Le Monde Dans Nos Tasses (Grataloup) PDF

Summary

Le livre de Christian Grataloup, "Le Monde dans nos tasses", raconte l'histoire fascinante du petit-déjeuner, soulignant son lien étroit avec la mondialisation. L'auteur trace la découverte et l'exploitation des boissons exotiques comme le café, le thé, et le chocolat, et leur cheminement vers nos tasses du matin, révélant l'importance grandissante du commerce et des échanges internationaux.

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Christian Grataloup LE MONDE DANS NOS TASSES 2017 « Thé ? Café ? Chocolat ? » Cette litanie du matin, formulée dans tous les hôtels du monde, évoque à chacun un rituel quotidien immuable : celui du petit déjeuner. Qui peut en effet imaginer se réveiller sans l’odeur stimulante...

Christian Grataloup LE MONDE DANS NOS TASSES 2017 « Thé ? Café ? Chocolat ? » Cette litanie du matin, formulée dans tous les hôtels du monde, évoque à chacun un rituel quotidien immuable : celui du petit déjeuner. Qui peut en effet imaginer se réveiller sans l’odeur stimulante d’un café, la chaleur enrobante d’un thé ou la douceur réconfortante d’un chocolat chaud ? Et pourtant, ces boissons, pour nous si familières, n’ont rien d’européennes. Ni le caféier, ni le théier, ni le cacaoyer ne poussent dans les contrées tempérées. Alors comment ces produits ont-ils fait irruption dans nos tasses, et ce dès le XVIIIe siècle, au point de devenir nos indispensables complices des premières heures du jour ? En retraçant l’étonnante histoire du petit déjeuner, de la découverte des denrées exotiques à leur exploitation, de leur transformation à leur diffusion en Europe et dans le monde, c’est toute la grande histoire de la mondialisation et de la division Nord/Sud que Christian Grataloup vient ici nous conter. Ainsi chaque matin, depuis trois siècles, en buvant notre thé, notre café ou notre chocolat, c’est un peu comme si nous buvions le Monde... Pour Victorine, le café. Pour Alexis, le thé. L’éveil du Monde Le petit déjeuner est à la fois familier et inconnu. Nous le retrouvons tous les jours, parfois en coup de vent ou paisiblement au lit, souvent à la table familiale, de temps en temps devant un buffet d’hôtel. C’est un modeste : il ne s’embarrasse pas de variations complexes et se ressemble beaucoup d’un matin à l’autre. À l’hôtel, il n’a pas de carte, à la différence de ses deux comparses que sont le déjeuner et le dîner. Sa constance, sa banalité semblent ainsi le rendre indigne de toute curiosité. De fait, il n’intéresse guère les historiens, les sociologues, les géographes ou les anthropologues. Les diététiciens rappellent juste, avec régularité il est vrai, qu’il devrait représenter entre le tiers et le quart de l’apport calorique quotidien. La littérature propre au petit déjeuner est quasi inexistante, alors que des bibliothèques entières s’intéressent à l’alimentation et à la gastronomie. Dans les ouvrages sur la nourriture, les livres de recettes, les guides de restauration, il n’est question que de mets, simples ou savants, pour le milieu ou la fin de la journée. Le petit déjeuner, lui, n’a jamais étoilé aucun chef. Et pourtant, dès qu’on lui prête quelque intérêt, son histoire se révèle bien étonnante. La première surprise vient de sa jeunesse. Le petit déjeuner a moins de trois siècles, alors que d’autres pratiques alimentaires se targuent vite d’un vénérable enracinement. Son nom même est surprenant, car il n’a rien d’un déjeuner en plus « petit ». Plus étrange encore, il est organisé autour de boissons chaudes, thé, café, chocolat, dont les matières premières n’ont rien de local. Ni théiers, ni caféiers, ni cacaoyers ne poussent sous des latitudes tempérées. Quant au sucre, qui tient une place plus importante dans le petit déjeuner que dans tout autre repas (boissons souvent sucrées, confitures, viennoiseries, céréales), il dérivait jusqu’au début du XIXe siècle presque uniquement de la canne, plante également tropicale. Le petit déjeuner serait-il alors un rite quotidien auquel les Européens auraient été initiés sous d’autres cieux et qu’ils auraient fait leur ? Difficile à croire, puisque ces cieux seraient bien divers : le cacaoyer n’est-il pas américain, alors que le café est africain et le thé asiatique ? Les Aztèques ne mettaient pas plus de sucre, dont ils ignoraient tout, dans leur cocoatl que les Chinois dans leur chai. Comme celle du café, leur dégustation n’avait rien initialement de matinal. L’histoire du petit déjeuner est donc bien dès l’origine une affaire européenne. Mais il est contagieux. Même si le petit déjeuner peut aujourd’hui prendre des formes diverses, il est rare qu’il n’y ait pas une trace occidentale, ne serait-ce qu’une tasse de café. Le petit déjeuner reste ainsi le plus petit commun dénominateur des pratiques alimentaires de la mondialisation. Dans le monde, aucun hôtel se voulant international, et même des plus modestes, ne saurait déroger à sa présence matinale, même si le voyageur occidental peut parfois éprouver quelque surprise... L’épopée discrète du petit déjeuner méritait donc d’être racontée. Sa naissance n’est pas un mystère : ce fut lorsque quelques familles londoniennes, amstellodamoises ou parisiennes prirent l’habitude de boire chaque matin l’une de ces boissons exotiques connues depuis quelques décennies par ceux qui en avaient les moyens. Car thé, café et chocolat, dont se sont entichées l’aristocratie et la grande bourgeoise urbaine d’Europe occidentale au début du XVIIIe siècle, venaient de fort loin et de façon encore bien aléatoire. Ces boissons coûtaient donc très cher. Ce qui aurait pu n’être qu’une mode passagère s’est avéré durable, non seulement chez les riches, mais surtout rapidement dans les milieux populaires urbains et, au cours du XIXe siècle, dans l’ensemble des sociétés occidentales, puis bien au-delà. L’invention du petit déjeuner ne partait pas tout à fait de rien. L’histoire des boissons matinales et du sucre plonge ses racines dans la geste des épices et peut ainsi remonter, a-t-on cru jadis, au jardin d’Éden. Pour que café ou sucre de canne, chocolat ou thé, arrivent dans les tasses européennes, il a fallu tisser des routes maritimes, tenir des relais, écraser des adversaires, bâtir des plantations, arracher des personnes à leurs sociétés d’origine pour les réduire en esclavage, innover tant dans la technologie que dans les saveurs, tant dans de grandes unités de production que dans des objets de la vie quotidienne, voler aux Chinois le secret de la porcelaine ou les plants de théier... Il a fallu construire le Monde. Il était une fois en Europe au XVIIIe siècle... Épisode 1 Vous avez dit « petit » déjeuner ? Afin de rendre évidente la différence entre les deux protagonistes de son roman Les comédiens sans le savoir, Balzac met en scène un quiproquo sur l’heure du déjeuner : « Léon de Lora fit dire à son cousin Gazonal qu’il l’invitait à déjeuner au Café de Paris pour le lendemain. [...]. Le lendemain à dix heures, Gazonal attendit son amphitryon en piétinant pendant une heure sur le boulevard, après avoir appris du cafétier (nom des maîtres de café en province) que ces messieurs déjeunaient habituellement entre onze heures et midi [...]. Pendant ce déjeuner monstre, vu qu’il y fut consommé six douzaines d’huîtres d’Ostende, six côtelettes à la Soubise, un poulet à la Marengo, une mayonnaise de homard, des petits pois, une croûte aux champignons, arrosés de trois bouteilles de vin de Bordeaux, de trois bouteilles de vin de Champagne, plus les tasses de café, de liqueur, sans compter les hors-d’œuvre, Gazonal fut magnifique de verve contre Paris. » La scène se situe au début du roman, publié en 1846. Sylvestre Gazonal est « monté à Paris » depuis ses Pyrénées-Orientales natales pour régler une sombre histoire de procès. Il finit par retrouver son cousin Léon Didas y Nora, devenu un peintre à la mode sous le nom de Mistigris, et que les lecteurs de La comédie humaine ont déjà plusieurs fois croisé. Le couple de personnages formé par le boulevardier et le provincial à la faconde méridionale permet à Balzac de brosser un grand nombre de portraits et saynètes de la vie parisienne. Balzac utilise la différence de signification, entre Paris et une petite ville manufacturière des environs de Perpignan, du mot « déjeuner ». Gazonal se présente tôt dans la matinée au Café de Paris, haut lieu boulevardier (plusieurs des mets * énumérés sont alors fort à la mode), pensant prendre le repas que Mistigris aurait appelé le « petit déjeuner ». La liste impressionnante des plats consommés après les retrouvailles des deux cousins, même si l’on doit préciser qu’un troisième convive s’était joint à eux, permet de dissiper toute ambiguïté sur la nature du repas. Au cas où le lecteur aurait eu un doute, Balzac fait d’ailleurs précéder le passage cité de l’intertitre « Gazonal déjeune, pour la première fois, comme il faut à Paris ». La scène est censée se passer en 1845 : cela fait près d’un demi-siècle qu’à Paris, le mot « déjeuner » désigne le repas du milieu de journée, alors que pour un provincial, même de milieu bourgeois (Gazonal est entrepreneur et commandant de la garde nationale de sa ville), il désigne le repas du matin. Le procédé littéraire permet à Balzac de jouer sur l’opposition Paris/province. Dans les textes français, à partir de la fin du XVIIIe siècle, il faut prendre garde au contexte pour saisir le sens précis du mot « déjeuner ». Le basculement sémantique, même sur les Boulevards parisiens, ne s’est d’ailleurs pas fait d’un coup. Pendant toute la première moitié du XIXe siècle, beaucoup de textes parlent du « premier déjeuner » en début de matinée, avant le « second déjeuner » pris vers onze heures et demie (horaire qui est d’ailleurs celui du boulevardier balzacien), appelé aussi « grand déjeuner », et dont découle, par conséquent, l’expression « petit déjeuner ». Une ambiguïté historique Depuis le début du XIXe siècle, la mésaventure de Gazonal est arrivée à beaucoup de personnes, car la distinction entre ceux qui dînent le midi, et soupent donc en fin d’après-midi, et ceux qui déjeunent en milieu de journée et dînent le soir reste solide. On peut, comme Balzac, la comprendre comme une opposition Paris/province et au-delà. L’innovation lexicale désignant le repas de mi-journée sous le nom de « déjeuner » s’est faite à Paris et n’a pas complètement gagné l’ensemble de la francophonie. Au début du XXIe siècle, Wallons, Suisses romans, Valdôtains ou Québécois soupent toujours en fin de journée. Si vous êtes invité à dîner outre-Quiévrain ou au bord du Léman et que ce n’est pas votre territoire, méfiez-vous et faites-vous préciser l’heure du repas ! La pratique de l’expression « petit déjeuner », et par enchaînement celle de dîner pour le soir, plutôt que l’usage ancien, est aussi sociale. C’est la bourgeoisie parisienne qui donna le la. Ainsi, Grimod de la Reynière, père fondateur de la critique et des guides gastronomiques avec L’Almanach des gourmands à l’époque du Consulat et de la Restauration, s’exprime dès 1804 comme les riches Parisiens, et ne parle pas du déjeuner comme du repas matinal. En revanche, dans Les Misérables, écrits soixante ans plus tard, Victor Hugo écrit bien que les petites gens dînent le midi. Émile Littré, plutôt conservateur il est vrai, dans son fameux Dictionnaire de la langue française (1859-1872), définit le déjeuner comme « le repas du matin », sans faire nulle part mention de l’adjectif « petit » placé avant. Il nomme cependant une forme intermédiaire : le « déjeuner-dîner », défini comme « un grand déjeuner qui se fait plus tard que le déjeuner ordinaire ». Toutes les citations vont dans le sens d’un usage matinal. Mais Littré n’est pas vraiment cohérent. À l’entrée « Dîner » répond la définition : « Repas qui se faisait autrefois et qui, à la campagne et dans les petites villes, se fait encore vers midi », précisant plus loin « repas qui se fait aujourd’hui de cinq à sept heures du soir ». Ce que complète « Souper : Repas ordinaire du soir. L’usage du souper tend à disparaître dans les grandes villes ». La langue est chose bien difficile à fixer... La contagion lexicale vient toucher peu à peu le peuple de la capitale française et la bourgeoisie provinciale, sans bien réussir à franchir les frontières nationales dans les vieilles terres francophones. L’hôtellerie et la restauration jouent un rôle clé dans ce processus en faisant du vocabulaire des clients parisiens une norme publique, créant ainsi une opposition avec les pratiques linguistiques privées. Dîner à midi peut aujourd’hui être le marqueur d’une origine wallonne ou de la Belle Province, éventuellement bourgeoise, comme de racines populaires dans une province française quelque peu éloignée de la capitale, comme le soulignait déjà Littré. Quoique cela puisse parfois agacer les Parisiens, ces nuances de la vie quotidienne n’ont pas disparu car l’évolution n’a guère plus de deux siècles, ce qui, pour les rites d’abord privés que sont les repas, n’est pas considérable. C’est l’affaire de sept ou huit générations et, localement, cela peut être beaucoup moins. Naissance d’un repas mondialisé Ce glissement sémantique témoigne d’un changement fort dans les pratiques alimentaires : l’apparition d’une nouvelle forme de repas. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, les premiers aliments consommés de la journée différaient peu de ceux des autres repas. Les mets salés dominaient. Dans bien des contextes sociaux et régionaux, en France comme ailleurs en Europe, les soupes jouaient un rôle important. Les Européens ne se distinguaient pas encore du reste de l’humanité. Pour user d’une expression aujourd’hui à la mode, les hommes étaient globalement « locavores », en extrayant les biens nécessaires à son alimentation d’un rayon beaucoup plus restreint que les 250 km prônés aujourd’hui par les militants du locavorisme. Difficile alors de déjeuner de thé ou de café si l’on n’était pas sous les tropiques ! La carte du petit déjeuner, depuis le XIXe siècle en Europe, est une véritable carte du Monde. Ce repas s’organise autour de trois boissons chaudes, toutes à base de produits d’origine tropicale : le café, le thé et le chocolat. Le sucre y joue un rôle essentiel et, si aujourd’hui il n’est plus exclusivement extrait de la canne, cette matière première reste nettement majoritaire. Or la canne sucrière est une plante également tropicale. Parmi les jus de fruits proposés, les agrumes dominent. Ces fruits originaires du Sud-Est asiatique ne poussent pas non plus dans les régions fraîches. Certes, les aliments à base de céréales (pain, viennoiseries) ont été produits à partir de matières premières sans doute plus locales, mais pas forcément, de même que le lait ou le beurre (certainement pas, en revanche, les pâtes à tartiner). Encore aujourd’hui, où pourtant notre alimentation vient souvent de loin, le petit déjeuner classique reste le champion de la mondialisation. Et ce n’est pas très nouveau, car l’usage des boissons tropicales lors du premier repas est une innovation apparue dès le début du XVIIIe siècle parmi les classes les plus aisées de l’Europe du Nord-Ouest, dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie hollandaise, londonienne et parisienne, avant de se diffuser socialement et géographiquement en Europe, puis dans le reste du Monde. Le changement linguistique que représente l’insertion de l’adjectif « petit » devant « déjeuner » accompagne, avec un siècle de décalage, cette évolution alimentaire. L’apparition de produits lointains sur les tables de quelques privilégiés d’abord, puis dans les cuisines du plus grand nombre des Européens finalement, est révélatrice de la maîtrise des mers qu’avaient acquise les puissances européennes, ainsi que de leur capacité à s’emparer de territoires outre-mer de plus en plus importants pour y implanter des exploitations agricoles à leur service, les plantations. Le petit déjeuner témoigne ainsi, plus encore que les autres repas, de ce qu’il est convenu d’appeler « Révolution industrielle » et « Mondialisation ». Épisode 2 Rompre ou débuter ? 1 Julien Gracq aimait écrire « déjeûner », avec cet accent circonflexe aujourd’hui objet d’inutiles polémiques, pour rester conforme à l’origine du mot : la rupture du jeûne (évidemment avec un accent circonflexe). Biologiquement, l’état de jeûne commence six heures après le dernier repas, lorsque le cycle alimentaire s’achève. Comme le repos nocturne est plus long, la période récurrente d’abstinence alimentaire la plus importante est donc la nuit, et le premier repas matinal représente bien, littéralement, la rupture d’un jeûne. Une étymologie ou l’autre En parcourant les mots qui désignent le premier repas de la journée dans les différentes langues du monde (mais en se contentant de quelques exemples pour éviter l’indigestion !), on peut distinguer deux familles étymologiques, plus un reliquat. Beaucoup de termes correspondent à l’étymologie française, celle de la rupture du jeûne. D’autres, plus prosaïquement, énoncent le simple fait qu’il s’agit du premier repas journalier. L’acte de petit-déjeuner est défini soit par rapport à ce qui le précède, l’abstinence alimentaire nocturne, soit par ce qu’il inaugure, le cycle prandial diurne. Dans la première famille, outre le terme français, on trouve l’espagnol desayuno (sayuno signifiant « jeûne »), le roumain mic-dejun (dejun voulant dire « non-jeûne » et mic « petit »), l’hindi nashta (du sanskrit, anasita, affamé), l’anglais breakfast (casser le jeûne), bien qu’en très ancien anglais on disait morgenmete (repas matinal). On peut également associer à cette première catégorie le wolof ndekki, dérivé de dekki, ressusciter (dee signifie la mort et ki renvoie à l’idée d’ascension)... L’allemand Frühstück appartient quant à lui à la seconde famille 早 食 早食 (littéralement un morceau, Stück, précoce, früh). C’est également le cas du chinois : le kanji signifie « tôt » et le kanji « repas », donc désigne le petit déjeuner. On trouve également l’italien prima colazione, le néerlandais ontbijt (littéralement : « tôt mordre ») ; l’hébreu ‫ ארןחתבקר‬qui littéralement « matin nourriture », comme le japonais 朝食 désigne le « repas du matin ». Ou encore le coréen, Atchim ssiksa, qui, traduit littéralement, signifie « appétit du matin ». , g pp Dans certaines langues, le glissement chronologique des termes s’est déroulé comme en France. Ainsi en portugais, almozo correspond aujourd’hui au repas de midi (à ne pas confondre avec son homonyme en espéranto, signifiant « aumône », de l’allemand almosen) et pequeno almozo à celui du matin. En malgache, on parle de sakafo kely pour le matin et de sakafo tout court pour le midi – kely signifiant « petit ». Les choses peuvent se compliquer localement, brouillant encore plus les générations, les effets de diffusions multiples et les situations sociales. La Scandinavie est un bon exemple. Le terme suédois aujourd’hui le plus courant pour désigner le petit déjeuner est frukost, mot qui a subi une histoire inverse à celle de « déjeuner » puisqu’il signifiait naguère le repas de milieu de journée. Il est encore possible en Suède de rencontrer des personnes âgées disant Frukost pour désigner un repas qu’elles prennent vers 12 heures ; mais cet usage s’éteint progressivement. En revanche, cette évolution suédoise n’a pas eu lieu au Danemark où l’on dit toujours, pour le petit déjeuner, morgonmad (l’équivalent de l’ancien mot suédois morgonmat, les deux ayant une étymologie claire : morgon, matin, et matlmad, nourriture). En danois, le repas de midi s’appelle frokost et celui du soir middag. Aujourd’hui, en Suède comme en bien d’autres pays, le mot lunch s’est imposé en milieu de journée, mais l’école résiste et garde matrast pour nommer un repas servi gratuitement à tous les élèves vers 11h30, aux frais de la commune. En gros, dans l’ensemble du pays, on rencontre deux trilogies différentes. L’ancienne, dont l’usage régresse, utilise les mots morgonmat, frukost et middag. La plus récente fait se succéder frukost, lunch ou matrast et middag, bien que les plus âgés puissent utiliser les termes frukost, middag et kvàllsmat (kvall = le soir). Si, quelque part vers Stockholm, vous êtes invité à partager le frukost familial, il vaut donc mieux s’en faire préciser l’heure ! Il existe enfin une troisième catégorie d’étymologie qui met l’accent sur l’élément central de l’alimentation matinale. Au Brésil, on ne dit guère pequeno almozo mais café da manhà. En Éthiopie, le premier repas s’appelle qurs, « morceau de pain », indiquant l’aliment presque unique tout en faisant référence à la Cène chrétienne (qurs vient de la racine verbale en amharique qwärräsä qui signifie : « rompit le pain, le divisa en petits morceaux »). Un précédent romain Si les trois repas de la Grèce antique ne semblent pas avoir beaucoup changé d’appellation (άκρατισμός/akratismós le matin, άριστου/áriston le midi et δεϊπνον/deïpnon à la nuit tombée), en revanche l’historien Jérôme Carcopino a noté, au cours du Haut Empire romain, un glissement assez semblable à celui des noms de repas français au début du XIXe siècle : « De même que chez nous, le déjeuner, le dîner et le souper ont été remplacés, lorsque le souper eut été refoulé sur le milieu de la nuit, par le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner, le jentaculum, la cena et le vesperna deviennent à Rome, par suite de la disparition de la 2 vesperna, et pendant toute la période classique, le jentaculum, le prandium et la cena. » Remarquons que le nom du petit déjeuner romain relève de la première famille de termes : jentaculum vient de jento, forme contractée de jejunus (qui n’a rien mangé), à l’origine de notre terme « jeûne ». Le processus décrit par Carcopino est différent de ce qui s’est passé dix- huit siècles plus tard, puisque le changement sémantique du Haut Empire procède de la mise en exergue du repas vespéral, qui devient le repas principal, faisant glisser la cena (qui a donné la Cène chrétienne) à la tombée du jour. Cela correspond à la pratique, qui restait rare et sélective socialement quoiqu’aient pu tonner les vieux censeurs romains, de banquets spectaculaires où les produits de tout l’immense empire et même de bien au-delà étaient dégustés. C’est au cours de ce dernier repas de la journée, et non comme plus tard le matin, que le sucre de canne fit son apparition sur les tables de Rome. Il venait alors d’Inde ou d’Iran et coûtait fort cher. On pouvait aussi consommer, comme lors du célèbre festin de Trimalcion décrit dans le Satiricon, des esturgeons de la Caspienne (et leurs œufs), des prunes de Damas, le tout relevé avec beaucoup d’épices d’Extrême-Orient. L’évolution alimentaire et les mots pour le dire témoignent ainsi d’une première forme de mondialisation reliant au début de notre ère les grands empires depuis la Chine des Han jusqu’à Rome, lorsqu’émerge ce que le géographe allemand Ferdinand von Richthofen appela, au XIXe siècle, « la route de la Soie ». La dynamique des mots et des mets témoigne localement de l’émergence d’une économie à l’échelle du globe, comme cela se produisit à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles européens. Petit déjeuner et Révolution française La littérature témoigne du glissement de sens du mot « déjeuner » dans la langue parisienne au cours de la première moitié du XIXe siècle, mais l’évolution remonte en fait aux décennies précédentes. On en trouve souvent une explication très simplificatrice dans les récits d’un littérateur, prêtre défroqué, qui vécut à Paris durant la Révolution : Antoine Caillot (1759-1839). Selon cette version, le moteur du décalage des noms des repas serait le dîner. Les députés de la Constituante, débordés par les énormes chantiers de réformes qu’ils assumaient, ne pouvaient dîner qu’à la fin des séances de l’assemblée, à 17 heures au plus tôt. La Convention, encore plus occupée, aurait encore reculé le moment du repas. Ce serait ainsi que le dîner aurait fini par désigner le repas de début de soirée et, par contrecoup, le déjeuner celui du début d’après-midi. Cette version, souvent reprise, soumet probablement trop l’évolution lente des mœurs à des moments politiques à la temporalité bien plus rapide. De fait, la pratique du petit déjeuner, même si l’expression n’existait pas encore, autour de boissons exotiques s’amorce dès le début du XVIIIe siècle et est déjà bien enracinée dans les milieux aisés à la fin du siècle. Les députés de 1789 à 1795 auraient donc adopté un rythme nouveau déjà en marche plutôt qu’ils ne l’auraient inventé. Dans tous les cas, si la centralité parisienne dans le monde francophone reste essentielle, la révolution des rythmes alimentaires était déjà entamée... Épisode 3 Le premier de la journée, mais le petit dernier de l’histoire Le repas est plutôt chose humaine. Tous les êtres vivants se nourrissent. Mais manger à des moments précis de la journée un ensemble codifié de mets et de boissons, selon des rituels sociaux spécifiques impliquant souvent un outillage particulier, voilà qui n’est guère partagé au-delà des humains. Certains animaux biologiquement proches des hommes peuvent aussi s’alimenter collectivement, notamment les espèces où il existe des pratiques sociales (grands singes, loups, lions...). La dimension codifiée n’est alors pas absente : la préséance dans l’accès aux portions les plus recherchées, l’ordre chronologique et la place autour des aliments ne sont pas sans évoquer les manières humaines de table. L’opportunisme disqualifié Mais comme tout comportement à caractère social hors de l’espèce humaine, cela reste rare. Le plus souvent, les animaux (et tout autant les plantes) sont opportunistes : ils se nourrissent lorsque l’occasion se présente. Ils chassent, partent en quête de ressources (fruits, graines, herbes ou feuilles, insectes...), mais jamais le moment de se nourrir ne répond à un emploi du temps régulier. Ainsi, l’un des marqueurs les plus évidents de l’intégration des animaux domestiqués aux sociétés humaines est qu’ils s’alimentent souvent selon une chronologie discontinue et récurrente, donc par des repas, que leurs fournissent les humains avec lesquels ils vivent. Dans certains zoos, les « repas » sont répartis tout au long de la journée, espèces par espèces, afin d’en faire des moments spectaculaires pour le public. Des humains, néanmoins, peuvent aussi saisir en chemin une opportunité pour se nourrir. C’est particulièrement le cas au sein des sociétés vivant dans un milieu très divers biologiquement, par exemple des habitants de forêts tropicales comme l’Amazonie. Des baies ou des insectes, des feuilles ou des vers considérés comme des gourmandises peuvent y être grignotés sans attendre l’heure et le moment d’un repas. Les témoignages anthropologiques de ces pratiques peuvent d’ailleurs nous rendre nostalgiques du nombre considérable de saveurs perdues avec la domestication de l’environnement. Le nombre d’espèces animales et végétales consommées dans les sociétés industrialisées est passé de plusieurs milliers à quelques dizaines, et la plupart des gourmandises appréciées des anciens habitants des forêts de Bornéo, du Congo ou du Bassin amazonien provoquent aujourd’hui chez le voyageur venu chez eux un premier recul de dégoût avant que, peut-être, la curiosité ne l’emporte. Mais ces occasions de se nourrir en chemin ne diffèrent guère des grignotages dont les urbains ne sont que trop pratiquants. Trois par jour Si le repas, par ses codifications chronologiques, de contenus et d’ordonnancement, est un propre de l’homme (au sens d’humain), il répond bien à des contraintes biologiques dont la plus forte est le caractère universel du rythme ternaire. Trois repas quotidiens : voilà une pratique sociale sans doute plus générale encore que l’interdit de l’inceste. La raison en est simple : le système digestif humain adulte nécessite d’être réapprovisionné toutes les cinq-six heures pour un individu éveillé. La phase gastrique du transit alimentaire demande une heure et demie à deux heures ; puis il faut compter entre trois et cinq heures de passage dans l’intestin grêle, le temps augmentant avec l’âge. Le transit dans le côlon est beaucoup plus long et peut dépasser les soixante heures ; mais là, on est dans une phase de stockage et de gestion des déchets, non du cycle alimentaire stricto sensu. Si l’on combine cette contrainte avec l’autre besoin physiologique fondamental, le sommeil, dont la durée moyenne est de huit heures environ, on dispose de la grille de base des rythmes quotidiens standards de l’ensemble des individus adultes. L’alimentation plus ou moins en continu qui serait pratiquée tant par un Jivaro amazonien seul en forêt que par un étudiant très en retard dans la révision d’un examen ne serait, en fait, pas absurde du point de vue alimentaire. La discontinuité prandiale est plus un fait social qu’une contrainte physiologique. Les sports d’endurance qui n’autorisent aucun arrêt durant des périodes pouvant atteindre la dizaine d’heures, tout en consommant beaucoup d’eau, de calories, de minéraux en particulier de sodium, nécessitent une alimentation régulière pendant l’effort. Pourtant, le terme de « grignotage », souvent employé pour désigner une alimentation au fil de la journée, est porteur d’une connotation nettement péjorative. Il est vrai qu’il est généralement associé à une nourriture excessivement riche en graisse et en sucre, le plus souvent durant une période de faible activité physique. L’adolescent avachi sur un canapé devant un écran et se gavant de chips ou de friandises sucrées arrosées de sodas correspond vite au portrait cible du grignoteur. Mais il y a sans doute en arrière-fond l’idée qu’il n’y a qu’à table que l’alimentation est sérieuse et que, si le coupable croquait de la salade, des céréales et des fruits arrosés d’eau, il serait quand même quelque peu en faute. L’opprobre qui frappe le grignotage est sans doute aussi social que diététique. Il stigmatise un désengagement du rite collectif des repas et du respect de ses horaires. La désocialisation découle pour partie du caractère souvent solitaire du grignotage — quoique la pizza partagée devant un match corresponde plutôt à un repas fortement socialisé —, mais surtout de la rupture avec les rythmes sociaux collectifs. La spécialisation de moments de la journée pour s’alimenter n’est qu’une des divisions de l’emploi du temps quotidien qui structure chronologiquement, dans leur rythme court, les sociétés. Il est un temps pour le travail, un temps pour les pratiques religieuses ou civiques, un temps pour le repos, pour le loisir... et donc également un temps pour manger. Comme il est un temps pour la formation, un pour l’activité, un pour la retraite, dans les sociétés modernes — étapes qui ne sont pas plus contraignantes que les différents âges de la vie, souvent séparés par des rites de passages, de bien d’autres sociétés plus anciennes. La codification des différents rythmes permet à une société de coïncider chronologiquement avec elle-même, de faire ses courses quand les magasins sont ouverts, de connaître les heures d’ouverture ou de fermeture des différentes activités qui s’emboîtent pour tisser quotidiennement la vie sociale. Il est alors nécessaire que l’on sache en gros à quelles heures les autres mangent. Ainsi, les enquêtes sur la vie quotidienne des Français que mène régulièrement l’Insee montrent qu’à 13 heures pile, plus de 50 % des habitants de l’hexagone sont à table (c’est beaucoup moins concentré le matin). L’insertion de moments dédiés à l’alimentation dans l’emploi du temps collectif découle de celle des autres activités, et réciproquement. On apprend, dans les sociétés urbaines et industrielles plus qu’avant ou ailleurs, les rythmes alimentaires dès la succession des biberons. Le bébé passe de sept repas (terme souvent utilisé dès la tétée) par jour à cinq puis quatre, avant d’atteindre, devenu grand, les trois repas. Cela ne contredit pas, bien au contraire, la sacralité qui imprègne souvent les moments collectifs d’alimentation. Dans beaucoup de sociétés, les rites religieux, ou ce qui peut y être assimilé, prennent justement la forme de banquets sacrés. C’est bien le cas de la messe chrétienne. Plus largement, les principaux repas, pris collectivement, sont rarement exempts de références religieuses, mais aussi de prescriptions et d’interdits. Le petit déjeuner, des trois repas quotidiens occidentaux, est sans doute le plus émancipé des contraintes sociales et religieuses. Son caractère récent et sa pratique moins collective n’y sont sans doute pas pour rien. Un repas différent des deux autres Aujourd’hui, dans le monde occidental, le petit déjeuner, sous ses formes devenues traditionnelles, est assez différent des deux autres repas. En revanche, déjeuner et dîner ont bien des traits communs : à commencer par une organisation par services successifs (entrée, plat, dessert). Cette présentation des plats, le « service à la Russe », a une histoire contemporaine de celle du « petit » déjeuner : elle apparaît en France au début du XIXe siècle. En revanche, le « service à la Française » qui l’avait précédée, la présentation simultanée de l’ensemble des mets permettant aux convives de composer assez librement leur repas, correspond beaucoup mieux aux usages de bien des petits déjeuners. La plupart des hôteliers du monde l’ont aujourd’hui bien compris, en organisant le repas matinal autour d’un buffet, pratique qui économise la main-d’œuvre... Une autre différence évidente entre le petit déjeuner et les deux autres repas est le nombre généralement restreint de types d’aliments proposés. Le matin, dans un hôtel occidental, il est rare que l’on soit surpris : jus de fruits (essentiellement d’agrumes), œufs (au plat, brouillés ou à la coque), thé, café et chocolat, pains et viennoiseries, confitures et beurre, céréales ; on peut sans étonnement trouver également des fruits et quelques charcuteries chaudes (lard grillé et petites saucisses) ou froides (épaule, salami). Même dans les grandes maisons, il est rare qu’on aille au-delà. Il faut fréquenter des hôtels accueillant une majorité de non-Occidentaux pour trouver d’autres types de mets. La plupart du temps, nous mangeons donc presque toujours la même chose chaque matin. En revanche, on attend des autres repas beaucoup plus de variété. Il n’y a guère d’explications physiologiques à apporter. Le seul impératif corporel auquel répond effectivement le petit déjeuner est de bien se réhydrater le matin après la perte d’eau nocturne, provoquée essentiellement par l’expiration. Les boissons, chaudes et froides, sont donc essentielles, alors qu’au déjeuner et au dîner, ce sont plutôt des accompagnements. Cela se traduit d’ailleurs tant par la disposition de la vaisselle que par l’ordre des commandes. Au petit déjeuner, le bol ou la tasse occupent généralement la position centrale de l’espace du mangeur, là où serait l’assiette dans un autre repas avec les verres à la périphérie. La première question d’un serveur, le matin, est bien : « Thé, café ou chocolat ? », alors que la commande des vins et des eaux vient après celle des plats pour le déjeuner et le dîner. La seule famille de mets liquides que l’on peut rencontrer dans différents repas est celle des soupes, potages et consommés. Elle jouait, avant que le déjeuner ne devienne « petit », un rôle central, qu’elle n’a gardé que dans le repas vespéral, qui reste d’ailleurs, loin de Paris, le « souper ». Mais l’importance de la forme liquide, à laquelle on peut associer des mets mi-liquides mi-solides comme les céréales prises dans du lait, n’explique pas la très faible variété des aliments matinaux. Car la contrainte n’est pas physiologique, mais sociale : le premier repas de la journée a nécessairement un temps de préparation plus court. Même s’il a longtemps fallu que les personnes qui en avaient la charge, domestiques ou mères de famille, se lèvent plus tôt, le souci principal était moins la préparation alimentaire que celle du feu. De fait, dans bien des régions du monde, ce que l’on mange le matin, ce sont les restes de la veille. Ainsi, en Polynésie, la consommation du café le matin s’est diffusée depuis longtemps, mais on y trempe souvent des restes de poissons. Qu’elle soit dans le cadre familial ou dans des établissements commerciaux, la contrainte d’un travail préparatoire forcément court est un élément clé de différenciation entre le petit déjeuner et les autres repas. Cette pression de l’emploi du temps, la relative urgence qui le comprime, a cependant une histoire. Épisode 4 Un repas solitaire dans un rythme collectif As-tu bien pris ton petit déjeuner ? » Bien des enfants, et même aussi certains adultes, entendent régulièrement cette phrase soupçonneuse d’un départ matinal le ventre vide. Cela sous-entend une responsabilité individuelle dans la prise du repas avant de partir vite accomplir des tâches en dehors du domicile : toutes choses qui représentent au XIXe siècle en Europe une rupture par rapport à un ordre ancien, plus collectif et plus localisé, et dont fut porteuse cette grande transformation qu’il est convenu d’appeler la « Révolution industrielle ». Avant le petit déjeuner Encore au début du XXe siècle, bien des paysans européens, s’ils avaient adopté le café bu tôt le matin (très tôt en été), prenaient néanmoins leur vrai premier repas matinal un peu plus tard. Ce « déjeuner » (car c’est ainsi qu’ils le nommaient, sans « petit », encore en France) gardait une forme ancienne dans laquelle la soupe, au lard en particulier, jouait un grand rôle. On ne serait parti aux champs, comme à l’atelier des artisans, sans avoir l’estomac plein. Dans les régions de champs ouverts et d’habitats concentrés où les lieux de labeur pouvaient être situés à plus d’une demi- heure à pied de la ferme familiale, c’était plutôt le repas de mi-journée qui était le plus léger. Le frukost suédois, terme qui traduit « petit déjeuner », désigne dans le monde paysan, aujourd’hui encore, un repas conséquent pris bien après le café matinal, vers 8-9 heures – on fait une frukostrast (rast voulant dire pause). Le terme et la pratique se sont aujourd’hui répandus dans l’industrie et sur les chantiers. Dans un contexte social bien différent, dans la gentry traditionnelle britannique, le valet ou la servante particulière qui venaient ouvrir les rideaux de milord ou de milady, en déclarant imperturbablement « joli temps ce matin » – ce qui était généralement un mensonge diplomatique —, ne manquaient pas de déposer sur la table de nuit aristocratique une tasse de thé. Le morning tea ou bed tea subsiste aujourd’hui surtout dans les vieux hôtels d’anciennes colonies britanniques, en Inde en particulier, où le touriste chiffonné par le décalage horaire est réveillé aux aurores, donc tôt sous les tropiques, pour se voir servir une cup of tea lactée et épicée. Cette pratique qui semble remonter au XVIIIe siècle ne se comprend qu’en avant- garde d’un solide breakfast qui ne sera servi que vers 10 heures du matin et dans lequel non seulement le porridge et les œufs, mais aussi le hareng et la saucisse seront proposés en abondance. Le petit déjeuner par étapes existe dans d’autres contextes. Nous le retrouverons en Italie. Mais il a, comme bien d’autres pratiques anciennes décalées par rapport aux trois repas cardinaux, été fortement mis à mal par un processus de normalisation que l’on peut associer à la longue durée de la Révolution industrielle. Le scénario des trois repas quotidiens, à la restriction, hélas, des régions de disette ou famine, n’est qu’un canevas sur lequel sont brodées bien des variations, des intermédiaires : collation de mi- matinée, goûter, casse-croûte à toute heure, five o’clock tea, quatre-heure, amuse-gueule, medianoche... et des métissages : long tea, brunch, buffet, en-cas, sans oublier le petit dernier : le slunch (mot-valise contractant supper et lunch, désignant un repas de fin d’après-midi dominical). Toutes les échappatoires sont bonnes à croquer ; elles se multiplient d’ailleurs aujourd’hui. Mais leur caractère exceptionnel, qui en fait le charme, ne peut que souligner la prégnance de la norme ternaire telle qu’elle s’est imposée dans l’Occident urbain et industriel du XIXe siècle. L’importance des moments alimentaires ne pouvait échapper à la normalisation des modes de vie imposée par l’usine, le bureau, la rationalisation du commerce et des services, la scolarisation... toutes pratiques de mise au pas du temps pour dégager une efficacité collective et individuelle multipliée, et tendre à une productivité croissante. Le réveille-matin sonne l’heure du petit déjeuner Avec l’invention des horloges mécaniques au XIVe siècle en Europe s’amorce l’histoire d’une émancipation de la vie quotidienne par rapport au rythme solaire. Avec l’apparition de la première horloge à pendule en 1657 et, plus encore, l’invention du ressort spiral en 1675 autorisant les montres individuelles — deux progrès techniques dont Huygens fut le principal artisan —, la production d’un temps purement social, sans lien automatique avec les rythmes naturels, a fortement progressé. La possession d’une pendule au XVIIIe siècle, objet de technologie avancée qui se multiplie 3 alors, est plus une démonstration de richesse qu’une nécessité pratique. Tout change avec les débuts de l’industrialisation : progressivement, tous les actes sociaux doivent être synchronisés et chacun doit s’y adapter en sachant quelle heure il est. L’usine, à la différence des anciennes manufactures qui se contentaient de rassembler des artisans largement autonomes, fonctionne sur l’enchaînement de tâches dont le point d’aboutissement sera le travail en miettes des chaînes de production un siècle plus tard. Le développement des bureaux produit dans les services des synchronisations presque aussi contraignantes. La généralisation de la scolarisation encadre à son tour la chronologie des plus jeunes. L’horloge devient ainsi partout nécessaire. Les villes se dotent de cadrans à aiguilles autant que faire se peut, sur les clochers dont les indications temporelles ne sont plus seulement sonores, sur les frontons des nouveaux bâtiments publics, mairies, écoles, hôpitaux... Le port de la montre individuelle se démocratise. Devenue le cadeau archétypique de la communion solennelle, on l’offre comme un symbole d’accès à l’âge (presque) adulte. Au cœur de l’épicentre de la Révolution industrielle, à Londres, est érigée en 1840-1852 ce qui fut alors la plus grande horloge du Monde, certainement toujours la plus connue, à laquelle on donne le nom de sa plus grosse cloche : Big Ben. Elle devient le centre du temps britannique, donc mondial à cette époque. En 1834, le vieux parlement avait été détruit par un incendie. Si le projet néogothique de l’architecte Charles Barry fut finalement retenu, ce fut non seulement parce qu’il s’émancipait du style classique jugé trop français, mais aussi parce que les tours gothiques permettaient la construction d’une gigantesque horloge dont le carillon entre en fonction le 31 mai 1859. Le Royaume-Uni domine alors l’économie mondiale ; Big Ben va en sonner le rythme avec le célèbre air du Westminster Quarters. Progressivement, la vie quotidienne de l’humanité se déconnecte du temps solaire (le processus est aujourd’hui très largement avancé). Mais elle se sépare aussi du temps religieux. Les cloches appelaient aux prières et c’étaient les trois carillons de l’angélus qui, matin, midi et soir, indiquaient le début et la fin du travail, ainsi que la pause médiane, donc conditionnaient également les moments de repas avant le premier angélus et après le dernier, variant avec le lever et le coucher solaires. À partir du XIXe siècle, dans l’Europe urbaine, puis progressivement ailleurs, le début et la fin du travail, ainsi que les horaires des repas, s’organisent sur des emplois du temps plus artificiels et laïques. Pour reprendre le titre d’un 4 célèbre texte de l’historien Jacques Le Goff , le temps du marchand a triomphé du temps de l’église. L’unification du temps est aussi un processus spatial. Une dimension essentielle de la Révolution industrielle est le progrès fulgurant des communications. Or relier rapidement deux lieux éloignés nécessite que l’on connaisse à chaque extrémité l’heure précise qu’il est à l’autre. Le télégraphe posa le premier la question de cette unification géographique, mais c’est le chemin de fer qui la rendit vitale. Une mauvaise synchronisation pouvait provoquer des accidents. Chaque nation européenne unifia donc les horloges dans l’ensemble de son territoire : on put prendre le petit déjeuner en même temps à Strasbourg et à Brest, pourtant des lieux décalés de plus d’une demi-heure au soleil. L’unification du temps mondial est achevée en 1884 lorsqu’un seul méridien d’origine est choisi au congrès de Washington, celui de Londres bien sûr, calé sur son observatoire astronomique, Greenwich. Le temps universel, le GMT, est né : toutes les horloges du monde peuvent alors être synchronisées. Un objet nouveau marque de façon sonore ce temps précis dans la vie quotidienne de chacun : le réveille-matin, objet symbolique de la Révolution industrielle. Une anecdote veut que son inventeur soit un jeune apprenti horloger du Massachussetts, Levi Hutchins, qui avait du mal à se lever le matin et fabriqua le premier réveil pour son usage personnel. Mais le premier brevet pour un réveil mécanique réglable fut déposé par un horloger français, Antoine Redier, en 1847. Il n’est pas sûr que tous le considèrent comme un bienfaiteur de l’humanité... Dès la fin du XIXe siècle, des millions de personnes en possèdent. C’est la firme étatsunienne Ansonia, vite copiée par les françaises Japy et Bayard, qui lui donna sa forme longtemps archétypique avec un gros cadran rond surmonté d’une double cloche et d’un anneau. L’heure du petit déjeuner pouvait alors sonner... Une moindre convivialité matinale Le lever de chacun, au sein d’une famille, n’est cependant plus forcément aussi synchrone, dans l’Europe urbaine et industrielle, qu’il pouvait souvent l’être dans les fermes ou les échoppes d’artisans d’autrefois, beaucoup plus soumises au rythme solaire, ne serait-ce que parce qu’il conditionnait l’éclairage. À la différence du repas du soir et bien avant celui de midi, le premier repas garde ainsi plus rarement une évidence de pratique collective. Chacun vient prendre successivement son café ou son thé et manger ses tartines en fonction de son propre emploi du temps. Si l’idée d’un rituel familial n’est pas forcément toujours absente, en particulier les week-ends et jours fériés, sous la pression de l’emploi du temps de la semaine, la rationalisation du temps amène les membres d’une famille à plus se succéder que se rassembler. D’autant plus qu’une autre contrainte matinale apparaît progressivement, certes lentement, mais sûrement : la toilette quotidienne. On prête au docteur François Merry Delabost, médecin chef de la prison Bonne- Nouvelle de Rouen, la paternité de la douche moderne en 1872. Remplacer le bain des détenus par un jet d’eau individuel n’avait d’autre objectif que d’économiser l’eau et de gagner du temps, dans un contexte hygiéniste. Le système se diffusa dans les casernes et les internats, puis les bains publics, qui deviennent alors des « bains douches » ; un premier établissement fut ouvert à Paris en 1899. Ce n’est que lentement au XXe siècle que la douche fait son apparition dans les salles de bains privées. Ces pièces sont également une invention dans le contexte de la Révolution industrielle, la première attestée datant de 1765, mais elle reste une rareté jusqu’aux Trente Glorieuses. Il n’empêche que la pression hygiéniste incite de plus en plus à pratiquer des ablutions matinales, ce qui suppose, dans l’étroitesse des logements urbains, une certaine organisation familiale pour se succéder sous la douche, rendant d’autant plus individuels les petits déjeuners. Alors que le repas familial impose une stricte commensalité, qu’il faut manger ensemble, qu’on apprend aux enfants à ne sortir de table que dûment autorisés une fois l’assiette « finie », le premier repas de la journée, sous la pression d’emplois du temps de plus en plus contraignants a, depuis deux siècles et toujours aujourd’hui, du mal à rester une pratique collective. Épisode 5 L’envers du repas gastronomique à la française Une variété réduite de mets possibles, des préparations rapides, une moindre convivialité, un temps dédié constamment rogné, une pénétration précoce de l’industrie agroalimentaire... tout semble se conjuguer depuis deux siècles pour faire du petit déjeuner le cheval de Troie d’une alimentation standardisée, mondialisée, éloignée autant que possible de toute culture gastronomique. Les deux histoires, celle du repas gastronomique à la française, inscrit en 2010 au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco, et celle du déjeuner devenu « petit », sont pourtant imbriquées de façon beaucoup plus complexe que la seule dynamique d’opposition fonctionnelle qui semble les générer. L’invention de la gastronomie, une histoire parallèle L’histoire de l’alimentation et, en son cœur, l’histoire de la gastronomie remplissent des bibliothèques entières. Mais, parmi tous ces écrits, le petit déjeuner est plus que le parent pauvre, il est le non-dit de cette littérature, le parent dont il ne faut pas parler, dont on a honte. Les raisons en sont vite expédiées : soit, jusqu’au XVIIIe siècle, il n’est qu’un repas banal, aux ingrédients identiques aux autres, soit, depuis le début d’un marché mondial et de l’industrialisation, il est devenu un simple moment alimentaire dont les plaisirs gustatifs et les traditions culturelles sont largement bannies. Les repas dignes d’attention sont donc ceux du midi et, plus encore, du soir. Il semble bien établi, en tout cas c’est ce que racontent les histoires de la cuisine, qu’à la fin du XVIIe siècle, particulièrement en France, quelque chose d’inédit se produit. Le lieu d’origine en est la table de Louis XIV à Versailles. Les contraintes sur les manières de table imposées par la mise en scène monarchique obligent les cuisiniers à faire évoluer leurs pratiques. Érigés en modèle à l’échelle européenne, les usages de la cour française se diffusent tout au long du XVIIIe siècle, auprès des autres monarques, des tables aristocratiques et de la grande bourgeoisie. À la fin du siècle, ces pratiques privées deviennent commerciales avec l’invention du restaurant et du café, lieux essentiels de la sociabilité du XIXe siècle, modèle européen ensuite répandu dans le monde entier. Cette histoire est donc synchrone de celle du petit déjeuner. La volonté de démontrer puissance et richesse induit la multiplication des mets, l’affichage de produits chers (ce qui dope la demande de ceux qui viennent de très loin), mais aussi leur mise en scène spectaculaire et simultanée, le « service à la française » déjà évoqué. Le défi est considérable pour les cuisiniers, et la fin du XVIIe siècle s’avère un moment de grande innovation technique, créant souvent des objets devenus si familiers qu’ils paraissent immémoriaux, comme la casserole ou le fourneau. Le lieu central de toute cuisine était la cheminée ; il se déplace alors vers le fourneau à charbon de bois qui permet un travail à la casserole (dont les formes spécialisées se précisent et se multiplient) beaucoup plus précis que le pot sur l’âtre. La source de chaleur n’avait auparavant guère évolué depuis l’Antiquité. La cuisson se faisait sur le feu ouvert, le plus souvent des cheminées murales, parfois des foyers disposés au centre de la cuisine. Des réchauds portables, remplis de braises, permettaient de poursuivre des cuissons lentes ou de garder au chaud. Broches, grils et marmites représentaient donc l’essentiel du matériel culinaire, auxquels s’ajoutaient des mortiers pour le travail du pilon en dehors du feu. Cette base technique était encore celle d’une bonne partie de l’Europe rurale au XIXe siècle, ainsi que du reste du monde. La cuisine comme lieu perd, dans les grandes maisons, le monopole de la préparation des mets. Cela a débuté dès le XVIe siècle dans le pays introducteur en Europe des préparations sucrées orientales : l’Italie. Une pièce attenante à la salle où l’on mange, que ce soit une grande salle utilisée pour les banquets ou une chambre plus privée, permet de préparer des plats qui doivent être servis sans attendre. L’officier responsable du travail du sucre, l’ancêtre du pâtissier, donne son nom à cette pièce nouvelle, généralement intermédiaire entre la cuisine et la salle à manger : l’office. Une petite cheminée suffit, pour les rares préparations à feu vif (flambages et fricassées) et, surtout, comme source permanente de braises pour les fourneaux. C’est là qu’apparaissent les casseroles et les poêles telles qu’elles nous sont familières. Un ameublement fixe fait son apparition, paillasse généralement carrelée, munie de trous pour les braises ou de niches servant de fours à cuisson douce : le « potager », qui doit son nom au fait qu’il permettait de maintenir les potages au chaud. Les amateurs des aventures du commissaire Nicolas Le Floch, inventées par Jean-François Parot, salivent à l’évocation des petits plats que Catherine Gauss, la cuisinière de l’hôtel de Noblecourt, garde au chaud dans son potager pour l’aventureux héros. Cette description d’une cuisine d’un riche Parisien du XVIIIe siècle n’a rien d’anachronique. La présence des potagers dans les offices et les cuisines s’efface lentement dans les villes du XIXe siècle, sous le coup des progrès de la métallurgie qui permettent de reproduire les potagers de façon industrielle avec de la fonte sous le nom de « cuisinières ». Les maisons paysannes, provençales en particulier, ont cependant conservé longtemps cet aménagement. Or, les potagers se sont avérés essentiels pour la préparation du chocolat, du thé ou du café qui devaient être servis rapidement et bien chauds... Un contexte favorable à l’émergence d’un nouveau type de repas Les innovations apportées par la grande cuisine française se répandent rapidement dans la haute société, mais aussi petit à petit dans l’ensemble des milieux urbains en Europe. Sans elles, des repas composés d’un nombre considérable de plats, très variés et, si possible, spectaculaires n’auraient pu être possibles. Il s’agit bien d’une cuisine ostentatoire. Cependant, le souci de la touche finale, par exemple en servant un plat en train de flamber, plus généralement la surveillance étroite des liaisons jusqu’au dernier moment, préoccupations qui expliquent cette nouvelle pièce qu’est l’office, rendent plus complexe l’articulation de la cuisson et du service à table. Certes, cette distinction reste encore vive aujourd’hui : la brigade et la salle sont deux mondes distincts et un bon restaurant ne saurait fonctionner sans une parfaite harmonisation de ces deux champs professionnels. Mais le travail jusque devant les convives (flamber, réussir une liaison instable), la découpe (l’officier tranchant), supposent des pratiques intermédiaires entre ces deux mondes. Sans ce contexte, il est difficile d’imaginer les premiers balbutiements du petit déjeuner au début du XVIIIe siècle. Lorsque quelques aristocrates se mettent à boire des boissons chaudes exotiques au lever, ils et elles font certes preuve d’ostentation, en utilisant des ingrédients encore chers – chocolat, thé, café, sucre – car venus de loin, mais cela se passe dans un environnement social qui s’y prête. Car ce nouveau repas suppose une immédiateté de service. Dès que le maître ou la maîtresse en fait la demande, il faut que la boisson chaude soit servie en quelques minutes. Le chocolat chaud, émulsion peu stable alors (d’où l’usage des fouets spécifiques ou moussoirs), suppose ce qu’on appellerait aujourd’hui du « juste à temps ». Mais les amateurs ont aussi appris à déguster thé et café sans attendre. Tout cela fait que ces préparations ne peuvent être l’œuvre du personnel de cuisine, pièce souvent éloignée, mais celle des domestiques au contact immédiat des maîtres, femmes de chambre, valets personnels, butler. N’est-ce pas Despina, la servante de Cosi fan tutte, qui prépare le chocolat de ses maîtresses, et en profite pour le boire en cachette ? Au-delà des boissons, beaucoup d’éléments d’un petit déjeuner supposent également une préparation rapide : les œufs, les fruits pressés, le pain grillé... Comme les chambres, en particulier féminines, sont aussi des salons où sont reçus les intimes (qui peuvent être assez nombreux) dans un espace 5 dédié entre le lit et la cloison (les « ruelles »), offrir une collation matinale suppose donc la proximité d’un office. L’arrière-chambre, qui désigne alors essentiellement ce qu’on nommerait aujourd’hui un dressing, voit sa fonction évoluer : ce domaine de la femme de chambre accueille désormais de quoi préparer des boissons chaudes, voire permettre l’élaboration de plats rapides ou le maintien au chaud. La complexification de la préparation des repas qui deviennent alors principaux, le midi et, plus encore, le soir, n’est donc pas contradictoire avec la standardisation d’un repas différent le matin. Les objets et savoir- faire nécessaires au raffinement final des premiers autorisent la rapidité de la préparation du second. Révolution bourgeoise à table L’histoire de la grande cuisine française, pour laquelle l’association avec celle du petit déjeuner n’allait pas de soi, connaît une seconde étape essentielle au tournant des XVIIIe et XIXe siècles : d’aristocratique, elle devient bourgeoise. La Révolution française est généralement considérée comme le moment charnière. C’est juste, mais elle n’a fait qu’accélérer une dynamique déjà en marche. La cessation d’activité, au moins quelque temps, des grands hôtels particuliers (et de leurs festins), l’arrêt des cuisines royales et princières mirent au chômage nombre de grands professionnels des métiers de bouche. Pour partie, cela contribuera à la diffusion des nouvelles pratiques culinaires nées en France à travers toute l’Europe, Empires russe et turc compris. Mais surtout, cela fit passer cette cuisine savante de la sphère privée à la sphère publique, car les cuisiniers chômeurs devinrent souvent restaurateurs. En réalité, les restaurants existent depuis la fin du règne de Louis XV. Deux anecdotes s’en disputent l’origine, mais elles décrivent le même processus : la possibilité pour toute personne munie d’une bourse suffisamment replète d’accéder à la cuisine nouvelle. La première historiette attribue à un certain Boulanger, dit Chantoiseau, l’initiative d’avoir ouvert à Paris en 1765, rue Bailleul, un « bouillon » proposant une liste de plats variés à prix fixés à l’avance. La diversité des mets servis ainsi que l’invention de la carte les présentant le distinguaient des aubergistes et des taverniers. Comme il avait écrit sur sa porte « Venite ad me, omnes qui stomacho laboratis et ego restaurabo vos » (littéralement du latin de cuisine), qu’il proposait donc de « restaurer » les forces des affamés, on l’aurait appelé « restaurateur ». L’histoire est savoureuse, mais L’almanach du Dauphin de 1777 attribue à Messieurs Roze et Pontaillé l’ouverture du premier restaurant en 1766, dans une partie louée de l’hôtel d’Aligre, rue Saint-Honoré à Paris. Peu importe, il n’en reste pas moins que le phénomène correspond bien à une diffusion de mœurs alimentaires d’origine aristocratique chez des consommateurs urbains plus modestes et plus occasionnels. La dispersion des maîtres queux pendant la Révolution française n’a fait qu’accentuer, dans le domaine alimentaire comme en d’autres, la substitution comme classe dirigeante de l’aristocratie par la bourgeoisie. Ce passage du privé vers le public connut ensuite, au cours du XIXe siècle, un parcours symétrique, sans que le restaurant ne perde, bien au contraire, son statut de temple de la cuisine bourgeoise. La passion pour la diversité et la sophistication alimentaires n’a eu de cesse de croître chez « le mangeur du XIXe siècle », pour reprendre le titre d’un très subtil livre de 6 Jean-Paul Aron. Inutile de préciser que le petit déjeuner n’y a pratiquement aucune place. Pourtant, en insistant sur des festins souvent vespéraux ou nocturnes, Aron suggère que le matin devient un enjeu de remise en forme pour cette bourgeoisie conquérante qui ne comporte pas que des rentiers. La banalisation de la cuisine née à la cour de Louis XIV s’articule aux contraintes liées à l’urbanisation. Outre le fait que beaucoup de personnes relativement aisées doivent de plus en plus souvent manger hors de chez elles, la multiplication des restaurants et des hôtels a fortement contribué à imposer certaines normes. Le développement du tourisme, lié à celui des transports, diffuse géographiquement des pratiques nouvelles, en particulier celle du petit déjeuner à base de boissons d’origine tropicale. Les immeubles urbains se dotent d’un nouveau système de cheminées superposées d’un étage à l’autre qui permet d’installer des poêles et des cuisinières métalliques, et donc une cuisine sans âtre. Les pratiques culinaires nouvelles, dont la consommation de café, de thé ou de chocolat, pénètrent donc dans les foyers urbains les plus modestes, et se distinguent de plus en plus de la cuisine paysanne. C’est dans ce contexte que se fait le passage du service à la française à celui à la russe. La difficulté à tout préparer simultanément dans des restaurants ou des familles modestes a certainement joué un rôle important, mais ce passage se fit d’abord dans la cuisine gastronomique la plus exigeante. Les autorités en matière de critique gastronomique, domaine apparu au début du XIXe siècle comme nous l’avons vu avec Grimod de La Reynière, insistent alors pour que les plats arrivent devant le gastronome à l’acmé de leurs qualités gustatives, donc que le service soit effectué plat par plat, à la russe. Cette expression tire son origine d’une personne précise : Alexandre Kourakine, qui fut l’ambassadeur de Russie en France de 1808 jusqu’à la campagne de Russie, en 1812, après avoir été l’un des principaux acteurs des traités de Tilsitt. Kourakine (que Tolstoï appelle Kouraguine dans La Guerre et la Paix) était un vieil aristocrate raffiné qui s’était passionné pour l’art culinaire pendant les quatorze années de relégation dans son domaine de Saratov auxquelles l’avait condamné la Grande Catherine. Son penchant pour les plats servis chauds a été adopté à Paris tel un manifeste au moment de la remise en cause de la présentation simultanée des mets. Kourakine pourrait être considéré comme un martyr de sa cause, puisqu’il souffrit épouvantablement durant ses dernières années de la goutte qui finit par l’emporter. Dans les années 1800-1820, les services commencent à se codifier selon une structure aujourd’hui largement répandue dans le monde : entrée/plat/dessert ; enchaînement qui a pu être beaucoup plus complexe lors des banquets jusqu’aux années 1960 : potages, hors d’œuvre, relevés, entrées, poissons, volailles, viandes blanches, rôts, salades, fromages, desserts, café et mignardises, le tout ponctué plusieurs fois d’entremets. En négatif, le petit déjeuner peut, au mieux, faire se succéder œufs, tartines et laitages, le plus souvent présentés simultanément, à la française. La genèse du nouveau repas matinal, le déjeuner « petit », est donc étroitement liée à la grande transformation culinaire des XVIIIe-XXe siècles, dont la France fut la pionnière, mais qui correspond globalement aux contraintes de la Révolution industrielle. Le petit déjeuner est, pour partie, l’envers du repas bourgeois dont il nie la variété et la complexité ; il représente une alimentation allégée et dynamisante compensant la charge des autres repas. Mais il n’aurait pu exister sans les changements techniques, tours de main compris, qu’a nécessités cette profonde évolution. Épisode 6 Quand le déjeuner devint petit, le Monde était devenu grand… La trilogie thé-café-chocolat nous est si familière aujourd’hui qu’elle semble aller de soi. L’association de ces trois produits végétaux n’avait pourtant rien d’évidente. Le seul point commun, essentiel il est vrai, est qu’il s’agit de trois plantes tropicales inadaptables en milieu tempéré. Trois parties du monde La carte du petit déjeuner est une carte mondiale. Chacune des trois plantes est originaire d’une région très éloignée des deux autres, d’une 7 partie du monde, d’un « continent » comme on dit maladroitement , différent. Le cacaoyer, Theobroma cacao, est un arbre américain ; le théier, Camellia sinensis, un arbuste asiatique ; et le caféier, Coffea, un arbre africain. Leur géographie actuelle témoigne de façon spectaculaire des échanges botaniques provoqués par la mondialisation européenne. La principale région de production du cacao, né américain, est maintenant l’Afrique occidentale, la Côte d’ivoire réalisant à elle seule près d’un tiers de la production mondiale. Le café, africain au départ, pousse aujourd’hui surtout en Amérique, le Brésil dominant la production. Seul le thé reste majoritairement cultivé dans sa région d’origine, la Chine et l’Inde fournissant plus de la moitié de la production, même si le Kenya commence à les talonner. Comme toutes les plantes ligneuses, leur durée de vie peut être de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines d’années et, en tant que plantes cultivées, ce n’est qu’au bout de quelques saisons qu’elles sont productives. Or aucune des trois ne peut supporter un hiver un peu rigoureux. Leur culture doit donc rester dans la zone tropicale et subtropicale. Ce n’est pas le cas de toutes les plantes rapportées en Europe lors des grands voyages des XVe-XVIe siècles, les « Grandes Découvertes ». Par exemple, Nicotiana tabacum, le plant de tabac, est une herbacée annuelle : bien qu’elle craigne les températures inférieures à 15 °C, son cycle est suffisamment court pour qu’elle puisse être cultivée en Europe. De même Solanum lycopersicum, la tomate, mexicaine d’origine comme le tabac, et également une herbacée, a pu conquérir le Bassin méditerranéen et bien au-delà. Boire du café, du thé ou du chocolat suppose donc des cultures lointaines, outre-mer, et des transports au long cours. Ils restent d’ailleurs, encore aujourd’hui, des produits de base qui ne sont pas parmi les moins coûteux. Il a donc fallu bien des motivations pour se lancer dans leur vente en Europe, donc dans le transport maritime et la mise en culture en amont du processus. D’autant plus que les grains de café, les fèves de cacao et les feuilles de théier, même après les traitements immédiatement nécessaires après leur récolte, restent des biens périssables, beaucoup plus que les premiers produits coloniaux, les métaux précieux bien sûr, mais aussi le sucre raffiné et les épices classiques. Leur commerce implique une chaîne de traitement, moins contraignante certes que pour des fruits tropicaux comme la banane ou l’ananas qui n’ont pu que tardivement arriver sur les tables européennes (à la fin du XIXe siècle), mais tout de même suffisamment exigeante pour ne pouvoir être assurée que par de grandes entreprises, gérant des navires et des entrepôts spécialisés, avec un personnel formé. Ce qui est toujours le cas aujourd’hui. Trois dopants De fait, thé, café et chocolat sont connus des voyageurs, des géographes et des botanistes européens dès le XVIe siècle, mais ce n’est qu’à la fin du XVIIe que leur consommation devient une affaire économique. Ce fut un peu plus tôt le cas pour le chocolat en Espagne, du fait du succès rapide de cette boisson parmi les colons en Amérique. La première description européenne du café fut écrite par un médecin allemand, Leonhard Rauwolf, au retour d’un voyage dans l’Empire ottoman en 1573-1576. Il parle d’un « breuvage aussi noir que l’encre » auquel il prête bien des vertus. Mais ce n’est qu’au XVIIe siècle que les marchands vénitiens et marseillais le commercialisent en Europe après l’avoir acheté en Égypte, et en 1720 qu’est ouvert un débit de boisson spécialisé, encore existant aujourd’hui, auquel le liquide donne son nom : le caffè Florian sur la place Saint-Marc à Venise. En 1606, un navire hollandais rentrant de Java apporte la première cargaison de thé en Europe. Les Néerlandais avaient échangé avec des marchands chinois ces quelques caisses d’un produit inconnu pour eux contre de la sauge dont ils espéraient faire un bien d’exportation dans l’Empire du Milieu. Ce fut l’inverse qui se produisit : le thé conquit l’Europe. Mais cela prit quelques décennies. On prête à la reine Mary II d’Angleterre, la co-souveraine de l’époque de William and Mary à la suite de la Glorieuse Révolution en 1689 et qui régna jusqu’à son décès en 1694, le rôle d’initiatrice du thé matinal. C’est donc au début du XVIIIe siècle que le thé devient une passion anglaise. Ces nouvelles boissons chaudes prises au lever du jour ne font que se substituer à d’autres liquides, la soupe en particulier. Plus important, elles ont des qualités stimulantes qui aident à se réveiller. La caféine, présente évidemment dans les graines de café mais aussi dans les feuilles de thé sous le nom de théine, est un alcaloïde de la famille des méthylxanthines qui agit comme stimulant psychotrope. On la trouve également dans les feuilles de maté, les graines de guarana, les noix de cola et le cacao, mais en plus petites quantités pour ce dernier. La caféine agit comme stimulant du système cardio-vasculaire et du système nerveux central ; elle est aussi légèrement diurétique. Ce n’est qu’en 1819 que cette substance a été identifiée, à l’incitation de Goethe, par le chimiste allemand Friedlieb Ferdinand Runge qui lui a donné son nom. Mais, bien avant cette découverte, ses propriétés étaient déjà bien connues. Elle est toujours la substance psycho-active la plus consommée au monde. Le café et le thé, dans une moindre mesure le chocolat, sont donc des (très légères) drogues stimulantes et légales, idéales pour le réveil ou le maintien en état de veille. Rien d’étonnant qu’elles aient été rapidement associées au premier repas de la journée, voire à la toute première boisson, quand une tasse de thé ou de café est absorbée dès le réveil, bien avant tout repas solide. C’est ce qui se produisit dans la haute société hollandaise, parisienne ou londonienne dès le début du XVIIIe siècle, qui était alors la seule catégorie sociale qui pouvait se le permettre. L’intérêt commercial suscité par cette consommation a ensuite vivement stimulé le commerce et les prix baissèrent rapidement au cours du siècle. Résultat : les milieux urbains populaires accédèrent à cette consommation, au moins occasionnellement, dès le milieu du siècle à Londres, Amsterdam et Paris, puis progressivement ailleurs en Europe occidentale. Il est vrai que l’effet stimulant de ces boissons leur valut rapidement une réputation proche du viagra. La noix de cola l’a clairement conservé aujourd’hui. Certes, le désir de stimulants sexuels entretenant un marché toujours plein d’espoir, la plupart des plantes nouvelles apparues en Europe depuis le XVe siècle eurent quelque temps cette réputation. Ce fut, par exemple, le cas de l’artichaut et de l’asperge. Le chardon domestiqué qu’est l’artichaut, apparu sur les tables princières au XVIe siècle, a surtout des vertus antioxydantes par la présence d’acide chlorogénique et, même s’il contient des doses infimes d’acide caféique comme beaucoup d’autres plantes, il ne saurait avoir des propriétés stimulantes comme le café. Même si la plante méditerranéenne qu’est l’asperge était déjà appréciée par les Romains, c’est au XVIIIe siècle qu’elle s’impose en Europe. La seule qualité médicinale de cette plante est d’être diurétique. Pourtant elle a longtemps gardé une solide réputation aphrodisiaque dont le premier publicitaire connu fut Pline l’Ancien ; Les Mille et une nuits lui conservent la même réputation et Madame de Pompadour en fait grand cas. Sa forme n’y est sans doute pas étrangère ; au XVIIIe siècle, on l’appelait encore « pointe d’amour ». Rien de bien surprenant que des boissons effectivement énergisantes aient été dotées de la même réputation. La scène du chocolat dans Cosi fan Tutte, déjà évoquée, sous-entend une manœuvre de la servante pour rendre les jeunes filles plus vite réceptives aux avances de leurs amants déguisés. L’Inquisition en terres ibériques, où le cacao s’est vite diffusé, en a toujours tenu la consommation comme une pratique suspecte pour les mêmes raisons. Mais, bien que ce soit plus à tort qu’à raison, la réputation des trois boissons ne pouvait nuire à leur consommation en début de journée. Des préparations proprement européennes Ce que les Européens ont pris l’habitude, il y a deux siècles et demi, de boire le matin ne saurait vraiment être qualifié de boissons exotiques. Certes, les ingrédients de base, cabosses de cacao, graines de café et feuilles de thé, viennent des tropiques. Mais ce qu’il y a concrètement dans les tasses est beaucoup plus que la seule infusion de ces matières premières dans de l’eau chaude. Deux additifs essentiels doivent être pris en compte : le lait et le sucre. Les combinaisons qui en résultent sont proprement européennes et ressemblent très peu aux boissons des Chinois ou des Indiens du Mexique, un peu plus au café des Turcs et des Arabes, mais avec tout de même de nettes différences. Si le lait, dont on ne saura assurer une conservation longue, donc la possibilité de le transporter loin, qu’à la fin du XIXe siècle, est un produit local, le sucre est en revanche toujours issu de cannes sucrières jusqu’à la concurrence de la betterave à partir du début du XIXe siècle. La canne ne pouvant pousser que dans les régions tropicales ou subtropicales, le sucre est donc aussi un produit venu de loin. Il est même, du XVe au XVIIIe siècle, LE produit tropical par excellence, à la base des trafics triangulaires. L’association du sucre au petit déjeuner accentue donc fortement le caractère mondial de ce nouveau repas. D’autant plus que, si l’on sucre les trois boissons chaudes, parmi les produits consommés en même temps figurent vite en bonne place les confitures. À vrai dire, la consommation matinale de sucre commence dès le XVIe siècle. À partir du moment où ce produit devient, en Europe, un peu moins rare qu’au Moyen Age, quand les Européens commencent à pouvoir dominer des lieux où la culture de la canne est possible – Madère, les Açores et les Canaries en particulier —, le sucre passe du statut d’épice rare, utilisée d’abord dans la pharmacopée, à celui d’aliment pour riches. Le lait chaud sucré devient une boisson matinale princière appréciée, sans cependant devenir une norme. Mais cette pratique a préparé la venue des nouvelles boissons. L’intérêt du sucre qui fournit des calories immédiatement mobilisables par l’organisme, qualité bien connue aujourd’hui des sportifs, est vite intégré. L’association avec les propriétés stimulantes des boissons tropicales est également comprise au XVIIIe siècle comme la base idéale du repas de début de journée. La première transformation opérée par les Européens, historiquement, est celle du chocolat. Des boissons à base de fèves de cacaoyer étaient préparées en Amérique centrale au moins depuis les Olmèques, dès le Ier millénaire avant notre ère. Elles ne pouvaient être sucrées, puisque la canne est originaire d’Asie du Sud-Est et reste confinée dans l’Ancien Monde jusqu’au deuxième voyage de Christophe Colomb. Le breuvage indien consistait à diluer du cacao pilé dans de l’eau et à l’additionner à d’autres produits, en particulier cette autre plante mésoaméricaine qu’est le piment. Autre additif fréquent : des graines de roucou, qui avait pour intérêt de donner au liquide une couleur rouge intense. Le roucou sert encore de base aujourd’hui à des rouges à lèvre et, dans le domaine alimentaire, à colorier en rouge la croûte de certains fromages (mimolette, boulette d’Avesnes, Cheddar...), ainsi que le haddock ou les biscuits Chamonix-Orange. Cette préparation était souvent laissée à fermenter pour devenir alcoolisée. Nul doute que la boisson amérindienne, dont l’usage n’était pas particulièrement matinal mais lié à certaines cérémonies religieuses, n’avait aucun rapport gustatif avec nos chocolats chauds. La première dégustation de cacao ne suscita d’ailleurs pas l’enthousiasme 8 chez les conquistadors, si l’on en croit Bernardino de Sahagùn. C’est aux Antilles, vers le milieu du XVIe siècle, que les colons espagnols eurent l’idée d’associer le cacao avec le produit des premières plantations, le sucre. Ils éliminèrent le piment, mais rajoutèrent, quand ils en avaient les moyens, une épice qu’ils appréciaient mieux, originaire du Sri Lanka : la cannelle. Le succès fut immédiat chez les Créoles antillais et traversa l’Atlantique dès la fin du siècle pour gagner l’Espagne, puis le reste de l’Europe. C’est donc uniquement la combinaison cacao + sucre que connurent les palais européens, ce qu’on ne tarda pas à nommer le chocolat. En revanche, l’addition de sucre dans le café n’est pas une initiative européenne. Ce sont les Arabes et les Turcs qui font découvrir aux Italiens la préparation et la dégustation de cette boisson. C’était déjà eux qui avaient appris aux Croisés et aux premiers marchands italiens l’usage de la canne à sucre, venue d’Inde via l’Iran. La combinaison de l’amertume du café et de la douceur du sucre est donc pré-européenne, de même que la pratique de la torréfaction. Ce que les Européens ont modifié, mais tardivement, ce sont les techniques de préparation du café. À l’origine, la seule méthode était la décoction, le « café turc » actuel, avec plus ou moins de sucre et, éventuellement, des épices comme de la cardamome. Apparaît tardivement en Europe l’infusion, faisant passer de l’eau chaude sur du café moulu retenu par un filtre, avant que soit inventée, seulement au XXe siècle en Italie, la percolation qui met l’eau sous pression. Avec ces innovations, les Européens ont ôté le sucre de la préparation elle-même. Il est néanmoins toujours proposé comme un adjuvant individuel possible et très fréquemment utilisé. Le thé à l’européenne représente, par rapport à la boisson asiatique, une transformation presque aussi radicale que celle du cacao indien. C’est beaucoup plus frappant aujourd’hui où les deux manières de boire le thé, l’orientale et l’occidentale, sont simultanément présentes dans bien des salons de thé européens, alors que la boisson mexicaine n’est plus qu’un souvenir historique. S’il est bien des façons de préparer le thé en Chine, au Japon ou en Corée, c’est toujours sans sucre ni lait. En fait, les Européens ne sont peut-être pas les premiers à avoir consommé du thé au lait ; à partir de la Chine, le thé s’est diffusé dans les steppes d’Asie centrale, en particulier parmi les peuples mongols. Ces sociétés d’éleveurs, grands consommateurs de laitages, qu’ils transforment même en une sorte de bière alcoolisée, le koumis ou aïrag, ont depuis longtemps mis du thé dans leur lait, car c’est plutôt dans ce sens qu’il faut comprendre la synthèse des deux boissons. Mais le thé au lait (ou le lait au thé) mongol était salé, non sucré. Le processus n’est sans doute pas si différent en Europe, à la fin du XVIIe siècle, où le lait chaud sucré était déjà une boisson courante. Le fait est que la combinaison du thé, du sucre et du lait, devient dès le début du XVIIIe siècle la boisson archétypique de la britannicité. Contrairement à ce qu’affirment parfois des Indiens (asiatiques), il est peu probable que la pratique anglaise du thé soit un don de l’Empire des Indes. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le thé vient de Chine ou du Japon, en Inde comme en Europe. Et les Britanniques y ont déjà développé une addiction depuis longtemps. C’est plutôt la pratique britannique qui s’est diffusée dans les colonies successives de la Couronne. On prend le thé au lait (et à 17 heures) aussi bien au Kenya qu’en Inde, où il est souvent complété par un mélange d’épices sous le nom de massala chaï et servi au petit déjeuner. Trois arbres ou arbustes tropicaux, plus la canne à sucre, comme ingrédients de base d’un nouveau type de repas matinal : aucun doute, l’émergence du petit déjeuner est bien la conséquence de la mainmise européenne sur les régions tropicales. Épisode 7... mais il fallait contrôler la « route des Indes » Les principaux acteurs de l’action colonisatrice des Européens, de la fin du XVIe au début du XIXe siècle, furent les compagnies des Indes. C’est durant cette période que les importations européennes de sucre de canne deviennent massives, avec les conséquences sociales et démographiques qu’entraînent le développement de la production, la traite atlantique en particulier. C’est également à cette période que les boissons d’origine tropicale passent du statut de curiosités rares à celui de produit commercial d’une consommation de plus en plus fréquente. C’est enfin le moment où la pratique nouvelle du petit déjeuner, comme repas original dans le cycle alimentaire, apparaît et s’impose à une bonne partie des sociétés européennes. Les compagnies des Indes orientales inventent la route du thé À la charnière des XVe et XVIIe siècles, les Ibériques qui avaient, depuis la fin du XVe siècle, dominé le commerce lointain, s’effacèrent progressivement devant d’autres puissances européennes. Les Portugais, qui avaient découvert puis exploité la route de l’Asie en contournant l’Afrique, étaient concurrencés dans l’océan Indien par des flottes venues d’Europe septentrionale. Ce furent les Hollandais qui s’y risquèrent les premiers. Le poivre rapporté par les Portugais avait été, après le retour de Vasco de Gama, commercialisé par des Flamands. La terrible guerre que les Espagnols menèrent contre les protestants des Flandres fit perdre à Anvers son rôle de plaque tournante des produits orientaux. Les commerçants se réfugièrent à Amsterdam qui domina les échanges maritimes durant le XVIIe siècle. En 1592, Cornelis de Houtman embarqua sur un navire portugais mais fut démasqué et emprisonné à son retour des Indes. Des armateurs de Rotterdam payèrent sa rançon et le renvoyèrent dans l’océan Indien à la tête d’une flotte, hollandaise cette fois-ci. À son retour en 1597, les Portugais avaient perdu le secret de la route des épices. En cinq ans, de 1598 à 1602, 14 flottes, comportant 65 vaisseaux, relièrent la Hollande et l’océan Indien. Les bénéfices furent aléatoires, mais parfois énormes. Pour éviter une concurrence dévastatrice entre les flottes hollandaises, les armateurs créèrent en 1602 la Vereenigde Oostindische Compagnie ou VOC, la « Compagnie unie des Indes orientales ». Elle domina le commerce lointain de l’Europe au XVIIe siècle et en resta encore un acteur essentiel jusqu’à sa dissolution en 1799. La VOC, comme les autres compagnies des Indes, relevait de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’économie mixte ; ce ne fut pas la première, l’anglaise la précédant de deux ans. Entreprise privée, elle fut programmée par les États généraux des Provinces Unies dans un but d’abord militaire : lutter contre (et éventuellement concurrencer) les flottes de l’Espagne et du Portugal (les deux couronnes étaient alors réunies). En contrepartie, elle bénéficiait du monopole du commerce avec l’Extrême-Orient. La VOC tissa un lien considérable entre l’Est et l’Ouest. En deux siècles, elle arma 4 700 navires et fit voyager près d’un million d’Européens. Les marchandises rapportées d’Asie étaient tout d’abord des épices, et la Compagnie gagna rapidement le monopole en Europe des épices fines, muscade, macis, cannelle et girofle, tout en restant le principal importateur de poivre. Mais, dès le milieu du XVIIe siècle, ces produits tropicaux perdirent de l’importance au profit des tissus (les indiennes). Au début du XVIIIe siècle, c’est le trafic du thé et du café qui l’emporta finalement, auquel s’ajoutèrent rapidement laque et porcelaine chinoises. C’est un navire de la VOC qui apporta, dès 1606, les premiers colis de thé en Europe, mais il fallut attendre le dernier tiers du siècle pour que cette nouvelle marchandise connaisse le succès. L’East India Company fut créée en 1600 par une charte royale d’Elizabeth Ire d’Angleterre. Elle se développa d’abord dans l’ombre de la VOC, s’intéressant en particulier à la péninsule indienne parce que les îles à épices de l’Asie du Sud-Est lui étaient interdites par les navires hollandais, pour finalement devenir l’acteur majeur de l’expansion européenne au XVIIIe siècle et dominer, entre autres, le commerce du thé. Le repli sur l’Inde, facilité par l’affaiblissement des établissements portugais, s’avéra une très bonne affaire. Le paprika resta un temps une marchandise importante, mais rapidement le coton et l’indigo le dépassèrent, avant que le thé ne devint essentiel. Après la bataille de Plassey en 1757, qui marqua l’éviction de la compagnie française de l’Inde, l’East India Company fut en position dominante dans les importations européennes venues d’Asie, contrôlant ultérieurement la route de la Chine avec les fondations de Singapour (1819) et de Hong Kong (1842). Le commerce du thé posait néanmoins un énorme problème, car il était à sens unique : le fournisseur quasi exclusif, la Chine, n’était guère acheteur de produits européens. La Compagnie anglaise des Indes était alors condamnée à d’énormes sorties de capitaux. Elle imagina donc d’importer en Chine de l’opium du Bengale, dont elle avait le monopole d’achat depuis 1773, mais ce qu’elle ne pouvait faire qu’en contrebande, l’État chinois s’opposant fermement à ce trafic de drogue. En 1838, la pénétration de l’opium en Chine dépassa les 1400 tonnes et le gouvernement chinois décida d’appliquer la peine de mort aux trafiquants. Lorsque le gouverneur de Canton, Lin Zexu, imposa la fouille de tous les navires entrant dans le port, le gouvernement britannique décida d’envoyer un corps expéditionnaire et déclencha la première Guerre de l’opium (1839-1842), qui fut presque autant une guerre du thé. Le 29 août 1842, par le traité de Nankin, les Britanniques arrachèrent à la Chine le libre commerce de l’opium, ainsi que l’archipel de Hong Kong. Autre conséquence : la Chine doubla rapidement ses exportations de thé, ce qui déséquilibra encore un peu plus ses échanges. En effet, sous l’effet de la demande européenne, beaucoup d’exploitations agricoles s’étaient converties à la culture du thé et une partie de l’alimentation chinoise dut être importée. Les troubles sociaux ne cessèrent alors de s’amplifier en Chine. Ce fut cependant par sa base indienne que l’East India Company dégénéra : la révolte en 1858 de ses troupes indigènes, les Cipayes, conduit l’État britannique à prendre directement les choses en main. La Compagnie fut définitivement abolie en 1874. À l’ombre de ces deux géantes, la VOC et l’EIC, qui dominèrent les échanges européens en Asie du XVIIe au XIXe siècle, d’autres compagnies des Indes ont plus modestement prospéré. La Svenska Ostindiska Companiet, la Compagnie suédoise des Indes orientales, mena 132 expéditions de 1732 à 1806, essentiellement à destination de la Chine. Elle était en partie financée et organisée par des Écossais, désireux de contourner le monopole de la compagnie anglaise pour ramener en Europe du thé et de la porcelaine, échangés contre de l’argent espagnol, obtenu au passage contre des marchandises suédoises. Le thé qui arrivait alors à Göteborg, le port d’attache de la SOC, repartait le plus souvent pour l’Angleterre. Incidemment, cette compagnie joua également un rôle dans l’histoire des sciences : plusieurs disciples de Cari von Linné firent en effet le voyage d’Orient sur ses bateaux et ramenèrent de nombreuses plantes. Il exista aussi une Compagnie danoise des Indes orientales, fondée dès 1616, mais qui fut surtout active au XVIIIe siècle après sa refondation en 1732 sous le nom de Compagnie asiatique. Comme l’autre entreprise Scandinave, elle dut sa fortune au commerce du thé revendu immédiatement sur le marché britannique. Elle eut cependant une particularité, celle d’avoir provoqué la seule colonisation danoise en Asie. La ville de Tranquebar, l’actuelle Tharangambadi sur la côte du Tamil Nadu, fut la base asiatique de la compagnie danoise de 1620 à 1845, date à laquelle elle fut vendue à la compagnie anglaise. Beaucoup plus importante fut la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales, dite Compagnie d’Orient. Elle fut créée par Colbert, en 1664, dans le cadre de sa politique mercantiliste, pour ne pas dépendre des compagnies hollandaise et britannique. Quelques compagnies éphémères l’avaient précédée, qui lui laissaient en héritage les premiers points d’appuis français à Madagascar et aux Mascareignes. C’est en 1666, avec la création d’un siège portuaire ex nihilo auquel elle donna son nom, Lorient, que la Compagnie d’Orient prit son essor. En 1719, John Law la fusionna avec d’autres entreprises, en particulier la Compagnie du Sénégal, sous le joli nom de « Compagnie perpétuelle des Indes ». Réorganisée à nouveau après la banqueroute auquel le nom de Law est associé, elle envoya aux Indes, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, au moins une dizaine de vaisseaux chaque année. À l’issue de la guerre de Sept Ans, en 1763, qui se solda par la perte de l’empire qu’elle avait constitué en Inde, elle réussit à redresser ses activités commerciales. Refondée une nouvelle fois en 1785, elle redevint vite prospère, jusqu’à la perte de son monopole en 1790, lorsque la Constituante généralisa le libre-échange. Au total, elle ne se sera que peu consacrée au commerce des épices ou du thé ; sa principale marchandise ayant été les cotonnades aux couleurs vives, les fameuses indiennes. Sucre et esclaves : les aléas des compagnies des Indes occidentales Symétriquement, les puissances européennes créèrent des compagnies pour le commerce vers l’Ouest. Elles ne représentèrent cependant jamais des puissances financières équivalentes à leurs consœurs orientales. Les voyages dans l’océan Indien et les mers de Chine étaient des expéditions qui demandaient, encore au XVIIIe siècle, près de deux années. Il fallait souvent attendre l’inversion de la mousson, tenir compte des concurrents locaux, car il n’y avait pas que des flottes européennes. Il fallait, vue la durée, des relais et des points d’appui qui, à leur tour, nécessitaient de contrôler des territoires face à des États souvent puissants. Le grand commerce d’Asie avec l’Europe ne pouvait prospérer qu’en s’articulant à des échanges plus locaux dans lesquels les compagnies européennes s’inséraient. Tout cela nécessitait la puissance d’entreprises quasi étatiques, inscrites dans la durée, qu’étaient les compagnies orientales. En regard, le commerce transatlantique pouvait sembler beaucoup plus simple. La durée de traversée se comptait en semaines, tout au plus. Il n’y avait pas d’acteurs non européens en mer. Certes, le schéma du commerce triangulaire (Europe, littoral africain, Antilles et retour) simplifie une réalité souvent beaucoup plus complexe, mais la maîtrise bien plus partagée des routes maritimes (courants et vents) et le moindre besoin de points d’appui expliquaient la plus grande multiplication des acteurs possibles (ports, armateurs, planteurs, pirates...). Les grandes structures telles que les compagnies des Indes (occidentales, en l’occurrence) étaient, dans un tel contexte, moins nécessaires et moins prospères. Certains moments spectaculaires ne doivent donc pas faire illusion. Ainsi la Compagnie française des Indes occidentales (CFIO), créée symétriquement à celle d’Orient par Colbert en 1664, fut dissoute dès 1674. Elle avait pourtant reçu la propriété des possessions littorales françaises d’Afrique et d’Amérique et le monopole du commerce transatlantique. Elle fut à l’origine du peuplement du Québec, en particulier sous l’intendant Jean Talon. La compagnie intégra dans ses possessions Haïti, l’ouest d’Hispaniola contrôlée jusque-là par des pirates français, possession reconnue par l’Espagne au traité de Ryswick en 1697. Les planteurs de la Guadeloupe et de la Martinique, petites Antilles prises par les Français aux Espagnols en 1635 pour établir des cultures de sucre et de tabac destinés au marché métropolitain, ne prospérèrent qu’après la disparition de la CFIO en 1674 : population d’esclaves et production de sucre doublèrent en une dizaine d’années. Au traité de Paris, en 1763, la France préféra conserver les riches Antilles que le Canada, les « quelques arpents de neige » moqués par Voltaire, dont l’utilité économique se réduisait au trafic des fourrures. À la production de sucre s’ajoutèrent, en particulier à Haïti, celles de l’indigo, du café et du cacao dont la demande explosa alors en Europe. Cette croissance, fondée sur la traite et l’esclavage, se produisit dans un contexte beaucoup plus libéral que celui des compagnies des Indes. La Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, Geoctroyeerde Westindische Compagnie ou GWC, connut la même instabilité. Créée en 1621, elle dut être recréée en 1675 après une première disparition. Le moment fort de son histoire fut lorsque, de 1630 à 1654, elle enleva au Portugal le Nordeste brésilien, avec les villes de Recife, Natal et Salvador ; cette région constituait alors le plus grand ensemble de plantations sucrières européennes. Les Hollandais se mirent à cette occasion, avec grande efficacité, à la traite négrière. Mais dès les années 1650, l’essor des plantations antillaises fragilisa le Brésil hollandais et la compagnie finit par se limiter à la gestion du Surinam et de Curaçao. On peut rappeler, pour mémoire, une dernière compagnie à charte concernant l’Amérique : la Svenska Västindiska Kompaniet, la Compagnie suédoise des Indes occidentales. Son existence fut assez brève (1786-1805) et son domaine limité (l’île de Saint-Barthélemy), mais la Suède lui doit la honte d’avoir participé directement au commerce esclavagiste. Les plantations en Amérique ont largement alimenté le petit déjeuner, dès ses balbutiements au début du XVIIIe siècle, d’abord par le sucre, puis par le café, mais sans que l’encadrement par des compagnies à charte ne soit régulièrement indispensable. Les Indes, orientales et occidentales, aux sources du petit déjeuner Le petit déjeuner à base de produits exotiques, tel qu’il est progressivement codifié au fil du XVIIIe siècle avant de se généraliser au XIXe, a donc supposé que des milliers de navires quittent l’

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