Séance 2 Culture Littéraire HOMÈRE AU FÉMININ 2024 PDF

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SuccessfulJupiter4899

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Université Paris Nanterre

2024

Vincent Laisney

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Homer feminist literature Greek literature ancient literature

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This document discusses Homer's works, the Iliad and the Odyssey, through a modern feminist lens. It examines the roles and representations of women in these epics and explores the contrasting themes of strength and sensitivity between the two works. The document also touches upon the historical context of the creation of these works as oral poems.

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Homère (8e siècle av. JC) [Ingres, L'Apothéose d'Homère ou Homère déifié (1827)] Il n’y a pas meilleur biais pour introduire Homère que de se remettre sous les yeux le tableau que Ingres a peint en 1827 pour lui rendre hommage. Devant un temple au fronton duquel e...

Homère (8e siècle av. JC) [Ingres, L'Apothéose d'Homère ou Homère déifié (1827)] Il n’y a pas meilleur biais pour introduire Homère que de se remettre sous les yeux le tableau que Ingres a peint en 1827 pour lui rendre hommage. Devant un temple au fronton duquel est inscrit son nom, le poète, couronné de lauriers par Niké, la déesse de la Victoire, trône au milieu d'un groupe de « grands hommes » (écrivains, peintres, sculpteurs, orateurs, philosophes, etc.), qui lui rendent un hommage solennel. Parmi eux, on reconnaît à l’extrême gauche deux écrivains inscrits à notre programme : Dante (en habit rouge) et Shakespeare (avec le visage coupé). Le sens du tableau est clair : tout ce qui s’est fait de plus beau et de plus grand dans le domaine de l’art depuis 27 siècles sur le continent européen nous vient d’Homère. Il est la source de la beauté, et à ce titre, mérite d’être déifié, d’où le titre du tableau : L’Apothéose d’Homère. Comme on peut le constater, à l’exception de Sapho – une poétesse grecque cachée derrière le peintre Raphaël à gauche –, les femmes sont absentes de cette assemblée d’hommes célèbres1. En effet, les deux créatures qu’on voit aux pieds d’Homère, assises dos à dos, ont un 1Voici la liste complète des personnages masculins identifiés : Hérodote, Eschyle, Sophocle, Euripide, Ménandre, Démosthène, Apelle, Raphaël, Sapho, Alcibiade, Virgile, Dante, Horace, Pisistrate, Lycurgue d'Athènes, Le Tasse, Shakespeare, Poussin, Boileau, Corneille, Racine, Molière, Fénelon, Longin, Camoens, Gluck, Alexandre le Grand, Aristarque, Aristote, Michel-Ange, Phidias, Périclès, Socrate, Platon, Hésiode, Pindare, Esope et Orphée. 1 statut à part : ce ne sont pas des personnes réelles, mais des allégories, c’est-à-dire des formes humaines représentant autre chose qu’elles-mêmes (une idée, un objet, etc.). Dans le cas présent, ces deux personnages féminins sont placés là par le peintre pour représenter l’Iliade et l’Odyssée. Les attributs (l’épée et la rame) permettent de savoir à laquelle des œuvres chaque femme est rattachée. La première, avec son épée, renvoie symboliquement à la guerre, c’est-à-dire à l’Iliade, qui raconte le long combat des Grecs contre les Troyens ; la seconde, avec sa rame, renvoie à la navigation, c’est-à-dire à l’Odyssée, qui raconte l’errance interminable d’Ulysse sur la méditerranée. Vrai dans son propos général – l’Iliade et l’Odyssée ont effectivement été une source d’inspiration pour des générations de peintres et d'écrivains – le tableau d'Ingres donne en revanche une image trompeuse de l’auteur et de son œuvre. La première illusion à dissiper concerne la personne même d’Homère, qui n’a pas les traits que lui prête Ingres (c’est un portrait imaginaire), et dont l’existence n’est même pas prouvée. Le flou entourant l’identité de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée est tel que certains critiques, au 19e siècle, sont allés (nous y reviendrons) jusqu’à attribuer la seconde à une femme ! Une chose est sûre : la paternité des épopées homériques n’est pas aussi claire que celles de Don Quichotte et des Misérables, qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’attribuer à un autre écrivain que Cervantès et Hugo. La seconde illusion concerne la parenté des deux œuvres, adossées l’une à l’autre dans le tableau, comme si elles n’en formaient qu’une : L’Iliade et l’Odyssée. En réalité, ces deux ouvrages sont si différents l’un de l’autre que les spécialistes n'hésitent pas à dire qu’ils ont été conçus par des auteurs distincts. Si l'Odyssée peut passer, au premier abord, pour le deuxième volet de l'Iliade, en ce sens qu’y est racontée la suite des aventures de l'un des héros de la prise de Troie (Ulysse), l'impression de continuité ne résiste pas à une lecture attentive, où sautent aux yeux, au contraire, les contrastes de composition et les divergences de vision. D’emblée on peut souligner entre les deux œuvres une différence marquante au point de vue des questions de genre, à savoir que, si l’Iliade est une exaltation de la force, dont le brutal Achille est l’incarnation, l’Odyssée, à l’inverse, met davantage en exergue la sensibilité, à travers notamment le personnage de Pénélope. Pour établir un contact favorable avec ces deux œuvres dont presque trois millénaires nous séparent, il faut d’abord renoncer à nos cadres de perception de la littérature. À l'époque où ils émergent, soit vers le 8e siècle avant JC, l'Iliade et l'Odyssée ne sont pas des ouvrages qu'on lit tranquillement chez soi, mais des chants accompagnés de musique, qu’on écoute en public. Les auteurs ne sont pas des « écrivains », mais des aèdes (du verbe áidô : chanter), c’est-à-dire des sortes de « bardes » qui improvisent, cithare à la main, sur un canevas. Avant de devenir des livres imprimés, l'Iliade et l'Odyssée furent donc à l’origine des œuvres chantées, dont les paroles variaient en fonction des interprètes et des circonstances. Aujourd'hui, les meilleurs spécialistes s'accordent à dire que l'Iliade et l'Odyssée sont le résultat d'une lente sédimentation associant plusieurs aèdes. Sur ces improvisateurs de génie, que la tradition littéraire a fondu dans le personnage mythique d'Homère, nous savons peu de choses, si ce n'est qu'ils eurent l'idée d’agglomérer une multitude d'épisodes isolés, en les subordonnant à un motif et en les centrant sur un héros. L’Iliade tourne ainsi autour d’un axe qui est la colère d’Achille ; l’Odyssée tourne, elle, autour d’un axe qui est le retour d’Ulysse. L'Iliade, ou la « colère d'Achille » Alors que l’Odyssée porte le nom de son personnage principal (Odysseus, c’est-à-dire Ulysse, Odyssée voulant dire « les aventures d’Ulysse »), celui de l’Iliade porte celui du lieu (Ilion est l’ancien nom de la ville de Troie), où se déroule l’action. Le premier vers de l’Iliade annonce pourtant un thème différent de celui programmé dans le titre : la colère d’Achille. 2 Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille De fait, à y regarder de plus près, l’Iliade ne raconte pas tant la guerre qui se déroule à Troie entre les Achéens (= les Grecs) et les Troyens, que les effets dévastateurs de la colère du personnage principal (Achille) sur ce conflit. Au moment où nous entrons dans cette histoire, la guerre dure en effet depuis dix ans, et il règne un statu quo entre les forces en présence, entretenu par Zeus qui maintient l’équilibre entre les belligérants. Le basculement se produit avec le changement d’attitude d’Achille, qui, sur un coup de tête (colère), décide de ne plus combattre, de « bouder » sous sa tente. Or cette décision modifie le rapport de force, car Achille, demi-dieu invincible, est un guerrier sans lequel la victoire des Grecs est impossible. Tout l’enjeu de cette histoire est donc de faire revenir Achille sur le champ de bataille, pour empêcher que les Troyens ne l’emportent. Cette histoire comporte cependant, dès l’origine, une forte dimension genrée2. Au point de départ de l’Iliade, il y en effet un problème dont les femmes forment le nœud – moins les « femmes » en réalité que le rapport de domination que les hommes entretiennent vis-à-vis d’elles. Tout commence en effet avec Hélène, l’épouse du roi de Sparte Ménélas. Son enlèvement par le Troyen Pâris3 met son mari en fureur. Ralliant tous les princes de la Grèce à sa cause, Ménélas organise une expédition punitive contre Troie pour récupérer son épouse. Abandonnant femmes et enfants, les princes achéens : Agamemnon (qui prend la tête de l'armée), le rusé Ulysse, le courageux Patrocle, le naïf Ajax, le vieux Nestor, le redoutable Diomède, sans oublier le plus fort d'entre eux, l'invincible Achille, foncent vers la plaine d’Ilion pour venger leur camarade, qu’Hélène a quitté pour un autre. Ce ne sont donc pas, on le voit, des motifs d’ordre économique, stratégique, ou politique, qui sont à l’origine de la Guerre de Troie, mais des motifs d’ordre privé, directement liés à l’honneur bafoué d’un mari. Ce sont des motifs tout aussi peu glorieux qui sont à l’origine du retrait d’Achille sous sa tente, par quoi débute le récit de l’Iliade. Des raisons très considérables, se dit-on, ont seuls pu le conduire à prendre une décision aussi lourde de conséquences… Erreur ! le « courroux d’Achille » n’est pas déclenché par un désaccord militaire avec le chef de l’armée achéenne, Agamemnon, mais par un conflit amoureux. Expliquons-nous : au cours de leur trajet jusqu’à Troie, les guerriers grecs, comme le voulait l’usage, pillaient les villages et se partageaient le butin. De ce trésor de guerre issu du pillage, les pièces les plus convoitées étaient les jeunes filles. Chaque héros avait sa « captive ». Celle d’Achille avait pour nom Briséis, celle d’Agamemnon, Chryséis. Or, cette répartition équitable est soudain remise en question au chant premier : pour apaiser le courroux des dieux, Agamemnon est sommé de rendre la belle Chryséis à son géniteur. Mortifié d’être ainsi dépossédé de celle qu’il dit « préférer cent fois mieux à Clytemnestre son épouse » (Chant 1, 113-114). Agamemnon, usant de ses prérogatives de chef, s’empare de Briséis. Achille est outré. Pour se venger de la confiscation arbitraire de celle qui enchantait ses nuits, il décide alors de cesser le combat. Il assistera désormais, depuis sa tente, au massacre des Achéens… Ce gâchis inspire à Ajax une formule qui met en évidence les ressorts cachés de la guerre de Troie, dont la folie meurtrière repose, on le voit, sur des mobiles plus prosaïques qu’héroïques : « Et tout ça pour une fille ! » (εἵνεκα κούρης οἴης·, Chant 9, 637). En réalité, les affrontements spectaculaires des mâles sur le champ de bataille dissimulent en arrière-plan une 2 Genré : qui prend en compte les différences de genre, c’est-à-dire les différences non biologiques (mâle/femelle), mais sociales, culturelles, entre les hommes et les femmes. Genré signifie donc : qui se base sur la distinction masculin-féminin telle qu’elle est inculquée. 3 Voici le détail de cet enlèvement : tout commence avec le mariage de la déesse Thétis et du mortel Pélée. Au cours de la cérémonie, Éris (déesse de la Discorde), pour se venger de n’avoir pas été invitée, offre aux époux un cadeau empoisonné : une pomme ornée de la dédicace « À la plus belle ». Trois déesses se disputent le présent : Héra, Athéna et Aphrodite. Pour mettre fin au différend, Zeus nomme un arbitre en la personne de Pâris, fils du roi de Troie. Le Troyen choisit Aphrodite qui, ravie, récompense son admirateur en lui offrant « la plus belle femme du monde », Hélène, épouse de Ménélas, roi de Sparte. La belle est aussitôt enlevée par Pâris. 3 lutte pour le contrôle des femmes (Hélène) et l’accaparement des ressources sexuelles (Les captives). Comme on l’a souligné au début, ce sont les conséquences de la colère d’Achille qui forment l’essentiel de l’action de l’Iliade, dont les principaux temps forts – si l’on passe sur les mille rebondissements qui n’en modifient qu’à la marge la trajectoire générale – sont les suivants : Agamemnon, conforté par un rêve trompeur envoyé par les dieux qui lui promet la victoire, engage les hostilités, mais, malgré le zèle déployé par l’infatigable Diomède et l’ingénieux Ulysse, les Achéens doivent se replier. Hector, entré en lice, fait de véritables ravages dans le camp retranché des Grecs, à tel point que leur flotte est menacée. La situation est critique. Devant l’imminence du péril, Patrocle emprunte les « armes miraculeuses » d’Achille (avec l’autorisation de ce dernier), dans l’intention de se faire passer pour lui. Le faux Achille fait des merveilles, il réussit même à repousser les Troyens jusqu’à leurs remparts. Mais l’excès de zèle lui est fatal : Hector le frappe mortellement « au bas ventre » et s’empare de ses armes. Sa mort constitue le tournant de l’Iliade : inconsolable de la perte de son fidèle compagnon, Achille revient enfin sur le champ de bataille, animé d’un terrible esprit de vengeance. Achille traînant le corps d’Hector4 Sitôt l’assassin de Patrocle retrouvé, il le perfore de sa lance de bronze. Non content de lui avoir ravi son âme, il outrage son corps en le traînant dans la poussière derrière son char jusqu’aux nefs achéennes. Cette profanation indigne les Troyens. Elle ne dissuade pourtant pas Priam, père d’Hector, de se rendre sous la tente d’Achille pour récupérer la dépouille de son fils. Achille accède aux prières du vieillard. Le corps du valeureux Hector ne sera donc pas livré aux chiens, il 4L’outrage au corps du héros mort. Achille traînant le corps d’Hector (vers 490 av. J.-C. [Lécythe à figures noires, Musée du Louvre]. 4 aura des funérailles honorables comme le souhaitait sa famille. L’Iliade s’achève donc non pas, comme on le croit souvent, sur la chute de Troie incendiée, mais sur l’enterrement d’Hector. Après ce bref résumé, revenons sur la colère d’Achille, pour en saisir toutes les implications dans la perspective, qui est la nôtre, de mise en évidence des ressorts virilistes qui sous-tendent l’Iliade, par opposition, comme on va le voir plus loin, à l’Odyssée. Répétons-le, cette histoire n’est pas tant celle d’un peuple qui fait la guerre à un autre, que celle d’un homme incapable de dompter sa colère. Ce drame psychologique se joue en cinq actes. Le chant I expose de manière circonstanciée l’origine de cette crise, aux répercussions considérables. La colère d’Achille y apparaît sous un jour complexe. On découvre, d’une part, que cette colère est le résultat d’un phénomène en chaîne : le courroux d’Achille procède de la colère d’Agamemnon (frustré de sa belle), laquelle découle de la colère d’Apollon (irrité de l’insolence d’Agamemnon5). Dans l’Iliade, la colère est une maladie contagieuse… et exclusivement masculine. On y apprend, d’autre part, que la pulsion colérique change de nature au cours du récit. De bouillante qu’elle était au moment de l’offense d’Agamemnon (Achille y dégaine son épée dans l’intention de l’occire), elle devient froide (après l’intervention d’Athéna qui lui conseille une vengeance plus cruelle). Cette colère, quoiqu’intense, restera rentrée tout au long de l’histoire jusqu’au moment où le meurtre de Patrocle lui fournira l’occasion de s’exprimer à nouveau. Le chant 9 est le deuxième temps fort de ce drame. Désespéré, Agamemnon envoie une délégation auprès d’Achille pour apaiser son courroux. Or sa manœuvre, loin de produire l’effet escompté, aggrave le mal au lieu de le guérir. Achille reste inflexible. « Loin de vouloir éteindre son courroux, il s’abandonne à sa fureur », constate Ulysse dépité. En envoyant une ambassade au lieu de se soumettre, Agamemnon « n’a fait que renforcer son orgueil » (chant 9, 696), analyse Diomède. À ce moment, le destin des Grecs semble donc scellé. Une lueur d’espoir renaît cependant au chant 16 avec l’entrée en scène de Patrocle qui, à grand renfort de supplications, obtient d’Achille que ce dernier lui prête ses armes. « Nul ne saurait conserver un éternel courroux » (60-61), admet l’intransigeant héros. Cette concession annonce-t-elle une guérison ? C’est l’inverse. En prenant cette décision, Achille ne fait que différer le moment de l’éclatement de sa fureur colérique... Cette histoire atteint en effet son paroxysme au chant 17 avec la transformation de la colère rancunière en colère meurtrière. Autant la première était tournée vers Agamemnon, autant la seconde l’est vers Hector. Achille quitte un courroux pour un autre. « C’en est fini de ma colère » (19, 67-68), dit-il, mais quelques vers plus loin, il déclare : « J’ai faim de meurtre et de sang » (19, 213- 214). Après avoir détruit ses alliés sans combattre (colère-bouderie), Achille détruit ses ennemis en combattant (colère-sauvagerie). Sa violence est telle qu’elle scandalise les dieux eux-mêmes. Le dernier chant de l’Iliade nous présente le dernier acte de cette tragédie de la colère. Venu récupérer la dépouille de son fils, Priam, usant des arguments de la compassion, fait vaciller l’inflexible Achille, et se trouve au bord de réussir ce que nul autre avant lui n’était parvenu à faire : désarmer la colère d’Achille. Peine perdue. Ébranlé un instant par le discours du vieux roi au point de pleurer avec lui et d’accéder à sa requête, Achille retrouve son naturel colérique. À Priam qui, désireux de profiter de cette fugace accalmie, le presse de lui montrer son fils défunt, Achille répond avec brutalité : « Cesse de m’irriter ! » Et de poursuivre, menaçant : « tu aurais beau me supplier, je pourrais bien te jeter hors d’ici » (XIV, 569-570). Dans l’Iliade, Achille reste Achille du premier au dernier vers, c’est-à-dire un individu « exécrable », dont le cœur n’a jamais connu, et ne connaîtra jamais, « ni douceur ni mesure », en résumé, un homme qui persévère dans son être furieux. Il y a lieu à présent de réfléchir sur le comportement d’Achille, présenté traditionnellement comme le héros de l’Iliade. De quoi sa colère inflexible est-elle le symptôme ? La tentation est grande de la mettre en relation avec la survalorisation de la force, qui caractérise 5 En refusant de rendre, moyennant une « rançon énorme », Chryséis à son père Chrysès, prêtre d’Apollon, Agamemnon avait provoqué la colère du Dieu, lequel, pour mater l’insolent, avait envoyé une peste meurtrière sur son armée. 5 l’homosocialité masculine6 : entre hommes (c’est le cas dans les épisodes de guerre), la colère, loin d’être condamnée, est valorisée comme une marque de puissance, d’affirmation de la virilité. Dans le cas d’Achille – facteur aggravant – elle dépasse le simple accès de fureur (ce qu’elle est la plupart du temps), elle forme le fond de son tempérament. La colère et son être ne font qu’un. Elle est tellement enracinée en lui que rien ne peut la vaincre, ni le raisonnement ni le sentiment : Achille est imperméable aux arguments que lui oppose Ulysse (on ne négocie pas avec un homme en colère), et se montre peu sensible (très passagèrement en tout cas) aux larmes de Priam. La colère prenant chez lui toute la place, elle n’en laisse aucune à la pensée et à la pitié. Ce comportement fait de lui un héros de la force brute, certes admirable au point de vue des valeurs patriarcales, mais tragiquement enfermé dans un système de relations excluant l’usage de la raison et de l’émotion. À ce jeune héros qui n’a que la colère pour boussole, Homère oppose un contre-modèle en la figure du vieux Priam qui, pour parvenir à ses fins (récupérer la dépouille de son fils), use d’autres leviers. Au lieu de laisser libre cours à sa vengeance, comme le lui conseille sa femme Hécube qui veut « ronger le foie » de l’assassin d’Hector (preuve, s’il en était besoin, qu’il ne suffit pas d’être une femme pour être féministe !), au lieu de s’abandonner à ce funeste sentiment « plus doux que le miel sur la langue » (Achille, chant 18, 109), le roi des Troyens prend le parti inverse : il consent non seulement à rencontrer le bourreau de son fils, mais à partager avec lui la souffrance de la perte de l’être cher (Hector pour le premier, Patrocle pour le second). Deux vers soulignent le caractère inouï de cette démarche compassionnelle, à rebours de l’emportement violent et vengeur : J’ai osé ce que jamais nul mortel n’a osé : Baiser les mains du meurtrier de mes propres enfants. (chant 24, 505-506). En dialoguant avec le tout-puissant Achille, Priam ne nous donne pas seulement l’exemple d’un homme capable de réfréner ses instincts brutaux, il ouvre la voie à une un type de relations fondé non plus sur le rapport de force et la domination de l’autre, mais sur le partage équitable de la parole et l’échange sincère des sentiments. En réussissant à faire pleurer Achille et à désarmer, ne serait-ce que quelques instants, sa colère, Priam met à mal le système de valeurs basé sur le culte de la violence. Tout se passe en effet comme si, dans son dernier chant, Homère voulait nous suggérer que l’héroïsme véritable est davantage du côté de celui qui sait reconnaître ses faiblesses que de celui qui ne songe qu’à faire étalage de sa puissance. L’Odyssée, ou le « Retour d’Ulysse » Cet héroïsme de la force aveugle, omniprésent dans l’Iliade (en dépit de l’épisode final du baiser de Priam), l’est moins dans l’Odyssée. La raison n’en est pas seulement que l’Odyssée est une épopée maritime (la navigation étant a priori moins propice que la guerre à l’exaltation des qualités viriles). Elle tient surtout au fait que les femmes, en tant que personnages, y sont plus nombreuses et occupent pour certaines d’entre elles un rôle de premier plan. Elle tient enfin au fait que le héros, Ulysse, à la différence d’Achille, n’est pas gouverné par la seule volonté de puissance. Si l’action de l’Iliade ne sort pas des limites de la plaine de l’Ilion, celle de l’Odyssée se déploie sur toute la méditerranée. De Troie (point de départ) à Ithaque (point d’arrivée), Ulysse et ses compagnons suivent un itinéraire compliqué, ponctué de mésaventures. Ulysse « aux mille 6Relations spécifiques entretenues entre hommes dans un cadre social donné (Voir : Welzer-Lang Daniel, « Virilité et virilisme dans les quartiers populaires en France », dans Enjeux, n°128, 2002. L’école pour tous : quel avenir ? pp. 10- 32.) 6 tours » (polutropos), comme le qualifie Homère, mériterait tout aussi bien d’être nommé Ulysse aux mille détours. De même qu’Homère donnait le motif principal de l’Iliade (la colère d’Achille) dès le premier vers, de même il annonce d’emblée quel sera le moteur de l’intrigue de l’Odyssée : l’errance perpétuelle, l’empêchement du nostos (retour) : Muse, dis-moi l’homme inventif, qui erra si longtemps, Lorsqu’il eut renversé les murs de la sainte Ilion, Qui visita bien des cités, connut bien des usages, Et eut à endurer bien des souffrances sur les mers, Tandis qu’il luttait pour sa vie et le retour des siens. Chant I, 1-5. Pour avoir négligé de rendre hommage aux dieux au moment du départ, pour avoir surtout, au cours de son voyage, courroucé Poséidon (en blessant son fils Polyphème), Ulysse est condamné à errer « loin de chez lui ». Cette errance donne lieu, tout au long du récit, à d’innombrables changements de décor, et à la rencontre d’une galerie de personnages hauts en couleur dont la plupart, il faut le noter, sont des femmes. Elle ne s’interrompt qu’au moment où Ulysse parvient enfin à remettre le pied sur son île natale, où l’attend patiemment depuis vingt ans, l’héroïne la plus accomplie d’Homère : Pénélope. L'Odyssée est divisée en trois grandes parties : la première, intitulée Télémachie est centrée autour du fils d’Ulysse, Télémaque. Ulcéré de voir les « prétendants » harceler sa mère Pénélope pour qu'elle choisisse un nouveau roi, le jeune garçon décide de partir à la recherche de son père. Son enquête le mène à Pilos, chez Nestor, puis à Sparte, chez Ménélas, anciens chefs de Troie, dont il s'efforce de tirer le maximum d'informations. En vain. Nul ne sait où se trouve Ulysse, ni même s'il est encore vivant. La deuxième partie, dite Nostos, répond aux questions que se pose Télémaque. On y apprend qu'Ulysse, après avoir traversé mille périls sur mer pendant trois ans, est retenu depuis sept ans chez la nymphe Calypso qui veut à tout prix l'épouser. Prenant pitié de lui, Zeus ordonne à cette déesse de libérer le captif, lequel, toujours poursuivi par la vindicte de Poséidon, débarque après un naufrage, sur les côtes des Phéacie. Accueilli par le roi Alkinoos, 7 Ulysse raconte à la cour ce qui lui est arrivé après son départ de Troie : c’est ici que prennent place les épisodes les plus fameux de l’Odyssée : Polyphème, Circé, les Sirènes, Charybde et Scylla, les Cicones, les Lotophages, Eole, Lestrygonne, Charybde et Scylla, les Vaches du Soleil, Calypso – dix épreuves au total, dont Ulysse sort à chaque fois vainqueur, mais en y ayant perdu tous ses compagnons. La troisième partie, la « vengeance d'Ulysse » (chant XIII à XXIV) raconte la reprise en main d'Ithaque par son roi légitime. Déterminé à ne laisser aucun des prétendants impunis, Ulysse, aidé de son fils, imagine un piège terrible aboutissant à leur extermination totale dans la salle du palais, où naguère ils festoyaient. Ithaque a retrouvé son maître, et Pénélope son mari. Si l’Odyssée contient des scènes violentes (on songe à Polyphème dévorant tout cru les compagnons d’Ulysse, ou Ulysse massacrant les prétendants), elle recèle également nombre d’épisodes sentimentaux qui en adoucissent la violence. On pleure beaucoup dans l'Odyssée. De Télémaque (le fils) à Eudmée (le porcher), en passant par les compagnons d'infortune, il n'est pas de jours où les cœurs ne se brisent, où les larmes ne coulent. Ulysse lui-même ne parvient pas à retenir les siennes dans l’un des passages les plus émouvants de l’Odyssée : au chant 7, à la cour d’Alkinoos où il vient d’être recueilli, Ulysse se trouble en entendant l’aède Demodocos évoquer les héros disparus à Troie. Prenant sa grande écharpe pourpre dans ses mains robustes, [Ulysse] la tira sur sa tête et en couvrit son beau visage, craignant que l'on ne vit les larmes lui couler des yeux. Mais chaque fois que l'aède divin marquait la pause, il essuyait ses pleurs, ôtait l'écharpe de sa tête Et de sa coupe à double fond, faisait l'offrande aux dieux ; puis, quand l'aède reprenait et que les autres princes, charmés par son récit, le pressaient de chanter encore, Ulysse ramenait sur lui l'écharpe et sanglotait. Dans cette scène, les gestes d'Ulysse ont une délicatesse qui nous la feraient qualifier de « féminine », si cet adjectif ne reproduisait les stéréotypes de genre ! Disons plus justement que, oublieux des codes virils de l’insensibilité, Ulysse se laisse submerger par l’émotion, laissant ainsi entrevoir une facette cachée de son personnage, qui rompt avec les assignations de genre (« un homme, ça ne pleure pas »). Cette scène ne fait évidemment pas d’Ulysse un « homme déconstruit7 » avant la lettre – dans la plupart de ses conduites, il se conforme aux attentes du héros masculin, toujours prêt à en découdre avec ses adversaires, et à les exterminer si nécessaire – mais elle dénote de manière plus générale de la part de l’auteur de l’Odyssée une attention portée aux souffrances et aux émotions, qui tranche quelque peu avec le comportement sans état d’âme des héros de l’Iliade. Une autre différence marquante à cet égard entre les deux épopées est la place qu’y occupent respectivement les femmes. Dans l’Iliade, les personnages féminins ne font que des apparitions fugitives et ponctuelles, et ne sont convoqués dans le récit que comme faire-valoir du héros : la scène des adieux d’Andromaque, par exemple, est moins destinée à nous faire partager sa peine (elle pressent que son époux, Hector, va périr sous les coups d’Achille), qu’à souligner le sens du sacrifice du surhomme qui accomplit sa destinée. La scène tout aussi fameuse où Hélène, depuis les remparts de Troie, présente successivement à Priam les héros achéens, est une démonstration de puissance. Il en va tout autrement dans l’Odyssée, où Ulysse ne cesse de croiser la route de femmes à forte personnalité, qui le font dévier de sa trajectoire et émoussent sa volonté… Il passe ainsi un an avec la magicienne Circé (dont il partage le lit), et demeure plus de sept en compagnie de Calypso sur l'île de d'Ogygie. On notera par ailleurs qu’Ulysse n’est pas insensible au charme de Nausicaa, qui le recueille nu, sale, affamé et épuisé, après son naufrage sur le rivage de la Phéacie. C’est précisément sur ce passage célèbre, où Homère fait montre d’une 7 Homme qui refuse le modèle masculin qu'on lui impose et se fixe ses propres normes (voir Bell hooks, La Volonté de changer - Les hommes, la masculinité et l'amour, Éditions divergences, 2021). 8 sensibilité remarquable, que Samuel Butler s’est appuyé pour soutenir dans un essai8 paru au 19e siècle que l’Odyssée était l’œuvre d’une femme. Quoique fantaisiste (la thèse a été rejetée en bloc par tous les spécialistes), cette lecture a le mérite de mettre en évidence des aspects qu’une lecture insoucieuse des questions de genre ne voit pas. Parmi ces choses que nous ne voyons pas, prisonniers que nous sommes de l’idée qu’on se fait d’un héros masculin qui sait où il va, il y a d’abord le fait qu’Ulysse se montre d’une étrange passivité et d’une étonnante fluidité9. Présenté traditionnellement comme un être déterminé, « rusé », « sage », « prudent », « courageux », un guerrier « fertile en stratagème » (l’homme aux « mille tours »), Ulysse se montre au contraire le plus souvent indécis, inquiet, hésitant, fluctuant. Ulysse n’aime rien tant que se déguiser, disparaître derrière un masque. L'homme prend un malin plaisir à brouiller les pistes, à s'inventer des vies imaginaires, autant par stratégie (le camouflage est un procédé cher à Ulysse), que par goût du travestissement et du double jeu (le mensonge est son péché mignon). « Je m'appelle Personne », lance-t-il à Polyphème, pour le mystifier. De retour à Ithaque, Ulysse, travesti en mendiant pour tromper ses ennemis, retarde le plus longtemps possible le moment de la révélation de son identité, y compris auprès de ses proches. Véritable caméléon, Ulysse semble se complaire dans une identité flottante et changeante, comme s’il craignait qu’elle ne se fige, comme s’il avait compris qu’en redevenant Ulysse fils de Laerte et roi d’Ithaque, il cesserait d’être intéressant. Ce que nous ne voyons pas non plus, parce que nous sommes obnubilés par les tourments endurés par Ulysse au cours de son voyage, ce sont les souffrances des femmes provoquées par sa conduite. Lire l’Odyssée au prisme du féminin, c’est en effet s’autoriser une lecture différente des « exploits » retentissants de son héros, en mettant en lumière l’héroïsme discret de celles qui en subissent les conséquences. Cette épopée n'est-elle pas en définitive plus éprouvante pour ceux qui attendent ? Si l'on met de côté les calamités qui frappent Ulysse (essentiellement la perte de ses compagnons, dont il est d'ailleurs en grande partie responsable, par un goût exagéré du risque), notre héros passe, malgré tout, la majeure partie de son temps dans l'oubli de sa patrie et dans le lit de femmes superbes, qui « brûlent de l'épouser ». Souffrent bien davantage son épouse, sa mère et son fils, qui guettent son retour depuis vingt ans. En plus d'être humiliée quotidiennement par les « prétendants », Pénélope, ignorant si Ulysse est encore en vie, ne peut même pas faire son deuil. Aussi son existence est-elle un véritable supplice. De ce supplice, Homère nous donne un aperçu poignant au chant 11 en faisant parler le spectre de la mère au Royaume des Morts où Ulysse s’est rendu : « Ce n’est pas la vieillesse ou la maladie qui a eu raison de moi, lui dit-elle, mais l’attente… » (Chant XI, 200) Le déplacement de l’attention vers les femmes permet également de mettre en pleine lumière un personnage de l’Odyssée qui, pour n’être pas au centre de l’épopée, n’en est pas moins admirable, je veux parler de Pénélope. Concentré sur le retour d’Ulysse, dont nous suivons les aventures (on nous a appris à lire l’Odyssée comme ça), nous en oublions que, hors-champ, se déroule en silence un drame pénible et révoltant. Pénélope subit chaque jour la pression d’un groupe d’hommes (104 en tout), qui veulent prendre la place de son mari dans son lit et sur le trône. La résistance silencieuse qu’elle oppose, vingt ans durant, au harcèlement des « prétendants » force l’admiration (ne la mérite-t-elle pas autant que ce fanfaron d’Ulysse ?). En usant de patience, Pénélope fait en effet la démonstration que l’activité de l’ombre (elle détricote la nuit la tapisserie qu’elle tisse le jour) est parfois plus efficace que celle, ostensible et théâtrale, du « héros ». Quant à la ruse, l’épouse d’Ulysse montre qu’elle n’en manque pas et qu’elle peut 8 Samuel Butler, The Authoress of the Odyssey, 1897 (voir Lillian Doherty, « La « maternité » de l’Odyssée », Clio, 32 | 2010, 149-164). 9 J’emploie ce terme de fluidité au sens de fluidité de genre, à savoir, le fait, pour une personne, de sentir son genre varier au cours du temps (une personne manifestant la fluidité de genre est généralement qualifiée de gender fluid). 9 rivaliser là-dessus avec son époux. Qu’il s’agisse de la ruse de la tapisserie, de la ruse du tir à l’arc, ou de la ruse du lit inamovible (dont Ulysse est lui-même la victime !), Pénélope n’est jamais à court d’expédients pour pallier sa faiblesse face à l’adversité. Aussi le motif de l’attente de Pénélope aurait-il pu, aussi bien que celui du retour d’Ulysse (ne continue-t-elle pas à attendre pendant qu’Ulysse parade sur la grande scène de la méditerranée ?) figurer dans le premier vers de l’Odyssée. « Muse, dis-moi la femme inventive, qui attendit si longtemps… ». Conclusion Dans une traduction récente en anglais10, Emily Wilson propose de traduire l’adjectif « polytropos » (« inventif », « rusé », etc.) du premier vers de l’Odyssée par « complicated ». « Complicated, se justifie-t-elle, est un mot ambigu, on ne sait pas si c'est une bonne ou une mauvaise chose ». Et la traductrice d’ajouter en plaisantant, mentionnant notamment les aventures multiples du héros avec la magicienne Circé ou la nymphe Calypso (pendant que Pénélope attend) : « Ulysse « est assurément le genre de type qui utiliserait “It's complicated” comme statut amoureux sur Facebook11 ». Il faut bien naturellement se garder de plaquer notre vision du monde sur les récits archaïques : rien ne ressemble moins à un homme de l’époque d’Homère qu’un homme d’aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que, si l’on doit rejeter toute interprétation anachronique des épopées homériques, rien n’interdit d’y porter un regard différent. Sans faire dire à l’Iliade et à l’Odyssée ce qu’elles ne disent pas, on est tout à fait en droit de lui faire dire autre chose que ce que la tradition scolaire académique y voyait. Déplacer le centre de gravité de l’attention vers le féminin, comme j’ai tenté de le faire, permet de sortir d’une approche masculino-centrée, supposée universelle, et d’éviter ainsi sournoisement de renforcer les stéréotypes de genre (la colère associée à la force, les larmes à la faiblesse, etc.). Comme le rappelle Emily Wilson ce travail de déconstruction commence par la traduction. Elle donne comme exemple l’adjectif « kunopis » attribué à Hélène, que des générations de traducteurs (de sexe masculin sans exception), ont rendu par des formules désobligeantes, voire injurieuses comme « putain éhontée », « femme réprouvée », « face de chienne », alors que ce terme signifie simplement, « qui a les yeux d’un chien ». C’est dire combien la traduction peut être un instrument de domination linguistique, c’est dire surtout combien nous devons nous montrer vigilants dans notre lecture des grandes œuvres de la littérature européenne. Vincent Laisney 21 septembre 2024 10 Emily Wilson, The Odyssey, 2017. 11 Voir l’entretien dans SLATE, https://www.slate.fr/story/157033/odyssee-homere-traduction-femmes-etats-unis 10

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