chacune de ces issues sont connues, il s’agit de situations risquées. Lorsque l’éventail des issues possibles et surtout les probabilités de survenue de chacune de ces issues ne sont pas connues, il s’agit de situations d’incertitude. Ainsi, dire que le principe de précaution s’applique lorsque l’on est en situation d’incertitude fait dépendre ce principe du niveau de connaissance des probabilités de survenue des différentes issues possibles d’un phénomène dont on suppose qu’il peut être source de danger. Dès lors, l’enjeu au cœur du principe de précaution est celui de la connaissance des probabilités des issues catastrophiques. Or, dans le cadre du principe responsabilité de Jonas, l’enjeu est celui de la possibilité des issues catastrophiques, quelles que soient les probabilités que ces issues surviennent. La démarche éthique portée par l’un et l’autre principe à l’égard des développements scientifiques et technologiques n’est donc pas la même. Le principe de précaution peut être levé une fois que les données suffisantes pour estimer les probabilités de survenue des différentes issues possibles sont réunies. Dans le cadre du principe responsabilité, peu importe la connaissance des probabilités, le principe responsabilité est une exigence éthique maintenue dès lors qu’existe seulement la possibilité, même très improbable, d’une issue catastrophique. 18 Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, « Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement », 1992. 19 Franck H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Boston / New York, Houghton Mifflin, 1921. © David SIMARD 11 Conclusion Le champ de l’éthique en recherche est vaste. Il porte aussi bien sur les questions des règles épistémiques, que sur celles relatives à l’intégrité scientifique, et sur celles de la responsabilité sociale des sciences, que l’on envisage celle-ci sous l’angle du principe responsabilité ou du principe de précaution. Ces différents aspects peuvent être réunis sous l’appellation d’éthique de la recherche, dont le socle est épistémologique, dans la mesure où cette éthique repose sur une certaine conception de ce qui peut être qualifié de scientifique. Il apparaît en outre que l’éthique de la recherche relève fondamentalement d’une démarche réflexive, aussi bien des chercheuses et chercheurs sur leur propre activité, que de la société d’une manière plus générale. Une citation de l’écrivain du XVIe siècle François Rabelais, issue de son ouvrage Gargantua publié en 1534, est communément mobilisée pour souligner l’impératif de cette démarche réflexive : “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”20. Dans le texte de l’auteur, cela signifie que connaître sans comprendre porte atteinte aux facultés intellectuelles. Lorsque cette phrase est aujourd’hui citée, elle souligne l’impératif de maîtriser la science par la morale pour le bien de l’humanité. 20 François Rabelais, Gargantua et Pantagruel, I, Paris, Bibliothèque Larousse, 1913, p. 159. © David SIMARD 12