Toxic Food (Reymond) PDF - Enquête sur la nouvelle malbouffe

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The Ohio State University - Columbus

2009

William Reymond

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toxic food industrial food health risks nutrition

Summary

William Reymond's "Toxic Food" investigates the connection between industrial food and health issues like obesity and cancer. The book explores the consequences of processed food consumption on different populations, particularly children, and raises concerns about the industry's influence on dietary choices. The author delves into the history of fast food companies' expansion, like McDonalds, highlighting the potential negative impacts on public health.

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WILLIAM REYMOND TOXIC FOOD Enquête sur les secrets de la nouvelle malbouffe 2009 Flammarion ENQUÊTE PRÉSENTATION La malbouffe n’est pas seulement ce que vous croyez ! Parce que, trompant notre vigilance et nous endorman...

WILLIAM REYMOND TOXIC FOOD Enquête sur les secrets de la nouvelle malbouffe 2009 Flammarion ENQUÊTE PRÉSENTATION La malbouffe n’est pas seulement ce que vous croyez ! Parce que, trompant notre vigilance et nous endormant à coups de fausses promesses et de messages tronqués, l’industrie agroalimentaire a modifié la nature de notre nourriture et colonisé nos assiettes au point de représenter l’essentiel de ce que nous mangeons. Parce que, alors que la toxic food devenait notre pain quotidien, certaines maladies – Alzheimer, cancers – ont connu, parallèlement, une expansion sans précédent. Un lien de cause à effet ? De multiples études prouvent que oui. À nous donc de ne pas avaler tout cru, sans savoir, ce qu’on nous incite à gober. Après le best-seller Toxic, qui dévoilait les causes de la crise mondiale d’obésité, William Reymond pousse donc plus loin encore sa plongée dans les eaux troubles et inexplorées des conséquences de l’alimentation industrielle sur la santé. Du cancer du sein touchant des millions de femmes – qui atteint désormais aussi des hommes – aux dégâts de certains ingrédients sur les cerveaux des enfants en passant par les frites cancérigènes et le poulet enrichi aux protéines de porc, Toxic Food enquête comme jamais sur les dangers qui nous menacent à chaque coup de fourchette. Un livre à lire absolument avant d’entamer votre prochain repas. * William Reymond, journaliste français vivant aux États-Unis, a déjà publié de nombreux ouvrages chez Flammarion, dont les best-sellers Dominici non coupable, JFK le dernier témoin, Coca-Cola l’enquête interdite et Toxic. À Jessica, Thomas et Cody sans qui tout cela serait totalement dénué de sens. Nous pourrions bien nous apercevoir un jour que les aliments en conserve sont des armes bien plus meurtrières que les mitrailleuses. George Orwell Comment comprendre les maladies de l’homme quand on ne connaît rien à l’alimentation ? Hippocrate 1 Plongée Les fantômes de Rio Grande City ne m’ont jamais vraiment quitté. Cette ville du sud du Texas était la dernière étape de mon enquête sur les responsables de la crise mondiale d’obésité{1}. Or, sur la Highway 83, à quelques kilomètres du Mexique, ce que j’avais découvert m’avait, malgré moi, propulsé vers notre avenir alimentaire et sanitaire. En voyant la profusion des enseignes lumineuses siglées McDonald’s, Burger King et Pizza Hut, en constatant la quantité de sirop de fructose- glucose contenue dans un litre de Coca-Cola, en découvrant l’affluence aux buffets à volonté et les invitations permanentes des restaurants à manger à prix sacrifié, j’avais mis le doigt sur la réalité d’une crise en devenir. Car, à Rio Grande City, un quart des enfants de moins de cinq ans sont obèses et près de la moitié de ceux âgés de dix ans, suivant l’exemple de leurs parents, s’affirment comme de sérieux candidats au diabète de type 2. Je l’avais écrit alors, le border town{2} ressemblait à un atroce laboratoire. Où l’on pratiquait une expérience ultime d’abêtissement des règles alimentaires. Certes, dans un combat perdu d’avance, quelques justes tentaient d’alerter l’opinion, de mettre en garde la population et les autorités, voix fluettes prêchant dans le désert et trop peu puissantes pour être entendues d’une société américaine dominée par les géants de l’industrie agroalimentaire. * C’était il y a trois ans. Depuis, Rio Grande City, son accent hispanique et son odeur de graillon n’ont cessé de hanter mon esprit. Si depuis j’ai avancé sur des chemins bien différents{3}, il m’est arrivé de revenir sur ces terres familières. Ainsi, en 2007, pour un Envoyé Spécial{4} consacré aux acides gras-trans. Mais c’est surtout l’audience rencontrée par Toxic, en France et au Québec, ainsi que les courriers et e-mails de lecteurs profondément touchés qui m’ont interpellé. Ces réactions sont, je crois, simples à expliquer. Avec Toxic, j’avais dépassé les frontières aseptisées, froides, neutres du métier de journaliste. Si la méthodologie s’inscrivait dans la logique de mes précédents ouvrages, le propos, lui, s’était nourri de ma chair, de mes doutes comme de mes colères. J’avais en effet écrit ce livre en ancienne victime du système revendiquant son indépendance, en guerrier moderne soucieux du sort de sa descendance mise à mal par l’appât de l’argent. Tout au long de la rédaction de Toxic, une vérité m’avait habité : j’étais un père scandalisé. Et le sang qui bouillonnait en moi avait nourri l’encre de mes mots. Cette sincérité, cette volonté citoyenne de s’engager pour assurer un avenir alimentaire meilleur à nos enfants, je l’ai retrouvée dans les nombreux courriers reçus. Un flux, preuve de la persistance du problème, qui ne faiblit pas. Dès lors, je n’ai jamais pu oublier les fantômes de Rio Grande City. Et même si j’avais été tenté de le faire, votre élan, vos questionnements m’en auraient empêché. * J’ignore lequel d’entre vous, chers correspondants lecteurs, m’a convaincu de la nécessité de replonger dans les maux de notre alimentation et de poursuivre le sillon tracé par Toxic. Peut-être est-ce Jacques, directeur de recherche en Suisse, effaré de découvrir les « causes de la dégradation de la santé publique » ? Peut-être est-ce Madeleine, une jeune Française tiraillée entre le soulagement de savoir et l’inquiétude devant la vérité ? Peut-être plutôt Nathalie, une mère de famille de Montréal décidée à repartir à la conquête des assiettes de ses deux fillettes et désirant savoir comment s’y prendre ? À moins qu’il ne s’agisse d’un des messages reçus d’Italie, des Pays-Bas, de Belgique ou de Corée du Sud, lesquels, malgré les distances, traduisaient tous des angoisses identiques, prouvant ainsi la globalisation du mal ? Pour tout dire, il est impossible de savoir tant c’est assurément chacune de vos lignes qui a contribué à la naissance de ce nouvel opus. En revanche, je me souviens précisément du moment où, pour la première fois, l’idée de reprendre le flambeau porté dans Toxic est venue m’effleurer. C’était sur le plateau de la version québécoise de l’émission Tout le monde en parle. Je venais d’expliquer à Guy A. Lepage, son animateur, que la crise mondiale d’obésité, au-delà des kilos en trop, était la face très visible d’un iceberg bien plus dangereux. Et que, sous la surface, dans les sombres profondeurs de l’océan de notre ignorance, là où l’opacité ne laisse plus passer la lumière, se cachait un autre monde redoutablement toxique. Et qui, pour le coup, nous concernait tous. Tandis que Guy souhaitait en savoir plus, l’évidence venait de me frapper : si l’occasion se présentait, je savais désormais où plonger. 2 Anniversaire Tout est toujours question de perception… L’analyse qui s’esquissait dans mon esprit durant l’enregistrement de Tout le monde en parle avait de quoi exciter. Là, au détour d’une phrase, je venais de comprendre une raison essentielle de notre échec alimentaire. Et puisque, aujourd’hui, le constat est identique, autant entamer ce livre avec une révélation douloureuse : depuis au moins deux décennies, sur ce front-là, nous avons entrepris la mauvaise bataille. Le pire, c’est qu’il faut poursuivre par une autre constatation pénible, encore plus étonnante : José Bové est, indirectement, coupable de cet aveuglement collectif ! Non, je n’ai pas cédé aux sirènes lucratives des géants de l’agroalimentaire ni retourné ma veste. Mais si cette double vérité est osée et – volontairement – provocante, ce n’est pas sans raison. Pour comprendre ma réflexion, saisir les enjeux des combats à venir et s’approprier les outils permettant de vaincre, il faut entreprendre un petit saut dans le temps. Et évoquer un anniversaire… * Le 17 septembre 1979, voilà tout juste trente ans, la chaîne américaine McDonald’s ouvrait sa première franchise en France. C’était à Strasbourg, avec Michel Ksianzenicer comme précurseur. Un homme qui, comme il aime à le relater, avait l’impression de se retrouver dans la peau « d’un pionnier{5} ». Il ne se trompait pas puisque, une décennie plus tôt, les rares établissements de la marque Wimpy avaient mis la clé sous la porte. Depuis 1961, sous l’impulsion de l’industriel Jacques Borel, la première chaîne de restauration rapide à s’implanter dans l’Hexagone tentait de convaincre les Français que le menu hamburger-frites-Coca avait de l’avenir, mais sans succès. À cause d’établissements mal implantés et sans doute trop en avance sur son temps, l’expérience Wimpy dura huit ans et s’acheva en 1969. Aussi, l’ouverture d’un McDonald’s à Strasbourg, dix ans plus tard, exhalait l’authentique saveur d’une première tandis que le public français incarnait les promesses d’une riche terre vierge à conquérir. À en croire les souvenirs de Michel Ksianzenicer, « l’accueil avait été plutôt chaleureux, les réactions des Alsaciens (étant) plus curieuses qu’hostiles{6} ». Les propos que j’utilise ici proviennent d’un document officiel de McDonald’s France intitulé sobrement Notre histoire et qui détaille en cinq pages les dates clefs de l’expansion française et mondiale de la marque. Les curieux y découvriront, par exemple, que le premier drive-in made in France fut inauguré en 1986 à Mantes-la-Ville ou qu’en 1995 McDonald’s reçut le Trophée Environnement Entreprise décerné par le ministère de l’Environnement. Pour autant, plus que les dates liées à l’expansion de la compagnie dans l’Hexagone, c’est un autre point du document qui a attiré mon attention. Chaque entrée est en effet accompagnée de repères chronologiques citant les événements survenus au même moment. Ainsi, pour l’année 1995, nous apprenons que « la Bibliothèque nationale de France est inaugurée à Paris par François Mitterrand » et que « l’ONU déclare que “les droits des femmes sont partie intégrante et indivisible des droits humains” ». Je ne vais pas épiloguer sur cette stratégie, vieille comme l’invention de la publicité et de la politique, qui consiste à tenter de redorer son blason en l’associant, indirectement, à des valeurs positives comme les progrès scientifique, culturel ou humaniste. McDonald’s n’étant ni la première ni la seule société à le faire, impossible de lui en tenir rigueur. Non, ce qui m’intéresse, c’est la liste des événements mis en avant par la marque pour 1979, date de son arrivée en France. On y lit ainsi que « Simone Veil est élue présidente du Parlement européen à Strasbourg », que « Mère Teresa reçoit le Prix Nobel de la Paix » et que « la fusée Ariane est prête à prendre son envol ». Que du positif en somme et aucune mention de la crise de la sidérurgie en Lorraine, du second choc pétrolier, du mitraillage du siège du patronat français par Action directe, de l’assassinat de Pierre Goldman, de la mort de Jacques Mesrine, des débuts de l’affaire Boulin et des diamants de Bokassa impliquant Valéry Giscard d’Estaing, président de la République de l’époque. Ces oublis, je l’ai dit, n’ont rien d’étonnant{7} mais c’est sur une autre absence que je souhaitais m’étendre. Alors que, du côté de la place des Halles, à Strasbourg, McDonald’s entamait sa conquête de France, d’autres pionniers créaient une expression qui allait bientôt hanter le géant américain. * Parfois, les découvreurs portent costume cravate et tailleur Chanel{8}. Parfois même, ils mettent au jour des vérités essentielles sans saisir forcément l’importance de leur trouvaille. Ainsi Stella et Joël de Rosnay ont-ils été les inventeurs, il y a exactement trente ans, du concept de… malbouffe ! L’ironie de la situation est aussi croustillante qu’une portion de frites. Au moment même où McDonald’s ouvrait sa première franchise en France, le biologiste et son épouse d’origine anglaise inventaient le néologisme qui, aujourd’hui, définit le fast-food. Un hasard sidérant que l’on pourrait croire tout droit sorti de l’imagination d’un esprit diabolique. Pourtant les faits sont là : alors que Michel Ksianzenicer inaugurait son établissement strasbourgeois, les époux de Rosnay publiaient chez Olivier Orban un livre intitulé La Malbouffe. Comment se nourrir pour mieux vivre{9}. En 1979, comme le précise Joël de Rosnay, le vocable a été créé « à partir des concepts de malnutrition et de grande bouffe – en référence au film de Marco Ferreri – pour exprimer le paradoxe de notre époque : d’un côté des gens qui meurent de faim faute d’aliments et, de l’autre, des gens qui tombent malades parce qu’ils mangent trop et surtout mal. [Le titre] se voulait humoristique, ironique et constructif{10}. » Plus étonnant encore, le concept de « malbouffe » créé par Stella et Joël de Rosnay ignore la menace alimentaire à laquelle il est associé de nos jours. Ainsi, aucune mention directe de l’alimentation de type fast-food dans cet ouvrage mais une critique sensée de l’alimentation quotidienne que les deux auteurs jugent « beaucoup trop riche en graisses et en sucres […] les risques encourus sont l’hyperglycémie et les maladies cardiovasculaires{11} ». Comme le précise Jean-Paul Escande lorsqu’il les reçoit sur Antenne 2, les époux de Rosnay ne proposent d’ailleurs pas de régime « mais l’autonorme avec un meilleur équilibre des repas (graines- œufs-fromages-aliments à fibres…) qui devrait être enseigné dès l’école{12} ». Si l’ouvrage préserve l’enseigne à l’arche dorée, c’est donc simplement parce que la restauration rapide à l’américaine est alors une rareté en France. Au-delà de l’expérience strasbourgeoise de 1979, il faudra en effet attendre 1984 avant que McDonald’s ouvre, rue Montmartre, son premier établissement de la capitale. Tout en étant des précurseurs, les de Rosnay concentrent en somme leurs craintes sur la passion française pour la charcuterie, l’excès de viande et un recours trop systématique au sucre et au sel. Plus intéressant en le lisant aujourd’hui : les deux auteurs condamnent fermement les « produits non-naturels » issus de l’industrie agroalimentaire. Selon de Rosnay, l’une des clés ouvrant la voie au mieux-vivre consiste à « vaincre la résistance des industriels{13} ». Vaincre la résistance des industriels… Souvent, les pionniers sont également des visionnaires ! * Résumons-nous. En 1979, savoureux hasard, alors que McDonald’s inaugure sa première franchise française, Stella et Joël de Rosnay inventent le terme de malbouffe. Mais l’expression n’évoque pas le fast-food, désignant plutôt les risques liés à la consommation de nourriture industrielle. Compte tenu du peu d’établissements commercialisant des hamburgers, que les auteurs aient un autre centre d’intérêt est logique. La France des années 1970, à l’instar de tous les pays développés, effectue surtout un bond vers la modernité, c’est cela qu’il convient d’ausculter. Côté alimentation, ce « progrès » se traduit par l’explosion du nombre de supermarchés, lesquels remplacent peu à peu les épiceries et les boutiques spécialisées, ainsi que par une baisse du temps passé à cuisiner et à se nourrir et – surtout – par l’émergence de la production, en masse, de produits issus de l’agroalimentaire. Car, quand les époux de Rosnay écrivent leur livre, la nourriture industrielle est déjà implantée en France. Depuis une décennie même. Or un homme est alors le symbole détesté de cette « modernisation » de nos assiettes. 3 Napoléon Le 9 avril 2008, Luc Chatel, secrétaire d’État chargé de l’industrie et de la Consommation et porte-parole du gouvernement Fillon, remettait la Légion d’honneur à l’industriel français Jacques Borel. Un sacré symbole ! À vrai dire, cette récompense ne surprend guère. Car avant de devenir un spécialiste du lobby pro-restauration à l’échelle européenne{14} Jacques Borel est une success-story à la française. Né en 1927, diplômé d’HEC, Borel abandonne une carrière prometteuse chez IBM en 1957 afin de se lancer dans la restauration. Mais pas n’importe laquelle. Influencé par les modèles anglais et américain, il souhaite importer en France une nouvelle manière de manger. Son premier établissement, installé à proximité des Champs-Élysées, est un restaurant libre-service. Quant à son nom – L’Auberge Express –, il ne laisse planer aucun doute quant aux intentions de l’homme d’affaires. L’idée de Borel est simple : appliquer certaines méthodes industrielles à la restauration. De fait, dans un autre de ses restaurants, les chaussures de ses serveurs sont équipées de podomètres pour mesurer le parcours à suivre le plus efficace de la cuisine à la salle. Une rentabilisation de l’alimentation en somme. Dans son discours, Luc Chatel a plutôt pris soin de rappeler que l’heureux bénéficiaire de la médaille officielle avait inventé, en 1967, les tickets-restaurant. Inspiré par cette innovation anglaise, le père du « ticket- repas » avait même obtenu du ministre des Finances de l’époque, Michel Debré, et ce après sept années de négociations, une exonération des charges sociales sur cette trouvaille aujourd’hui largement répandue. Pour autant, ce bout de papier ne doit pas occulter une autre réalité : Jacques Borel est le créateur des restaurants d’autoroute. À l’époque pompidolienne, les quelques aires de repos maillant le territoire étaient équipées de stations-service, parfois de toilettes, mais jamais de lieux où on servait un repas avec entrée, plat et dessert. En inaugurant son premier établissement « Jacques Borel » sur l’A6 au début de l’été 1969, l’industriel bouscule les habitudes : « Ça a été immédiatement un succès […] jusqu’à 10 clients à la minute, soit 6 000 clients par jour, là où un restaurant avec service à table est limité à 400 couverts{15} », reconnaît-il. Des chiffres qui doubleront lors des périodes de départ en vacances et après l’ouverture de l’autoroute Paris-Lyon-Marseille l’année suivante. Une véritable révolution surtout. * La politique est l’art de l’équilibre. À un moment, on remet la Légion d’honneur à Jacques Borel ; à un autre, on défend les 80 propositions destinées à lutter contre l’obésité présentées à l’Assemblée nationale. Un jour, on embrasse le « Napoléon du prêt-à-manger » ; l’autre, on s’alarme du constat que « si rien n’est fait, l’obésité touchera 30 % des Français d’ici à 2020{16} ». Car voilà : Jacques Borel n’incarne pas seulement une réussite. Il est aussi, ne lui en déplaise, le père de la malbouffe à la française. De fait, des décennies avant d’entendre le discours du ministre lui remettant sa médaille, cet homme entreprenant a été un symbole… malgré lui. L’incarnation du pire de la nourriture industrielle, une alimentation sans goût, sans saveurs, sans tenue. Les preuves ? Elles sont multiples. Et pas seulement parce que, dès 1961, ce monsieur a été le cerveau présidant à l’expérience – ratée – de la chaîne de fast-food Wimpy. À la fin des années 1970, au moment même où le terme de malbouffe commence à faire le tour des médias, Jacques Borel est si attaqué et son image si négative qu’il doit rebaptiser les enseignes de ses restaurants autoroutiers. Même les humoristes s’y mettent. Coluche, dans son sketch Le Belge, s’inspire des vers de Jacques Brel sur son célèbre plat pays pour brocarder l’industriel en ces termes : « On s’est arrêté pour manger chez Jacques Borel ; c’est celui qui fait le plat pourri qui est le mien. » Le ton se fait plus incisif chez Renaud qui, en 1980, chante dans L’Auto- stoppeuse : On s’est arrêté pour bouffer après Moulins Et Jacques Borel nous a chanté son p’tit refrain Le plat pourri qui est le sien, j’y ai pas touché Tiens, c’est pas dur, même le clébard a tout gerbé. * Mais c’est au cinéma que les attaques contre le modèle alimentaire proposé par l’industriel se révèlent les plus virulentes. Ainsi, après un film de Gérard Pirès où Claude Brasseur incarne un serveur d’un restaurant autoroutier en proie aux critiques de ses clients{17}, c’est Louis de Funès qui sonne la charge derrière la caméra de Claude Zidi. En 1976, il joue en effet Charles Duchemin, critique gastronomique féru de cuisine de qualité, s’opposant à un Tricatel sans morale, dans le mythique L’Aile ou la cuisse. Jacques Tricatel, Jacques Borel… La ressemblance est évidente et même revendiquée par Claude Zidi quand il évoque la naissance du scénario : « Avec des amis, nous avons un jour lancé la conversation sur le guide Michelin et sur la “malbouffe” qui commençait à sévir, raconte-t-il. Ainsi sont nés Duchemin et Tricatel, amalgame entre Borel, l’inventeur des restoroutes, et Ducatel, candidat farfelu à la présidentielle{18}. » * De Coluche à Renaud, de Borel à Tricatel, la malbouffe épinglée par Stella et Joël de Rosnay est donc à l’époque clairement identifiable : la nourriture industrielle. Hélas ! l’expression va rapidement changer de sens, faussant pour longtemps notre perception du péril. 4 Crise Vive la crise ! Le cri de soulagement poussé par les géants de l’agroalimentaire au début des années 1980 a dû ressembler à quelque chose de ce genre. Pourquoi ? Parce que, si la décennie précédente s’est achevée sur une condamnation de plus en plus large de l’alimentation industrielle, la situation économique, elle, change la donne. D’abord, le paysage alimentaire a évolué. Les supermarchés aux allées et rayons débordant de nourritures préparées et de snacks trop salés sont définitivement entrés dans les mœurs. Le consommateur, qui passe de moins en moins de temps à préparer ses repas, a pris l’habitude d’y acheter, une ou deux fois par semaine, de quoi alimenter les siens. Sans trop regarder le contenu réel de ce qu’il pose dans son chariot. Une tendance d’autant plus forte qu’entre la modernisation de la société et les contraintes économiques, les femmes ont peu à peu abandonné les fourneaux pour rejoindre la vie active, donc ont eu moins le temps de cuisiner à l’ancienne. Loin de moi ici l’idée de condamner cette marche en avant, mais il faut reconnaître que cette révolution des tâches au sein du couple – qui ne s’est évidemment pas accompagnée d’une implication nouvelle des maris – a ouvert les portes au mal qui nous accable désormais. Si, à la maison, les réfrigérateurs se sont rapidement remplis de plats tout prêts, au travail aussi l’industrialisation de la nourriture s’est affirmée. L’essor de la restauration collective, au début des années 1980, a contribué à l’intégration rapide de la nourriture industrielle dans l’alimentation. Secouées par la crise et les impératifs économiques, les cantines d’entreprises et scolaires ont peu à peu délaissé les « brigades » de chefs intégrés pour se tourner vers des sociétés proposant un service clé en main à un tarif compétitif. Avec la baisse de qualité qui va avec. Évidemment, une telle aubaine ne pouvait échapper à… Jacques Borel qui, « avec la création de la Générale de restauration », devint pour près de trente ans « leader sur le marché de la restauration collective{19} ». Un succès d’autant plus aisément acquis que, cette fois, le nom de l’empereur de la malbouffe n’apparaît pas. Pourquoi ? Parce que – comme certaines sociétés financières ou pharmaceutiques doivent s’y résoudre après un scandale –, les géants de l’agroalimentaire à l’image publique écornée aiment à changer de noms et, ainsi, à brouiller les pistes. Des patronymes ou intitulés neutres qui empêchent le consommateur lambda de savoir qui se cache derrière son poulet-frites et contribuent à ne pas l’effrayer. Au gré des années la Générale de restauration deviendra une filiale d’Accor puis adoptera le nom d’Avenance Restauration{20}. La compagnie est elle-même une enseigne du groupe Elior, géant français de la restauration sous contrat, autrement dit les restaurations collectives et de concession. * Elior ? Je suis certain que la majorité d’entre vous n’a jamais entendu parler de cette marque alors qu’une majorité en a utilisé les services. Créée en 1991, suite au rachat par Accor de 35 % de la Générale de restauration, cette société en commandite par actions est aujourd’hui implantée dans quatorze pays. Avec un chiffre d’affaires de 3 457 millions d’euros, elle emploie 67 500 salariés. Et détient un portefeuille d’enseignes impressionnant. On y trouve Avenance, mais aussi Les Repas parisiens, Arpège, Services et Santé et Hôpital Service, marques couvrant le large éventail de la restauration collective qui va des cantines d’entreprises aux plateaux-repas des milieux hospitaliers et scolaires, fort lucratifs. De fait, profitant de la décentralisation des personnels techniques de l’Éducation nationale initiée le 1er janvier 2005, les industriels de l’alimentation ont peu à peu mis dans leur escarcelle les repas des étudiants, imposant au passage des clauses rappelant celles décrites dans Toxic lorsque, aux États-Unis, une marque de sodas désirait s’imposer dans un district scolaire. Ainsi lorsque Avenance Restauration a obtenu le contrat de la cantine de l’IUFM de Draguignan, elle a précisé par contrat que si « moins de cent repas par jour [étaient] servis, l’activité [ne serait] pas jugée rentable ». Et que l’IUFM devrait « indemniser le manque à gagner{21} ». Résultat ? Au terme de la première année d’exploitation de sa cantine par Avenance, l’IUFM dut « verser une pénalité » de 30 000 euros, qui s’ajouta aux 70 000 euros payés au titre du personnel mis à disposition, soit « l’équivalent du coût de cinq emplois annuels{22} » ! L’exigence de rentabilité imposée par l’apparition d’une entreprise privée dans un établissement d’enseignement public ne manqua pas d’effets surprenants. Ainsi, le règlement intérieur de la cantine a-t-il été modifié afin de satisfaire ce prestataire de service. Qu’on en juge avec l’article suivant : Règlement intérieur : nouvel article. Le service de restauration du centre de Draguignan est assuré par l’entreprise Avenance Restauration avec un contrat d’objectif qui prévoit une fréquentation minimale d’une centaine de repas par jour en deçà de laquelle l’IUFM doit compenser financièrement la sous-fréquentation. Au cours de l’année 2002-2003, il a été constaté que certains usagers utilisaient les locaux de l’IUFM et apportaient leur propre repas alors que la fréquentation du service restauration était très faible. Il est donc proposé d’inviter tous les usagers à utiliser le service de restauration et de rajouter au règlement intérieur un article ainsi rédigé : Article 51 : Hygiène et sécurité – règlement sanitaire. L’IUFM est soumis à la réglementation relative à l’hygiène et à la sécurité dans les établissements recevant du public. En application de cette réglementation, aucune autre forme de restauration que celle agréée par les autorités sanitaires n’est autorisée. En conséquence, les usagers qui souhaitent se restaurer doivent obligatoirement utiliser le service de restauration lorsqu’il est mis à leur disposition. Il faut apprécier les moyens utilisés pour « inviter » les étudiants à se nourrir exclusivement des produits vendus par Avenance Restauration, le nouveau règlement n’hésitant pas à jouer la carte de la peur. Pire, il sous- entend même qu’apporter sa propre nourriture et négliger celle fournie par le partenaire industriel équivaut à un péril sanitaire ! Rien de moins… * Mais passons sur cet exemple « local » pour revenir à Elior et à sa palette d’enseignes. En plus de la restauration collective, le groupe est présent sur le marché de la concession (Eliance) et des marques de franchise puisqu’il possède Pomme de pain, Quick, Courtepaille, Flo, Paul, Hédiard et Maxim’s. Sans oublier quelques marques pointues comme Le Resto D. ados, le Restaurant des tout-petits, Archipel et, sur les autoroutes, les anciens établissements « Jacques Borel » des années 1970 rebaptisés « L’Arche ». Enfin – et cela va en étonner plus d’un, à commencer par le regretté Charles Duchemin de Claude Zidi –, Elior est présent derrière certaines tables de prestige. Si le groupe possède le traiteur Honoré James, il gère aussi la plupart des restaurants des musées parisiens comme Le Grand Louvre ou Les Ombres du musée du quai Branly{23}. La boucle est bouclée, semble-t-il. * L’essor d’Elior et de ses confrères en nourriture industrielle a été possible grâce à la crise économique des années 1980. Comme les supermarchés avaient commencé à démocratiser l’achat de plats et d’aliments préparés, ceux-ci se sont généralisés à tous les repas. De quoi affaiblir et changer le sens du mot malbouffe imaginé par les époux de Rosnay. Un état d’esprit que la dépression d’alors a accentué, rendant acceptable aux yeux de beaucoup une nourriture rejetée dans les années 1970. Pourquoi ? Parce que, comme le démontrent de nombreuses études, en période de difficultés économiques le consommateur se rabat sur des aliments susceptibles de le réconforter. La nourriture industrielle, avec ses surplus de graisse, de sucre, de sel et additifs chimiques est le remède parfait à la morosité. Et comme elle est accessible à toutes les bourses, c’est la solution facile. Alors que les taux de chômage des pays industrialisés battent des records, que les pouvoirs d’achat sont en berne, la nourriture industrielle incarne une alternative acceptable, une solution de repli. * Un phénomène d’autant plus fort que, au milieu des années 1980, le néologisme de « malbouffe » va peu à peu désigner un autre péril alimentaire. De l’huile frelatée au poulet à la dioxine, de la viande aux hormones à la fièvre aphteuse, on utilise en effet le terme malbouffe pour désigner non un problème qualitatif mais un défaut dans l’hygiène de la filière alimentaire. En 1989, dix ans précisément après la publication du livre de Stella et Joël de Rosnay, la malbouffe fait la une de l’actualité mondiale. Non pour signaler une nouvelle idée du Napoléon du prêt-à-manger mais pour révéler les dangers de la crise de la vache folle qui frappe alors la Grande- Bretagne{24}. Et il faudra attendre encore une décennie pour que, du côté de Millau, l’expression poursuive sa mutation sémantique. 5 Roquefort Durant l’été 1999, un vent de révolte souffle sur l’Aveyron. Quelques semaines plus tôt, pour punir l’Europe qui refuse l’exportation de bœuf américain dopé aux hormones, les États-Unis décident de surtaxer de 100 % les droits de douanes du roquefort{25}. L’attaque n’est pas seulement symbolique, puisque, à l’époque, le marché américain représente plus de 10 % des exportations de cette spécialité fromagère du sud de l’Aveyron. Quatre cents tonnes de fromage qui, en raison d’un prix de vente devenu exorbitant, risquent de fermenter dans des entrepôts plutôt que de terminer dans les assiettes des consommateurs d’outre-Atlantique. Il s’agit donc d’un manque à gagner sévère pour les petits producteurs de la région. Aussi, au début du mois d’août, du côté de Millau, les esprits s’échauffent et envisagent des mesures de rétorsion contre les États-Unis. Sans surprise, la première action du genre vise Coca-Cola{26} : un cafetier de la ville surtaxe la vente de la boisson dans son établissement. Et puisque la guerre contre l’Amérique se joue symbole contre symbole, José Bové et ses compagnons du syndicat de la Confédération paysanne décident de frapper fort. Le 12 août 1999, une poignée de militants menés par le paysan moustachu s’attaquent au démontage d’un McDonald’s alors en construction à Millau. « Sous les yeux médusés du propriétaire Marc Dehani, raconte le quotidien La Dépêche, l’inscription McDo defora, gardarem roquefort (McDo dehors, nous garderons le roquefort) est peinte sur le toit du fast-food tandis que des matériaux du chantier sont convoyés sur un tracteur vers la sous-préfecture{27}. » En plein été, période où, traditionnellement, l’actualité tourne au ralenti, le coup de poing attire l’attention des médias. Et lorsque la juge d’instruction Nathalie Marty ordonne l’arrestation du responsable de la Confédération paysanne, José Bové, et de ses compagnons, l’affaire prend de l’ampleur. Cette décision, comme le note encore La Dépêche, « raviva l’esprit combatif de ceux qui connurent le mouvement contre l’extension du camp militaire du Larzac dans les années 1970 [et offrit] à la Confédération paysanne de passer du statut d’une organisation ringarde à celui de celle qui défend des traditions ancrées dans un terroir{28} ». Mais, surtout, elle propulse José Bové au centre d’un combat encore peu répandu que lui-même mène, avec une certaine discrétion, depuis quelques années : la bataille contre la… malbouffe. Le 12 août 1999, vingt ans après sa création, la perception collective du terme inventé par les de Rosnay entrait donc dans sa troisième phase. * La malbouffe selon José Bové ne correspond ni à celle des années 1970 ni à celle décrite en 1989 lors de la crise de la vache folle. Le concept cher au représentant de la Confédération paysanne mêle deux refus : celui de la nourriture de mauvaise qualité et celui d’une mondialisation qui se résumerait à une domination américaine. Ces deux pendants sont si liés dans le discours de José Bové que certains de ses détracteurs lui reprochent d’utiliser la malbouffe comme prétexte pour légitimer son propre refus de la mondialisation. Plus tard, viendra se greffer sur ce diptyque la légitime question de la présence d’OGM dans l’alimentation, donnant une dimension supplémentaire à la définition du mot malbouffe. Mais revenons au sens qu’avait ce terme au lendemain du démontage du McDonald’s de Millau et lors de la publication, un an plus tard, du premier livre publié par José Bové{29}. S’appuyant sur une dialectique que l’on retrouvera durant l’hiver 1999 à Seattle – lorsque des milliers de représentants du mouvement altermondialiste s’opposeront à la troisième conférence ministérielle des cent trente-trois pays membres de l’Organisation mondiale du commerce –, la malbouffe selon José Bové induit que la domination américaine est incarnée par la restauration rapide. À ce titre, McDonald’s – dont rien ne semble freiner l’expansion mondiale – constitue une cible parfaite{30}. En effet, depuis l’inauguration de sa première franchise à Strasbourg, en 1979, le géant américain n’a cessé de multiplier les ouvertures en France. Avec un peu plus de quatre cents établissements dans l’Hexagone, le chiffre d’affaires annuel de la marque a même franchi le seuil symbolique des dix milliards de francs. Le démontage de Millau constitue donc une étape importante. Il offre au message de Bové – et à sa définition de la malbouffe –, une caisse de résonance internationale. Désormais, l’ennemi de nos estomacs, de notre santé, de notre économie, de notre identité et, d’une certaine manière, de notre avenir porte un nom simple et débite, à la chaîne, des hamburgers arrosés de Coca-Cola. * À la veille de l’an 2000, alors qu’une partie de la planète hésite entre peur du lendemain et nostalgie du temps passé, le discours de l’agriculteur français se répand donc comme une traînée de poudre{31}. Et la vision altermondialiste de la malbouffe s’impose comme la vérité dominante{32}. Désormais, vingt ans après son invention, le terme de Joël de Rosnay regroupe presque exclusivement les produits issus de la restauration rapide. Ce qui va, pendant une décennie, fausser le débat consacré aux périls de l’alimentation. 6 Système Le temps du changement est aujourd’hui venu. Trente ans après la création du néologisme malbouffe, trente ans après l’apparition du premier McDonald’s en France et dix ans après le démontage de Millau, il convient de regarder la vérité en face. Et admettre l’immensité de notre échec. * Car la malbouffe, expression à tiroirs, est désormais un concept caduc, un terme dont le sens évolue au gré des agendas politiques et des inquiétudes populaires. Un combat – hélas ! – perdu. Qu’on en juge. En 2009, alors que nos sociétés sont traversées par une nouvelle crise économique, McDonald’s affiche des résultats débordants de santé. En France même, territoire de José Bové, le nombre d’établissements du géant américain a presque triplé en dix ans. McDonald’s possède aujourd’hui 1 134 franchises réparties sur 859 communes. Force est de l’admettre, le pionnier de Strasbourg avait vu juste. Chaque jour, dans l’Hexagone, terre fétiche de la gastronomie et de l’art de vivre, un million de nos concitoyens engouffrent le menu hamburger- frites-Coca. Pire, la tendance est à la hausse : + 11 % en 2008 avec 3,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et certainement autant en 2009. Mais il y a mieux – ou pire selon le point de vue. Depuis l’épisode du démontage de Millau, la France s’est transformée en marché juteux pour le géant américain. Tandis que, dans son pays d’origine, là où la fréquentation est la plus large, le client moyen consomme pour trois euros de nourriture estampillée du plus célèbre logo de la planète, le Français fait mieux. Beaucoup mieux même. Ainsi, avec une addition moyenne plus de trois fois supérieure à celle du consommateur américain, un ticket atteignant les dix euros par visiteur, la France occupe… la première place mondiale de la rentabilité par client. Non, il ne s’agit pas d’une erreur : nous occupons bel et bien la plus haute marche du podium McDonald’s ! Devant les Américains ! Comme l’explique avec pragmatisme Éric Gravier, l’un des vice- présidents de la filiale hexagonale : « Les Français viennent moins chez nous que dans d’autres pays, mais ils consomment beaucoup à chaque visite{33}. » Si, dix ans après le coup de gueule de José Bové et la redéfinition du terme malbouffe, on ne considère pas cette réalité comme un échec majeur, il reste une dernière information hallucinante pour convaincre les sceptiques. La France est pour McDonald’s, aujourd’hui, le deuxième pays le plus rentable au monde ! Une vérité aussi corsée qu’un bon morceau de roquefort qu’il ne sert à rien d’ignorer : en trente ans, malgré José Bové, nous nous sommes transformés en vache à lait du géant américain de la restauration rapide. * Le temps du changement est venu. Aujourd’hui, notre échec ne se mesure pas uniquement à l’aune du triomphe hexagonal de McDonald’s. Il prend d’autres visages tout aussi inquiétants. Désormais, le temps moyen passé chaque jour par une famille française pour préparer le repas flirte dangereusement avec le seuil des trente minutes. Soit beaucoup moins qu’avant ! Une tendance mondiale puisque, au Québec, ce temps est encore plus faible. Désormais, 43 % de la population française est en surpoids. Avec près de 8 millions de cas, plus de 10 % de la France est obèse. Pire, l’obésité infantile ne cesse de croître à un rythme inquiétant, proche de celui constaté aux États-Unis. Avec un taux doublant tous les dix ans, nous n’aurons bientôt rien à envier au mal qui gangrène le continent nord-américain. Faut-il poursuivre ? En 2009, en France, un adulte sur cinq est victime du cholestérol et dix millions de personnes souffrent d’hypertension. On compte aussi 2 millions de diabétiques – dont 8 000 sont, chaque année, amputés d’un membre –, un demi-million de cardiaques dont 170 000 décèdent de complications liées à leur état. Sans oublier, afin de conclure ce terrible état des lieux, qui vaut aussi pour la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne, le Canada, la Grande-Bretagne, les innombrables personnes atteintes de cancers directement liés à l’alimentation. * Le temps du changement est venu. Et, avec lui, la nécessité de revoir la définition du mal qui nous ronge. Oui, McDonald’s, Coca-Cola et consorts détiennent une part de responsabilité dans le développement de la pandémie d’obésité. Un rôle qui, malgré les discours rassurants des dirigeants de ces compagnies, n’est pas prêt de diminuer. Oui, comme l’ont fait José Bové et d’autres, il fallait révéler publiquement les dangers de ce mode de consommation – et il faut continuer à le faire –, tant les périls encourus sont sanitaires et culturels. Mais, en braquant les projecteurs de l’opinion, des médias et des consciences sur cet unique aspect de la crise, les nouveaux chiens de garde de la malbouffe nous ont involontairement aveuglés. Car la malbouffe conceptualisée par Bové au lendemain de Millau n’est pas, à elle seule, responsable de nos santés déclinantes. Le véritable coupable est ailleurs. Différents indices le prouvent. Lors de chacune de mes rencontres avec des victimes de la pandémie, qu’elles soient obèses ou atteintes d’un cancer du côlon, françaises ou américaines, mon constat fut identique : l’essentiel de l’alimentation de ces personnes ne provenait pas des enseignes de restauration rapide. Mieux – si je puis dire –, certains lecteurs touchés voient dans les maux les affectant une sorte d’injustice divine puisqu’ils ont depuis longtemps boycotté tout ce qui ressemble à un hamburger. À tous, ma réponse a été identique : le véritable coupable est ailleurs. Un coupable aussi obèse que ses victimes. Dont le surpoids se mesure en euros. Qui, en France, avec un chiffre d’affaires de 163 milliards d’euros, pèse deux fois plus que le secteur automobile et quatre fois plus que l’industrie pharmaceutique. Et qui, trente ans après la publication du livre de Stella et Joël de Rosnay, a conquis nos assiettes tandis que nous nous battions contre d’autres moulins à vent. C’est l’industrie agroalimentaire. Un monde qui, désormais, représente 80 % de notre alimentation. * Le temps du changement est venu. Ce saut vers le passé en quête de l’origine des différents sens d’une expression médiatique était nécessaire. En concentrant notre attention sur les risques hygiéniques de l’alimentation moderne puis sur le péril représenté par la restauration rapide, nous avons oublié les mises en garde initiales – et pourtant avisées – de Stella et Joël de Rosnay. Au fil du temps, le concept de malbouffe a perdu de son sens pour devenir un terme fourre-tout qui, finalement, ne met plus en garde contre les vrais dangers auxquels nous devons faire face. Aussi, trente ans après, pour décrire l’ampleur du péril, mieux vaut créer une nouvelle expression. * En 2004, Kelly Brownell, directeur du Rudd Center for Food Policy and Obesity à Yale et expert reconnu mondialement, publiait un ouvrage intitulé Food Fight : The Inside Story of the Food Industry. Son livre, visant à découvrir les causes de la pandémie d’obésité, racontait un système où, finalement, le consommateur se retrouvait seul face à une alimentation industrielle de mauvaise qualité, qui plus est trop riche en calories, en graisse et en sel. Une offre disponible partout, peu chère et soutenue par un battage publicitaire permanent. S’ajoutant à d’autres facteurs environnementaux tels que la sédentarisation de nos modes de vie, l’augmentation de la taille des portions, les investissements colossaux en marketing et l’infiltration des écoles par les géants de l’agroalimentaire, cette nouvelle forme de malbouffe, bien plus vaste et complexe, se retrouvait selon lui à l’origine de nos maux. Après le temps de la junk food et du fast-food, après de Rosnay et Bové, Brownell venait de mettre le doigt sur un nouveau péril. Son nom ? La toxic food. 7 Responsabilité Toxic food. L’analyse de Kelly Brownell rejoint les conclusions de mon enquête sur la pandémie mondiale d’obésité, exposées dans Toxic. Depuis trente ans, de conseils de régime en messages gouvernementaux, une seule idée a été martelée : nous sommes les uniques responsables de nos choix alimentaires et, par extension, les uniques coupables de la situation sanitaire actuelle. Bien sûr l’expression « Nous sommes ce que nous mangeons » est juste. Mais, précisément, connaissons-nous vraiment les aliments qui garnissent chaque jour nos assiettes ? Disposons-nous réellement d’un libre arbitre pour les choisir ? Évidemment non. Dans Toxic, j’ai énuméré tous les moyens, notamment publicitaires, utilisés par l’agroalimentaire pour influencer nos décisions, contourner notre raison, et nous inciter à choisir des produits qui, s’ils possèdent une forte plus-value, sont mauvais pour la santé. J’ai raconté comment, jouant avec des réflexes et habitudes inscrits dans notre ADN, les géants de la nourriture industrielle modifient leurs recettes pour satisfaire des instincts primaires contre lesquels il est impossible de lutter. J’ai démontré comment ces mêmes compagnies investissent dans la recherche neurologique afin de mieux comprendre les mécanismes du cerveau et, à terme, prendre à revers ses défenses pour imposer leurs plats et produits. J’ai dit également combien, à titre personnel, les centaines d’heures passées dans un club de sport n’avaient pu effacer les kilos gagnés pour cause d’installation aux États-Unis. Un échec d’autant plus incompréhensible qu’il était – je le croyais alors – accompagné d’un mode alimentaire sain. Ou, pour être plus précis, et conforme à la définition de la malbouffe chère à José Bové, un mode alimentaire dépourvu de la moindre visite dans les établissements de restauration rapide. C’est la nécessité de comprendre ce décalage, ce hiatus même, qui m’avait poussé à ausculter le contenu de nos assiettes, à partir à la poursuite des ingrédients comme le sirop de fructose-glucose ou l’huile partiellement hydrogénée qui, à notre insu, sont ajoutés à la nourriture. Au terme de cette première plongée dans le grand bain de la mauvaise bouffe, j’étais ressorti avec une certitude : depuis trente ans, nous étions victimes d’un gigantesque mensonge. Les kilos en trop, la pandémie d’obésité, les amputations suite à une crise de diabète, les « cancers de l’alimentation », les taux de cholestérol explosifs et les problèmes cardiaques démultipliés ne sont pas de notre responsabilité mais des effets dévastateurs du système économique qui produit notre nourriture. Ou, comme l’aurait écrit Kelly Brownell, la toxic food. * Mais Toxic a effleuré la surface. Comme je l’avais perçu sur le plateau québécois de Tout le monde en parle, il convenait d’aller au-delà, de pousser la réflexion plus loin, d’enquêter plus avant. Durant la promotion de l’ouvrage, je n’ai eu de cesse de répéter que la pandémie d’obésité était la partie visible de l’iceberg. Mais, inlassablement, les mêmes remarques et conclusions émergeaient. Toutes construites à l’aune de la définition restrictive de la malbouffe, telle que théorisée par le mouvement altermondialiste. Or notre perception était incorrecte. Car le problème se révèle bien plus vaste, le mal beaucoup plus insidieux. Il fallait, en somme, remettre le couvert. Et, entre manifeste, enquête et exploration, commencer là où la toxic food a vu le jour. 8 Lame Les États-Unis venaient de changer. Huit années de mandat George W. Bush, une économie en lambeaux et une guerre sans fin avaient convaincu les Américains de la nécessité de rejeter les idéaux du parti républicain. Barack Obama était entré à la Maison-Blanche crédité de l’aura d’un nouveau messie. Ce qui tombait à merveille, puisque le pays n’attendait rien de moins qu’un miracle. * Le programme du démocrate s’était articulé autour de deux concepts bien ancrés dans le rêve américain : le changement mais aussi l’espoir. La promesse de lendemains qui chantent sont depuis toujours l’apanage du candidat en campagne. Obama, histoire de se démarquer de son adversaire, avait annoncé que le futur de l’Amérique passerait par une couverture sociale dévolue à chaque citoyen. Une vraie révolution. Car il faut savoir que, quand il s’agit de remboursement des soins médicaux et malgré leur image de modernité, les États-Unis ont un siècle de retard sur l’Europe et le Canada. Un conservatisme qui crée une vraie fracture sociale entre ceux – la minorité – bénéficiant d’une assurance privée prenant en charge une partie des très onéreux frais médicaux et les autres, incapables de régler ne serait-ce qu’une visite chez le dentiste ou chez un médecin de famille… tant la moindre intervention exige une fortune. Obama, lui, s’était engagé ; il deviendrait le premier président à réussir là où Bill Clinton avait échoué : offrir à la totalité des Américains le droit à la santé. * L’adage l’affirme, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Cette vérité de Samuel Johnson{34} n’a jamais eu autant de portée que depuis que Barack Obama s’est engagé sur la voie de la réforme. Il n’imaginait sans doute pas combien sa volonté de tenir cette promesse majeure lui attirerait d’ennemis. Le démocrate doit d’abord affronter l’opposition de puissants lobbies. Parmi eux, ceux de l’industrie pharmaceutique qui se permet de vendre aux États-Unis le même produit qu’en Europe jusqu’à dix fois plus cher. Aussi, les grands laboratoires, craignant que le plan proposé par le président incite à un recours plus fréquent aux médicaments génériques, moins coûteux, agissent en coulisses afin de torpiller le projet. Il y a ensuite les représentants des compagnies d’assurances, inquiètes de la disparition d’un véritable filon puisqu’elles disposent du terrible pouvoir de déterminer seules de la prise en charge ou non d’un soin. Si, en France, c’est le médecin qui est décisionnaire et oblige la Sécurité sociale à payer dès lors qu’il s’agit d’un acte réglementé, aux États-Unis, la décision de rembourser n’est pas formalisée aussi précisément mais soumise au bon vouloir de sociétés privées. Inutile de décrire tous les refus et dérives que cela implique. Pour compliquer la tâche présidentielle, ces lobbies comptent parmi leurs alliés un nombre conséquent d’élus des deux partis. Des démocrates et républicains sensibles à un argument massue : l’importance des moyens financiers pouvant servir à leurs futures campagnes. Des subsides et aides qui proviennent souvent des secteurs visés indirectement par la réforme. Dès lors, ce n’est plus le bien commun qui prédomine mais des intérêts particuliers. Dès lors encore, les étiquettes politiques ne veulent plus dire grand-chose. Un démocrate peut être tenté – poussé – à refuser d’accorder son vote à la volonté d’un président lui-même démocrate. Les lobbies l’ont bien compris, recrutant large, afin d’empêcher la Maison-Blanche de trouver une majorité au Congrès et au Sénat. Enfin, comme à chaque période où le statu quo est menacé, Barack Obama a vu se dresser contre lui la machine à tuer{35} des ultra- conservateurs américains. Des écrans de Fox News aux ondes radio de Rush Limbaugh, cette nauséabonde caisse de résonance tente de convaincre le pays que toute visite remboursée chez le dentiste constitue un premier pas vers un régime communiste totalitaire ! Et que le président est l’incarnation moderne et dangereuse du petit père des peuples. * En réalité, les prédictions apocalyptiques d’une Sarah Palin{36} et les simagrées des extrémistes perturbant les débats publics en assimilant Obama à Hitler – on a vu des pancartes affichant des slogans de ce genre – étaient prévisibles. Chaque tentative de réforme de l’assurance sociale made in USA s’est heurtée aux mêmes tactiques. La différence cette fois-ci tient au fait que Barack Obama était persuadé de pouvoir franchir les obstacles. Il savait que le labeur serait rude mais, avec le pragmatisme qui a caractérisé sa campagne présidentielle, le président et ses conseillers suivent en fait une stratégie longuement mûrie afin de contourner les quelques pièges tendus par leurs opposants. Du reste, le camp républicain n’est pas dupe non plus : il n’ignore pas que la Maison- Blanche parviendra vraisemblablement à imposer aux récalcitrants la nécessité d’une véritable assurance sociale. Reste qu’il convient de ne pas s’y méprendre : in fine le projet présidentiel ne ressemblera que de loin à celui ébauché au long de la campagne. Et si Obama a dû revoir ses ambitions à la baisse, ce n’est ni à cause de la stratégie de la terre brûlée du parti républicain, ni sous la contrainte du pouvoir financier des lobbies. Non, si le président démocrate a dû changer son fusil d’épaule, c’est parce que en cours de route, sa volonté d’ouvrir la voie à une Amérique plus juste s’est heurtée à un obstacle que même la plus élaborée des tactiques n’a pu négliger. Une difficulté si massive qu’elle contraint la Maison-Blanche à s’adapter au « principe de la réalité ». Et c’est ainsi qu’au milieu du mois de juillet 2009, dans le silence feutré de l’été, les illusions de Barack Obama ont été emportées par une véritable lame de fond. 9 Titanic Les États-Unis changeaient. La preuve ? Bill Clinton se faisait le chevalier blanc de la lutte contre l’obésité. Sans douter de la sincérité de l’engagement de l’ex-Président, force est de constater le saisissant contraste entre ses propos actuels et son mode de vie passé. Durant ses huit ans à la Maison-Blanche, Clinton a incarné à lui seul le régime alimentaire américain qu’aujourd’hui il dénonce. À Washington, il a non seulement assumé son obsession pour les chips, sa passion pour les menus hamburgers-frites de McDonald’s et son appétit pour les pizzas{37}, mais, d’une certaine manière, légitimé par cette attitude les mauvais choix diététiques de son pays. Parce que, en désirant prouver à ses concitoyens qu’il était un Américain comme les autres, en assumant ouvertement une alimentation saturée en graisse, sucre et sel, il a renoncé au rôle d’exemple à suivre qui incombe à sa fonction. Aussi, le voir aujourd’hui se présenter en porte-drapeau d’un régime alimentaire équilibré ne manque pas de piquant. * La conversion de Bill Clinton à la nécessité de lutter contre l’obésité, et plus particulièrement celle touchant les enfants, remonte à la fin de sa présidence et à son retour – provisoire – en Arkansas, l’État dont il est originaire et dont il fut gouverneur. Cette année-là, en 2001, les services sociaux de l’Arkansas publient une étude qui le fait frémir. Et montre que, tandis qu’il détenait le pouvoir et s’amusait à prétendre que sa passion du fast-food avait conduit sa fille à croire qu’il travaillait dans un établissement de ce genre, le mal avait… grossi. Entre 1991 et 2000, le taux d’obésité en Arkansas avait en effet augmenté de 77 %. Comme dans la plupart des États du Sud, plus d’un adulte sur deux se trouvait en surpoids. Et, plus grave encore, alors que plus d’un tiers des habitants étaient désormais obèses, le mal promettait d’être plus répandu encore dans la génération suivante. L’Arkansas et ses 40 % d’enfants en difficulté pondérale sont donc le premier élément conduisant à la « révélation » de Clinton. L’autre, c’est ni plus ni moins sa santé. En septembre 2004, l’ancien président doit arrêter précipitamment toute activité de soutien à la campagne présidentielle de John Kerry. À cause d’un état cardiaque préoccupant, il subit une intervention à cœur ouvert. Ses artères, bouchées par le cholestérol, paient le prix d’années d’excès diététiques. Si, grâce à un quadruple pontage coronarien, il échappe de justesse à une crise cardiaque majeure, la chirurgie et les traitements ont néanmoins des limites. Et les médecins lui assènent la vérité : pour vivre longtemps et bien, Bill Clinton doit changer de mode de vie, modifier ses habitudes alimentaires et pratiquer une activité sportive régulière. * Il convient de garder en tête ces éléments pour comprendre la passion qui habite Bill Clinton, le 27 juillet 2009, quand il ouvre la conférence Weight of the Nation{38} à Washington. Durant trois jours, aux portes du Congrès et sous l’égide du Center for Disease Control Prevention (CDC), les plus grands spécialistes du pays dressent l’état des lieux de la pandémie d’obésité qui frappe les États-Unis depuis plus de vingt ans. Les différents nutritionnistes et travailleurs sociaux qui constituent l’essentiel du public ont été invités à pratiquer, dès 6 h 30 du matin, une heure de gymnastique, histoire de prouver à tous combien l’Amérique est prête à se lever tôt et à ne ménager aucun effort pour renverser la vapeur. Or, précisément, des efforts, le pays va devoir en fournir – et de taille – pour affronter le mal qui menace. Avant que Clinton ne monte sur scène, la transcription du discours de Kathleen Sebelius a été donnée à la presse. En quelques lignes, la secrétaire d’État à la Santé du nouveau gouvernement Obama dresse un bilan terrible de la situation : « Deux tiers des Américains en âge adulte et un enfant sur cinq sont soit obèses soit en surcharge pondérale, assène-t-elle. Nous savons comment l’obésité augmente les risques de maladies cardiaques, de certains cancers et d’attaques. Nous savons également que l’obésité est un symptôme précurseur essentiel du diabète{39}. » L’ampleur du fléau n’est pourtant une surprise pour personne dans cette conférence d’experts inquiets. Année après année, statistique après statistique, le CDC et les services sociaux des cinquante États dessinent l’image d’une Amérique au bord de l’explosion pondérale{40}. Non, le véritable choc réside dans l’annonce des conséquences économiques de la pandémie : « Le coût de l’obésité pour notre système de santé s’élève annuellement à 147 milliards de dollars. Un chiffre qui a presque doublé depuis le calcul du CDC en 1998. Afin de le mettre en perspective, l’American Cancer Society estime que le coût annuel de l’ensemble des cancers s’élève à 93 milliards de dollars. Ainsi, mettre fin à l’obésité ferait économiser à notre système de santé cinquante fois plus que de soigner le cancer{41}. » Alors qu’à quelques kilomètres de l’hôtel Omni Shoreham, où se déroule la conférence, Barack Obama bataille au Congrès et au Sénat pour faire passer son plan, ces chiffres faramineux sont sur toutes les lèvres. Jusqu’à Bill Clinton qui délaisse l’espace d’un instant la liste des initiatives lancées sur le sujet par sa fondation Alliance for a Healthier Generation et revient sur l’enjeu colossal que ces données soulèvent : « Tandis que les coûts médicaux liés à l’obésité continuent d’exploser […], nous devons développer des solutions innovantes pour combattre cette épidémie. L’objectif est d’essayer de modifier la course du Titanic avant qu’il ne heurte un iceberg{42}. » * Par cette image efficace, Bill Clinton a parfaitement résumé l’épreuve qui attend Obama et qui, in fine, lame de fond inévitable, le contraindra à revoir ses ambitions sociales à la baisse. Car, comme le souligne Eric Finkelstein{43}, auteur principal du rapport dont les résultats furent repris par Kathleen Sebelius et l’ancien président : « L’obésité est la principale source d’augmentation des dépenses de santé. Si le gouvernement veut contrôler ces dépenses, il faudra trouver un moyen de s’assurer que les Américains se mettent au régime, fassent du sport et choisissent collectivement un mode de vie plus sain. Sinon, nous irons droit à la catastrophe, car quelqu’un devra bien payer pour le coût exponentiel lié aux maladies de l’obésité{44}. » Et ce futur payeur, plan Obama ou pas, n’est pas difficile à trouver. D’après les chiffres de Finkelstein, en 2008 déjà, la moitié des 147 milliards de dollars dépensés pour traiter les malades du surpoids a été prise dans la poche… du contribuable. Pourquoi ? Parce que les maladies liées à l’obésité apparaissent tard dans la vie, donc quand le patient n’est plus pris en charge par une assurance privée mais se trouve sous le régime des retraites. * Oublions un instant la situation américaine particulièrement dramatique et essayons de voir ce que cette pandémie aura comme répercussions en Europe et au Canada, pays où le système social est plus élaboré et développé qu’aux États-Unis. Eh bien, à mesure que nous adoptons le mode alimentaire américain, nous entrons à notre tour dans une spirale infernale. Plus l’industrie agroalimentaire prend le contrôle de nos assiettes, plus l’obésité s’installe dans toutes les catégories sociales, plus les maladies liées à l’épidémie, comme le diabète de type 2, vont grimper. Ainsi que le coût de leurs traitements à long terme. Alors, si un système de santé comme celui des États-Unis est quasi au bord de l’implosion en 2009 à cause de l’obésité, je vous laisse imaginer dans quel état seront les nôtres, autrement plus répandus, perfectionnés et complexes. En déclarant que l’obésité, au même titre que le sida, la peste noire ou la grippe espagnole, relève de la pandémie, l’OMS a d’ailleurs ouvertement mis en garde nos sociétés. Car une pandémie n’a pas seulement des effets sanitaires dévastateurs ; dans son sillage, toute l’économie d’une nation se trouve en péril. L’image de Bill Clinton n’est en fait pas assez précise. Aujourd’hui, nous sommes tous des passagers du Titanic. 10 Changement Les États-Unis ont donc changé. La présence de Kathleen Sebelius à la conférence Weight of the Nation en est la preuve. La secrétaire d’État à la Santé et, à travers elle, l’administration Obama ont décidé de s’attaquer au monstre. « S’il s’agissait d’une épidémie de jeunes enfants atteints du cancer, nous parlerions de crise nationale, commente-t-elle. Mais parce qu’il s’agit de l’obésité et que les dégâts n’apparaissent et se mesurent que tard dans la vie, nous avons été très lents à agir. […] Il faut que les Américains sachent que, lorsque le poids de nos enfants augmente, leur espérance de vie diminue. Et c’est un problème que nous ne pouvons plus ignorer{45}. » Le constat est dramatique, mais l’enjeu clair. Comme je l’ai écrit et répété à plusieurs reprises à la sortie de Toxic, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’espérance de vie de nos enfants risque d’être inférieure à la nôtre. Une régression obtenue à coups de fourchette ! * Si, parmi toutes les interventions programmées lors de la conférence, les discours de Sebelius et Clinton ont particulièrement attiré mon attention, c’est parce que ces deux personnalités politiques ne se contentaient pas de tirer la sonnette d’alarme. Elles promettaient des pistes de sortie, voire des solutions. Ainsi, après la litanie des mauvaises nouvelles, la secrétaire d’État à la Santé a affirmé que rien n’était perdu pour autant. Une affirmation qui, dans les rangs du public habitué à constater la courbe exponentielle de l’obésité aux USA, n’a pas manqué d’intriguer et même amuser. Sebelius, entre deux blagues – comme il est de coutume ici –, est en effet passée au plat de résistance. « Que pouvons-nous faire devant les coûts croissants de l’obésité ? a-t-elle demandé. Eh bien, la bonne nouvelle, c’est que nous pouvons faire beaucoup… Nous pouvons faire comme ce district scolaire de Californie du Sud où la moitié des élèves se sont mis, dans leurs cantines, à se servir au buffet salade depuis que les légumes y sont frais et ne donnent pas l’impression d’avoir été sous cellophane un mois. Ou encore comme cette ville de Californie du Nord, où le nombre de filles allant en cours de danse a doublé depuis qu’un système de transport en commun permet de s’y rendre{46}. » En découvrant la nature de son subtil optimisme, j’ai – je dois l’avouer – déchanté. D’autant que maintenant le ton était donné, et le reste de la conférence, où se pressaient nutritionnistes et spécialistes de la bonne santé, poursuivit le même sillon sans penser plus loin. Car, une nouvelle fois, comme je l’avais déjà vu en enquêtant pour Toxic, les autorités publiques se fourvoyaient, se trompant de combat. S’il n’y a rien d’insensé à prescrire de manger moins, à recommander de bouger plus, c’est oublier que d’innombrables études, observations et expériences prouvent, depuis des années et sans le moindre doute, que cela ne suffira pas à enrayer la pandémie. Si nos modes de vie, la modernisation des sociétés, la taille des portions avalées représentent des facteurs de la crise, les véritables coupables, redisons-le, sont ailleurs. En trente ans, l’alimentation, en devenant industrielle, a fait sa révolution. Or c’est précisément le contenu même de nos assiettes qui nous rend malades. Un peu plus tôt d’ailleurs, Bill Clinton m’avait donné un mince espoir, le sentiment de vouloir briser le tabou ancré au cœur du système américain en déclarant : « La crise de l’obésité est un problème de santé publique que l’on ne peut résoudre uniquement dans le cadre confiné du bureau d’un médecin. Si nous voulons modifier la donne, nous devons changer ce qui se passe dans nos foyers, nos communautés, nos voisinages et nos écoles{47}. » Une rhétorique de pur style clintonien puisqu’une fois l’intention affichée et les applaudissements retombés impossible de savoir précisément et concrètement de quoi l’ancien président a parlé. S’agissait-il, dans son propos, d’une remise en cause de nos habitudes alimentaires ou bien, de manière plus habile, d’une dénonciation de la nourriture industrielle qui, au sein des écoles, foyers et communautés, a peu à peu remplacé l’alimentation traditionnelle ? * Je ne suis pas le seul à avoir compris combien la déclaration de l’ancien président peut être une lame à double tranchant, une remise en cause du mode de vie américain issu des années 1960-1980, avec hamburger gras à volonté, frites surgelées, sodas hypersucrés, plats préparés contenant bien d’autres ingrédients – souvent néfastes – que ceux présentés sur la jolie photo de l’emballage. En éternel gardien du statu quo refusant que s’immisce le moindre doute quant au bien-fondé de l’American way of life, Fox News a transformé les projets de résolution de la crise d’obésité en enjeux de politique nationale. Et ouvert son antenne à deux élus inquiets pour la pérennité des libertés individuelles. Réitérant un discours trop entendu – et dénoncé dans Toxic –, Ken Seliger a en effet estimé que voir le gouvernement Obama entrer dans la bataille contre l’obésité revenait « à limiter le choix personnel ». Et, en noble gardien de la Constitution, de conclure : « Je préfère que l’on informe le public plutôt qu’on le force{48}. » De son côté, Jodie Laubenberg, après avoir affirmé que l’action du gouvernement en la matière ne devait pas aller plus loin que la création de campagnes d’information destinées au public, mit en garde : « Est-ce le rôle du gouvernement de me dire ce que je dois manger ? Si c’est le cas… alors pourquoi ne pas interdire la caféine ? Où sont les limites ? Où nous arrêterons-nous{49} ? » Il ne faut pas chercher loin pour trouver les sources d’inspiration de Seliger et Laubenberg, élus républicains du Texas. Leur discours, qui considère le citoyen comme seul responsable de ses bons ou mauvais choix, est au cœur de la stratégie de défense adoptée par l’industrie agroalimentaire mise sur la sellette. La liberté de choix est un chiffon rouge agité devant les caméras dès que l’on évoque la possibilité de légiférer contre la nourriture industrielle. Une sorte de calque de la tactique inventée en son temps par l’industrie du tabac qui, pendant plus de quarante ans, empêcha toute loi restreignant les ventes de cigarettes et s’efforça de rejeter sa responsabilité dans un certain nombre de cancers. Une ligne de défense utilisée désormais par la majorité des responsables de la toxicité au quotidien. De fait, allant au-delà des questions posées par la Fox et le discours de Bill Clinton, Ken Seliger a, en une phrase, mis un doigt sur l’enjeu essentiel, la crainte fondamentale. Après avoir expliqué être favorable à l’idée d’une meilleure éducation alimentaire scolaire, Seliger a affirmé sa volonté de ne jamais « voir le gouvernement limiter certains ingrédients de notre nourriture{50} ». Limiter certains ingrédients de notre nourriture… Comme les acides gras-trans par exemple, sans doute parce qu’au printemps 2009, en compagnie de Jodie Laubenberg, Ken Seliger a précisément conduit le combat de l’opposition républicaine contre une loi texane votée en première instance par le Congrès démocrate d’Austin sur la question. Une loi qui voulait, comme c’était déjà le cas à New York et bientôt en Californie, interdire l’utilisation des acides gras-trans dans l’État. Un enjeu de taille, on s’en doute. Précisément celui, immense, du Texas. Un marché si vaste qu’entériner ce texte aurait quasiment contraint les fournisseurs de restaurants à modifier leurs produits pour l’ensemble des États-Unis. En soutenant l’interdiction des acides gras-trans au Texas, Seliger et Laubenberg auraient pu enclencher un effet positif pour la santé de l’ensemble de la nation. Mais voilà, eux poursuivaient un autre but. Soucieux des libertés individuelles – ou des intérêts bien compris des industriels de la restauration, de l’élevage, de la pharmacie, de la boisson et de l’agroalimentaire, tous généreux donateurs de leurs campagnes{51} –, Seliger, Laubenberg et les républicains texans ont tout fait pour obtenir le rejet de la proposition de loi. Et empêché le pays d’avancer enfin sur la bonne voie. * Le décalage entre les solutions avancées par la secrétaire d’État de Barack Obama et les écrans de fumée et levées de boucliers dressés par l’industrie agroalimentaire et ses alliés me ramenait donc, en cet été 2009, à une triste réalité. Que la publication du rapport annuel F as fat{52} de l’organisation Trust for America’s Health (TFAH), confirma, hélas ! Le document démontre comment les politiques de lutte contre l’obésité ont échoué aux États-Unis. Et, chiffres à l’appui, martèle une sévère vérité : « L’obésité chez l’adulte américain n’a baissé dans aucun État{53}. » Pire, les chercheurs du TFAH ont découvert que, dans plus de trente États, un tiers des enfants âgés de moins de quinze ans sont en situation de surpoids ou d’obésité ! * Les participants de la conférence Weight of the Nation pouvaient donc s’essouffler dès l’aurore dans des exercices de gym. Bill Clinton, Kathleen Sebelius et Barack Obama pouvaient bien continuer à s’afficher en champions de la réforme. Fox News, le Parti républicain et les lobbyistes de l’industrie pouvaient de leur côté se parer des habits d’apôtres de la liberté. La vérité, terrifiante, était bien plus grave. De Rio Grande City à Washington, aux États-Unis, en fait rien n’avait changé ! 11 Plaisir Mes souvenirs d’enfance ont le fumet des plats cuisinés par ma mère. Dont l’ingrédient majeur était toujours le même : l’amour. Longtemps, la cuisine a été au centre de mon existence. La longue table de la maison cumulait en effet les fonctions. On y mangeait bien sûr, mais j’y faisais également mes devoirs, tentant de capturer les bribes des conversations que les adultes menaient à l’autre bout. À mieux fouiller mon passé, je réalise que l’essentiel des fragments de mon histoire s’est déroulé là. De l’attendu repas de Noël au gigot de Pâques, du couscous du dimanche à la paëlla familiale, des goûters d’après- classe aux grillades estivales, ma mémoire est jalonnée de goûts, d’odeurs, de couleurs, d’éclats de rire et d’épices. Manger a toujours été un plaisir. Une sensation ne se limitant pas aux seuls aliments garnissant l’assiette. Un bon repas est un tout. La nourriture joue un rôle essentiel mais n’est rien sans les êtres qui l’accompagnent. S’asseoir autour d’une table constitue un moment privilégié de communication où le temps, pris dans un étrange paradoxe, se suspend et s’emballe. Rien de bien révolutionnaire dans cette description. Déjà, au XVIIe siècle, Brillat-Savarin avait théorisé cette double définition de l’alimentation. Ainsi, selon le gastronome français, le repas différencie le genre humain du genre animal : les bêtes se nourrissent afin de survivre tandis que l’homme mange. Certes s’alimenter est essentiel à sa survie, mais le cérémonial qui l’entoure contient une fonction culturelle toute aussi importante. Le temps de manger n’est rien d’autre que celui de vivre. * Les plaisirs de la table, on ne doit jamais cesser de les célébrer, vanter, évoquer, marteler. Car si l’alimentation industrielle a peu à peu pris le contrôle de nos assiettes, suscitant et amplifiant la pandémie d’obésité et les maladies collatérales constatées aujourd’hui, c’est précisément parce que, séduits par une apparente facilité, nous avons baissé la garde et oublié ces bonheurs-là. L’initiation au goût, à la variété, l’incitation à élaborer nos propres plats, l’apprentissage des vertus hédonistes d’un bon repas doivent être enseignés dès le plus jeune âge. Une éducation est bien plus efficace que n’importe quelle campagne gouvernementale incitant à manger fruits et légumes. J’affirme cette certitude d’autant plus fort que ma vie aux États-Unis me démontre chaque jour qu’à l’oublier on court de graves périls. En plus de trente ans d’évolution de leur nourriture, les États-Unis ont en effet perdu leurs repères alimentaires. Comme le raconte Michael Pollan, chroniqueur culinaire du New York Times Magazine, les Américains sont devenus orthorexiques{54}. Ce terme, avancé pour la première fois en octobre 1997 par le médecin Steve Bratman{55}, mêle deux racines grecques. Ortho, qui signifie correct, et exia, l’appétit. Une expression qui, à elle seule, résume l’angoisse d’une nation. Perturbée par les sentences contradictoires des nutritionnistes, submergée par les vagues successives de régimes à la mode sans résultats durables, l’Amérique a perdu le nord et développé une « obsession malsaine de recherche d’une alimentation saine{56} ». Cette angoisse face à la nourriture et le dérèglement qui s’ensuit intéressent Paul Rozin depuis une dizaine d’années. Chercheur et professeur en psychologie à l’université de Pennsylvanie{57}, Rozin est un spécialiste du poids culturel dans les choix alimentaires{58}. Amoureux des plaisirs de la table et ayant multiplié les voyages culinaires dans l’Hexagone, Rozin utilise le rapport particulier à la nourriture constaté en France pour le comparer à celui de ses compatriotes. L’un de ses exercices fétiches est de proposer des mots clefs à un panel de Français puis à un autre d’Américains, histoire de voir précisément comment chaque pays perçoit l’acte de manger. Si, généralement, les Français associent le terme « gâteau au chocolat » à la notion de dessert, au concept de « fête », majoritairement ses compatriotes évoquent la « culpabilité » ! Un décalage frappant, majeur même. Qui l’incite à écrire : « Les Américains sont perdus. Le gras, même à un faible niveau, est devenu dans l’inconscient collectif l’équivalent d’une toxine. De manière générale, s’inquiéter autant de ce que l’on mange ne peut être une bonne chose pour la santé{59} ! » * Le décalage entre nos deux pays dépasse le seul stade de la perception. Rozin est persuadé que si la pandémie d’obésité n’a pas encore contaminé la France dans les mêmes proportions, c’est notamment parce que notre rapport à l’acte de manger est différent. Tandis que l’Américain fait dans l’efficacité, le Français prend son temps. Y compris au McDonald’s où, d’après Rozin et « malgré le fait que leurs portions soient plus petites que celles des Américains », les Français passent plus de temps. « Augmentant de facto la valeur de l’expérience liée au repas{60}. » La rapidité des Américains à se nourrir n’est en rien exagérée. Et dépasse le cadre des seuls fast-foods. De fait, un Européen qui séjourne aux États-Unis est un cauchemar pour les restaurateurs, quels qu’ils soient. Non parce qu’il ignore les règles de calcul du pourboire, mais bien parce que, conformément aux constatations de Rozin, il reste « trop » longtemps à table. Trop, évidemment, aux yeux des responsables du restaurant. Le fragile équilibre économique de la restauration américaine repose en effet en grande partie sur le taux de rotation de la clientèle, la multiplication des clients permettant de proposer une politique agressive des prix du repas, rendant la sortie au restaurant plus abordable qu’en Europe. Si dans les cuisines règne une efficacité fordienne destinée à assurer l’arrivée rapide des plats à table, c’est dans la salle que l’essentiel de la partie se joue. Où le rôle du serveur – rémunéré essentiellement au pourboire, donc à son tour motivé par la multiplication des consommateurs – consiste, avec le sourire, à s’assurer que le rythme ne connaisse aucun répit. En somme, à limiter au maximum le temps passé par le client à table. Autant, en France, il faut souvent demander plusieurs fois l’addition pour l’obtenir, aux États-Unis, avec tact, toujours à disposition du client, le serveur dépose la note sur un coin de la table quelques minutes à peine après l’ultime bouchée avalée. Si tout s’est bien passé, l’étape restaurant n’aura pas dépassé quarante-cinq minutes{61}. Ce qui contribue à ruiner un peu plus ce qui pourrait être un moment de réconciliation entre un peuple et sa nourriture ! * Néanmoins, reconnaissons-le : la pandémie d’obésité ne s’explique pas seulement avec les conclusions de Bratman et Rozin. Mais il s’agit de l’un des facteurs y contribuant{62}, un facteur aggravant les dégâts suscités par l’expansion massive de la nourriture industrielle. Pourtant, ce détour était nécessaire tant il répond à l’une des conclusions de Toxic, mon précédent livre sur le sujet. Comme je l’écrivais alors, la fin de l’épidémie et la diminution des quantités de maladies connexes qu’elle suscite passeront par une reprise de contrôle par chacun du contenu de ses assiettes. Se souvenir que manger est un plaisir à partager, se savourant dans la durée{63}, et prendre conscience des dégâts nés de l’oubli de cette vérité ne représente toutefois qu’une première étape. Révéler les dangers du mode alimentaire américain, que le monde adopte chaque jour davantage, et dévoiler la manière dont l’industrie agroalimentaire l’impose sur nos tables représentent, logiquement, les étapes suivantes. 12 Dickens Suruchi Bhatia n’en revenait pas. Arrivée du Texas, cette spécialiste des maladies infantiles a pris, en 2002, la tête du département d’endocrinologie et diabète du Children’s Hospital d’Oakland, en Californie. La ville, l’un des plus grands ports de la côte Ouest, est sans doute la plus ethniquement diversifiée des États-Unis{64}. Cette présence de nombreux immigrants, comme c’est souvent le cas, se traduit par une large disparité de revenus, visible selon les zones. Ainsi, l’ouest et l’est de la cité sont considérés comme les quartiers pauvres d’Oakland. Une situation connue, malheureusement presque classique, qui ne laissait pourtant pas présager le challenge sanitaire que Suruchi Bhatia devrait affronter. * Les premiers patients se sont présentés au début de l’hiver. Suruchi débarquant tout juste du Texas, son premier réflexe fut de demander à ses confrères si ce qu’elle constatait était habituel à Oakland. Un peu comme une sorte de spécialité locale dont, par honte, personne ne parlerait. La réponse ne tarda pas : si, dans le passé, étaient survenus quelques cas, ils n’avaient pas grand-chose en commun avec la surprise de ce mois de décembre 2002. Et rien à voir non plus avec ce qui fut révélé par la suite. Face à elle, un enfant noir de deux ans, en surpoids, développait les symptômes classiques de la déformation squelettique liée… au rachitisme{65} ! Et son cas ne fut pas isolé. « Le premier hiver, j’ai traité tellement d’enfants rachitiques que j’ai eu du mal à le croire{66} », raconte-t- elle. À sa décharge, il faut savoir que l’on considère le rachitisme comme une maladie quasiment éradiquée dans les sociétés occidentales. « Rien dans ma formation médicale pédiatrique ne m’a formée à cela, ajoute cette femme interloquée. Lorsqu’on évoque le rachitisme, c’est au passé. Comme d’une maladie qui a disparu lorsque les enfants ont arrêté de travailler en usine{67}. » Le rachitisme est, en effet, un syndrome remontant à la révolution industrielle rappelant les ouvrages de Charles Dickens, à l’époque où les enfants vivaient et travaillaient dans des conditions déplorables. En somme, rien à voir avec la situation d’Oakland. Pourtant ici, au cœur de l’Amérique, la venue chaque hiver d’une vingtaine de patients confirme la résurgence de la maladie. Pire, les médecins du Children’s Hospital sont persuadés que seuls les enfants atteints de symptômes de déformation sévères ont visité leurs services. Ce qui signifie que de nombreux bébés et jeunes d’Oakland présentent une carence en vitamine D, qui met en péril leur développement osseux sans qu’on le sache{68}. * Si la réapparition, en pleine Amérique moderne, d’une maladie disparue a de quoi choquer Suruchi Bhatia, une autre découverte se révéla bien plus troublante. Tandis que certaines carences analysées pouvaient s’expliquer par une résistance aux rayons solaires{69} ou un manque d’exposition lié à des contraintes religieuses{70}, d’autres ne correspondaient à aucune explication claire. Plus étrange – si possible ! – bien qu’affichant des symptômes du rachitisme, les enfants semblaient en pleine forme. Aucun, par exemple, ne souffrait de malnutrition. Au contraire même, certains présentaient les signes d’une tendance à l’obésité. Une donnée où se situait peut-être la clé du problème. * Au fil des ans, le docteur Bhatia, spécialisée dans les traitements des diabètes chez l’enfant obèse, a évidemment confirmé que l’alimentation jouait un rôle majeur dans la santé d’un patient. Rien de nouveau sur ce point du reste. Comme le note David Servan- Schreiber dans son livre Anticancer : « Depuis cinq mille ans, toutes les grandes traditions médicales ont utilisé l’alimentation pour peser sur le cours des maladies{71}. » Et le chercheur français de rappeler que « cinq cents ans avant notre ère, Hippocrate disait : Que ton alimentation soit ton traitement, et ton traitement ton alimentation{72}. » Une citation qui fait directement écho à une autre phrase, toujours du père de la médecine, et qui, depuis le début de ma passion pour le contenu de nos assiettes, me sert de fil directeur : « Comment comprendre les maladies de l’homme quand on ne connaît rien à l’alimentation ? » L’intuition de Bhatia était bonne. Le point commun entre les différents rachitismes d’Oakland réside dans leur mode alimentaire. Domiciliées dans la zone la plus pauvre de l’est de la ville, les familles concernées sont en effet victimes d’une forme pernicieuse d’apartheid nutritionnel. Comme je l’ai expliqué dans Toxic, voir des commerces vendant des produits frais dans les quartiers défavorisés américains est quasi impensable. Dès lors, l’alimentation y existe seulement sous deux formes. La première passe par les chaînes de fast-foods où une clientèle régulière, attirée par le prix, se nourrit du petit déjeuner au dîner. La seconde, qui a remplacé les étals des supermarchés, est la section « épicerie » des stations- service. Des lieux où désormais, et depuis une décennie, la vente de produits issus de l’industrie agroalimentaire rapporte plus que le litre d’essence{73}. Un mode de distribution considéré, y compris dans le plan Obama présenté par Sebelius lors de la conférence Weight of the Nation, comme l’un des facteurs de la pandémie d’obésité{74}. Dans les quartiers est d’Oakland donc, l’essentiel de la nourriture avalée est industrielle, produits conçus pour être vendus à bas prix et enrichis de conservateurs afin d’en allonger les dates de consommation. Or la vitamine D apparaît rarement dans ce genre d’alimentation. Les produits les plus riches en vitamine D sont les poissons gras comme la morue{75}, le saumon ou la sardine{76}. Viennent ensuite les produits laitiers. Il faut d’ailleurs savoir qu’aux États-Unis, contrairement à la France{77}, le lait est enrichi en vitamine D depuis la fin des années 1920. Certaines céréales complètes, les œufs et champignons concluent la liste. Évidemment, et sans surprise, ces aliments ne font absolument pas partie du régime alimentaire des enfants d’Oakland. Ce qui crée un paradoxe moderne : une maladie du passé, que l’on croyait éteinte à jamais, ressurgit pour s’associer à la pandémie d’obésité. De quoi prouver à nouveau la responsabilité de nos assiettes dans la dégradation de nos états de santé. * Les rachitiques de Californie ne sont pourtant qu’une mise en garde. Leur alimentation, jusque dans l’extrême, résume la réalité de la nourriture industrielle. À savoir des produits à bas prix, dont le goût et la présentation sont agréables mais dont les nutriments, quand ils ne sont pas absents, disparaissent durant les phases de fabrication. Face à ce problème, l’industrie agroalimentaire, toujours prompte à proposer une solution dès qu’on la montre du doigt – oubliant soigneusement au passage d’admettre qu’elle est responsable du mal –, a inventé une parade. Un concept même, révolutionnaire et générateur de revenus : fortifier les produits. Depuis vingt ans, dans un formidable tour de passe-passe, elle vend plus cher des produits sans grande valeur nutritionnelle auxquels elle a ajouté des vitamines, des fibres et des minéraux ! Passons sur l’illogisme qui consiste à enrichir un aliment après l’avoir appauvri, évacuons les vertus affichées en lettres criardes sur les emballages, bien exagérées compte tenu des faibles quantités ajoutées, pour asséner une vérité : ces aliments modifiés n’auront jamais les mêmes vertus qu’un produit frais. Étude après étude, il est en effet confirmé que les vitamines mises au point par l’industrie pharmaceutique et utilisées dans l’alimentation n’ont pas les mêmes propriétés que celles d’un légume ou d’un fruit. Le miracle des effets bénéfiques de l’alimentation sur la santé réside au cœur même de la biologie de l’aliment. Pour susciter un impact positif sur l’organisme, l’ingrédient a besoin de cohabiter et interagir avec d’autres nutriments. Isolée, une vitamine n’aura donc pas le même « pouvoir » que celle contenue dans un produit frais{78}. Dès lors – et afin d’appliquer le précepte d’Hippocrate recommandant d’utiliser l’alimentation comme premier recours contre les maladies –, la solution paraît simple : modifier nos sources de vitamines et de fibres pour préférer, par exemple, un véritable pain complet à un pain enrichi industriellement. Après Oakland et ses enfants malades, ce conseil paraît couler de source. Seulement voilà : l’expérience acquise lors de l’enquête ayant conduit au premier volume de Toxic m’a démontré qu’en matière de révolution alimentaire, rien n’est aussi simple. 13 Assurance Parfois, les petites phrases cachent des vérités essentielles. Prenez le professeur Walter Willet. président du département de Nutrition de l’École de santé publique de Harvard, à Boston, il est l’un des nutritionnistes les plus réputés de la planète. Depuis son entrée dans cette prestigieuse université, en 1973, il dissèque nos habitudes alimentaires. Mes premiers échanges avec lui remontent à mon intérêt pour les acides gras-trans, ces « tueurs » cachés dans la nourriture et nés d’une hydrogénation industrielle partielle{79}. Si Willet fut l’un des premiers scientifiques américains à alerter l’opinion quant aux dégâts du trans-fat, ses travaux ne se limitent pas à ce sujet. À la tête d’une équipe d’épidémiologistes, il tente aussi de déterminer le mode alimentaire le plus efficace pour lutter contre la pandémie d’obésité. À ce titre, en 2002, il a publié – avec succès – un guide de conseils nutritionnels{80} destiné aux Américains en quête du mieux manger. Huit ans après, le travail de Willet – trois cent quatre pages bien fournies en explications parfois complexes – a été résumé par l’opinion et les médias à quelques mots : « Prenez une multivitamine comme assurance. » À son grand désespoir, cette phrase, tirée du titre de son chapitre 10, est devenue une sorte de slogan. Et pour cause : à une époque où la consommation de suppléments alimentaires était considérée comme la meilleure manière de produire de « l’urine de luxe{81} », l’approbation du grand gourou de Harvard ne pouvait passer inaperçue. Et encore moins être négligée par les fabricants de suppléments, trop heureux de déclencher dans la foulée une spectaculaire campagne de communication destinée à faire circuler ce message – tronqué – dans l’opinion publique américaine. En rédigeant son livre, Willet n’avait pas imaginé être aussi caricaturé. Il avait conclu ce chapitre 10 s’appuyant sur plusieurs années de recherches par une phrase humoristique : la prise quotidienne d’une multivitamine était le moyen le moins cher de s’assurer un régime complet. Jamais, comme cela a été déformé ensuite, ce professeur ne voulait suggérer que la prise de supplément relevait de la panacée. Hélas, la nouvelle fit boule-de-neige et aucune précision sémantique ne parviendrait à la stopper. Et l’Amérique, jusqu’à l’excès, se précipita dans les rayons vendant les pilules de vitamines. * Durant l’une de mes conversations avec Willet, délaissant les acides gras-trans un instant, je suis revenu sur l’avis qu’il avait formulé en 2002. Ses convictions avaient-elles évolué ? Alors que se multiplient les travaux dénonçant le risque de surdosage de certaines vitamines{82}, alors que la qualité de certains des suppléments vendus est déplorable{83}, alors que certains fabricants ajoutent conservateurs, colorants chimiques et acides gras-trans à leurs produits, continue-t-il à recommander la prise quotidienne d’une multivitamine ? Après avoir émis les réserves d’usage quant à la nécessité d’acheter des produits de grandes marques dont la pureté est testée de manière indépendante, le professeur n’a pas changé d’avis. Mieux, il précise que, selon lui, une multivitamine reste le meilleur moyen de pallier les « carences » de notre alimentation. Carence ? Je peux aisément comprendre sa remarque lorsqu’on évoque le régime de base américain, où les produits frais brillent par leur absence, pour être remplacés par les mauvaises graisses, le sucre, le sel et une pléthore de substances chimiques. Mais pourquoi élargir autant le sujet ? Eh bien, précisément parce que, selon lui, nous sommes tous visés, quel que soit notre régime alimentaire. À en croire cet éminent professeur de Harvard, qui cite étude sur étude, notre alimentation seule ne suffit plus à répondre à nos besoins. Si les preuves avancées par Willet sont solides – et il n’y a pas de raison de mettre en doute sa conclusion –, d’innombrables questions surgissent. En commençant par celle-ci : depuis quand et pourquoi nos aliments ne parviennent-ils plus à combler nos besoins ? 14 Statistiques La réponse prend l’allure d’une litanie de statistiques. Mais l’avantage avec les chiffres, c’est qu’eux ne mentent pas. Depuis le début du XXe siècle, les ingénieurs agronomes de nombreux pays collectent une série d’informations sur les fruits et légumes consommés. Ces données, complétées régulièrement, permettent d’établir une comparaison entre, par exemple, le taux de vitamine C d’une orange au début des années 1960 et une autre disons contemporaine. Et, donc, de déterminer l’évolution nutritionnelle de la nourriture afin de comprendre pourquoi le professeur Willet continue d’insister sur la nécessité de « supplémenter » l’alimentation. * En juillet 2002, le quotidien canadien The Globe and Mail publia, en partenariat avec la chaîne d’information CTV, une enquête comparative signée André Picard{84}. Inspiré par des recherches menées cinq ans plus tôt par Anne-Marie Mayer pour le prestigieux British Food Journal{85}, l’article se proposait de comparer la teneur en nutriment de vingt-cinq fruits et légumes vendus durant l’été 2002 dans les supermarchés canadiens. Comme référence, le laboratoire de reche

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