Séance 3 Culture Littéraire DANTE AU FÉMININ 2024 PDF
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Université Paris Nanterre
2024
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This document is a study session on Dante's literature focusing on the portrayal of women. The session, from 2024, includes an introduction and initial content.
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DANTE au féminin Introduction Partons de ce paradoxe. Dante est sans doute l’écrivain européen qui a poussé l’idéalisation féminine à son plus haut degré en faisant de Béatrice celle qui conduit l’homme vers Dieu, et malgré cela, à quelques exceptions près, il n’est jamais présenté comme un aut...
DANTE au féminin Introduction Partons de ce paradoxe. Dante est sans doute l’écrivain européen qui a poussé l’idéalisation féminine à son plus haut degré en faisant de Béatrice celle qui conduit l’homme vers Dieu, et malgré cela, à quelques exceptions près, il n’est jamais présenté comme un auteur « féministe » (avec tous les guillemets qui s’impose car cette notion est anachronique au 14e siècle et le demeurera jusqu’au 19e siècle), c’est-à-dire comme un artiste réservant une place privilégiée aux femmes et leur accordant une fonction supérieure dans son imaginaire. Ôtons Béatrice de la Divine Comédie et tout l’édifice s’écroule. Béatrice est la clé de voûte de son chef-d’œuvre. Aussi me semble-t-il nécessaire, pour rendre justice à cette figure mythique et mettre en lumière par la même occasion la pensée du féminin (plutôt que féministe) de Dante, d’en faire l’entrée principale de ma présentation de la Divine Comédie. Mon objectif, dans les quelques pages qui suivent, est donc double : 1. donner un aperçu général de ce grand texte en en dévoilant les mécanismes cachés 2. Focaliser l’attention sur Béatrice, et plus largement sur la représentation des femmes dans la Divine Comédie, pour en comprendre le rôle dans le projet de Dante. *** 1 Pour beaucoup, Dante se résume à un titre La Divine Comédie, à un thème « l’enfer », et à un vers : Lasciate ogne speranza, voi ch'entrate1… Nombre de préjugés entourent l’homme et l’œuvre, qui font obstruction à sa lecture. L’homme, d’abord, serait rebutant, à l’image de son portrait par Gustave Doré au 19e siècle le montrant de profil, avec son air renfrogné, un peu comme s’il nous jugeait. L’œuvre serait, quant à elle, ingrate, la Divine Comédie passant en effet pour une œuvre difficile. Le fossé culturel qui nous sépare d’elle serait tel que sa lecture en serait presque impossible aujourd’hui. Aucune de ces idées reçues ne résiste à la fréquentation de l’homme et de l’œuvre. Dans la fresque de la chapelle du palais Bargello peinte par son ami Giotto, Dante a un visage d’ange (et non de juge). Et si tous les artistes du quattrocento2 lui donnent ces mêmes traits empreints de douceur et de sérénité, c’est qu’à cette époque le poète de La Divine Comédie est moins vu comme le peintre de l’Enfer – vision biaisée, héritée d’un siècle – le 19e – amateur de sensations fortes – que comme le peintre du Paradis, à savoir, l’homme qui, par les seules vertus de son verbe, sut inspirer à ses semblables, comme jamais auparavant, le désir du divin. Portraits de Dante3 au XIXe siècle (G. Doré) et au XIVe siècle (Giotto) Présentée à tort comme un labyrinthe où l’on se perd, La Divine Comédie offre au contraire à son visiteur un itinéraire très clair, fléché et accompagné. Fléché parce que le voyage est décomposé en trois étapes : Enfer, Purgatoire et Paradis, que l’on visite successivement. Accompagné parce qu’on y est tenu de la première à la dernière page par la main : celle de Virgile d’abord, préposé au rôle de guide de l’Enfer et du Purgatoire ; de Béatrice ensuite, déléguée à la fonction de guide du Paradis. Aussi n’a-t-on pas tort de comparer cette œuvre à un séjour touristique : avec son visiteur écarquillant les yeux (Dante lui-même, auteur, narrateur et personnage de cette histoire), avec son circuit tout tracé, avec ses deux guides nous renseignant sur les sites visités, la Divine Comédie a quelque chose en effet du « voyage organisé », à ceci près que le voyage a lieu dans l’au-delà... *** 1 « Laissez toute espérance, vous qui entrez ! » (Enfer, chant 3, vers 9), vers terrible inscrit au fronton de l’enfer. 2 On songe aux portraits connus de Botticelli, Andrea del Castagno, Domenico di Michelino, Raphaël, Lucas Signorelli, etc. 3 G. Doré, Portrait de Dante [gravure] La Divine Comédie. L’Enfer (Librairie Hachette, 1861). Giotto, Fresque du Paradis [détail] dans la chapelle Sainte-Marie Madeleine, XIVe siècle, Musée National du Bargello (Florence). 2 La Dame merveilleuse Faute de documents, nous ne savons de Dante que ce qu’il nous dit de lui dans la Vita Nuova4 et La Divine Comédie, d’où il ressort que sa vie a été marquée par un événement fondateur : la rencontre de Béatrice. Frappé dès l’enfance par la foudre de l’amour, Dante mettra toute son énergie créatrice au service de sa « Dame », pour laquelle il écrit d’abord des sonnets dans la Vita Nuova, puis la Divine Comédie. Béatrice sera l’astre propice illuminant son intelligence et son cœur. Rappelons en deux mots, telle qu’elle est rapportée par l’intéressé, comment eut lieu cette rencontre qui bouleversa sa vie. Née à Florence en 1266 (un an après Dante), Béatrice mourut prématurément en 1290, à l’âge de vingt-quatre ans. Elle était fille de Folco di Ricovero Portinari, citoyen riche et très distingué de Florence. Liées d’amitié, les familles Portinari et Alighieri se fréquentaient. Le jeune Dante rencontra Béatrice pour la première fois alors qu’elle n’avait que huit ans. Dès lors, il conçut pour elle, malgré son âge, une véritable passion. Cette passion, née sous les auspices de l’innocence, ne fit que s’accroître et se fortifier avec le temps. Parmi les phases de cet amour platonique, une circonstance tragique – sa mort prématurée – vint donner plus de force encore à l’attachement de Dante pour la jeune femme. Son âme ardente fut alors définitivement soumise à son empire, laquelle resta à jamais la Dame de ses pensées. À partir de ce moment, Dante se jura de ne plus rien dire, qui n’eût pour objet les louanges de Béatrice. C’est dans cette intention qu’il écrivit solennellement, en conclusion de sa Vie Nouvelle : J’eus alors une vision extraordinaire, pendant laquelle je fus témoin de choses qui me firent prendre la ferme résolution de ne plus rien dire de cette Bienheureuse, jusqu’à ce que je pusse parler tout-à-fait dignement d’Elle ; et, pour en venir là, j’étudie autant que je peux, comme elle sait très bien. Aussi, dans le cas où il plairait à celui par qui toutes choses existent, que ma vie se prolongeât, j’espère dire d’elle ce qui jamais encore n’a été dit d’aucune autre femme. (Vita Nuova, XXLII) À première vue, on ne voit pas très bien le rapport entre cette « vision extraordinaire » qui conclut la Vita Nuova de Dante et le voyage extraordinaire qu’il nous invite à faire dans l’au-delà avec sa Divine Comédie… C’est oublier que chez ce poète, l’imagination est reine, et qu’elle sublime tout ce qu’elle touche : sous l’effet de son pouvoir, la Béatrice de chair se désincarne peu à peu pour se transformer en symbole pur de l’Amour. D’inspiratrice de l’Amour, Béatrice devient médiatrice entre l’homme et Dieu, vivante image du Bien. En fait, cette vision programme la mise en œuvre de La Divine Comédie. À projet exceptionnel, préparation exceptionnelle. Pour mettre à exécution son idée d’une œuvre poétique glorifiant Dieu à travers l’image de Béatrice, Dante s’adonne intensément à l’étude (« j’étudie autant que je peux »). Il s’efforce d’abord de perfectionner sa maîtrise du vers, encore insuffisante à ses yeux pour « dire ce qui jamais encore n’a été dit d’aucune autre femme ». Durant ces années de préparation, Dante se consacre également à l’acquisition des savoirs nécessaires à la peinture du milieu surnaturel où évolue sa défunte Dame. Il relit l’Odyssée, auquel il reprend l’idée du séjour chez les morts5. De solides connaissances en théologie se révélant indispensables pour traiter son sujet, Dante se plonge aussi dans les œuvres des Pères de l’Église. Emporté dans son élan et comme pris d’une fièvre encyclopédique, Dante élargit son domaine d’étude à toutes les sciences de son temps : physique, linguistique, politique, astronomie, etc. Depuis le moment où Dante a eu l’intuition première de La Divine Comédie, plusieurs années se sont écoulées, nourries de lectures et de réflexions très poussées, qui ont modifié le 4 Vita Nuova (La Vie Nouvelle, 1295). 5 Rappelons qu’au chant XI de l’Odyssée, Ulysse descend dans l’Hadès pour consulter le devin Tirésias. 3 projet d’origine. Avec le temps, celui-ci a pris des proportions monumentales, passant d’un simple portrait de la maîtresse défunte à un vaste triptyque de l’au-delà : enfer, purgatoire et paradis. Encore ce changement d’échelle n’est-il qu’anecdotique par rapport à la mutation essentielle : le projet initial est recouvert par un projet supérieur, à visée morale et universelle. Il ne s’agit plus tant d’exalter Béatrice que de sauver le genre humain, soit, pour le dire avec les mots de Dante, de « RETIRER DE L’ETAT DE MISERE LES VIVANTS DANS CETTE VIE, ET LES CONDUIRE A L’ETAT DE FELICITE6 » en leur faisant une peinture anticipée de ce qui les attend là- bas. En vingt ans « l’admirable vision » est devenue la Divine Comédie7, un livre colossal où Béatrice joue certes un rôle crucial, mais non exclusif, précédée qu’elle est dans son rôle de guide, d’un autre personnage de premier plan : Virgile. Le Royaume des morts Pour réaliser son ambitieux projet, Dante prend une série de décisions hardies qui rompent avec la tradition antique et médiévale du voyage aux enfers. À la différence de Homère, Dante opte pour une immersion totale, et non partielle, dans l’Hadès : le lecteur quitte le monde terrestre à partir du 3e chant de l’Enfer, pour n’y jamais revenir… Autre coup de force, au lieu de déléguer un héros (Ulysse dans l’Odyssée), le poète choisit d’incarner lui-même le premier rôle, en étant le héros de sa propre histoire : Dante abolit ainsi les frontières entre réalité et fiction. Le poète prend également l’initiative de redessiner la carte de l’au-delà, en lui ajoutant un nouvel espace (le Purgatoire) et en inventant de nouvelle zones8. La quatrième innovation a trait à la temporalité. Au lieu de situer l’action dans un passé lointain plus ou moins mythique, Dante la situe dans un passé très proche et la contracte sur une durée très resserrée correspondant à la Semaine sainte de l’année 13009. Craignant de perdre son lecteur, Dante s’est employé à faciliter sa circulation en posant des balises dans les trois lieux emblématiques du Royaume des morts. L'Enfer, qui a grosso modo la forme d'un entonnoir, est composé de neuf cercles, qui se déroulent en spirales, correspondant chacun à des vices plus ou moins graves (ex : 4e cercle : la gourmandise, 9e cercle : la trahison). Le Purgatoire, en forme de cône, est divisé en sept corniches, représentant chacune un péché capital 6 « REMOVERE VIVENTES IN HAC VITA DE STATU MISERIE ET PERDUCERE AD STATUM FELICITATIS » (Épître XIII à Cangrande della Scalla, seigneur de Vérone, dédicataire du Paradis). 7 Précisons toutefois que l’adjectif « divine » n’est pas de Dante mais de Boccace. Le titre original, moins explicite – mais tout aussi juste (une comédie n’a-t-elle pas une fin heureuse ?) – est Commedia. 8 Le Château des Sages, la plage de l’Anti-purgatoire, le Paradis terrestre, le fleuve Eunoé (équivalent du Léthé qui donne l’oubli des fautes, l’Eunoé donne le souvenir des bonnes actions). 9 La Divine Comédie, rappelons-le, a été composée entre 1303 et 1321. 4 (orgueil, envie, colère, paresse, avarice, gourmandise, luxure). Le Paradis se présente quant à lui sous la forme de neuf sphères concentriques, correspondant aux vertus cardinales et théologales (force, justice, tempérance, prudence, foi, espérance et charité). Configurée, de manière géométrique (cônes, sphères, cercles), La Divine comédie l’est également de manière arithmétique : l’ouvrage est en effet divisé en trois « cantiques » comportant un nombre égal de chants (trente-trois10), ce qui fait un total de 100, avec le chant 1 introductif. [Domenico di Michelino, Dante, sa Divine comédie en main. A sa droite l’Enfer, derrière lui, le Purgatoire, au-dessus le Paradis, et sa gauche la ville de Florence] Francesca : la grande victime Une chose est d’aider le lecteur à se retrouver dans l’au-delà en plaçant des balises tout au long de son chemin, une autre de réussir à le lui faire parcourir entièrement, jusqu’au point ultime : le Paradis. Pour ce faire, Dante n’hésite pas à recourir à la fiction : La Divine Comédie se présente comme l’histoire imaginaire d’un homme qui descend au Royaume des Morts pour y retrouver sa bien-aimée, qui l’attend dans l’Empyrée11. Grâce à ce dispositif, le lecteur suit pas à pas la progression du héros, partageant ses angoisses, ses joies, ses doutes, son extase enfin quand il rejoint sa Dame, sans s’apercevoir qu’il a évolué, durant ce périple, sur les plus hautes cimes de la philosophie et de la théologie ! Le chemin étant long, Dante maintient son lecteur en éveil en déroulant sous ses yeux la tapisserie variée des châtiments, pénitences et autres récompenses réservés aux hôtes de l’Enfer, 10Le chant 1 préliminaire, rattaché à l’Enfer, porte le total de ce cantique à 34, et celui de l’ouvrage à 100. 11Partie la plus élevée du ciel, où séjournent les dieux dans la mythologie ; séjour des bienheureux dans le monde chrétien. 5 du Purgatoire et du Paradis. Le scénario, d’une scène à l’autre, se répète avec de subtiles variantes : passé le moment de l’étonnement (mêlé d’effroi s’il s’agit de quelque chose de terrible, de ravissement s’il s’agit de quelque chose de sublime) notre héros, dévoré par la curiosité, se tourne vers son guide (Virgile ou Béatrice, suivant qu’il se trouve en Enfer, au Purgatoire ou au Paradis) pour lui demander des explications. L’identité des morts (que Dante appelle « ombres ») constitue un premier motif de curiosité : Qui est celui qu’on aperçoit là-bas « une épée dans la main » ? – « Homère », lui répond Virgile. Et cet autre qui brûle au milieu des flammes ? – « Ulysse ». Et ces deux femmes, tourmentées par un ouragan infernal ? – « Didon et Hélène ». Les personnages de La Divine Comédie ne sont ni des anonymes ni des inconnus, mais des « célébrités » issues pêle-mêle de la mythologie, de la théologie et de l’Histoire ancienne et contemporaine. Le plaisir de la reconnaissance y est d’autant plus vif que les personnes identifiées occupent, défuntes, une position inverse à celle qu’elles avaient vivantes : Boniface VIII, par exemple, qui avait trahi Dante se retrouve ainsi plongé la tête en bas dans un trou circulaire, la plante des pieds brûlée par des flammes... Une fois le mystère de l’identité levé, subsiste celui de la sanction infligée. Pourquoi, s’étonne Dante, le divin Ulysse brûle-t-il en enfer ? – « Parce qu’il s’est montré trop curieux ». Pourquoi les habitants de la 2e corniche ont-ils les paupières cousues de fil de fer ? – « Parce qu’ils se sont montrés trop envieux ». Une loi générale, dont le héros découvre peu à peu la logique, gouverne en effet le Royaume des Morts, qui veut que chacun y subisse une peine en proportion de ses fautes. De ce point de vue, la traversée de l’Enfer, où Dante déploie l’éventail complet des souffrances humaines, se révèle particulièrement éprouvante. On y voit des créatures harcelées par des insectes, desséchées par les vents, couchées dans la boue sous une pluie glaciale et noire, allongées dans des tombes brûlantes, plongées dans un fleuve de sang bouillant, changées en arbre qui se lamente, fouettées par les diables, persécutées par une pluie de feu, trempées dans la poix et harponnées par des démons, mordues par des serpents, couvertes d’un vêtement de flamme, dépecées par l’épée d’un diable, couvertes de gale et de lèpre, dévorées par une fièvre ardente, enfermées dans la glace. Certaines images (la tête souillée de merde d’Alessio Interminei de Lucques ; les dents du comte Ugolino dévorant la nuque de l’archevêque Ruggeri) frappent l’imagination, et continuent de hanter bien après la lecture. [William-Adolphe Bouguereau, Dante et Virgile en Enfer, 1850] 6 Au cœur de cette apocalypse, scintille, tel un diamant sur un tas d’immondices, une scène d’amour sublime (Enfer, chant 5) sur laquelle je voudrais m’arrêter car elle concerne une femme, au sort tragique duquel Dante semble s’intéresser plus qu’à une autre. Non que Francesca soit présentée comme innocente (elle est dans le cercle des luxurieux12), mais sa culpabilité, à lire la description que fait Dante de son « crime », laisse perplexe, comme si cette jeune femme était moins coupable que victime de l’amour… Rappelons pour commencer, les circonstances de cette affaire. Fille d’un noble de Ravenne, Francesca fut mariée en 1275, pour des raisons politiques, à Gianciotto Malatesta de Rimini, un homme affligé d'un corps difforme. En 1283 l’un des frères de Gianciotto, Paolo Malatesta, rentré à Rimini, retrouve Francesca avec laquelle il entretient une liaison. Lorsque Gianciotto découvre l’adultère en 1285, il tue, en les poignardant, sa femme et son frère, selon la légende dans les bras l’un de l’autre alors qu’ils échangeaient un baiser, voire un premier baiser. Dante étant né en 1265, il avait donc vingt ans quand cette tragédie a eu lieu. Ce « fait divers » (terme anachronique car la presse n’existait pas à cette époque) a sans doute marqué le jeune poète, qui s’en souvient au moment d’écrire la Divine Comédie. Comme Hélène et Pâris, par « qui advint un si long malheur » (la guerre de Troie), Francesca et Paolo ont cédé au péché de la chair, et se sont unis hors des liens du mariage. À ce titre, leur châtiment paraît mérité (leur supplice consiste à subir éternellement des vents terribles « mugissant comme mer en tempête »). Sauf que, loin de condamner leur conduite licencieuse et à plus forte raison de se réjouir de leurs tourments, Dante les plaint, et les « prend en pitié ». S’intéressant à leur cas, il les prie de venir vers lui pour s’expliquer : « Ô âmes tourmentées, venez nous parler ». Entendant « ce cri affectueux » (notez l’adjectif), Francesca et Paolo s’approchent timidement, pressentant en cet homme de chair qui leur rend visite « une créature bienveillante » (notez à nouveau l’adjectif). Après avoir entendu leur histoire Dante est plongé dans le désarroi. Comment leur amour a-t-il pu se conclure si tragiquement (le « douloureux trépas »), et se prolonger si cruellement (le châtiment du 2e cercle) ? Aussi se retourne-t-il vers le couple pour savoir comment leur idylle a commencé. Francesca, seule cette fois, reprend la parole, et ajoute des détails touchants à leur récit, renforçant par ses dires l’innocence de leur conduite : c’est en lisant un roman d’amour qu’ils sont tombés amoureux. « Nous lisions un jour par agrément (…) nous étions seuls et sans aucun soupçon. Plusieurs 12Luxurieux : qui a un penchant immodéré pour la pratique des plaisirs sexuels ou pour une sexualité incontrôlée et sans vocation procréative. 7 fois la lecture nous fit lever les yeux et décolora nos visages ». Un passage du roman où les personnages se donnent l’un à l’autre, provoque leur trouble. « Paolo me baisa la bouche, tout tremblant. (…) ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant. ». Magnifique ellipse pour exprimer l’interdit charnel. Bouleversé par son récit, Dante s’évanouit. Bouleversé, Dante l’est en 1300 comme nous le sommes aujourd’hui par les féminicides. Car, même si ce terme est anachronique, c’est bien de cela qu’il s’agit dans le cas de Francesca. Elle est assassinée par son mari, pour la seule raison qu’elle a aimé un autre homme que lui. Elle paie une première fois de sa vie sa liaison adultère, et est punie une seconde fois, morte, du supplice des luxurieux. Si Dante est troublé, c’est qu’il sent que la faute est davantage imputable à l’assassin qu’à la victime. Dans un essai récent, Bianca Garavelli13 va plus loin en voyant dans l’histoire de Francesca un cas-type de violence faite aux femmes en régime patriarcal. Selon elle, la jeune femme n’est pas seulement victime de ce que l’on appelait jadis un « uxoricide » (meurtre commis par un mari sur son épouse), elle l’est de manière plus structurelle du fait que, dans les sociétés dominées par les hommes, il était d’usage que les pères des familles nobles « offrent » leurs filles comme épouses à de potentiels alliés, transformant celles-ci en véritables pions politiques. Bien qu’éloigné temporellement, ce que nous raconte Dante est étrangement proche de nous : les femmes, objets de pouvoir et monnaies d’échange, sont aujourd’hui encore une triste réalité, quant aux féminicides, on sait combien ils rythment notre actualité... Il ne faut certes pas en conclure que Dante portait un regard « féministe » sur son temps, mais il semble assez clair que sa sensibilité de poète (ce que nous avons appelé en introduction son « pouvoir d’empathie ») l’a porté à déplorer la condition des femmes et à condamner le pouvoir exorbitant des hommes sur ces dernières. J’en veux pour preuve ce vers, rarement cité, qui promet un châtiment au bourreau de Francesca, prononcé par sa bouche même : « La Caïne attend celui qui nous tua. » La Caïne est en effet située au 9e cercle de l'Enfer – le pire. Y sont punis (pris dans la glace jusqu'au cou) les traîtres à leurs proches. Ajoutons-y : les féminicides. Béatrice : la grande émancipatrice Une lecture attentive de l’ouverture de la Divine Comédie (chant 1 de l’Enfer) est nécessaire pour comprendre l’œuvre. C’est là en effet que se met en place le dispositif programmatique. Dans ce chant liminaire, Dante se représente lui-même égaré dans une « forêt obscure », allégorie du péché. Son errance dure depuis qu’il a « perdu la route droite », autrement dit le chemin de la vertu. Désireux de gagner une colline illuminée (symbole de la rédemption), trois bêtes féroces lui barrent le chemin : Dante prend peur. Heureusement un homme vient à son secours, il s’agit de Virgile (70-19 av. JC), un poète romain qu’admire Dante depuis toujours. Virgile lui révèle que pour parvenir à son but, il lui faudra prendre une autre route, plus longue… Il se propose d’être son guide. En quelques mots, il lui donne le programme du voyage, qui l’attend : « Je te tirerai d’ici vers un lieu éternel, où tu entendras les cris désespérés ; [= l’enfer] et tu verras ceux qui sont contents dans le feu, parce qu’ils espèrent venir un jour futur aux gens heureux. [= le purgatoire] Et si tu veux ensuite monter vers eux [= le paradis] une âme se trouvera, bien plus digne que moi [= Béatrice] : à elle je te laisserai à mon départ ; car cet empereur qui est là-haut [= Dieu] comme je fus rebelle à sa loi [= le christianisme] ne veut pas qu’on vienne par moi à sa cité. » Dante accepte, et suit Virgile. Ce n’est qu’au 30e chant du second cantique, c’est-à-dire après avoir parcouru les 9 cercles de l’entonnoir infernal et avoir gravi les 7 corniches du Purgatoire, que Virgile, ne pouvant assurer plus loin son rôle de guide (né avant Jésus Christ, il est, de facto, exclu du Paradis), remettra son compagnon aux mains de Béatrice. Les retrouvailles ne se passent cependant pas comme prévu. Notre soupirant est accueilli par de vives remontrances de la part de sa « Dame ». « Comment as-tu osé accéder à ce mont ? », lui lance-t-elle, avant même qu’il ait pu prononcer le moindre mot. Dante, honteux, baisse les yeux. Et Béatrice, se tournant vers les jurés célestes, enchaîne avec le terrible réquisitoire que voici : 13 Bianca Garavelli, Dante, cosi lontano, cosi vicino, Giunti, Firenze, Milano, 2021 (chapitre : « Muse di Dante »). 8 Un temps je le soutins avec mon visage : en lui montrant mes yeux adolescents, je le menais avec moi dans la voie droite14. Mais, sitôt que je fus arrivée au seuil de mon second âge, où je changeai de vie, il se déprit de moi et se donna à d’autres. Quand j’étais montée de la chair à l’esprit, et qu’en moi croissaient beauté et vertu, je lui fus moins chère et moins agréable ; et il tourna ses pas vers une voie d’erreur, suivant de fausses images du bien, qui ne tiennent aucune promesse entière. En vain j’obtins du ciel des inspirations au moyen desquelles, en songe et autrement, je l’appelai : tant il s’en souciait peu ! Il tomba si bas, que tous les remèdes pour le sauver étaient déjà trop faibles, hormis lui montrer la foule des perdus. Aussi je visitai le seuil des morts. pour porter en pleurant mes prières à celui qui l’a mené ici. Tant qu’elle était vivante, Dante était sur le droit chemin, mais sitôt qu’elle est morte, il s’en est détourné. Aussi, employant les grands moyens, a-t-elle prié Virgile de le conduire jusqu’à elle pour le sauver du naufrage. Ainsi se trouve résumée en quelques vers l’idée originale de la Divine Comédie : la rédemption par l’amour (d’une femme). Si l’on porte un regard plus contemporain sur cette scène de réprimande, on peut y voir un échange qui tranche sur les rapports de domination ordinaire entre hommes et femmes. Dante, sous le regard de Béatrice, redevient un petit enfant timide, craintif, dévoué, attentif, obéissant. Alors que les femmes subissent la loi des hommes sur terre, dans l’au-delà c’est l’inverse : Dante se soumet en rougissant et en pleurant à Béatrice. À rebours des modèles de conquête (schéma dominant des fictions sentimentales et des conduites sociales amoureuses), qui assimile les femmes à des proies et font des hommes des prédateurs, Dante préconise une expérience de l’amour placée sous le signe la soumission à la femme aimée, et de la reconnaissance de sa supériorité. « Comme les enfants, honteux, qui se tiennent muets », écrit Dante au Chant 31, « les yeux à terre, en écoutant, reconnaissant leur faute, et repentis, je me tenais (devant elle) ». Il va sans dire que ce « repentir » a une signification religieuse dans la Divine Comédie. Reste qu’il est difficile de ne pas y voir aujourd’hui la matrice d’un comportement en rupture avec l’arrogance masculine. C’est du moins l’avis de Bianca Garavelli qui voit dans le duo formé par Béatrice et Dante dans la Divine Comédie « un modèle pour une éducation à l’amour15 ». De là penser que cette œuvre nous offre un nouveau paradigme amoureux, il n’y a qu’un pas, que je serais tenté de franchir, si Dante ne nous rappelait sans cesse que cet amour-là est d’abord spirituel. Une muse (en grec : Μοῦσα) est une personne qui inspire un artiste (Homère fait appel à elle, souvenons-nous, pour concevoir l’Odyssée : « Ô muse, dis-moi l’homme inventif, qui erra, etc. »). Béatrice est-elle une muse pour Dante ? Pour Gabriel Monavon cela ne fait aucun doute : Dante est sa « muse inspiratrice16 ». Selon lui, cette faculté d’adoration de l’éternel féminin est une tendance 14 Celle-là même que Dante, au début de la Divine Comédie, confessait avoir « perdue. 15 Bianca Garavelli, Dante, cosi lontano, cosi vicino, Giunti, Firenze, Milano, 2021 (dernier chapitre : « Béatrice »). 16 Gabriel Monavon, « La Béatrice de Dante », dans Littérature contemporaine, Volume 43, 1890. 9 naturelle des grands créateurs, un des critères les plus sûrs du génie. À lire les vers fabuleux que lui inspire Béatrice dans la Divine Comédie, on ne peut qu’être d’accord, et cependant, à y regarder de plus près il n’est pas sûr que, dans le cas de Dante, le concept de muse soit le plus approprié. Derrière le culte de la muse se dissimule en effet, comme l’ont relevé plusieurs critiques se revendiquant des Gender studies, des ressorts de domination qui ne concordent pas avec la philosophie de Dante. Qu’est-ce en effet qu’une muse sinon une femme reléguée au statut d’objet de l’œuvre (comme l’est, typiquement, le modèle pour le peintre) ? La muse n’est connue que par les représentations visuelles ou poétiques qui sont faites d’elle. Elle n’est qu’une image passive. Toute la gloire revient à l’artiste. On retrouve là un processus de domination masculine assez récurrent dans l’histoire de l’art, consistant à placer la femme sur un piédestal pour mieux l’effacer. Enfermée dans son rôle d’inspiratrice, elle est dépossédée de ses facultés créatrices. La sacralisation de la femme comme muse inspiratrice se paie de son exclusion du domaine de la création littéraire et artistique, confisqué par les hommes. Notons au passage que ce mécanisme pervers de domination dans le milieu de la littérature trouve son équivalent dans le domaine de la séduction, où la vénération de la femme, érigée en « princesse », conduit pareillement à sa soumission, prisonnière qu’elle est de son image de femme-objet... Chez Dante, le culte de Béatrice n’a pas pour but de la soumettre aux caprices du poète, il a au contraire pour but d’émanciper le poète de son statut d’artiste, qui l’empêche d’accéder au statut de « bienheureux ». Il ne faut jamais perdre de vue en effet que Dante écrit la Divine Comédie pour « retirer de l’état de misère les vivants dans cette vie, et les conduire à l’état de félicité. » Or, dans cette démarche rédemptrice, Béatrice joue un rôle-clé. Elle est une médiatrice du divin, à savoir une personne qui permet à l’homme de se hisser à un niveau supérieur d’humanité. Pour rendre cette transformation, Dante recourt à un néologisme : « trasumanar », que l’on pourrait traduire par transhumainer, c’est-à-dire « transcender l’humain ». Ce concept, qui marque le début de la métamorphose du poète, apparaît – ce n’est pas un hasard – au chant premier du Paradis, au moment où Béatrice, prenant le relais de Virgile, prend en charge Dante : « Béatrice tenait fixés ses yeux, / et moi en elle (…) / je mis les miens (…). Et alors je me sentis (…) transhumainer… » La transhumanisation passe ici, notons-le, par les yeux d’une femme. Plus qu’une simple Muse, Béatrice est une conductrice vers la divinité, ce qui fait dire à Michel Orcel, de manière sans doute excessive mais assez juste dans l’esprit, que la Divine Comédie est la manifestation d’un « féminisme transcendantal17 ». *** Conclusion : Il n’est pas rare que les lecteurs de la Divine Comédie, même les plus aguerris, s’arrêtent au Purgatoire. Plus abstrait, moins narratif, Le Paradis décourage, voire ennuie. Hugo, par exemple, n’en tenait que pour l’Enfer, qu’il trouvait plus captivant et flamboyant. Joyce, de même, préférait les deux premiers cantiques au dernier. « Dante fatigue vite : c'est comme si on regardait le soleil ». Le Paradis est certes d’une lecture plus exigeante que l’Enfer et le Purgatoire, mais les questions qu’il soulève, au point de vue qui est le nôtre (la place des femmes dans le chef-d’œuvre de Dante), en forme la partie la plus intéressante de la Divine Comédie. La plus intéressante, parce qu’on y apprend que c’est par la femme aimée que le héros accède à un niveau de compréhension supérieur du monde, et parvient à s’élever au-dessus de sa condition d’homme (Chant 30) : Aux mots divins tombés de la bouche que j’aime, Je me sentis grandir au-dessus de moi-même. Mon regard se refit si perçant et si sûr Qu’il eût pu soutenir un jour encore plus pur. 17 Michel Orcel, « La leçon de Dante : transhumanisme et féminisme », Causeur, septembre 2020. 10 La plus belle aussi parce que, grâce au génie poétique de Dante, on y voit, comme si on était, le monde paradisiaque ouvert par l’être féminin : Je vis couler alors un torrent de lumière, Brillant de mille feux, entre deux rives peintes d’un merveilleux printemps. De ce fleuve sortaient des étincelles vives qui partout se posaient dans les fleurs comme rubis entourés d’or ; puis, comme enivrées par les parfums, elles se replongeaient dans le gouffre étonnant, et si l’une y entrait, une autre en ressortait. Au fond ce que nous apprend Dante, c’est que la Femme dote l’homme, sinon d’une vie nouvelle, d’une vue nouvelle. Vincent Laisney 25 septembre 2024 11