Synthèse Anthropologie Valentine Jonet 2021-2022 PDF
Document Details
Uploaded by WorthDouglasFir
IHECS
2022
Valentine Jonet
Tags
Summary
This document is a student's anthropological synthesis for a BAC3 (French undergraduate) course. It covers topics including the origins of human culture, anthropological theories, and the relationship between cultures and communication. The document includes concepts from thinkers like Morin.
Full Transcript
Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Anthropolo...
Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Anthropologie DE DE MEYER MEYER L’ensemble du cours est articulé autour de la notion de culture, que l’on interroge selon trois perspectives : 1. De la biologie à la culture : quelles sont les origines naturelles de la culture humaine. 2. Quelles ont été les grandes théories de la culture en anthropologie et les substrats idéologiques et conséquences historiques de celles-ci. 3. Quels rapports peut-on mettre en évidence entre cultures et formes de communication. L’unité est structurée en deux parties. 1. La première pose la question de l’humain (anthropos) en tant qu’être de culture : la culture est-elle le propre de l’homme ? Il y a-t-il une dichotomie homme-animal ? Comment situe-t-on aujourd’hui la place de l’homme dans la nature ? On envisage ici surtout les apports du darwinisme, de la préhistoire, de la paléontologie et de l’éthologie sur notre vision de l’humain et de son rapport à la culture. 2. La deuxième partie du cours se centre sur le concept même de culture. On part de l’origine très idéologique de ce concept et l’on passe en revue les différentes théories de la culture en anthropologie, en montrant combien ces théories ne sont pas sans rapports avec des idéologies sociales particulières et ont elles-mêmes des influences sur certaines façons de concevoir les rapports des hommes entre eux. On insiste ici sur la différence entre des théories qui privilégient l’universalisme de « la » culture et celles qui mettent en avant les particularismes irréductibles « des cultures ». Morin, Le paradigme perdu (1973) : « Il est évident que l’homme n’est pas constitué de deux tranches superposées, l’une bio-naturelle, l’autre psycho-sociale; il est évident qu’aucune muraille de Chine ne sépare sa part humaine et sa part animale; il est évident que chaque homme est une totalité bio-psycho-sociologique. » Anthropos : Qu’est-ce que l’homme ? Morin, dans « Le paradigme perdu » : « Chaque homme est une totalité bio- psycho-sociologique. Il n’y a pas de mur entre le coté biologique et le coté culturel ». Cultura : origine latine. Culture de la terre, culture de l’esprit, le soin que l’on apporte à l’esprit. Ce mot d’origine latine désignait autrefois « le soin que l’on apportait à la terre » (culture de la terre), puis en est venu à désigner « le soin que l’on porte à l’esprit » (la culture des lettres). En anthropologie, il désigne « l’ensemble complexe qui englobe les connaissances, les croyances, les arts, la morale les lois, les coutumes et toute autre capacité acquise par l’Homme en tant que membre d’une société » selon Tylor. Communicare : signifie l’action de mettre en commun. Voir les rapports entre les cultures et les formes de communication. Aussi les questions sur les formes de mémoire et de transmission culturelle. Il y a beaucoup de formes de communications humaines mais celles-ci reposent sur des formes de communication beaucoup plus anciennes. Surtout à travers la mimétique -> forme primaire de la communication, avant le langage, avant l’écriture. p. 1 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Logos : en grec signifie le discours rationnel, scientifique. Anthropologie = science de l’homme en général. Prétention d’être une science. Nos concepts sont aussi étroitement liés à des représentations, des idéologies. Plan : I. L’homme, un visage de sable II. Le propre de l’homme ? III. De l’anthropogenèse à l’anthropocène IV. Des mémoires spécifiques aux mémoires épisodiques V. Des Mémoires épisodiques aux cultures mimétiques VI. Mémoires mimétiques et évolution culturelle cumulative VII. Les anthropologies raciales VIII. Les courants de l’anthropologie culturelle p. 2 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 I. L’homme, un visage de sable « L’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle » Merleau-Ponty « L’homme n’est pas un terme primitif, nous verrons qu’il n’a pas sa traduction dans le mélanésien » Leenhardt 1. L’anthropos comme évidence Lorsque nous voyons quelqu’un, nous le catégorisons comme étant humain : mais est-ce naturel ? Un employé municipal reçoit au guichet une personne étrangère demandant de régulariser ses papiers (Maya). En principe, dans ce scénario administratif, il va s’adresser à Maya comme s’il s’agissait d’un être humain : il va chercher à comprendre sa langue, lui demander tel ou tel document d’identité, se référer à tel règlement du droit des étrangers. Raisonnements présentés sous forme de schémas de Toulmin où : (C) : conclusion - (D) : arguments/ preuves D1 : elle parle à C : elle est humaine Le langage est une caractéristique propre à l’homme è Lorsqu’un homme en rencontre un autre, il le met automatiquement dans la catégorie de l’espèce humaine. Qu’est ce qui prouve que Maya est bien un membre de la classe des humains ? Ex : elle parle. De façon automatique, l’employé catégorise cette personne dans la classe “humain” et organise son “schéma” de comportement en conséquence. Cette catégorisation nous semble immédiate, naturelle. Si au lieu de Maya, c’était un chien ou un cheval qui s’était présenté à lui, Robert aurait eu une tout autre réaction. Le fait que Robert “catégorise” Maya comme une représentante de l’espèce humaine a évidemment toute une série de conséquences immédiates (au niveau du comportement) et plus lointaines, notamment, celle lui donner des droits, dont les droits de l’homme. Cette façon de recevoir Maya nous semble naturelle. S’il avait agi autrement, par exemple en appelant la fourrière, ça nous aurait choqué. Mais est-ce si naturel? Qu’est-ce qui dit que Maya est bien membre de la classe des “humains” ? (D1) ? ---> (C) Maya fait partie de la classe des humains (D2) ? (D3) ? On peut imaginer que l’employé répondra quelque chose du genre : “parmi l’ensemble des animaux, seuls les humains ont un langage”, “le langage est une caractéristique propre à l’homme”, ou “le langage est un critère d’humanité”. Ce qu’on peut représenter de la façon suivante sous le terme (L) c’est à dire la loi de passage : (D1) Elle parle ---------> (C) Maya fait partie de la classe des humains (L) : Le langage est une caractéristique propre à l’homme On peut établir le même type de schéma pour les autres preuves apportées par Robert. (D2) Elle est habillée ---------> (C) Maya fait partie de la classe des humains (L) : Seuls les humains s’habillent p. 3 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 (D3) Elle marche debout --------> (C) Maya fait partie de la classe des humains (L) : Marcher est le propre de l’homme On pourrait continuer à présenter sous cette forme schématique tous les critères qui font que l’employé inclut Maya dans la classe des humains. Lorsqu’on s’attarde un peu sur ces “critères”, on devine déjà que ces “raisons” ne sont pas simplement “innées”, “naturelles”, mais pour une large part, apprises. L’intérêt de mettre ce raisonnement sous forme de schéma : visualiser les “façons de penser” intégrées dans l’esprit de l’employé, qui correspondent en fait à des “règles générales”, des “lieux communs" concernant le fait d’appartenir ou non à cette catégorie particulière : les humains, l’humanité. Ces “critères” d’humanité nous semblent naturels tant ils nous paraissent évidents. Pourquoi le concept d'homme, ou d'humanité s'impose-t-il à Robert et à nous avec une sorte d'évidence que nous croyons si bien établie ? Pourquoi ces jugements sur l’humanité de Maya nous semblent-ils reposer sur une “structure du réel” qui nous paraît naturelle ? è Structure du réel : il y a d’autres représentations, façons de voir que celles que nous connaissons aujourd’hui. Nos façons de penser sont le fruit d’un héritage culturel où les expériences sur et avec les autres se sont accumulées et nous ont conduits à établir certaines catégories : nous nous comportons différemment lorsque nous avons affaire à des objets et à des animaux, et nous avons très progressivement appris à voir en l'homme autre chose qu'un animal. Ces expériences ne sont pas seulement individuelles car elles peuvent être remises en question par certains misanthropes. Il y a une structure du réel globalement dépendante de la société dans laquelle nous vivons. Ce ne sont pas des expériences simplement individuelles mais aussi : Þ qui ont trouvé différentes inscriptions sociales (code civil) Þ qui ont joui d’une certaine publicité au fil de l’histoire (diffusion dans nos sociétés par différents canaux) CES GENRES DE CRITÈRE D’HUMANITÉ NOUS SEMBLE ÉVIDENTS CAR NOS FAÇONS DE PENSER SONT LE FRUIT DE TOUT UN HÉRITAGE CULTUREL. L'un des canaux par lequel, depuis la 2nd guerre mondiale, nous avons appris à reconnaître que tous les hommes sont de la même espèce, reconnaissables par leurs propriétés biologiques et devant jouir d'une égalité, c'est l'école. Les instances internationales, les institutions religieuses et la publicité se sont emparés de ces messages de paix et de tolérance. Cela ne veut pas dire que ces droits soient respectés : les droits de l’homme sont bafoués, racisme, sexisme. Au sortir de la guerre et des conséquences effroyables auxquelles avait conduit le racisme, on jurait : plus jamais cela. L’école a été envisagée comme l’un des moyens les plus efficaces pour éviter aux générations futures l’abomination de l’expérience concentrationnaire. Les instances internationales diffusent aussi une image de l’humanité où on met en avant l’unité de l’espèce humaine et des droits pour tous. On peut schématiser et résumer l’argumentation que l’on trouve derrière ces conceptions généreuses en les inscrivant, de la manière suivante, dans un schéma de Toulmin : (D1) X est un être humain -----------> (C1) Les droits de l’homme s’appliquent à X. (L) : “Tous les êtres humains sont nés égaux en dignité et en droit.” Art. 1. p. 4 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Ce premier segment de l’argumentation peut être lui-même prolongé en D1 par le segment suivant ou D1 devient la conclusion C2 : 2. L’anthropos comme contre-évidence : l’expérience des humanités autres « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine » - Michel Foucault « Une chose est certaine: l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain… » L'homme, selon Foucault, est un objet de préoccupation assez récent. Cette question de l'homme relève d'enjeux sociaux, politiques, culturels. Selon Lévi-Strauss : la notion d'humanité, englobant sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n'est nullement certain qu'elle soit établie à l'abri des équivoques ou des régressions. Il dit la même chose que Foucault en d’autres mots. Cette notion d’humanité est récente et non répandue dans toute l’humanité. Pour de vastes fractions de l'espèce humaine et pendant des millénaires, cette notion paraît être totalement absente. Parfois la notion d'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village, à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie les "hommes" (les "bons", les "excellents") impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus humaines, mais sont tout au plus composés de "mauvais", de "méchants". On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un "fantôme" ou une "apparition". L'idée d'homme n'a pas toujours existé comme nous la connaissons; le classement par catégories n'a pas toujours été le même que le nôtre. L'anthropologie nous apprend que notre façon de regrouper n'a, en un sens, rien d'immédiat. 2.1 : Rencontre entre des colons européens et des groupes humains isolés Souvent les hommes blancs n’ont pas été reconnus comme de vrais « hommes » par les groupes humains isolés. Ils étaient souvent considérés comme des fantômes ou revenants. Exemples : § Les Esquimaux de la côte Est du Groenland n’ignoraient pas qu’il existait des blancs, mais ils n’en avaient jamais vu. Ils s’imaginaient qu’ils étaient des êtres surnaturels, semblables aux « habitants de l’intérieur », et aux « hommes-chiens », êtres imaginaires dont il est question dans leurs légendes. § Lorsqu’ils arrivèrent dans les Nouvelles-Hébrides, les Européens furent d'abord pris pour des fantômes et en reçurent les noms : on appelait leurs vêtements peaux de fantômes et leurs chats : rats de fantômes. p. 5 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 § Les Calédoniens n’ont jamais considéré comme d’authentiques hommes (kamo) les premiers marins européens et ils les assimilaient à des revenants. Ils voient en eux un « humain camouflé ». La vesture européenne est (toujours aujourd’hui) appelée « Kara Bao » c’est-à-dire « peau de Dieu ». Car les blancs étaient considérés comme des défunts revenants et donc appelés « bao ». § En Afrique également, lors de la colonisation, les blancs ont souvent été vus comme des “noirs ressuscités”. è Comme ce sont des faits très rares ce sont des rencontres qui ont un impact énorme sur ces peuples isolés qui ne voyaient pas les colons comme des hommes mais comme des êtres surnaturels. Le témoignage de H.M. Bentley. The life and labours of a Congo pioneer est éloquent : « Le chef s’assit auprès de nous, et échangea une poignée de mains avec nous, examinant avec curiosité la main qu’il venait de prendre. Vous n’êtes pas des hommes, vous êtes des « esprits », dit-il. Nous répliquâmes que nous étions de vrais hommes, dotés de chaleur naturelle, que nous avions l’habitude de manger et de dormir comme les autres mortels. Mais il répéta : « Vous n’êtes pas des hommes, vous êtes des esprits. » Je lui montrai ma femme et mon bébé. Est-ce que les esprits avaient des femmes et des bébés ? Se disant peut-être « pourquoi pas ? », le chef continua : « Non, vous êtes des esprits ; vous n’êtes pas bons. Pourquoi nous apportez-vous des maux? Nos gens meurent, nos plantations ne produisent pas bien, les maladies et les malheurs arrivent : c’est vous qui en êtes la cause. Pourquoi ne nous laissez-vous pas tranquilles? » On peut reprendre les différents arguments de ce dernier témoignage sous forme de schémas de Toulmin. Vu la récurrence du phénomène, si les hommes blancs ont souvent apprécié le fait d’être vénérés par les populations qu’ils découvraient, le plus souvent, ils n’étaient eux-mêmes pas conscients du fait que cette vénération était due à leur peau blême qui les faisait voir comme celle de cadavres sans âme. Mais Bentley (blanc) veut montrer qu’il n’est pas un esprit mais un homme: Ces arguments ne suffiront pas au chef qui base son argument final sur le fait que les blancs, comme les esprits, n’amènent que des maux : Dans le documentaire First Contact de Connolly et Anderson (1982) : Des papous qui vivent à l’âge de pierre en Nouvelle-Guinée ne sont pas au courant qu’il existait des hommes blancs et qu’ils n’étaient pas le seul peuple du p. 6 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 monde. Les premières rencontres : des quiproquo, car les blancs furent pris pour des revenants par les indigènes. Les papous essaient de comprendre ce qui leur arrivent, ils ont la même logique que n’importe quel autre homme mais ils n’arrivent pas aux mêmes conclusions que nous parce qu’ils ne se basent pas sur les mêmes prémisses car ils vivent dans un monde clos. !! Nos critères d’humanité ne sont pas immédiatement partagés par l’ensemble de ceux que nous incluons dans cette « humanité ». Il semble qu’il faille comme condition de possibilité de la création d’une idée d’humanité comme la nôtre, une expérience d’autres humanités : celle « d’au-delà de la montagne ». Autre témoignage australien (Connolly & Anderson) : Croyaient que les gens partaient vers l’est quand ils mourraient. Les blancs venaient de l’est, c’était donc forcément des revenants. Les indigènes cherchent à clarifier les différences et ressemblances entre eux et les étrangers. Est-ce qu’ils buvaient? Mangeaient ? Déféquaient ? Ils mènent leur enquête, ils cachèrent l’un des leurs pour observer l’homme blanc déféquer. Lorsqu’ils en sentirent l’ôdeur, ils déclarèrent : “Leur peau est peut-être différente, mais leur merde sent aussi mauvais que la nôtre.” On peut schématiser cela de la façon suivante : Pour les Papous des hauts plateaux : vu que les blancs viennent du ciel, leur caca devrait ressembler à celui des oiseaux. p. 7 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Aussi, ils les observent se laver et croient que la mousse = du pus qui sort des cadavres en décomposition. “Lorsque nous avons vu toute cette mousse sur leur corps, nous avons pensé qu’il s’agissait du pus qui s’écoule de la chair des cadavres. » On en revient alors à l’inférence suivante : De même, lorsqu’ils voient les hommes blancs chercher de l’or dans la rivière, en secouant leurs tamis dans un mouvement circulaire les indigènes pensent : “jadis, lorsque nos ancêtres mouraient, on brûlait leur corps et on jetait les os et les cendres dans la rivière.” Ils en déduisent que ces hommes blancs sont leurs ancêtres “revenus pour recueillir et laver leurs os et leurs cendres ». (D) Ils lavent leurs os dans la rivière pour les ramener à la vie. (C) Les blancs ne sont pas vraiment des hommes, ce sont nos ancêtres (L) : seuls des ancêtres ont le pouvoir de ramener leurs os à la vie. è Ces populations cherchent des indices, hypothèses pour pouvoir conclure à la ressemblance ou la différence des étrangers avec eux. Ils veulent savoir ce qui leur arrive et mettent en œuvre pour cela un travail inférentiel et argumentatif tout à fait comparable à celui qu’emploient les hommes, n’importe où dans le monde : ils ont une même « logique », une façon d’ « inférer », d’observer (l’opposé de la thèse de la prétendue « logique primitive »). Ce qui change entre les groupes humains c’est la licence d’inférer, les critères qui forment leur propre « structure du réel », leur vision générale du monde, basée sur ce qu’ils peuvent observer mais aussi sur leurs croyances mythologiques héritées. Leur structure du réel n’est pas aussi riche que la nôtre concernant les autres humanités car leur monde était clos de toutes parts, dans la mesure où chaque tribu ne connaît qu’elle-même et ses proches voisines. Pour bien comprendre ce que peuvent signifier ces mondes clos, voici un passage de Nigel Barley lorsqu’il décrit la connaissance géographique des personnes d’un village africain dans lequel il va mener son enquête : « Ces gens ne se sont jamais éloignés de plus de 30 kms de l’endroit où ils sont nés. Ils vivent et meurent en regardant toujours la même colline. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu, parmi les Africains, de grand voyageurs. La plupart des Africains ont des connaissances géographiques qui deviennent rapidement mythiques. » Les figures mythologiques apparaissent quand les gens ne savent pas ce qui vit de l’autre coté de la colline et donc cela crée des monstres, ils ont peur. Ces discours deviennent rapidement des légendes crées avec la peur. Si on ne connait que notre coin, le reste devient mythique, le monde est extrêmement dangereux et surement habité de monstres, il y a une crainte de l’inconnu, du différent, de l’étrange. Autrefois, quitter son village est un risque énorme, on peut mourir. Se faire une idée de l’altérité est très dificile, il faut un minimum d’expérience. Il y a bien, de la part de ces populations, une recherche d’indices, d’hypothèses, pour pouvoir conclure à la ressemblance ou à la différence de ces étrangers d’avec eux. Mais qu’en est-il des grandes civilisations chinoises ou amérindiennes ? Peut- on évoquer le manque d’expérience de l’altérité dans leur cas ? 2.2 : Rencontre entre des colons européens et les « grandes civilisations p. 8 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 L’exemple le plus invraisemblable de ces difficultés à percevoir l'autre comme un semblable est celui de la "découverte" des grandes civilisations du nouveau monde par les Européens. La difficulté de reconnaissance de l'autre comme homme y a eu des conséquences désastreuses pour les populations autochtones. On donne parfois comme explication de la rapidité fulgurante avec laquelle les conquistadors ont conquis le continent, le fait que les Indiens n'aient pas perçu les Espagnols comme des hommes mais comme des dieux. La plus célèbre de ces mésintrerprétations est celle de Moctezuma, l'Aztèque, lorsqu'on lui annonça l'arrivée des Espagnols. Il a été effrayé par les nouveaux arrivants espagnols, les prenait pour des dieux et interprétait l’arrivée de Cortés comme le retour du dieu Quetzalcoatl, revenu sur terre. Cortès, génie de la communication stratégique (selon Todorov), jouera jusqu'au bout sur cette mésinterprétation de Motecuhozma. Le résultat = prise rapide par les Espagnols de la ville de Mexico, qui déjà était à l'époque l'une des villes les plus peuplées du monde. Pour rappel, l’esprit humain part toujours de ce qu’il connaît pour envisager ce qu’il ne connaît pas. Les espagnols partent de ce qu’ils connaissent pour décrire les réalités nouvelles qu’ils observent. Ainsi, lorsqu’ils rencontrèrent les lamas qu’ils ne connaissaient pas, ils les décrivirent parfois comme des moutons. Ce sont évidemment ces procédés cognitifs qui sont à l’oeuvre dans les argumentaires tant des indigènes que des colons au moment de ces rencontres entre ces « mondes ». On part de ce qu’on connait pour appréhender la nouveauté. Au début le roi Aztèque Moctezuma pense que les espagnols sont des Dieux, il leur fait donc des offrandes bien sanglantes pour leur rendre un culte, mais ça dégoûte les espagnols. Il leur envoie des magiciens et des prêtres pour analyser comment sont les espagnols, les magiciens rentrent auprès de lui pour lui dire à quel point les espagnols sont forts et Moctezuma comprend qu’il n’a aucun pouvoir sur ces « dieux » et qu’il faut donc les apaiser et leur apporter tout ce dont ils ont besoin. Cela a donc pris énormément de temps avant que les indiens se rendent compte que les espagnols étaient des hommes. Ce sont souvent des détails très terre à terre qui renversent cette idée de blancs comme « divinités » (puer, cadavres qui pourrissent). Mais pourquoi les indiens se sont laissé avoir ? Par manque d’expérience de l’altérité. Jamais avant l’arrivée des espagnols ils n’avaient fait l’expérience de l’autre, c’étaient des peuples fort isolés. Les Aztèques cultivaient l’idée d’un autre monde et de ses dieux mais pas d’une autre civilisation et de ses hommes. Octavio Paz : « Le trait caractéristique des anciennes civilisations américaines fut son isolement. Le concept d’humanité, d’une commune humanité, même si c’est à des « degrés » divers, est sans doute pour une part lié à des expériences de l’autre, à des communications entre les hommes. Une civilisation aussi développée que celle de Méso-Amérique a douté de l’humanité des Espagnols, d’autres grandes civilisations, comme celle de l’Inde, n’ont jamais pensé que les Perses, les Grecs, les Huns, qui ont envahi le sous- continent, étaient des dieux. Une grande civilisation comme la Chine a pu hésiter sur l'humanité des premiers navigateurs européens arrivant chez elle. On peut lire à cet égard cet extrait d'une "Lettre d'un Chinois à son fils": "Ces hommes de l'Océan sont des animaux de taille élevée. Leurs yeux sont profondément enfoncés dans leurs orbites et leur nez est en forme de bec d'oiseau. Ils sont recouverts d'une épaisse toison de poils frisés, ce qui les fait ressembler aux singes des forêts du Sud. Le plus étrange est que tout en étant incontestablement des hommes, ils ne semblent p. 9 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 présenter aucune de leurs facultés mentales. Cependant, des hommes de l'Océan se déplacent et voyagent avec une assurance qui est celle d'hommes expérimentés et ils sont extrêmement intelligents." On peut reprendre l’argumentaire de cette lettre sous la forme de schémas de Toulmin. On voit bien l’hésitation : d’une part, ce sont des animaux, ce ne sont pas des humains; mais en même temps, ce sont incontestablement des humains (sans doute en fonction de leurs caractéristiques physiques) et ils sont peut-être “humanisables” : 2.3 : Les premiers débats européens sur l’humanité des indiens Le fait de ne pas reconnaître ces hommes pour leurs semblables n'est pas le propre des peuples "découverts" par les Occidentaux; il est aussi celui des Occidentaux eux-mêmes. Lors de la rencontre entre Cortès et les Aztèques, Cortès avait bien compris qu’ils étaient des hommes et que l'on peut agir sur eux de façon stratégique et non divine, alors que Moctezuma, en envoyant des devins et des magiciens pour essayer d’arrêter les Espagnols agit de façon mythique en croyant qu’ils sont des dieux. Cortès essaye de jouer sur la peur; il essaye de connaître les croyances des Indiens, il profite de leurs vieilles rancunes intestines, dans un esprit qui rappelle Machiavel, la tradition stratégique et la rhétorique. Même dans la culture occidentale où s'est progressivement constituée l'idée d'homme, l'extension de la qualification d'homme à tous les individus de l'espèce humaine a souvent fait problème. Et ce, malgré une certaine tendance universalisante et de nombreuses expériences de l’altérité. La fameuse « controverse de Valladolid », qui s’est déroulée en 1550 et a mis aux prises Juan Ginés de Sepúlveda et Bartolomé de Las Casas est symptomatique du fait que la reconnaissance de l'autre comme homme n'a pas manqué de faire problème, même en Occident. Donnons ici quelques éléments nous permettant de comprendre les enjeux de cette controverse, qui est une des sources de la pensée anthropologique européenne. En 1550, date de la controverse, nous sommes à la Renaissance. Ce que les Européens appellent le « nouveau monde » a été découvert depuis plus d’un demi-siècle (1492). Des questions ont surgi concernant ses habitants qui n’avaient pas vraiment de place prédéfinie dans les catégories anthropologiques héritées du Moyen Âge. La question « qui sont ces gens ? » se pose par rapport au cadre biblique dominant. Mais la controverse va précisément amener du jeu dans ces catégories établies. Mais, 1550, ce n’est déjà plus le premier moment de la découverte : bien des discours et témoignages écrits par des conquistadors, des voyageurs sur ces terres nouvelles ont été ramenés en Europe. La connaissance des sociétés amérindiennes est fragmentaire à l’époque. Dans les milieux intellectuels, ce ne sont plus de simples croyances sur des êtres mythologiques que l’on croyait devoir trouver aux confins de l’univers. Gomez : ce sont surtout les moeurs des Amérindiens des Antilles qui ont forgé l’imaginaire des Espagnols depuis leur premier contact avec le nouveau monde. Des données concernant les sociétés populeuses et complexes du Mexique (conquis en 1521) et du Pérou (conquis 1532) commencent à s’accumuler. Un certain nombre de protagonistes du débat, dont le principal, Las Casas, a eu en personne des rapports réguliers avec les indigènes du nouveau monde. La controverse de Valladolid est autre chose qu’un simple récit de voyage. Il s’agit d’un débat argumenté entre intellectuels, rompus à la dialectique et au travail de l’écriture, et qui ont déjà en partie « digéré » cette littérature de la découverte du nouveau monde. La discussion porte sur la nature des indiens, sur le statut d’infériorité ou d’égalité à leur apporter. C’est une réflexion qui a des implications pratiques importantes sur le plan politique et économique : il faut statuer sur la légitimité ou non de la mise en esclavage et sur le droit et/ou le devoir de faire la guerre aux indiens. p. 10 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 La conquête du Nouveau monde a été d’une extrême violence pour les populations indigènes, c’est un véritable génocide : Todorov explique que : si le mot génocide s'est jamais appliqué avec précision à un cas, c'est bien à celui-là. C'est un record non seulement en termes relatifs (destruction de l'ordre de 90 % et plus), mais aussi en termes absolus, car on parle d'une diminution de la population estimée à 70 millions d'êtres humains. Il y a 3 formes de diminution : meurtre direct (responsabilité directe, nombre élevé mais relativement petit), par suite de mauvais traitement (responsabilité moins directe, nombre élevé) ; par les maladies, le choc microbien (responsabilité diffuse et indirecte, la plus grande partie de la population) Jared Diamond a écrit un livre sur le choc microbien en 2000 et explique que les germes eurasiens ont tué beaucoup plus d’indigènes dans leur lit que sur le champ de bataille. Ces germes ont miné la résistance des Indiens en décimant les indigènes et leurs chefs et en sapant le moral des survivants. Les conquistadors s’emparaient des terres et contraignaient les populations indigènes aux travaux forcés. Cette domination des populations indigènes passe par le système de l’encomienda qui consiste à « confier, répartir » = placer des indigènes sous les ordres d’un colon espagnol, qui était ainsi récompensé de ses services par la monarchie espagnole. En effet, en échange de diverses obligations envers les indigènes, le colon pouvait percevoir un tribut en métaux précieux, en nature ou en corvée. Normalement, le colon doit protéger, apprendre la « vraie foi » à ses indigènes mais ne peut les maltraiter ou les réduire en esclavage = ne peut pas faire n’importe quoi aux populations qui lui sont confiées. Mais les mauvais traitements sont courants, notamment les conditions de travail dans les mines (espérance de vie d’un mineur : 25 ans). Les indiens devaient payer des impôts super élevés + la réduction à l’esclavage a beaucoup réduit la population. Le plus horrible : meurtres directs commis pas les espagnols (responsabilité directe des Espagnols) (ex : l’enfant et le chien, on arrache l’enfant à sa mère pour le donner à manger aux chiens, on les frappe contre un mur, on les pend). Les crimes étaient souvent rapportés par des témoins à l’empereur d’Espagne. Quelques européens tentent de condamner (au nom de l’église, de la patrie) l’esclavage des indiens et affirment leur droits en tant qu’être humains à la liberté et la propreté. Le pape Paul III notamment qui affirme que les Indiens et autres peuples sont de véritables êtres humains 13 ans avant la controverse de Valladolid (1537). Charles Quint avait aussi interdit l’esclavage sur tout le territoire de son empire 24 ans avant la controverse. EN 1542 (8 ans avant la controverse), il promulgue les « Lois Nouvelles (Leyes Nuevas) » qui mettaient les Indiens sous la protection de la Couronne d’Espagne et visaient le bon traitement des Indiens et la protection de leurs biens. Ces lois exigeaient aussi que les vice-rois du Pérou et des tribunaux de Lima et de Guatemala châtient les abus des encomenderos; qu’ils punissent ceux qui seraient violents ou agressifs envers les Indiens. Cependant, certains articles de ces Leyes Nuevas mettaient aussi frontalement en péril la vie coloniale, telle qu’elle avait été construite après la Conquête. - Elles abolissaient l’esclavage des Indiens quel que soit le prétexte - Elles interdisaient aux fonctionnaires, religieux & institutions d’être titulaires d’encomiendas (provoqua un soulèvement des encomenderos, entraîna la mort du Vice-roi du Pérou) - Elles interdisaient l’attribution de nouveaux « repartimientos » et la mise en extinction de ceux qui existaient au bénéfice de la couronne. Le Conseil des Indes (institution royale la plus importante pour l’administration des colonies de l’Amérique) décide que pour éviter ces situations explosives, il fallait assouplir les articles et composer avec les intéressés donc ils sont p. 11 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 allés voir Charles Quint à Malines qui a supprimé la règle sur les encomiendas, l’article 35. Par contre, les autres restent d’application. Avant la controverse, 2 intellectuels vont devenir les chefs de file de 2 attitudes opposées quant à l’attitude à réserver aux populations indigènes : Juan Ginés de Sepúlveda d’un côté, Bartolomé de Las Casas de l’autre. 1) Juan Ginès de Sepùvelda : - Né en 1490 en Andalousie, un des plus grands humanistes espagnols de son temps. Traducteur de l’œuvre d’Aristote en particulier « La Politique » et devient chroniqueur personnel de Charles Quint donc avait aussi un rôle politique, proche du pouvoir. C’était un homme de cabinet. - Engagé auprès de la couronne d’Espagne et fréquenta les Médicis et le pape Clément VII. - Il défendait la conquête guerrière des Amériques, tente de justifier l’usage de la force pour propager la religion chrétienne. - Texte théorique le plus représentatif : « Democrates Primus » : Traité philosophique politique dans lequel il cherche à légitimer l’usage de la force au service de la religion chrétienne & tente de montrer une compatibilité entre la religion chrétienne et la discipline militaire. - « Democrates secundus » ou « Des justes causes d’une guerre contre les Indiens » : Traite de l’infériorité des Indiens et de la légitimité de la conquête espagnole (selon lui, nécessité et devoir moral pour l’Espagne). Refus de la publication de ce livre en Espagne et dans les Indes. (Revanche de son opposant, Las casas qui s’était vu refuser la publication d’un de ses livres par l’influence de Sepùlveda auprès de Charles Quint). 2) Bartolomé de Las Casas : - Un homme de terrain : embarque à 18 ans pour le Nouveau Monde avec son père, s’y consacre à la conversion des Indiens pendant quelques années & reçoit une encomienda, on lui confie des indiens. Suite à la diatribe de Antonio Montesinos contre les mauvais traitements infligés aux Indiens d’Hispaniola, il renonce à son encomienda et s’engage publiquement contre ce système - Se fait connaître comme le « défenseur des indiens » à son retour en Espagne. - En 1519 : première discussion polémique sur la nature des indiens & la nécessité d’une évangélisation pacifique avec Juan de Quevedo en présence de Charles Quint. - 1520 : autorisation d’effectuer une tentative d’évangélisation pacifique à Cumanà pour mettre en pratique ses théories de colonisation pacifique par des paysans et missionnaires. Mais une de ses absences a permis à des Indiens de tuer quelques colons, il se retira et intégra les ordres des Dominicains à Saint Domingue. - Beaucoup de missions en Amérique (Guatemala, Nicaragua), retours vers l’Espagne pour y chercher des hommes et plaider la cause des Indiens et de l’évangélisation. - 1542 : son œuvre la plus connue « Brevisima relacion de la destruicion de les Indias » : dénonce les effets désastreux de la colonisation des Amériques par les Espagnols et de la mise en esclavage. - 1543 : accepte l’évêché de Chiapas où il radicalise son action en essayant de mettre en application les recommandations de son Confesionario (le refus de l’absolution, le pêché éternel, à ceux qui s’opposeraient à la mise en liberté de leurs esclaves). Tellement de tensions furent générées qu’il part pour Mexico jusqu’en 1547. Il poursuit son militantisme indigéniste en Espagne jusqu’en 1550. Les 2 hommes sont ennemis et se tirent dans les pattes mutuellement ; Sepùvelda joue de son influence sur le Conseil des Indes pour que son livre Democrates secundus soit examiné malgré l’interdiction de publication. Il demande qu’un ouvrage de Las Casas soit jugé comme « diabolique » ce à quoi Las Casas répond en publiant un nouveau traité de théologie politique, intitulé « Les trente propositions ». è Face à ces positions tranchées représentées par Sepúlveda d’un côté et Las Casas de l’autre, Charles Quint décide le 16 avril 1650 de convoquer une junte théologique et ordonne donc d’organiser un débat sur la légitimité de la conquête institutionnelle. En attendant qu’une décision fut prise, Charles Quint suspend toute nouvelle expédition guerrière. p. 12 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 La junte souhaitée par Charles Quint : - Réunit des juristes, théologiens, administrateurs. La junte est dominée par Las Casas et Sepùlveda. - A lieu en 2 séances d’un mois chacune au collège San Gregorio de Valladolid. - Principalement par échanges épistolaires -> débat qui sera largement écrit, ce qui nous permet d’avoir une bonne idée des arguments échangés. - Conséquences économiques, politiques, éthiques et religieuses considérables. - Question centrale : « Les espagnols peuvent-ils coloniser le Nouveau Monde et dominer les Indiens par droit de conquête ou bien est-ce que les Indiens ne peuvent être évangélisés que par le bon exemple des chrétiens, sans recours à la force ? » Las Casas et Sepùlveda aussi opposés soit-il, s’accordent sur le devoir de conversion des Indiens qui incombe aux Espagnols. Ils diffèrent que sur le moyen d’y parvenir : - Las Casas : colonisation pacifique et vie exemplaire - Sepùlveda : colonisation institutionnelle où la force est légitimée par la nature même des Indiens. Le sujet du débat n’est pas l’humanité des Indiens & existence de leur âme. (Elle a été largement reconnue notamment par le Pape Paul III). S’il n’y avait pas eu cette reconnaissance de l’« humanité » des Indiens, Sepúlveda n’aurait pas dû évoquer le devoir de les évangéliser pas plus qu’il n’aurait pu condamner leur « péché d’idolâtrie ». Gomez : « Bien que chez beaucoup le doute fut présent, personne cependant ne prit le risque d’affirmer l’animalité des êtres qui peuplaient le Nouveau Monde. » Même si Sepúlveda reconnaît formellement le fait que ces Indiens du Nouveau Monde sont bien des Hommes, certains de ses textes sont très ambigus. Gomez : « Sepúlveda les considérait au mieux comme de petits hommes non parvenus à leur plein développement, inachevés en quelque sorte. » Aussi, il n’est pas étonnant, lorsqu’il compare les Indiens aux Espagnols dans son traité sur les Justes causes de la guerre contre les Indiens, que Sepúlveda affirme : « En prudence, en intelligence et pour tout autre genre de vertus et de sentiments humains, ils sont aussi inférieurs aux Espagnols que le sont les enfants par rapport aux adultes, les femmes par rapport aux hommes, et finalement, les singes par rapport aux hommes. » -> il essaye de les rejeter dans ce texte. L’argumentation de Juan Ginés de Sepúlveda L’affirmation de départ : « les Espagnols peuvent réduire les Indiens à l’esclavage par les armes » en ajoutant restrictions et conditions d’application : « si ceux-ci ne se soumettent pas pacifiquement aux Espagnols » et « à condition que ce soit pour leur enseigner la foi ». Cela ne constitue évidemment pas une argumentation : elle le devient que si un autre énoncé est avancé. Sepúlveda tente de soutenir cette affirmation par une autre proposition, en apportant des preuves. L’affirmation de Sepúlveda pour soutenir sa première affirmation: « les Indiens sont des êtres inférieurs et les Espagnols des êtres supérieurs ». Nous pouvons représenter cette argumentation par un schéma de Toulmin, où l’affirmation de départ prend le statut de conclusion (C1), les restrictions sont nommées (R1) et (R2) tandis que la proposition qui soutient cette conclusion consiste dans les données (D). p. 13 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Ce rapport établi par Sepúlveda entre (D1) et (C1) pourrait lui-même faire l’objet d’une question : en quoi le fait que les Indiens soient des êtres inférieurs et que les Espagnols soient des êtres supérieurs permettrait-il à ces derniers de réduire les premiers à l’esclavage ? La façon dont Sepúlveda répond est de dire : « Ceux qui devancent les autres par la raison, même s'ils ne l'emportent pas par la force physique, ceux-là sont, par nature, les seigneurs. Par contre, les esprits lents, même s'ils ont les forces physiques pour accomplir toutes les tâches nécessaires, sont par nature des serfs.» Cette affirmation que nous nommons licence d’inférer (L1) est de plus garantie par Sepúlveda sur : l’autorité suprême du texte biblique et sur l’autorité d’Aristote. La donnée du premier raisonnement peut elle-même être questionnée et devenir la conclusion d’un second raisonnement : pourquoi les Indiens seraient-ils des êtres inférieurs et les Espagnols des êtres supérieurs ? Pour éviter à ces êtres inférieurs qu’ils continuent à commettre ce genre de barbarie, il faut donc selon Sepúlveda que les Espagnols s’imposent par la force et mettent fin à ce genre de pratiques horribles, dans l’intérêt des Indiens eux- mêmes. Argumentation de Bartholomé de Las Casas Las Casas démonte l’ensemble des éléments argumentatifs de Sepúlvéda, repris ici sous les termes D1, C1, R1 et R2, L1, G1 et G2. Selon Las Casas, la conclusion de Sepúlveda est totalement fausse. Il faudrait dire que les Espagnols n’ont pas le droit de réduire les Indiens en esclavage (C1’); que les restrictions R1 et R2 ne sont pas valables : il est tout à fait naturel que les Indiens ne veuillent pas se soumettre à l’esclavage et ce n’est pas en les soumettant par les armes qu’il convient d’enseigner la foi. Par ailleurs, Las Casas attaquera les données de Sepúlveda en affirmant que (D1’) : « les Indiens ne sont pas des êtres inférieurs aux Espagnols, les Indiens sont supérieurs aux Espagnols ». Il montrera que les Indiens ont des lois et des coutumes bien établies, qu’ils menaient une vie bien policée. Il attaque enfin la licence d’inférer de p. 14 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Sepúlveda, en s’en prenant particulièrement aux garanties qui la supportent. Concernant la G2 se référant à la politique, il explique que Sepúlveda a mal interprété Aristote. Il explique que le philosophe grec avait fait la distinction entre quatre types de barbares. Mais seul le troisième type, comprenant les barbares incapables de se gouverner eux- mêmes, pouvait “par nature” être réduit à l’esclavage. Or, si d’après Sepúlveda, c’est dans cette catégorie qu’il y avait lieu de ranger les Amérindiens, Las Casas montrera que ce n’est pas là qu’il faut les classer (on rejoint ici l’argument de la réfutation D1’). Mais Las Casas n’hésite pas à remettre en cause l’autorité même d’Aristote en se référant à l’autorité de l’Ancien Testament et à celle du Christ. Las Casas soutenait qu’il fallait les attirer pacifiquement en accord avec ce qu’avait dit le Christ : « Ton prochain tu aimeras comme toi- même ». En d’autres termes, ce commandement du Christ renverse et remplace la loi de passage de Sepúlveda; nommons la (L1’). En ce qui concerne l’idolâtrie de Indiens, Las Casas développe des arguments extrêmement relativistes. Pour las Casas, l’idolâtrie n’est pas un signe de l’infériorité radicale des Indiens, mais tout au plus de leur méconnaissance de la révélation chrétienne. On peut se demander qui finalement l’a emporté dans cette controverse. Gomez: « On pourrait avancer que la dispute de Valladolid resta sans lendemains puisque, après les exposés des intervenants, il n’y a eut point de vote ni de rapport de synthèse, chacun des juges devant faire un rapport particulier à l’empereur. Les deux adversaires campèrent sur leurs positions avec l’impression d’avoir remporté la victoire. Il semble établi que si les juristes tranchèrent en faveur de Sepúlveda, les théologiens, du moins les plus influents, se prononcèrent pour la position de Las Casas. Aucune mesure concrète ne sortit de l’affrontement. » Le Conseil de Indes ne révoqua pas la cédule (papier sur lequel quelque chose est notifié par une autorité judiciaire) de 1540 suspendant les conquêtes. La Couronne ne donna pas l’autorisation d’imprimer aux écrits « bellicistes » (qui incite à la guerre, emploi de la force dans les conflits -> dans la lignée de Sepúlveda) dont beaucoup demeurent inédits. Conclusion : Avec la controverse, on tente d’officialiser le fait que les Amérindiens ont un statut théoriquement égal à celui des Blancs. Mais cette décision ne concerne pas les Noirs d’Afrique dont l’esclavage n’était pas contesté. Après la controverse, les Européens vont généraliser la pratique de la traite des Noirs pour alimenter le Nouveau-Monde. Les difficultés de reconnaître les autres comme « humains » n’ont pas été le seul fait des populations colonisées par les Européens. Chez ces derniers, la question de la nature de ces hommes qu’ils avaient « découverts » ne s’est posée p. 15 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 que lorsque les nécessités d’ordre économique amenèrent les conquistadors espagnols à incorporer les Indiens au schéma colonial de production, nécessitant une main-d’oeuvre bon marché. Faut-il assimiler débat anthropologique et justification de la colonisation ? Justement pas, puisque déjà avec Las Casas, on n’y voit pas seulement s’y développer des arguments idéologiques qui justifient la colonisation mais aussi, des arguments qui la critique de façon très fondamentale. Les « cadres généraux » de la controverse de Valladolid sont liés aux thèses anthropologiques de la philosophie païenne grecque et adaptés aux exigences de la doctrine chrétienne depuis Saint-Thomas. Et effectivement, les deux parties, aussi bien Sepúlveda que Las Casas iront chercher leurs arguments chez Aristote et dans la tradition chrétienne. Même si les cadres chrétiens et ceux de la philosophie grecque ancienne n’ont pas prévu le cas de ces nouveaux venus, on voit néanmoins apparaître ici la première grande crise de ce modèle. Selon Pagden, à l’occasion de ce débat, on voit éclater la « structure du réel » dominante au Moyen-âge de l’homme comme membre d’un peuple uni sous le regard de Dieu. Au-delà de ce débat que l’on croit souvent limité à ce cadre « scolastique », ce qui s’élabore chez Las Casas, c’est l’esquisse des futurs cadres de la pensée moderne que l’on retrouvera chez les penseurs politiques et les anthropologues modernes. Certes, les positions de Las Casas n’aboutiront que très modérément à une amélioration du sort de Indiens, mais cette réflexion a été fondamentale quant à l’idée moderne d’un état de droit, à la notion d’ingérence et de droit de communication et de circulation, de la relation entre États et même pour les « droits de l’homme ». Mais en même temps, on peut voir aussi cette controverse comme l’origine de l’anthropologie moderne, dans la mesure où l’on cherche à comprendre une humanité, au-delà de son propre cadre culturel. On y retrouve en effet dans cette controverse, des réflexions extrêmement neuves sur « l’altérité » et la « mêmeté » des individus rencontrés; on y voit même déjà apparaître un certain relativisme culturel (est-ce que ma croyance vaut mieux que l’autre ?). 3. Les « humanités englobantes » : la question de l’animisme On a vu le manque d’expérience comme explication de la non immédiateté de la reconnaissance d’une humanité. Cependant, il ne faut pas croire qu’une « structure du réel » basée sur un horizon expérientiel plus large suffirait à créer une notion d’humanité analogue à celle que nous connaissons. Si l’expérience de l’autre, de la diversité et de l’unité humaine est une condition nécessaire au développement d’une conception d’une « commune humanité », il ne s’agit pas d’une condition suffisante. A cet égard, les exemples où des animaux sont considérés comme « humains » sont intriguants : il ne s’agit pas seulement d’un manque d’expérience ponctuelle qu’une expérience supplémentaire corrigera, mais d’une “structure du réel” catégorisant le monde selon des critères très différents des nôtres. On peut observer que, tant des animaux peu familiers que des animaux que côtoient les hommes peuvent être considérés également comme « humains » -> pouvant développer des “schémas” d’interaction et de communication que nous limiterions aux hommes avec des êtres que nous considérerions, selon nos critères, comme des animaux. 3.1. L’anthropomorphisation : un phénomène répandu et ancien Les frontières de “l’humanité”, de ceux qu’on reconnaît comme “mêmes”, peuvent en effet être beaucoup plus larges et déborder les critères physiques de l’espèce humaine. Si les hommes sont parfois pris pour des animaux-fantômes ou magiques, inversement, des animaux peuvent être considérés davantage comme des hommes. Les distinctions que nous faisons de façon presque évidente entre un homme et un singe ne semblent pas toujours évidentes. Exemples: p. 16 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Le nom de l’orang outang veut dire l’homme des forets, donc ils n’ont pas de mal à le considérer comme un homme mais juste celui des forets. En Nouvelle-Calédonie quand on a introduit le chien, il y a eu des conséquences assez dramatiques. Ils ne connaissaient que les poules comme animaux domestiques. Quand les hommes arrivent avec des chiens, ils croient alors que ceux-ci sont des hommes. Un chef des environs va même à demander à parler avec le chef des chiens pour vivre en amitié. Chez les Bugis, en Indonésie, avec les « enfants lézards ». Les crocodiles et les varans sont de véritables enfants de la famille, considérés comme des Dieux ou des Humains. Il y a déjà eu des procès d’animaux. On donnait des responsabilités qu’on considérerait comme humaines à des animaux ou même des insectes, on les excommuniait. L’anthropomorphisme sous diverses formes est documenté dans les mythes ou les représentations iconographiques partout dans le monde. Ces anthropomorphisations semblent faire l’objet de dispositions humaines très largement répandues. Il y a des exemples plus radicaux, où même des végétaux peuvent être considérés comme des hommes. On a toujours un rapport avec les animaux par lequel on a tendance à leur attribuer une âme. Que ce soit au niveau des peluches mais aussi avec les animaux domestiques. On a même des cimetières de chiens. On leur attribue une place au paradis. è On est au-delà d’un simple manque d’expérience qui donne lieu à ces surprises des « premières rencontres » il y a sans doute « autre chose » puisqu’on connait les chiens, les varans, etc.. Si comme nous l’avons vu au paragraphe précédent, des personnes qui partagent les mêmes caractéristiques morphologiques que nous ne sont pas reconnues comme humaines, à présent, nous observons qu’inversement, d'autres espèces sont approchées par des comportements humains. Comment peut-on en effet en venir à considérer des “non-humains” (d’un point de vue physique) comme des “humains” ? La question inverse se pose aussi. 3.2 La question de l’animisme comme d’une autre « structure du réel » Ce sont des témoignages concernant les croyances en l’âme que de nombreux peuples du monde attribuaient à des animaux, végétaux, minéraux qui sont à la base de l’une des premières grandes questions de l’ anthropologie moderne : celle de l’animisme. La question de l’animisme est la première grande question posée par l’anthropologie culturelle. Tylor, alors qu’il essaye d’expliquer ce qu’il entend par animisme, relève de très nombreux exemples de ces pratiques qui consistaient à s’adresser à des non-humains, animaux, voire végétaux comme à des humains : “Les sauvages adressent très sérieusement la parole aux bêtes vivantes ou mortes, leur rendent hommage et leur demandent pardon. Après avoir tué un ours, on lui demande pardon.» Il y a toujours des intentions qu’on attribue à l’animal en face de nous. De même, Tylor documente, “dans une partie du monde, l’âme des plantes ressemble à l’âme des animaux”. Enfin, il ajoute que certains peuples “s’imaginent réellement que les pierres, les aliments, les vêtements, tout ce que nous tenons pour inanimés, possèdent une âme ou un esprit qui s’en sépare et leur survit après qu’ils ont été détruits.” Même si Tylor donnera une explication évolutionniste aux accents qui peuvent choquer nos façons modernes de parler des peuples humains, l’intérêt de son explication, reprise à la tradition des lumières et du positivisme, a l’avantage de vouloir comprendre le type de raisonnement qui se trouve derrière ces croyances, et de ne pas l’assimiler à une simple débilité ou infériorité intellectuelle raciale : “Quelque étrange que puisse, au premier abord, paraître une semblable théorie, on reconnaîtra qu’elle n’est pas absolument déraisonnable, si, par un effort de l’imagination, on se p. 17 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 place, pour étudier, au point de vue intellectuel d’un peuple sauvage. Nous avons montré que ce que nous appelons objets inanimés, les rivières, les pierres, les arbres, les armes, etc., sont pour le sauvage des êtres intelligents. Maurice Leenhardt, s’est aussi fortement intéressé à l’étude de ces croyances “animistes” en se basant, non plus sur des rapports indirects comme Tylor, mais sur sa propre expérience auprès des populations autochtones de Nouvelle Calédonie. Il va aller là-bas comme missionaire protestant et essaye de mettre en place des sortes d’écoles pour « civiliser » ces populations. De missionnaire, il va se transformer en anthropologue. En se posant des questions sur leur mode de vie, il va pouvoir décrire la façon dont pensent ces populations et voient le monde. Chez les Canaques, ce qui fait d’un homme un homme, c’est quelque chose de beaucoup plus diffus. L’apparence physique est un détail, le comportement importe davantage. Leenhardt montre que ce rapport « humain » avec l’animal n’est pas seulement lié au manque d’expérience, puisque les Canaques traitent également comme des hommes, des animaux qu’ils ont appris à connaître (les bœufs) : « Il suffit au Mélanésien d’un regard pour donner forme d’humanité à un animal -> au moment de l’abattre avec sa hache, il aperçoit le regard humain de la bête, et devine en celle-ci un aïeul. » Leenhardt essaye d’expliquer ce qu’est le Kamo, chez les Mélanésiens, concept qu’il essaye de faire comprendre à son public européen (traducteur des visions du monde des autres) : “Le Kamo est un personnage vivant qui se reconnaît moins à son contour d’homme qu’à sa forme, on pourrait dire à son air d’humanité. L’humain dépasse ainsi toutes les représentations physiques de l’homme. Il n’est pas perçu objectivement, il est senti. Si par hasard il rencontre un homme qui agit de façon inhumaine, il déclare : il n’est pas kamo = il n’est pas un homme. André Leroi-Gourhan expliquait de façon très proche de Maurice Leenhardt cette conception répandue de « l’enveloppe corporelle » en insistant davantage sur le fait que les cultures traditionnelles projettent sur les animaux des catégories culturelles, elles voient les différences entre les espèces, comme des différences ethniques, culturelles. On projette également (en plus des intentions) sur les animaux des formes de cultures. On considère que ces animaux sont porteurs de cultures différentes. Philippe Descola a comme préoccupation centrale la question de la catégorisation nature-culture dans laquelle se trouvent les catégorisations de ce qu’est un homme, un animal, un végétal. Descola montre non seulement que ces catégorisations peuvent varier énormément, d’un milieu culturel à l’autre, mais aussi que ce n’est pas simplement un manque d’expérience qui donne lieu à ces extensions différentes du sens de ce que nous désignons par « homme », « animal », « végétal » ou « objet ». Il va essayer d’aller sur les lieux mêmes, il va chez les Achuar et va essayer de comprendre leur rapport à ce que nous appelons la nature, avec les animaux, végétaux, etc. è On essaie de nous montrer des façons de penser qui sont très loin des nôtres, objectif de nous faire prendre conscience de notre plasticité. p. 18 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Descola montre comment, au fil des évènements de la vie, la “structure du réel” sur laquelle se basent les Achuar est très différente de celle de l’anthropologue occidental. Exemple de Chumpi, sa femme qui se fait mordre par un serpent. On considère que derrière ce geste du serpent, il y a une intentionnalité, ce n’est pas un hasard : Hôte d’un Indien Achuar nommé Chumpi, Descola assiste en fin d’après midi à l’accident suivant : la femme de Chumpi, se fait mordre par un serpent au venin mortel. La réaction de Chumpi sera immédiatement de considérer que ce n’est pas un hasard. Il y a une raison derrière cela; en effet, selon les Achuar, ces serpents ne s’approchent généralement pas des maisons. Il y a donc quelque chose d’anormal qui se passe. Il va penser que c’est une vengeance de Juriji qui est « mère du gibier » et Chumpi se dit qu’il a tué trop d’animaux que pour pouvoir nourrir sa famille et donc elle se venge. Même chose chez les femmes achuar vis-à-vis des jardins qu’elles cultivent et des plantes. Elles s’adressent aux plantes comme elles s’adresseraient à leurs enfants. Anthropomorphisation des plantes. Ces êtres de la forêt peuvent être des parents par alliance, puisqu’ils sont aussi des personnes. Il faut bien comprendre que ces anthropomorphisations des rapports avec les animaux et les plantes ne doivent pas être vues comme des jeux gratuits, des façons de parler : “On aurait tort de voir dans cette humanisation des animaux un simple jeu de l’esprit, une manière de langage métaphorique dont la pertinence ne s’étendrait guère au- delà des circonstances propres à l’accomplissement des rites ou à la narration des mythes » En partant donc de son interrogation sur ces croyances des Achuar dont il a pu prendre la mesure en les côtoyant et en collectant des témoignages, Descola repose une question centrale qui avait été celle de l’anthropologie naissante : savoir pourquoi, dans de nombreuses cultures de par le monde, “les humains attribuent aux non-humains toutes les propriétés des humains”. En se posant de façon répétée cette question, Descola en viendra à réutiliser la notion d’animisme, introduite par Tylor, mais sans reprendre toutes les vieilles connotations évolutionnistes attachées à ce terme que l’anthropologie de la seconde moitié du XXe siècle avait eu tendance à éviter : “par une crainte implicite d’attirer l’attention sur un des aspects apparemment irrationnel de la vie des sociétés prémodernes”. Ainsi, lorsque Descola définit le terme animisme, on retrouve évidemment une partie de l’idée de Tylor, l’évolutionnisme en moins : “l’animisme est la croyance que les êtres naturels sont dotés d’un principe spirituel propre, et qu’il est donc possible d’établir avec ces entités des rapports d’un type particulier et généralement individuel : protection, séduction, hostilité, alliance ou échange de services.” Ou encore, Descola explique que dans l’animisme, notamment celui des Achuar qui a servi de base à son étude : “une grande partie des entités non-humaines sont dotées des mêmes attributs d’intériorité que les humains. Elles sont perçues comme des personnalités avec lesquelles on peut établir des rapports sociaux.” 3.3 Animisme versus dualisme Descola décrit cet animisme qu’il a pu étudier, en l’opposant à notre “dualisme” qu’il appelle notre “naturalisme” occidental : «à la différence du dualisme qui gouverne la distribution des humains et des non-humains en deux domaines radicalement distincts, les cosmologies amazoniennes déploient une échelle des êtres où les différences entre les hommes, les plantes et les animaux sont de degré et non de nature. Les Achuar disent que la plupart des plantes et des animaux possèdent une âme similaire à celle des humains, une faculté qui les range parmi les « personnes » en ce qu’elle leur assure la conscience réflexive et l’intentionnalité, qu’elle les rend capables d’éprouver des émotions p. 19 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 et leur permet d’échanger des messages avec leurs pairs comme avec les membres d’autres espèces, dont les hommes. » Selon Descola, partout dans le monde, quelle que soit la diversité des conceptions qu’on se fait de la personne, on distingue toujours le plan de l’intériorité et celui de la physicalité : - Le plan de l’intériorité concerne l’expérience subjective de soi, le fait qu’on ait en soi une intentionnalité qui nous permette de donner sens au monde. - Le plan de la physicalité : les processus physiologiques et corporels et aussi certaines caractéristiques du tempérament (humeur colérique, flegmatique, etc.). Descola rappelle que la physicalité est désignée, dans beaucoup de langues indigènes, comme un vêtement que l’on peut endosser et quitter à son gré. Par conséquent, ce que l’on voit des animaux n’est qu’une illusion trompeuse, c’est l’apparence qu’ils souhaitent se donner pour nous. Derrière cette forme vêtement, leur intériorité est réputée identique à la nôtre. Dans notre vocabulaire, on dirait que chaque espèce constitue une culture différente, mais que toutes partagent la culture de l’humanité, qui ne s’arrête pas aux frontières physiques de l’espèce humaine. Remarquons donc bien que tout ceci ne signifie pas que les gens ne voient pas des différences ou des ressemblances morphologiques entre les êtres mais dans ces catégorisations, ce ne sont pas ces ressemblances ou différences qui sont jugées déterminantes. Descola complète son explication en précisant que si l’animisme distingue ces êtres des humains du point de vue de leur physicalité, leur intériorité humaine se révèle dans des circonstances particulières comme les rêves : « c’est seulement dans des rituels, les rêves, les transes, que l’on peut voir la véritable nature, fondamentalement humaine, des non-humains.” Conclusion Descola : Là où nous introduisons le langage articulé et la bipédie comme des critères décisifs de l’humanité, d’autres cultures préfèrent opter pour des catégories plus englobantes, fondées sur l’animation, sur la locomotion autonome ou sur la présence de traits particuliers, comme la dentition. è Descola montre que ce qu’il a pu découvrir dans ce petit “recoin de l’Amazonie”, n’était pas une de ces “anomalies pittoresques que l’ethnographie découvre parfois dans quelque coin reculé de la planète” mais une façon générale de penser, largement distribuée partout dans le monde. De façon très nette, Descola décrit ici l’animisme sans se glisser immédiatement dans une position ethnocentrique, comme le faisait autrefois l’évolutionnisme. p. 20 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Arrivé au terme de ce premier chapitre, ce qui apparaît peu à peu, c’est que cette évidence “pour nous” de ce qu’est l’homme, par rapport au reste de la nature, est en fait une contre- évidence pour la plus grande partie de ceux qui ont formé depuis toujours l’humanité. L’homme a-t-il vraiment un propre, qui le séparerait aussi radicalement de la nature qu’on a voulu le prétendre ? 2. Le propre de l’homme ? « Homo. Nosce te ipsum » Carl von Linné, dès 1735, « connais-toi toi-même ». D’où avons-nous hérité de la conception que l’on a de l’homme aujourd’hui ? Pour que l’anthropologie se constitue comme savoir argumenté sur l’homme ou les hommes, elle doit partir de définitions, explicites ou implicites, nettes ou floues de ce qu’est l’homme ou de ce que sont les humains. Définir, c’est établir des limites, catégoriser : créer des "tiroirs" pour mettre plus ou moins d’ordre dans le réel que nous avons devant les yeux. Il s'agit de situer l’homme dans l'ensemble des "entités" ou des "êtres" qui nous apparaissent, c’est-à-dire, le plus souvent les autres espèces vivantes, animales ou végétales, qui partagent avec l'espèce humaine la biosphère. Il y a une très grande variété de critères qui peuvent entrer en compte pour désigner ce qui est ou n’est pas humain. 1. La vision dualiste et fixiste de l’humain On pourrait dire que la façon dominante en Occident de définir l’homme et de le situer dans le monde a été inspirée d’une interprétation particulière de certains textes fondateurs de la Bible, ceux de la Genèse particulièrement. Ce sont ces textes qui, dans la tradition occidentale, ont servi de "grand code" - titre d'un livre de Northrop Frye. Ce titre faisant lui-même référence à Blake qui disait que la Bible est le « Grand Code de l’Art ». Fondateur pour la conception de l’homme que nous avons aujourd’hui. D'emblée, dans cette interprétation, l'homme est situé dans la "création" de Dieu (Genèse). "Dieu dit : ‘Faisons l'homme à notre image (l’homme serait créé à l’image de Dieu), comme notre ressemblance, et qu'ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre.’ " L’homme est placé au centre et règne sur toute la création. L’interprétation chrétienne qui a été faite des textes fondateurs (Genèse) par les Pères de l’Eglise, sous l’influence de certains penseurs grecs, du néoplatonisme en particulier, décrivait l’homme dans une simple série d'oppositions par rapport au reste de la création et en particulier par rapport aux "bêtes". Ainsi, Saint Augustin s’inscrit dans une interprétation néoplatonicienne de la création. C’est l’un des penseurs qui a influencé la façon dont on a de penser. Il met en place la version théologique "standard" de la création, et corrélativement celle de la place de l’homme dans celle-ci. è Les objets n’ont que l’être, les plantes ont l’être + la vie végétative et ainsi de suite. p. 21 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Cette idée d’« échelle des êtres » n’est pas chrétienne, c’est un héritage de la pensée grecque. Aristote distingue au moins 3 grandes formes de l’âme (psyché) dans son traité «De l’Âme» qu’on peut représenter par le schéma suivant : Aristote établit aussi, en partant d’observations souvent très fines du monde animal et végétal, une Scala naturæ, une échelle des êtres, allant, de façon beaucoup plus précise, des êtres inanimés à l'être humain. En fait, déjà Aristote, avant Saint Augustin, bien qu’il décrive l’Homme comme un être de chair et d’os soumis aux mêmes lois de la nature que tous les autres êtres vivants, considère que l’Homme, par son âme intellective, c’est-à- dire par la raison, se différencie des plantes et des animaux. Aristote explique que l’homme est : « le seul des animaux à se tenir droit, parce que sa nature et sa substance sont divines, et que la tâche de ce qui est le plus divin est de penser et de raisonner. » L’homme se tiendrait debout car il a son esprit plus près du ciel. Cette conception « en échelle » avec l’homme au sommet, sera sans trop de peine réinterprétée dans le cadre du récit biblique de la création. Ce qu’ajoute en effet le christianisme, c’est cette idée de création (Saint Augustin) : l’idée que tous les êtres sont créés par Dieu. Cela place donc la création sous le regard de Dieu, qui lui est supérieur. Giraud montre que « tout change ». Il reprend le verset concernant la création de l’Homme « Faisons l’homme à notre image et ressemblance » et il explique : « Ce sont là les paroles de Dieu lors de la création de l’homme, et cela ouvre cette fois la possibilité d’une anthropologie. » è c’est à partir de ce verset que le Moyen-Age va penser l’humain dans son rapport avec Dieu, lequel est toujours au centre de sa perspective. Il y a un ordre de création qui va prendre un sens nouveau, lié au projet divin. Les humains sont juste en dessous des anges, mais supérieurs à toutes les autres créatures. Giraud : « Être créé, cela n’a pas le même sens ni la même valeur que simplement être là. C’est être déjà le résultat d’une intention, d’un projet. Il va de soi que l’on voit le monde tout autrement quand on le pense à partir de la notion de création. À cela s’ajoute la question de la place de l’homme au sein de la réalité. Habiter un monde ne revient pas seulement à se trouver face à des choses : dans le cadre d’une pensée de la création, c’est aussi s’insérer dans un projet p. 22 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 divin, être au contact du sens profond des choses et, pour l’homme, trouver place parmi les créatures, dans l’ordre de la création. » Car effectivement complète Giraud, il y a un ordre de la création. Homme = à l’image de Dieu donc il est plus important. Certes, cette idée d’ordre existait déjà chez les Grecs, mais, à partir de l’idée de création, la notion d’ordre va prendre un sens nouveau, lié au projet divin. Essentiel pour situer l’homme dans cet ordre : le concept de « vie intellective ». Il semble aujourd'hui que le texte fondateur de la Genèse avait à l'origine un sens où la "vie intellectuelle" dont parle Augustin n'avait pas cette importance. Mais c’est bien sous l'influence de la pensée grecque, pour laquelle l’intellect est un critère décisif de définition de l’homme et des divinités, que les textes fondateurs de la Bible sont interprétés par la tradition chrétienne. Saint Augustin : l’âme est la source de connaissance intellectuelle, elle est spirituelle, elle n'est pas liée au corps. C'est par cette partie que l'homme correspond à l’image de Dieu dans la Genèse. Cette nature immatérielle de l’âme, permet aux Pères de l'Église de défendre l'immortalité de l'homme. Elle deviendra une caractéristique essentielle de l’homme. Toute la vision chrétienne du monde sera structurée sur ce dualisme fondamental entre la matière et l’esprit. D’un côté, il y a Dieu, les anges et les hommes qui vivent dans les cieux ou peuvent espérer y accéder. De l'autre, les créatures irrémédiablement terrestres, qui ne peuvent prétendre d'aucune façon à accéder aux cieux : les objets, les plantes, et les animaux. Certes, il faut bien reconnaître que ces derniers ont une âme qui leur permet une sorte de connaissance. L'Ancien Testament leur reconnaissait d'ailleurs cette âme mais les Pères de l’Église concevront cette âme comme matérielle, uniquement fondée sur les sens et irrémédiablement attachée au corps, et donc mortelle. Toutes les facultés qui pourraient paraître relever de la raison, de la vie intellective ne peuvent appartenir à ces êtres qui n'ont pas été créés, comme l'homme, "à l'image de Dieu". L’homme apparaît donc, dans la vision chrétienne "standard", comme situé sur la ligne de partage entre : l’esprit et le sensible, l'âme et la matière, l'immortel et le mortel. Nous parlons ici d'une vision chrétienne "standard" ou "orthodoxe" car il a toujours existé en Occident des conceptions très différentes de cette vision fortement anthropocentrée. Mais il a toujours existé en Occident chrétien des oppositions au modèle "standard", othodoxe défendu par les lettrés. Les cultures paysannes ont toujours été plus promptes à reconnaître des facultés aux bêtes et à établir moins de dichotomies radicales entre hommes et bêtes. On peut songer ici au procès fait aux animaux qui peuvent aller jusqu'à conférer une responsabilité juridique à ces êtres mais aussi aux significations symboliques des animaux que l'on retrouve dans les vies de saints et dans les bestiaires. Le Christ, symbolisé par l'agneau, les anges par des oiseaux, les fidèles comme des brebis qui suivent le berger. La réalité des rapports entre l'homme et la création en Occident est certainement plus complexe que le modèle « orthodoxe » dont nous venons de présenter les grandes lignes. Cependant, les grands traits de la dichotomie âme- corps, intellect-matière resteront dominants dans la tradition intellectuelle. Cette conception chrétienne de la création divine du monde sera maintenue par saint Thomas d’Aquin. Il reconnaît avec Aristote qu'il y a une création hiérarchisée et graduée de la matière inanimée à l'homme, mais, bien que très proche d’Aristote dont son oeuvre s’inspire largement, Saint Thomas se démarquera de celui-ci en critiquant sa conception de la continuité des âmes matérielles de la plante à l'homme. Selon lui, il y aurait de profondes différences de « nature » entre les facultés humaines et animales. Il y aurait une discontinuité radicale : d’un côté la raison, l’intellect, de l’autre l’instinct, les sens. Seul l'homme aurait une âme intellective, spirituelle, de type platonicien. Saint Thomas défend l’idée que l’âme intellective ne dépend pas d’un organe corporel et qu’elle pourrait donc exister sans le corps. Ce qui sauve l’idée d’une vie éternelle. p. 23 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Dans une vue chrétienne traditionnelle, comme celle que l’on retrouve chez Saint Thomas, la place de l’homme dans la création est donc encore et toujours définie en fonction d’un ordre parfait de tous les êtres partant de Dieu. Dieu a désigné pour chacun sa place et son but dans la hiérarchie des êtres. Les anges ne sont pas composés de matière, ils sont de pure forme (esprit). L’homme est l’union de l’âme (forme) et du corps (matière). L’homme est la ligne de partage entre le sensible et l’esprit. La Scala Naturae pensée depuis Saint Augustin à partir du cadre biblique sera reprise pendant plus d’un millénaire et même plus. Cette échelle représente donc le monde comme une « création », ayant une structure hiérarchique avec au sommet Dieu et les anges et à sa base la matière inerte. Même les Naturalistes du XVIIIe siècle, lorsqu’ils voudront décrire avec de plus en plus de détails l’ensemble du vivant, s’inscrirons encore dans cette perspective d’un monde créé par Dieu et considéreront qu’ils poursuivent la tâche que Dieu avait assignée à Adam dans la Genèse : celle de nommer et classer les autres êtres vivants. Adam avait en effet été chargé par Dieu dans la Genèse de la dénomination des oiseaux et des animaux terrestres. À l’âge classique, les conceptions dualistes de l’homme héritées des Grecs et du christianisme se verront renforcées chez certains penseurs influents qui accentueront de façon encore plus radicale que chez Saint Thomas, la différence entre la raison d'un côté et la matière de l'autre. Ce sera en particulier le cas avec la conception de l'animal-machine de Descartes, qui consacre complètement l'assimilation de l'animal à un objet matériel et l'homme à un mixte : machine animale par son corps ; raison, âme par sa pensée. Ce qui, pour Descartes, définit l'homme, en le distinguant fondamentalement de l'animal, c'est d'abord qu'il est un "je qui pense", un "cogito". Descartes Défend un « dualisme des substances » D’un côté le monde se compose de res extensa (substance étendue) De l’autre de res cogitans (substance pensante, n’existe pas dans le temps ni dans l’espace) Il y a des interactions entre les 2 substances : Il tente d’expliquer comment : D’une part, le corps agit sur l’âme (passions) D’autre part, l’âme agit sur et par le corps (action) p. 24 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 Dans le Traité de l’Homme, l’hypothèse de Descartes pour expliquer comment l’âme non étendue peut agir sur le corps étendu (actions) et comment le corps peut agir sur l’âme (= passions de l’âme) est qu’en un point du cerveau qui serait la glande pinéale, l’âme serait en contact avec le corps et le corps serait en contact avec l’âme. Cette conception sera reprise par divers théologiens catholiques qui seront séduits par l'accentuation de la différence corps-esprit. On verra ainsi se mêler une vision où l'homme se perçoit comme fondamentalement différent et naturellement supérieur à la nature, de sorte qu'il a aussi tous les droits sur celle-ci. L'homme peut se considérer comme maître absolu de la nature. Celle-ci est reléguée à n’être qu’un "objet à sa disposition". Cette vision anthropocentrée nous influence encore fortement, on est dans une conception fixiste de la création : on pense que le monde a été créé et qu’il aura une fin. Au-delà de cette création, il y a une histoire qui s’arrêtera un jour. Dans ces conceptions dichotomisantes, les différences sont si fondamentales et pas simplement accidentelles qu'il y a + de rapport entre un chimpanzé et un ver, qu'entre un homme et un chimpanzé. Important : Les espèces ont été crées une fois pour toutes par Dieu et ne bougent pas, elles ne vont pas évoluer. C’est simplement une classification des espèces avec les plus développées tout en haut (qui ont le plus de valeur car elles ont l’âme intellective) et ensuite ça descend mais l’échelle ne bouge pas, il n’y a pas d’évolution, c’est invariable. Le fait que l’on ne songe même pas à un processus de transformation des êtres et que l’on croit qu’ils ont toujours été tels qu’ils sont aujourd’hui, est étroitement lié au récit biblique de la création : - Dieu a créé les êtres de telle ou de telle façon, une fois pour toute; - Si le temps est pensé comme une flèche, on n’imagine pas que ce dernier soit très long. La Genèse raconte qu’en six jours seulement, Dieu a créé le monde tel qu’il est aujourd’hui; par ailleurs, on ne s’imagine pas que le temps depuis la création ait duré des millions d’années, mais quelques milliers d’années. Certains théologiens essayèrent même de dater la création du monde, comme ce fut le cas de James Ussher, qui établit une chronologie plaçant la date de la création du monde à la nuit du 23 octobre 4004 av. J.-C. ! Comme le signale Gould: « Le XVIIème siècle fut l’âge d’or de ces tentatives visant à trouver, en explorant les archives historiques, les limites du temps. Ces érudits commirent l’erreur de considérer la Bible comme porteuse de vérités littérales. » 2. Premières critiques de la vision dualiste et fixiste de l’humain Alors que s'accentue une conception de l'homme vu comme radicalement différent du reste des êtres, on voit, malgré tout, des courants parallèles qui ne seront pas prêts à admettre, pour des raisons théologiques ou philosophiques, une distinction si tranchée entre l'homme d'un côté, le reste de la nature de l'autre. Exemple en 1619, « l'inquisition arracha la langue et brûla vif le philosophe italien Giulio Cesare Vanini car il avait émis l'hypothèse que l'homme pourrait descendre du singe; pire encore, il aurait nié l'immortalité de l’âme. » Autre exemple : Madame de Sévigné qui ne veut pas croire que les animaux ne sont qu’une machine. On verra notamment une critique des conceptions dualistes cartésiennes dans des courants libertins et matérialistes. Ces critiques de la prétendue dichotomie radicale homme-animal se feront de plus en plus pressantes aux XIXe et XXe siècles, lorsque se développeront la zoologie, la paléontologie, les théories évolutionnistes, puis l'éthologie. Le développement de ces sciences a été rendu possible par un amoncellement d'observations de la nature, engagé dès la Renaissance, voire même avant, puisqu’on connaît quand même des dissections au Moyen-âge. A partir de la Renaissance, on voit se mettre en place des réflexions sur les rapports entre l'homme et l'animal basées sur des observations beaucoup plus empiriques du vivant et de la nature. On réinvestiguera le corps humain; on remettra en avant les ressemblances qu'il peut avoir avec l’animal. Pendant le Moyen Âge, il s’agissait en définitive très peu d’observer empiriquement l'homme ou l’animal pour le connaître. L'essentiel de la connaissance était recherché dans p. 25 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 les textes sacrés ou dans ceux que les anciens avaient pu laisser. Comme on le rappelle parfois, lorsqu'au XIIIe siècle, les scolastiques voulaient savoir si l'huile gelait, ils préféraient passer en revue toute l'oeuvre d'Aristote que de laisser pendant une nuit d'hiver de l'huile à l'extérieur. On va renouer à la Renaissance, non plus avec la "lettre" d'Aristote ou des anciens, mais avec le travail même de l'observation et de la compilation qu'ils avaient déjà engagé. En ce qui concerne le corps, on recommencera à disséquer les corps, comme le faisaient déjà les médecins de l’antiquité. Pour Aristote lui-même, le sens de l'observation directe de la nature était primordial. Les ressemblances qu'il avait pu observer entre l'homme et le singe ne le scandalisaient pas. Il n'avait pas de mal à parler de l’homme comme d'un "animal rationnel" ou d'un "animal politique" ; ou encore comme le seul "animal bipède sans plumes". Il n’hésite pas à engager son étude des animaux en prenant l’homme comme l'animal le mieux connu. Durant l'antiquité, certains médecins comme Galien, lorsque l'accès à des cadavres humains était impossible, recommandaient à leurs disciples de disséquer des singes pour comprendre l'anatomie humaine. Le tableau peint par Rembrandt de la fameuse leçon d’Anatomie du Dr. Nicolas Tulp. Tulp était un contemporain de Descartes. Il était l’anatomiste officiel de la Gilde des chirurgiens d’Amsterdam. Cette gilde ne permettait qu’une dissection par an, en hiver ! L’événement peint par Rembrandt garde encore un caractère exceptionnel. Le corps autopsié devait être celui d’un criminel exécuté. Il ne pouvait s’agir que d’hommes. Au siècle suivant, la position cartésienne, qui sépare radicalement l’âme du corps, aura des conséquences paradoxales. Si en un sens, elle accentue encore, comme nous l'avons vu, le dualisme corps-esprit (Descartes), en un autre sens, par sa conception même de l'animal-machine, elle va ouvrir une voie très différente à celle du discours religieux qui était dominant jusque-là : si vraiment l'animal est un automate, il ne ressent aucune douleur, et ce serait une erreur de se préoccuper de ce que nous croyons qu'il ressent. Si l'animal (et le corps humain) sont des machines, on peut les analyser et en étudier le fonctionnement. On ne doit pas se préoccuper de s’il a mal ou pas mal. L’animal n’a pas de raison, pas d’âme c’est un objet donc on peut l’observer même quand il vit. La pensée de Descartes est ainsi à l'origine du triomphe scientifique de la biologie moderne. Après Descartes, se renforcera encore ces observations minutieuses du corps animal et humain. Cela aboutira, quelques siècles plus tard, aux travaux de Claude Bernard qui défendra la légitimité absolue de l'utilisation de l'animal comme un objet, qu'on peut disséquer, même vivant, pour en comprendre le fonctionnement interne. Mais bien avant Claude Bernard, même avant Descartes, grâce aux travaux d'observation depuis la Renaissance, toute une documentation écrite et surtout imprimée a commencé à se constituer. Elle va progressivement fournir des éléments pour remettre en cause, sur bases de preuves empiriques argumentées, l'idée d'une différence de nature fondamentale entre l'homme et l'animal. Par exemple, en 1555 déjà, Pierre Belon, naturaliste français, montrait sur une même planche les ressemblances de plan entre le squelette humain et celui de l’oiseau. C’est la première intuition d’une unité du plan chez les vertébrés. Tentative avant l’heure de montrer que malgré tout, il y a des correspondances fortes au niveau du plan, de l’organisation de corps. En 1698 à Londres, un chimpanzé ramené d’Angola sera disséqué par Edward Tyson. Il en fera des dessins de toutes les parties anatomique. Tyson va dresser une liste de tous les caractères qui le rapprochent ou des petits singes ou de l'homme : 34 pour les premiers, 47 pour les seconds. Pour la première fois, l'anatomie comparée démontre avec précision l'existence d'une créature qui s'éloigne de tous les autres animaux connus et qui présente bien des points de ressemblance avec l'homme. Tyson croit qu'il a affaire à un pygmée, alors qu'il s'agit d'un chimpanzé. Mais il comprend bien qu'il s'agit d'un être intermédiaire : il anticipe d'un demi siècle la création de l'ordre des primates par Linné. La très grande ressemblance entre le corps de ce grand singe et celui de l’homme suscite un trouble dans les termes inventés pour le nommer : Orang-outang, Pygmée, Homme des forêts. Toutefois même si ces ressemblances peuvent jeter le trouble, elles ne remettent pas encore en cause le point de vue dualiste et fixiste dominant de l’époque. Même Carl von Linné, s’il accomplit également une oeuvre immense de classification de la nature, n’aurait jamais abouti sans la force de sa foi. En effet, nourri de cet élan religieux, il publie en 1735 son « Système de la nature » p. 26 Valentine Jonet 2021-2022 Anthropologie BAC3 (Systema naturae), oeuvre fondatrice des sciences naturelles. C’est le premier essai de classification systématique des trois règnes minéral, végétal et animal. Son Systema naturæ divise les animaux en six groupes, en une série de tiroirs, (Quadrupèdes, Oiseaux, Amphibiens, Poissons, Insectes et Vers), déterminés en fonction d’organes spécifiques : dents, becs, nageoires ou ailes. Linné invente ce qu?