Efficacité Pédagogique Formation Adultes PDF 2024
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2024
Philippe Carré
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This report, created by Acteurs de la Compétence, examines the effectiveness of pedagogical approaches in adult education. It analyzes research on the topic and explores factors influencing pedagogical efficiency. The report highlights the key role of learner motivation and engagement in the process.
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Ce rapport a été réalisé à l’initiative des Acteurs de la Compétence, 1ère fédération des entreprises et associations de formation et de développement des compétences. Il est le fruit d’un travail de recherche de Philippe Carré, Professeur émérite à l’Université...
Ce rapport a été réalisé à l’initiative des Acteurs de la Compétence, 1ère fédération des entreprises et associations de formation et de développement des compétences. Il est le fruit d’un travail de recherche de Philippe Carré, Professeur émérite à l’Université Paris-Nanterre. La thématique de recherche sur l’efficacité pédagogique en formation pour adultes fait l’objet d’un travail collectif porté par la Commission Métiers-Qualité & Pédagogie de la fédération, présidée par Bernard Monteil et Sophie Roques. Avec l’appui d’Isabelle Rivière, a été associé à ces travaux le Club R&D Pédagogie de la fédération, piloté par Marc Dennery, CEO de C-Campus. Nous remercions tous les membres de ce groupe de travail : Bruno Aubry (Les Compagnons du Devoir), Isabelle Aussant (Évolutions et Perspectives), Jean-Sébastien Bompoil (l’Atelier des Chefs), Julien Courbe (Orsys), Solveig Fernagu (CESI), Nathalie Leprat (CFA Joyeux), Jérôme Maes (Cegos), Henri Occre (C-Campus). Décembre 2024 L’efficacité pédagogique en formation des adultes 3 Table des matières Préface Avant-propos Chapitre 1 - Énigmatique efficacité pédagogique… 1. Une (très brève) histoire de la pédagogie des adultes 2. « La » formation : une notion polysémique 3. Qu’est-ce que l’efficacité ? 4. Modes, mythes et légendes pédagogiques 5. Aperçu méthodologique Chapitre 2 - Les constantes de l’apprentissage adulte 1. Au commencement était l’acte d’apprendre 2. L’attention, un trésor menacé 3. La prévalence des connaissances antérieures de l’apprenant 4. Motivation, toujours… 5. Metacognition et autorégulation : connais-toi toi-même ! 6. Les bases neuronales de l’apprentissage, ou l’éducabilité tout au long de la vie Chapitre 3 - Les variables pédagogiques 1. L’évaluation : à la recherche du serpent de mer… 2. Le point de départ : le diagnostic préalable à la formation 3. Les objectifs, principes pédagogiques organisateurs 4. Personnalisation, individualisation, différenciation 5. La « pédagogie active » ou le risque du contresens 6. De la multimodalité à la pédagogie multi-épisodique 7. Travail collaboratif et conflit sociocognitif 8. Le pouvoir du feedback 9. La classe inversée, coup de génie empêché Chapitre 4 - Les auxiliaires technicopédagogiques 1. La digitalisation ou comment savoir raison garder 2. La mise à distance, libératrice sous conditions 3. Blended learning : le plébiscite 4. La controverse de la gamification 5. Vidéos, Moocs et podcasts : la nouvelle Galaxie Gutenberg 6. Réalité virtuelle et simulateurs : oui, mais… 7. Intelligence artificielle : innovation de rupture ou rideau de fumée ? 4 Chapitre 5 - Les variables organisationnelles 1. Apprentissage et situation de travail 2. Les conditions de réalisation de la formation 3. Le soutien organisationnel 4. Le transfert, un impensé de l’ingénierie ? 5. Les apprentissages professionnels informels, continent englouti 6. Pour ne pas conclure… Chapitre 6 – L’efficacité plurielle 1. Une grande illusion : la Parfaite Méthode 2. Distinguer processus d’apprentissage et procédures pédagogiques 3. L’efficacité est plurielle : un modèle ternaire 4. Une nouvelle économie pédagogique 5. La posture de facilitation 6. Pour la recherche-développement Références bibliographiques Annexes 1. Bases documentaires consultées 2. Liste des experts interviewés 3. Analyse lexicométrique 4. Références et notes en cours de texte L’efficacité pédagogique en formation des adultes 5 Préface Par Bernard Monteil, administrateur des Acteurs de la Compétence en charge de la qualité et des pédagogies. L’efficacité pédagogique, une quête impossible ? Depuis de nombreuses années, la fédération Les Acteurs de la Compétence, qui regroupe les entreprises et associations de formation et du développement des compétences professionnelles, conduit réflexions, travaux et recommandations opérationnelles sur les trois dimensions fondamentales de l’éducation professionnelle, qu’elle soit initiale ou continue tout au long de la vie des adultes : qualité, efficacité et innovation. Ces trois dimensions sont naturellement reliées, mais pas totalement réflexives. La fédération a choisi en 2024, d’enrichir cette réflexion en se centrant sur l’efficacité pédagogique, et en approfondissant deux axes de travail. Le premier, confié au professeur Philippe Carré, consiste en une étude scientifique sur les recherches que lui-même et d’autres chercheurs en différentes disciplines ont menées au cours des dernières années. Les résultats de cette recherche font l’objet du présent ouvrage. Le second a consisté à recenser des pratiques remarquables parmi les adhérents de la fédération, et à les passer au crible des variables mises en exergue par la recherche de Philippe Carré. Cela permettra de proposer des recommandations opérationnelles aux fins de favoriser des méthodologies d’amélioration de l’efficacité pédagogique. Dans le présent ouvrage, la première question à laquelle Philippe Carré nous aide à répondre est la signification même de l’efficacité pédagogique dans notre société de la compétence. Nous sommes passés de la nécessaire transmission des gestes techniques essentiels à de multiples perceptions de l’efficacité en fonction du point de vue d’où l’on se place et de l’échelle d’observation retenue. L’efficacité peut être définie comme la capacité d’une personne, d’un processus, d’un dispositif, d’une organisation, à atteindre ses objectifs de résultats en regard de délais et de conditions d’exécution; la dimension économique viendra s’ajouter pour définir l’efficience. L’efficacité pédagogique ne peut être appréciée que par rapport à un environnement spécifique. Cet environnement est le carrefour de données constituant un système ; ces données revêtent des aspects psychologiques, socio-organisationnels, économiques, culturels, de finalité et d’utilité, technologiques et méthodologiques, et enfin temporels et contextuels. La fédération Les Acteurs de la Compétence a analysé les résultats de nombreuses recherches qui ont progressivement posé la psychologie cognitive comme base structurante de l’apprentissage. L’apprenant devient ainsi l’acteur principal du développement de ses compétences. Il appartient donc au « formateur » de mettre en place l’ensemble des moyens, des méthodologies, des mécanismes, des outils technologiques qui vont permettre un apprentissage « plus autonome et plus efficace ». 6 Cet ensemble est au service de la motivation et de l’engagement de l’apprenant. Ainsi Philippe Carré nous montre que « la logique de l’apprentissage est première, celle de l’intervention est à son service, afin de la faciliter conformément au sens originel de la fonction de pédagogue ». Nous vivons donc une véritable transformation des processus de « formation » qui conduit à questionner les facteurs d’efficacité pédagogique. Mais avant toute chose, il faut s’interroger sur le comportement même de l’apprenant. La relation qu’il entretient avec sa démarche d’apprentissage est clé pour analyser les différents facteurs d’efficacité. En effet Philippe Carré met en exergue les deux concepts de métacognition et d’autorégulation. La connaissance de ces deux dimensions est la condition première de la réussite de l’apprentissage et renvoie à la notion de réflexivité. Pour apprécier les facteurs d’efficacité, il faut avant tout se poser la question de l’évaluation. Depuis des décennies, l’évaluation est un véritable serpent de mer. Qu’évalue- t-on ? Une action de formation, un dispositif, des effets sur un environnement défini, un niveau de connaissance ou de compétence acquise, un rapport entre des résultats et des investissements mis en œuvre ? Les premières réponses à cette question de l’évaluation permettent de nourrir la première variable d’efficacité pour la formation continue et professionnelle des adultes qui est le diagnostic. Un diagnostic approfondi est véritablement fondateur et permettra à la fois « la réponse aux besoins, la pédagogie du transfert, le niveau de personnalisation nécessaire ». C’est à partir de là que se développeront les autres variables présentées dans le chapitre 3 de cet ouvrage. Si l’efficacité pédagogique peut s’analyser à l’aide d’un ensemble de variables structurées qui faciliteront la construction d’une ingénierie pédagogique adaptée, elle s’enracine sur les caractéristiques psycho-cognitives des apprenants. Cette ingénierie est aujourd’hui fortement dynamisée par l’ensemble des aides technologiques, à condition qu’elles soient mises en œuvre en appui des objectifs visés, et en tenant compte des caractéristiques propres à chaque variable. Mais on ne peut construire un apprentissage réussi qui ne serait pas en harmonie avec des conditions organisationnelles favorables. Le développement des compétences est ancré dans le réel, il ne peut être productif, tant sur le plan personnel que professionnel, individuel que collectif, que s’il est le fruit d’une prise en compte systémique de l’ensemble des facteurs et des acteurs impliqués dans la démarche. L’étude de Philippe Carré nous en montre la globalité. Cette réflexion s’ouvre sur une nouvelle vision de nos métiers du secteur de la formation, et une nouvelle manière de les exercer. Cette approche globale de l’efficacité pédagogique donne un corpus de concepts et de méthodes pour améliorer nos démarches formatives. De plus, il s’agit de mettre en œuvre des pratiques plus ouvertes, plus motivantes, conditions pour rendre, au-delà des mots et des injonctions, l’apprenant totalement moteur et responsable du développement de ses compétences. La construction de la L’efficacité pédagogique en formation des adultes 7 compétence est à la fois un acte individuel, fondé sur la motivation et l’engagement, et un acte collectif s’appuyant sur le dialogue, le questionnement, l’accompagnement, le feed-back. C’est par la fonction de facilitation, majeure pour les intervenants, que le travail collaboratif, l’expertise des autres, les expériences mutualisées, créeront de nouvelles sources d’efficacité. Avec Philippe Carré, il s’agit bien de se laisser guider vers cette efficacité plurielle à travers les pages qui suivent. Bernard Monteil 8 L’efficacité pédagogique en formation des adultes 9 Avant-propos Qu’est-ce qu’une « pédagogie efficace » ? Pour certains, la question est à la fois évidente et essentielle. D’autres la jugeront inutile ou insoluble. A d’autres encore, elle paraîtra insolite, voire suspecte… La demande que nous a adressé la fédération des organismes de formation était avant tout de l’aider à y voir plus clair, à l’heure où les évolutions de la formation des adultes, les progrès des sciences cognitives et l’accélération des nouveautés digitalisées se conjuguent aux effets de mode et neuromythes pour rendre le domaine de l’innovation pédagogique opaque, pour ne pas dire illisible. Nous y avons répondu par une démarche double, tournée d’une part vers les méta-analyses publiées dans la littérature scientifique internationale des dix dernières années sur le thème de l’efficacité pédagogique (training effectiveness) et d’autre part vers dix-sept entretiens auprès d’enseignants-chercheurs spécialistes du domaine, exerçant majoritairement en France, mais aussi en Belgique, en Suisse, au Québec ou au Royaume-Uni. La question est d’autant plus centrale aujourd’hui que tout devient matière à pédagogie. Tant en politique qu’en marketing ou en management, il faut savoir expliquer, communiquer, influencer, persuader, c’est-à-dire « faire de la pédagogie ». Or en matière de formation, faire œuvre pédagogique va rarement de soi : le débat des méthodes est permanent, la controverse fréquente, les avancées finalement incertaines. Le modèle scolaire de la transmission simultanée reste dominant, fût-ce à distance. La notion de formation elle- même, polysémique et hétérogène, est désormais souvent interpelée, comme l’illustre l’adoption de plus en plus fréquente de l’anglicisme learning and development au fronton des services concernés de nombreuses entreprises. Dans ce contexte mouvant et largement assujetti aux enjeux du marché, la recherche-développement du domaine, bien qu’encore frugale en France, a assurément un rôle à tenir pour éclairer les enjeux et les évolutions, distinguer les emballements éphémères des innovations de rupture et fournir des synthèses à la fois rigoureuses et susceptibles de féconder le travail de terrain. C’est à ce type de finalité que la présente étude a l’espoir de pouvoir contribuer. Du côté des sciences de la formation, les enjeux de l’efficacité pédagogique aujourd’hui sont à situer dans une évolution radicale de l’éducation des adultes, initiée avec la loi fondatrice de 1971, accélérée ensuite par la diffusion massive des technologies dans le tissu social, sur fond de mutation historique de la société industrielle vers la société de l’information. Ces mutations combinées ont entraîné le passage « d’une régulation de la formation centrée sur la transmission et sur le rôle du formateur à une régulation centrée sur l’apprentissage et sur l’activité de l’apprenant »1. L’acte d’apprendre supplante progressivement l’acte de transmettre dans l’ordre des priorités et cette transformation (perceptible jusqu’à l’intérieur des écoles), ressemble à une « révolution culturelle silencieuse »2. Pour preuve, on observe dans les entreprises une diminution sensible de la part des cours et stages, le développement de l’autoformation et de l’apprentissage à 10 Références bibliographiques distance asynchrone3. Simultanément se dévoile progressivement le domaine souterrain des apprentissages en situation informelle, exhaussé par la VAE, tandis que le paradigme de la formation en situation de travail (re)prend son essor avec la loi de 2018. La culture de l’apprenance s’installe dans une société qui vise à devenir « cognitive »4. Du côté des sciences cognitives, précisément, la mutualisation des recherches en psychologie, sciences du langage et de l’éducation, neurosciences et information-communication laisse espérer de puissantes avancées sur le double plan de l’apprentissage et de sa facilitation. Les « sciences de l’apprendre » (learning science) émergent depuis une trentaine d’années au plan international pour ré-orienter les recherches vers les fondements de l’apprentissage, ingrédients majeurs des développements pédagogiques. Bien que plus timide en francophonie, le mouvement se traduit par la publication récente de plusieurs ouvrages centrés sur les mécanismes majeurs pour apprendre que sont l’attention, la mémoire, l’engagement, l’inhibition, la motivation, l’émotion, etc.5 Le champ des travaux sur l’efficacité pédagogique reste toutefois encore en friche dans le domaine de la formation en francophonie. Pour contribuer à son développement, nous avons pris le parti d’une approche inspirée des deux conditions majeures de la recherche en sciences humaines et sociales : transparence des méthodes et vérifiabilité des résultats. Pour combiner précision des références et fluidité de lecture, chaque source documentaire est identifiée par une note qui renvoie à la bibliographie et chaque citation d’entretien est suivie d’un numéro [entre crochets] correspondant au nom de son auteur et repérable en Annexe 2. Les résultats initiaux de cette étude ont confirmé la coexistence de quatre entrées possibles dans la problématique de l’efficacité pédagogique en formation d’adultes : psychologique (les lois de l’apprentissage), pédagogique au sens strict (les modalités d’intervention), technologique (les apports des outils digitaux), socio-organisationnelle (les conditions globales d’organisation). Après un chapitre introductif qui en posera la problématique, le présent rapport passera en revue successivement les résultats liés à chacune de ces quatre entrées, avant de se conclure par plusieurs pistes de réflexion et d’action susceptibles d’accompagner experts et praticiens sur le chemin escarpé de leurs recherches… d’efficacité pédagogique. Chapitre 1 Énigmatique efficacité pédagogique… 12 Chapitre 1 1. Une (très brève) histoire de la pédagogie des adultes La notion moderne de formation professionnelle prend ses racines dans les pratiques multiséculaires d’apprentissage sur le tas, de transmission (souvent familiale) de savoirs et de techniques, puis de compagnonnage. C’est à la fin du XVIIIème siècle, avec le tourbillon intellectuel des Lumières puis les bouleversements politiques de la Révolution qu’apparaissent les premières formes institutionnelles d’éducation populaire. Elles prennent la forme des cours d’adultes, assurés dans les écoles par les instituteurs le soir ou le dimanche. Sur le plan pédagogique, ces manifestations de l’émergence d’une formation spécifique aux adultes se bornent le plus souvent à la répétition de la classe du jour. Portées à partir du siècle suivant par l’avènement accéléré de la société industrielle, les initiatives se multiplient pour accompagner les mutations du travail par l’éducation ouvrière, la vulgarisation technique puis le perfectionnement des techniciens et ingénieurs, comme à l’école des cadres fondée à Renault en 1948. La forme pédagogique dominante, qu’il s’agisse de formation technique, culturelle ou politique semble demeurer la duplication du modèle canonique de la « leçon » scolaire. Assis en rangs, les adultes (parfois appelés « auditeurs ») sont là pour écouter l’enseignant, moniteur ou instructeur (on ne parle pas encore de « formateur ») qui « donne cours » sur un mode que l’on suppose magistral, c’est-à-dire informatif, transmissif et unidirectionnel, du « maître » vers les « élèves ». Pour l’historien6, l’épopée contemporaine de la formation débute à la Libération. Il en repère un « tournant » en 1955, avec l’émergence simultanée de deux néologismes : « éducation permanente » dans les discours politiques et « fonction formation » dans les entreprises. Les lois de 1966 et, bien sûr, surtout celle de 1971, fondatrice de l’institutionnalisation massive de la formation, vont apporter avec le développement d’un véritable marché, un souffle puissant de changement pédagogique, organisationnel et technologique à la formation des adultes. La forme pédagogique est alors progressivement aménagée : on passe du « cours pour adultes » au « stage » et ultérieurement à « l’action » de formation. Plusieurs nouvelles modalités apparaissent : concentration des séances en journées continues, réduction du nombre de participants, organisation de la salle en mode « réunion », introduction du rétroprojecteur et des auxiliaires audiovisuels, modification du style relationnel de l’intervenant devenu « animateur » de formation. Dans la dynamique des « Trente Glorieuses », où la stabilité du travail et le plein-emploi sont la règle, la préoccupation principale est la transmission de savoirs culturels et techniques afin de répondre aux impératifs de production des entreprises et aux espoirs de promotion des salariés. Au cours de la majeure partie du XXème siècle, les seules ressources disponibles à l’adulte pour apprendre restent les experts et les livres. La formation à distance se cantonne aux cours par correspondance et les semi-échecs de la télévision éducative n’en encouragent guère le développement. Énigmatique efficacité pédagogique… 13 Les expérimentations stimulées par un milieu professionnel en évolution restent quasiment toujours confinées au scenario conventionnel inspiré des « trois unités » du théâtre classique : unités de lieu, de temps et d’action. Le paradigme scolaro-centré se modernise, mais il reste hégémonique. A partir de la fin des années 1980, on plaide pour la « déstagification » et la diversification des modalités d’apprentissage. Le monde du travail se métamorphose sous les effets combinés de la dérégulation mondialisée, de la digitalisation et de l’explosion informationnelle. Le raz-de-marée de la compétence des années 90 entérine le triomphe d’une vision de la formation exclusivement dédiée au développement des capacités professionnelles. Simultanément, les esprits se tournent vers la figure de l’« individu-acteur » et l’autonomie devient une valeur centrale dans le travail, l’action sociale, l’éducation. Avec la diffusion de l’accès à l’ordinateur personnel, les technologies éducatives prennent leur essor et l’on ne compte plus les colloques, expérimentations, innovations pédagogiques et commerciales, en vagues successives, autour de ce que l’on appelle d’abord les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). A l’orée du XXIème siècle, le paysage de la formation des adultes se modifie de façon accélérée. Les modèles pédagogiques, novateurs ou réinventés, se rapprochent du travail, quitte à se confondre avec lui : formation en situation de travail, alternance, organisations dites « qualifiantes », puis « apprenantes ». « L’apprenant » devient la figure de référence, en lieu et place de l’« élève », de l’ « auditeur » ou du « formé » d’antan. Ces transformations culturelles se traduisent bientôt dans un empilement de mesures juridiques qui viennent en renforcer l’actualité, sous l’angle de l’ouverture de droits individuels nouveaux, doublés d’une injonction de responsabilité des actifs sur leurs formations : validation des acquis de l’expérience (2002), droit individuel à la formation (2004), orientation tout au long de la vie (2009), compte personnel de formation et conseil en évolution professionnelle (2014) et ensuite désintermédiation, monétisation, parcours pédagogique (2018). Enfin, la digitalisation de la formation explose et sa mise à distance se généralise, démultipliée dans de multiples secteurs professionnels et galvanisée de force par l’expérience des confinements de la période du Covid. En cinquante ans, la formation est passée du modèle hégémonique, relativement rigide, du « stage », caractérisé par la règle des trois unités et largement inspiré du principe scolaire de la transmission, à un éclatement en de multiples perspectives et temporalités cristallisées autour de la notion de parcours. La Loi de 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » vient couronner l’évolution en ouvrant largement le champ des possibles pédagogiques : les apprentissages peuvent être réalisés et validés en situation classique, présentielle, comme à distance ou en situation de travail. Il est désormais reconnu que les compétences se développent aussi de façon informelle, autorégulée, hors des cadres institués de la formation. La déscolarisation est en route, la culture de 14 Chapitre 1 la formation se transforme, confortant l’hypothèse d’une culture de « l’apprenance » en devenir7. 2. « La » formation : une notion polysémique Insistons ici sur une évidence, qui reste toutefois importante : ce que l’on appelle aujourd’hui « la » formation recouvre des réalités multiples, à au moins trois niveaux : pluralité des situations concernées, échelle d’observation privilégiée, ambiguïté sémantique. Les situations de formation sont innombrables, contrastées et souvent spécifiques, à tel point qu’il est parfois difficile de les assimiler : à titre d’exemples, le tableau suivant donne un aperçu de cette diversité constitutive des situations de formation. Formation… Contexte Public Finalité Anglais Bureau Cadres, Formation d’études technicien.ne.s générale Comportement Compagnie PNC recrutés Qualification commercial professionnelle Formateur Organisme Experts juristes Spécialisation occasionnel privé dans l’emploi Préparation aux Fonction Encadrement Mobilité concours publique professionnelle Préparateur Association Personnes Insertion commandes éloignées de professionnelle l’emploi Techniques France travail Demandeurs Reconversion sécurité d’emploi Entretien PME Managers Perfectionnement évaluation dans l’emploi Permis de CPF Divers Projet individuel conduire Comptabilité Inter-entreprise Assistant.e.s Projet promotion analytique sociale Alphabétisation Commune Migrants Insertion sociale Traitement Université Adultes en Préparation au statistique retour d’études diplôme Tabl. 1. Diversité des situations de formation Avant même toute analyse en termes pédagogiques, la lecture de cette liste d’exemples indique l’extrême diversité des publics, de leurs motivations, compétences, niveaux scolaires et socioprofessionnels et la variété des contextes et des finalités des dispositifs où s’inscrit la formation. A cette première série de déterminants se surajoute un fréquent malentendu sur le sens que revêt le terme de « formation » aux yeux des différents acteurs concernés : comme va le dicton, « chacun voit midi à sa porte ». Tous peuvent porter un jugement d’(in)efficacité sur une situation de formation donnée selon différents rôles. Pour le responsable de formation d’entreprise, directeur d’organisme, expert d’un ministère, le regard de prescripteur sera distancié et avant tout organisationnel, voire Énigmatique efficacité pédagogique… 15 politique. Il ou elle peut, à l’inverse, être stagiaire, étudiant, « client » d’un dispositif donné : sa posture sera alors marquée du sceau de l’expérience personnelle, incarnée, vécue, avec ses joies et ses peines. Entre les deux, la figure centrale du pédagogue, chargé de la bonne marche du dispositif ou de l’un de ses éléments, sera caractérisée par le souci de tenir le cadre pédagogique afin d’optimiser à la fois la satisfaction du prescripteur et celle de l’apprenant. Or on sait aujourd’hui que la réalité change en fonction de la « focale d’observation » à travers laquelle on l’examine8. Un même concept, par exemple ce que l’on appelle « la compétence » peut être perçu comme un objectif d’apprentissage par le pédagogue, un marqueur social pour le sociologue ou encore une valeur marchande pour l’économiste : tout dépend de l’échelle d’observation retenue, consciemment ou non. En conséquence, « la » formation et son efficacité prendront un sens qui pourra être radicalement différent, voire contradictoire selon les acteurs concernés aux différents niveaux. Enfin, une ambiguïté sémantique vient compléter la complexité du panorama : parle- t-on finalement de former autrui en tant qu’intention de transformation des autres, ou de l’action de se former soi-même avec l’aide d’autres ? Ici encore, aux yeux de quel juge de paix porter un verdict d’efficacité ? La variété des interprétations de ce que la formation représente prend ici toute son importance dans la mesure où, dans les termes d’une revue récente de la question, « la question de l’efficacité est d’autant plus problématisée que l’activité-cible est indéfinie ou controversée »9. 3. Qu’est-ce que l’efficacité ? Sur le plan général, la notion d’efficacité représente la capacité d’une personne, d’un processus, d’un dispositif, d’une organisation… à atteindre ses objectifs et produire les résultats escomptés en regard de délais et de conditions d’exécution prévus à l’avance. Elle se distingue de l’efficience qui fait intervenir la dimension économique d’optimisation des coûts en ressources nécessaires à l’atteinte des résultats recherchés. Dans le monde de la formation professionnelle continue, univers hybride où se rencontrent les cultures de l’éducation et du travail, la notion d’efficacité est également connexe mais distincte de celle de qualité. Mais si la première se réfère à des finalités conçues en termes de développement et de transfert de compétences, la seconde, en revanche, est centrée sur « la lisibilité et la visibilité de l’offre de formation » à travers le contrôle du fonctionnement des organismes selon des normes et des indicateurs techniques et organisationnels10. La notion d’efficacité interroge enfin les pratiques d’évaluation qui peuvent se saisir de différents objets, par exemple selon l’indémodable typologie de Kirkpatrick construite en 4 étages. Une formation pourra ainsi être jugée efficace à l’aune de la seule satisfaction des participants, particulièrement eu égard au climat et aux interactions avec le ou les intervenants11 ; ou, comme dans l’univers de la formation initiale, de ses résultats 16 Chapitre 1 en termes de validation des acquisitions ; ou encore, de façon souvent jugée idéale mais rarement mise en œuvre, de transfert des acquisitions en fin de formation vers les activités réelles en situation de travail12 ; voire, de façon exceptionnelle, d’impact sur le fonctionnement d’une organisation13. Ces différentes strates traduisent la diversité, voire la contradiction des critères d’évaluation de l’efficacité pédagogique dans la littérature en sciences de la formation14. Avant de consacrer notre attention aux conditions d’atteinte des résultats escomptés d’une action pédagogique, accordons-nous un dernier détour par un phénomène répandu, qui pèse sur les débats, les orientations et les décisions en formation d’adultes : le recours fréquent aux « croyances pédagogiques ». 4. Modes, mythes et légendes pédagogiques D’entrée de jeu, pointons la prévalence de croyances erronées dans le domaine de la formation. Malgré la popularité de l’expression « faire de la pédagogie » dans le discours politique et médiatique ambiant, le statut de celle-ci, à mi-chemin entre art et méthode, peut contribuer à la diffusion d’idées fausses. Selon un expert réputé, le discours de nombreux « grands pédagogues » peut être lu comme « un étrange composé de témoignages, de professions de foi, d’appels à des travaux scientifiques datés, voire contestables, d’incantations, de prescriptions et même de poésie et de romanesque »15… Les croyances pédagogiques prennent différentes formes : idées à la mode, mythes et slogans, allants-de- soi, légendes et illusions théoriques. Elles sont parfois déterminantes dans la réflexion pédagogique courante, et peuvent guider les choix d’investissement, par exemple en équipements. Le brillant d’une technologie, l’esthétique d’un produit, voire l’originalité d’une idée encore ni testée rigoureusement ni éprouvée empiriquement peuvent déclencher des réactions d’enthousiasme plus émotionnelles que rationnelles, selon une logique plus proche du marketing que du débat pédagogique. Donnons d’ores et déjà la parole aux chercheurs consultés pour la présente étude… « Comment expliquer que le monde de la formation et de l’enseignement soit à ce point vulnérable aux effets de mode ? » [11a] « Je pense qu’il faut surtout éviter l’effet Waouh (…) On pense que parce qu’il y a un effet Waouh les gens vont mieux apprendre » Selon certains chercheurs, les effets de mode sont particulièrement visibles et récurrents depuis l’essor des technologies informatiques appliquées à l’enseignement et à la formation : « On l’a vu avec la télévision scolaire, le micro-ordinateur, les Mooc, et maintenant l’IA » [11c] Énigmatique efficacité pédagogique… 17 « Il y a une espèce de mode et de dictature de l’image sans qu’on maîtrise totalement les effets inducteurs des images » L’innovation technicopédagogique peut alors séduire quand aux sirènes du changement s’allie l’illusion de la facilité des usages : « … [il faut] éviter de prêter au digital des vertus magiques qui vont permettre aux gens d’apprendre très facilement, sans faire d’effort, choses que disent généralement les commerciaux que tu rencontres » La nouveauté n’est parfois que toute relative, quand la retro-innovation se pare des couleurs de la découverte : « Souvent c’est une innovation de petites choses, on remet du vocabulaire sur des choses déjà existantes, on les remanie à l’aune de concepts qui deviennent ou qui redeviennent un peu plus modernes » Les effets de mode, comme leur nom l’indique, se succèdent dans un cycle récurrent : séduction – désillusion – remplacement. On a ainsi connu, depuis les années 1980, une succession de « révolutions pédagogiques » sous des intitulés divers liés à la digitalisation progressive des outils : EAO, multimedia, Foad, e-learning, Serious games, Moocs, Metavers, etc. Si certaines de ces étapes ont indiscutablement contribué à la modernisation progressive des pratiques pédagogiques, aucune n’a subitement metamorphosé celles-ci comme leurs promoteurs l’annonçaient. C’est l’expérience du Covid et l’injonction de mise à distance de la formation qui a joué le rôle de déclencheur d’une modification radicale du paysage technico-pédagogique depuis 2020. Plus globalement, le monde éducatif est friand de recettes simples, de slogans faciles à mémoriser et d’évidences fausses ou discutables. On peut par exemple citer les assertions suivantes en forme d’allant-de-soi : - On apprend bien en s’amusant - On n’apprend que par la pratique - On n’a plus besoin d’apprendre aujourd’hui - On est passif quand on écoute un exposé Le débat pédagogique est souvent le lieu de confrontation de mythes d’autant plus nocifs qu’ils semblent légitimés par la référence à des « recherches » fragiles ou désormais réfutées. Plusieurs ouvrages récents16 font le point sur ces « fausses bonnes idées » d’allure scientifique, parmi lesquelles : - On apprend 10% de ce qu’on entend, 20% de ce que l’on voit, etc. - On n’utilise que 10% de son cerveau - On est soit visuel, soit auditif, soit kinesthésique, etc. - Les jeunes sont multitâches 18 Chapitre 1 Certaines formules coutumières des milieux de la formation véhiculent d’autres illusions mystificatrices, souvent inspirées de la nécessité de convaincre de la supériorité d’une méthode, d’un outil, d’un dispositif ou d’un organisme. Ainsi, par exemple, du célèbre engagement selon lequel « à la fin de ce stage, vous serez capable de… », de l’annonce de taux de réussite (« 90% de nos stagiaires ont atteint les objectifs ») ou encore de l’affichage d’une garantie de résultats adossée à l’usage « des neurosciences, de l’intelligence artificielle ou de la gamification ». Comme nous le verrons dans la suite de cette étude, la complexité et la pluralité des variables qui interviennent dans un apprentissage rendent illusoire, voire impossible, d’en prédire le résultat, et encore plus de le garantir. Certaines idées simples, schématiques et faciles à mémoriser sont inspirées du corpus des savoirs établis en sciences de l’éducation et de la formation, bien qu’elles soient aujourd’hui contestées, partielles, voire réfutées par des recherches plus récentes. On citera à ce titre : - la trop fameuse « pyramide » des besoins attribuée à Maslow, largement remise en cause aujourd’hui, par manque de bases empiriques robustes ; - la très populaire proposition dite « 70-20-10 », selon laquelle l’adulte apprend 70% du temps par l’expérience du travail, 20% par des contacts sociaux et 10% au cours de formations formelles17, hypothèse spéculative séduisante mais jamais validée ; - la notion de « style d’apprentissage » aujourd’hui très répandue malgré une « quasi absence de travaux mettant en avant le moindre effet positif », qualifiée de « louable tentative pour prendre en compte l’hétérogénéité des individus, mais qui manque sa cible » 18. En définitive, le micromonde de la formation des adultes apparaît traversé d’un ensemble de modes, de mythes, de slogans et d’allants-de-soi qui fonctionne comme une véritable « légende urbaine » sur la façon dont les gens apprennent et dont il convient de les former. La légende est d’autant plus tenace que chacun a une expérience personnelle de l’apprentissage et de l’éducation en tant qu’ancien élève, stagiaire ou parent, voire formateur ou enseignant, ce qui peut légitimer toutes les certitudes. Comme le dit l’adage, « A chaque problème complexe, il y a une réponse claire, simple, et fausse » 19. 5. Aperçu méthodologique La présente synthèse a été adossée à une double série de données : publications de recherche récentes et entretiens auprès de chercheurs spécialistes des domaines concernés par la question de l’efficacité pédagogique. Pour illustrer notre posture dans le cours de la présente étude, citons l’extrait d’un de nos entretiens. Énigmatique efficacité pédagogique… 19 « Quand on dit ‘une recherche montre que…’ ou ‘la recherche montre que…’, cela vaut la peine d’expliciter même en quelques mots comment ce savoir a été produit (…) parler de méthodologie, aussi pour démystifier certains résultats de recherche » [11a] Le travail présenté ci-après, plus qu’une recherche à proprement dire, est une expertise guidée par des méthodes de recherche. Nous y adoptons le double critère de la recherche en sciences humaines et sociales : publicité des méthodes et vérifiabilité des résultats. Les interprétations de ceux-ci restent évidemment liés à l’expertise propre, nécessairement teintée de subjectivité, de l’auteur de ces lignes. Sur le plan documentaire, le périmètre de l’étude, initialement défini comme étant celui de la recherche francophone des dix dernières années, a été élargi à la recherche internationale suite au constat de la modestie des publications en français sur l’efficacité pédagogique dans le domaine de la formation des adultes. Les travaux publiés dans cette langue sur cette période se sont révélées, d’une part, peu nombreux et d’autre part, souvent réduits à des contributions d’ordre discursif ou purement théorique, dont les bases empiriques sont rarement mentionnées ou explicitées20. Nous orientant de ce fait vers la littérature scientifique anglophone, nous avons à l’inverse dû faire face à une masse impressionnante de travaux rigoureux et contrôlés, généralement basés sur les preuves (evidence-based) d’orientation quasi-expérimentale ou corrélationnelle. Devant la quantité de travaux de recherche issus du croisement des mots-clé [training] et [effectiveness] ou du syntagme [training effectiveness], nous nous sommes orientés principalement vers les méta-analyses publiées dans des revues scientifiques entre 2014 et 2023 et caractéristiques de ce champ lexical. La sélection des documents identifiés comme pertinents a abouti à un corpus de 28 méta-analyses21. L’étude documentaire a été doublée d’entretiens auprès de 17 experts, enseignants- chercheurs de différentes disciplines (7 en psychologie, 10 en sciences de l’éducation et de la formation), dont 11 français et 6 étrangers (Belgique, Suisse, Québec, Royaume- Uni)22. Trois de ces chercheurs ont été interviewés ensemble pour différencier le mode de conduite des entretiens. Le traitement des données a été réalisé à la fois par analyse thématique manuelle et lexicométrique23. La sélection des verbatim recueillis en vue d’être exploités dans le présent écrit a été soumise à leurs auteurs pour validation. Notre analyse du double corpus réuni pour cette étude est basée sur un préalable théorique majeur : le recours à la notion d’échelle d’observation dans le traitement des faits de formation. La notion d’échelle d’observation répond au constat de la variabilité des points de vue des différents niveaux d’acteurs face à un même phénomène, conformément au principe selon lequel le réel change en fonction de l’échelle à laquelle 21 Voir Annexe 1 pour la liste des bases de données consultées 22 Voir Annexe 2 pour la liste des experts consultés 23 Voir Annexe 3 pour le tableau de synthèse de l’analyse lexicométrique 20 Chapitre 1 on l’observe24. Plusieurs auteurs25 ont ainsi recours, en sciences de la formation, à l’identification de trois échelles différentes. Une échelle « micro », centrée sur le sujet social dans son rapport à l’apprentissage et à la formation et sur les processus cognitifs, conatifs et affectifs impliqués dans le développement des compétences. Elle se nourrit des savoirs en psychologie, sciences cognitives et sociologie du sujet. Une échelle « meso » dont la focale est ajustée sur les procédures pédagogiques et l’analyse des dispositifs technico-pédagogiques. Elle fera appel aux connaissances en pédagogie, technologie, psychosociologie et sociologie interactionniste. Une échelle « macro » visant l’étude du contexte socio-économique et l’organisation globale de l’écosystème de formation. Les disciplines privilégiées seront alors la sociologie des organisations, l’économie et les sciences de gestion, les sciences politiques… Ce préalable confirme la distinction entre la formation qui est une intention extérieure de transformation d’autrui26 et l’apprentissage, c’est-à-dire le développement de connaissances interne au sujet. Elle recoupe clairement le changement d’échelle entre phénomènes « meso » de l’intervention pédagogique et « micro » de l’acte d’apprendre. Or en français, l’usage du verbe apprendre peut alternativement recouvrir l’idée d’action sur autrui (échelle meso) comme dans : « je vais t’apprendre quelque chose » ou celle d’appropriation personnelle (échelle micro) dans « j’ai appris quelque chose ». En contournant cette ambiguïté lexicale, notre analyse des conditions d’efficacité présentera les données recueillies sur les processus d’apprentissage des adultes (niveau micro) dans le chapitre 2. Les procédures pédagogiques et les auxiliaires technico-pédagogiques (niveau meso) feront respectivement l’objet des chapitres 3 et 4 et celles axées sur les données socio-organisationnelles et l’environnement de formation (niveau macro) seront abordées dans le chapitre 5. Notons ici que ces dernières données, bien que capitales dans l’analyse des conditions de l’efficacité pédagogique, échappent généralement au contrôle des organismes de formation et aux acteurs qui font le quotidien des pratiques pédagogiques, lesquels n’ont que peu de prise sur les conditions juridiques, politiques, macro-économiques et de gestion qui régissent l’écosystème global de la formation dans les entreprises et les centres de formation. Le chapitre 5 reviendra sur cette limite en abordant les données recueillies dans la littérature et les entretiens à ce sujet. Enfin, une conclusion générale fera l’objet du chapitre 6 final autour d’une proposition de modélisation de l’efficacité pédagogique en formation d’adultes, et sera accompagnée de considérations sur ses implications pour les pratiques et la recherche en formation. Chapitre 2 Les constantes de l’apprentissage adulte « L’enjeu de l’intelligence artificielle générative c’est la métacognition, parce que l’IA est capable de métacognition » 22 Chapitre 2 1. Au commencement était l’acte d’apprendre Parallèlement au « tournant cognitiviste » de la psychologie au cours du dernier quart du XXème siècle puis au développement des neurosciences cognitives au début du suivant, les conceptions dominantes du rapport entre enseigner et apprendre, pédagogie et psychologie se sont radicalement transformées. Les « grandes théories » qui ont dominé la culture scientifique et pédagogique du siècle dernier, ont été peu à peu évincées du paysage intellectuel. Les thématiques du conditionnement, de l’inconscient, de la dynamique des groupes et de la reproduction sociale se sont ainsi vues détrônées par une multitude de mini-théories à la portée moins large mais aux fondements étayés sur des recherches de plus en plus rigoureuses et contrôlées, souvent dites « basées sur les preuves » (evidence-based). Elles sont majoritairement inscrites dans un paradigme sociocognitif inédit27 et renforcées aujourd’hui par l’essor des sciences cognitives, qui absorbent aujourd’hui le champ de la psychologie de l’apprentissage. La connaissance de ces « nouvelles » lois est aujourd’hui reconnue comme nécessaire à l’amélioration des activités pédagogiques et, partant, centrale pour leur efficacité. « Avec les processus psychologiques, c’est ce qui fait qu’effectivement, maintenant, que l’on comprend certaines contraintes cognitives, maintenant que l’on comprend les impacts motivationnels que l’on a sur les apprentissages, maintenant que l’on comprend que les émotions, on ne peut pas les négliger trop longtemps (…) Tous ces éléments psychologiques ce n’est pas de la pédagogie, mais c’est ce à quoi la pédagogie devrait faire le plus attention » La diffusion des recherches en psychologie cognitive et la remise en cause de la toute-puissance des déterminismes génétiques, sociologiques, inconscients ou comportementaux, ont mené au triomphe du paradigme constructiviste, aujourd’hui largement adopté en sciences sociales de l’éducation et de la formation. Dans cette conception, l’apprentissage résulte de la construction progressive par le sujet de ses propres compétences à partir de l’interaction de son équipement neuropsychologique et du système d’opportunités de son milieu social. Cette vision rend à l’apprenant une part majeure d’agentivité et un rôle premier dans son développement cognitif. Ce learning turn implique en conséquence une réorientation de la pédagogie par rapport à sa fonction traditionnelle encore dominante de transmission des connaissances d’un « sachant » vers un « formé ». « La première caractéristique d’une pédagogie efficace est de mettre en avant l’expression et l’agentivité de l’apprenant adulte et de son intentionnalité, ce qui les motive ou ce qu’ils veulent atteindre (…) le défi pour le formateur est comment les mettre en avant, ne pas les laisser à l’arrière-plan » 27 Pour une revue des théories en psychologie de la formation, par exemple Carré & Mayen (Dir.) (2019) Les constantes de l’apprentissage adulte 23 A l’heure de l’explosion des technologies éducatives et du « savoir à portée de la main », il va sans dire que les conceptions de l’apprenant comme acteur, voire auteur, coresponsable de son apprentissage prennent un relief accentué. L’importance des auxiliaires pédagogiques s’en trouve à la fois décuplée par le potentiel de ressources qu’ils offrent et relativisée, eu égard à la priorité désormais donnée aux mécanismes sociocognitifs qui permettent d’apprendre de façon plus autonome… et plus efficace. « Les outils quels qu’il soient n’économisent jamais les fondamentaux de l’apprentissage, à savoir motivation, autorégulation et charge cognitive ou effort » « La psychologie apporte par rapport à d’autres approches un éclairage sur les mécanismes très généraux de l’apprentissage c’est-à-dire (…) des mécanismes psychologiques communs à tout type d’apprentissage (…) qui sont les mêmes pour tout le monde, comme l’attention, la mémorisation, ou encore les émotions associées aux apprentissages » Avec l’avènement de cette nouvelle culture s’opère nécessairement un renversement copernicien des priorités en formation d’adultes : la logique de l’apprentissage est première, et celle de l’intervention est à son service, afin de l’accompagner, conformément au sens originel de la fonction de pédagogue. « Tant que les gens croient que c’est le prof qui crée le sens, c’est difficile de les faire avancer » La priorité à l’acte d’apprendre en formation d’adultes se manifeste jusque dans les nouveaux intitulés des institutions. En France, de multiples services et départements de formation continue sont désormais intitulés L & D pour Learning and Development, tandis qu’aux Etats-Unis, la très puissante association anciennement nommée American Society for Training & Development 28 a été convertie en Association for Talent Development 29. Loin d’être anecdotiques, ces transformations sont de véritables marqueurs de l’inversion culturelle et pédagogique qui fait aujourd’hui de la centration sur l’apprenant et les processus d’apprentissage le facteur premier (dans les discours si ce n’est toujours dans les pratiques) des facteurs d’efficacité de ce que l’on appelle encore formation. La première implication de cette distinction entre formation et apprentissage sera d’examiner avec soin ce que nous appelons ici les constantes de l’apprentissage dont nous passerons en revue les plus importantes, telles que notre double investigation contribue à les mettre à jour. 28 Association Américaine pour la Formation et le Développement 29 Association pour le Développement des Talents 24 Chapitre 2 2. L’attention, un trésor menacé Notre tour d’horizon des constantes de l’apprentissage commence par un bref rappel des caractéristiques de l’attention, fonction mise à mal par le culte social du « papillonnage » dans la « société des écrans » qui est la nôtre aujourd’hui. L’attention précède les autres fonctions cognitives et les pilote grâce à ses liaisons neuronales avec la motivation, l’intérêt et la mémorisation. Il n’est guère d’activité cognitive qui n’ait recours à elle. Clé de la concentration, interprète des perceptions, déclencheur de la motivation, elle est strictement liée aux circuits émotionnels et s’oriente « naturellement » vers ce que le cerveau « considère comme important »30. Elle est conditionnée par les expériences et connaissances préalables du sujet attentif. Pour les neurosciences, « le filtrage attentionnel de l’information est sans doute réalisé dès les niveaux les plus précoces du traitement en fonction des intentions et des prédictions du sujet percevant. »31. A l’heure où l’économie de l’attention domine, et où les « armes de distraction massive » triomphent dans la lutte pour la conquête du « temps de cerveau disponible », la compétition pour capter l’attention des apprenants et des prescripteurs devient un enjeu dominant de la formation. On peut d’ailleurs considérer l’apprentissage comme une forme d’attention « investie en elle-même » 32. Les recherches identifient deux formes d’attention, caractérisées par deux localisations cérébrales différentes. La première, dite « exogène », trouve son origine dans un phénomène extérieur à l’organisme du sujet. Elle représente une réaction automatique, quasi réflexe, transitoire et aux effets majoritairement éphémères. C’est le cas de la surprise, quand, soudain, un bruit puissant, un évènement inattendu, un choc émotionnel... suspend l’activité en cours pour diriger, comme malgré nous, notre attention vers un stimulus extérieur. La seconde, dite « endogène », représente une orientation volontaire, délibérée, agentique de notre activité cognitive33. En matière pédagogique, on entend souvent plaider la cause de la première (exogène), quand il s’agirait, pour faire apprendre, de « capter l’attention » des apprenants, soit pour déclencher leur implication, soit pour maintenir leur vigilance durant les séances. Or on sait que l’essentiel des apprentissages adultes passe par l’activité des sujets et, en premier lieu, l’engagement intentionnel de leur attention (endogène), portée par leurs projets et intérêts personnels, comme l’illustre la fameuse citation : « Un adulte ne se formera que s’il trouve dans la formation une réponse à ses problèmes dans sa situation. »34 Dans le contexte actuel de surcharge informationnelle chronique, d’omniprésence des écrans et d’hyper-compétition pour la captation des cerveaux à des fins publicitaires, commerciales ou politiques, la capacité à inhiber les effets de stimuli extérieurs, à supprimer les distracteurs et dégager de l’espace cognitif nécessaire à la concentration (et donc à la formation), est appelée à devenir une capacité stratégique majeure des sujets sociaux35. D’autant que ces distracteurs sont aujourd’hui omniprésents avec le véritable fait social total que représente l’adoption quasi universelle du smartphone, l’essor des réseaux numériques et la démultiplication sans fin Les constantes de l’apprentissage adulte 25 des applications… La progression de la formation à distance consécutive en particulier aux habitudes générées par les confinements de 2020-21 accroît encore la difficulté à inhiber les sollicitations diverses des multiples appareils qui nous entourent, donnant parfois l’illusion de pouvoir les utiliser simultanément. Dans le domaine de la formation digitalisée et des apprentissages distanciels, les occasions sont fréquentes d’exercer une vigilance accrue sur des auxiliaires souvent séduisants, mais aussi menaçants pour la charge mentale qu’ils contribuent parfois à accroître : « Le digital est susceptible, à différents niveaux, de générer des distractions (…) Ce qui est encore plus important quand tu es chez toi, parce que quand tu es chez toi, tu fais ce que tu veux » « Les serious games sont un magnifique exemple de non-prise en compte de la charge cognitive »36 L’effet de prestidigitation, déclenché par les concepteurs d’une technologie innovante, masque parfois l’inconvénient majeur de substituer l’effet « waouh » au potentiel apprenant d’un outil, souvent séduisant dans sa forme plutôt que dans le fond. Ainsi du rôle de l’image dans les supports digitaux aujourd’hui répandus, tant pour le e-learning que dans les présentations type PowerPoint® : « Ce qui n’est pas maîtrisé du tout, c’est la congruence du propositionnel, l’énoncé verbal avec l’analogique, l’image, quand on la choisit soi-même » Face à l’ubiquité des outils digitaux, la nécessité de développer des compétences de résistance à ses impulsions37, d’inhibition38 émotionnelle et d’autorégulation39 devient d’autant plus urgente. L’attention, fonction cognitive première et essentielle, est un trésor de l’apprentissage aujourd’hui mis en péril par la société du divertissement. Loin de céder aux sirènes d’une « captologie40 » émergente, les recherches s’orientent vers le développement de compétences réflexives, métacognitives et d’autorégulation dont il sera question dans les sections suivantes de ce panorama des constantes de l’apprentissage adulte. 3. La prévalence des connaissances antérieures de l’apprenant Un apport majeur de la psychologie cognitive à la pédagogie des adultes réside dans l’importance désormais accordée aux connaissances antérieures du participant avant son engagement dans un quelconque apprentissage. L’esprit n’arrive pas vierge en formation, mais au contraire, il est imprégné des traces actives de son expérience et de sa biographie éducative. 40 Discipline censée étudier les liens entre technologies informatiques et techniques d’influence et de persuasion 26 Chapitre 2 « Toute nouvelle connaissance que l’on apporte trouve sa place dans quelque chose qui pré-existe et il ne suffit pas simplement d’énoncer les choses pour qu’elles soient acquises » Ces dispositions cognitives, essentielles pour la pédagogie, représentent la « structure d’accueil » psychologique des nouvelles connaissances auxquelles le sujet se trouvera confronté lors d’une sollicitation d’apprentissage. Elles caractérisent son état de préparation (readiness) face à une situation, un concept ou un geste nouveau, que ce soit en situation formelle de formation ou en situation de travail41. Les neurosciences confirment qu’un stimulus donné dans la situation présente peut activer le rappel d’un souvenir et de représentations implicites par le biais des aires associatives du cortex cérébral. Les connaissances antérieures, explicites ou implicites, ainsi stockées en mémoire concernent non seulement des savoirs et savoir-faire acquis par l’étude ou la pratique, mais également, (et dans certaines occasions, surtout !) des préconceptions personnelles, justes ou fausses, mais bien ancrées, sur la meilleure manière d’apprendre, sur la valeur du savoir, sur l’intelligence42. Nous avons tous ainsi des conceptions fixes, héritées de nos biographies d’apprenants, de nos propres capacités à apprendre, par exemple, les maths, l’informatique ou les langues étrangères. Ces préconceptions puissantes, souvent marquées du sceau de l’empreinte scolaire43 forment dès lors une véritable « épistémologie personnelle » dont certains chercheurs44 ont démontré la puissance de l’influence sur les processus d’apprentissage. En-deçà de leurs effets de sélection, de compréhension, d’organisation en mémoire de savoirs inédits, les connaissances pré-existantes peuvent biaiser l’attention de l’apprenant envers ceux-ci et renforcer leurs préconceptions dans une sorte de boucle autoréalisatrice. C’est ce que confirment les travaux récents sur les biais cognitifs : « les informations compatibles avec nos connaissances, ou qui les confortent, seront facilement acceptées, tandis que nous aurons tendance à rejeter celles qui les contredisent »45 ; observation d’autant plus critique à l’heure où Internet, via les réseaux sociaux en particulier, favorise l’émergence d’espaces auto-référencés où les communautés d’intérêt les plus variées se confortent autour de fake news et du culte de la désinformation. La psychologie cognitive démontre à l’envi le rôle des connaissances antérieures sur les nouveaux apprentissages, en particulier par le biais du niveau d’expertise atteint. « (Ton) niveau d’expertise va faire que tu vas capter beaucoup plus vite l’information, tu vas moins saturer ta mémoire de travail, donc ça va être beaucoup plus facile pour toi de comprendre les choses » La question des préconceptions issues des connaissances antérieures, jusqu’à leurs racines dans l’expérience scolaire, forme une problématique d’autant plus essentielle que le sujet apprenant prend de l’âge, donc accroît son expérience des thèmes traités et, partant, le risque que ses représentations soient altérées par rapport aux intentions du pédagogue. Les constantes de l’apprentissage adulte 27 « Je vais délivrer un certain nombre d’apports et ces nouvelles connaissances, comment elles font écho dans le système de représentations cognitives de l’individu, est-ce qu’elles sont bien entendues ou est-ce qu’elles prennent une place un peu déformée et finalement viennent activer autre chose que ce que l’on souhaite activer ? » Comme nous le retrouverons (chapitre 3), l’importance des connaissances des participants avant l’entrée en formation interviendra à différentes étapes de l’ingénierie pédagogique. D’abord et d’évidence, au niveau de la détermination des prérequis : « La première des choses, c’est est-ce que les gens ont les prérequis nécessaires pour entrer dans la formation ? (…) Ces prérequis sont très, très rarement évalués » Ceci de façon à adapter les conditions d’apprentissage aux capacités de l’apprenant : « On n’a pas suffisamment pris en compte les voies d’acquisition, qui peuvent être décrites en termes de styles d’apprentissage, mais qui tiennent aux acquis précédents, aux expériences d’apprentissage en fait et à ce que les personnes ont développé comme confiance en elles dans leurs manières d’apprendre » Le repérage précis des prérequis sert également à choisir les objectifs et les techniques : « Proposer des situations-problème ou des études de cas qui sont positionnées dans la zone proximale de développement des personnes » La personnalisation des parcours sera d’autant plus souhaitable que les croyances des sujets concernés sont incrustées dans leurs représentations de la matière et de leurs (im)possibilités de se l’approprier : « Après il y a des dispositions personnelles qui interfèrent, ce qui fait que tu as beau mettre en place tout ce que tu veux, la personne a un passé, qui fait qu’elle a tellement peu confiance en elle, que quoi que tu dises, quoi que tu fasses, tout sera interprété pour la confirmer dans sa croyance » [11a] Les processus d’apprentissage sont toujours strictement reliés aux expériences et aux projets de vie des adultes, cristallisés dans les connaissances et les dispositions préalables à l’entrée en formation. Cette observation, majeure pour la psychopédagogie et les sciences cognitives, aura de fortes implications pour la gestion de l’amont du dispositif de formation… 28 Chapitre 2 4. Motivation, toujours… De longue date, la recherche, particulièrement anglophone, a mis en évidence l’importance des processus motivationnels dans les apprentissages et, mais plus rarement, leurs interactions avec les procédures pédagogiques. La motivation est définie comme un processus interne hypothétique qui explique le déclenchement, la direction, l’intensité et la persistance du comportement46. On considère généralement, en formation des adultes, qu’elle intervient selon deux temporalités : d’une part au moment de l’engagement initial, puis dans la persistance et l’implication en cours de formation. « Qu’est-ce qui fait que j’apprends, qu’est-ce qui fait que j’ai envie d’apprendre, qu’est-ce qui fait que je maintiens mon apprentissage ? » La problématique de la motivation des adultes à se former interpelle de nombreux volets du rapport au savoir et à l’apprentissage : les dispositions préalables, la valeur des motifs d’engagement, le niveau d’autodétermination, le sentiment d’efficacité personnelle… Si l’on a pu identifier une centaine de théories de la motivation47, on ne peut douter de la variété et de la fécondité des réflexions pédagogiques qui peuvent en être tirées48. « Les liens avec les expériences, le lien avec les usages ultérieurs, on est sur des aspects motivationnels, le sens qu’a l’apprentissage pour la personne… dès le démarrage, définir ensemble les objectifs et les contenus de formation, c’est ça, c’est qu’est-ce que j’ai envie de faire, pourquoi je le fais, le sens que ça a » La question des logiques d’engagement dans la formation est première, dans la mesure où elle déterminera le degré d’adhésion au projet pédagogique selon sa convergence avec le projet de l’apprenant et contribuera à dynamiser (ou non) le comportement de l’apprenant et son « agentivité ». « Un dispositif pédagogique efficace, c’est d’abord un dispositif qui favorise l’engagement des apprenants et l’engagement c’est en amont le fait d’entrer dans le processus de formation, donc se pose la question de tout ce qui se passe en amont avec des adultes, qu’est-ce qui les a amenés ou pas à entrer dans la formation (…) et puis une fois qu’ils y sont, qu’est-ce qui est de nature à favoriser leur implication dans l’apprentissage » [11a] « Il n’y a pas de substitut à l’agentivité humaine » « L’essentiel est que les apprenants adhèrent à la proposition qu’on leur fait. Pour moi l’affectivité est l’énergétique de la formation » L’un des courants majeurs de la recherche sur la motivation est tourné vers la notion Les constantes de l’apprentissage adulte 29 d’intérêt. Celui-ci peut être de deux types : il est dit « situationnel » ou « exogène » quand il est déclenché par un stimulus extérieur au sujet, et « dispositionnel » ou « endogène » quand il trouve sa source dans ses attentes, buts et préoccupations personnels pré-existants. La pertinence de ces deux formes d’intérêt est une évidence pour les pratiques pédagogiques, même si s’agissant de l’apprentissage adulte, l’intérêt de type dispositionnel est sans doute plus opérant et durable que l’intérêt situationnel. « Effectivement, quelqu’un qui est intéressé par ce qu’on dit, ce n’est pas pareil (…) c’est vrai que dans le cadre des apprentissages, l’incarnation presque pure de la motivation c’est quand même l’intérêt et la curiosité » Cet aspect majeur des dynamiques de l’apprentissage adulte amène à relativiser certains débats pédagogiques fréquents mais peu fertiles, telle la critique fréquente de l’approche dite « transmissive » ou « magistrale » : « Pour moi c’est un faux débat cette affaire-là. Si tu es intéressé, tu peux lire quelque chose trois heures de temps et puis tu vas t’en rappeler, ça dépend du niveau d’intérêt que tu as (…) la question de motivation est cruciale » Un autre aspect des processus motivationnels fréquemment mentionné au cours des entretiens d’experts et dans la recherche sur les apprentissages des adultes est le sentiment d’efficacité personnel (SEP), ensemble de croyances sur soi et évaluation de la capacité que l’on se reconnaît (ou non) à apprendre, qui recouvre un vecteur majeur de l’engagement et de la persistance en formation. « La dynamique motivationnelle, ça c’est quand même très important : savoir où en sont les apprenants au début, savoir adapter la pédagogie, notamment en veillant à préserver le sentiment d’efficacité personnelle, par des micro-succès… » « Pour qu’ils adhèrent il faut les faire réussir » Une « pédagogie de la motivation » s’attacherait à baser différents aspects de l’intervention sur les différentes facettes de la motivation des adultes à apprendre, par exemple en augmentant le degré de contrôle de l’apprenant sur le déroulement de la formation et en maximisant sa liberté dans le choix des activités, favorisant par là le sentiment d’efficacité personnelle et les possibilités de transfert des compétences. Selon les méta-analyses récentes, cette orientation pourrait être particulièrement facilitée par le recours aux outils digitaux aujourd’hui disponibles49. Même s’il paraît encore « difficile d’identifier et de mesurer le potentiel motivationnel pourtant couramment attribué aux apprentissages numériques »50, si les apports des jeux électroniques en matière de motivation restent discutés et les avis contradictoires51, il reste néanmoins recommandé 30 Chapitre 2 d’intégrer la dimension motivationnelle dans la conception des programmes multi media52. Notons pour conclure sur ce thème que l’effort pédagogique consacré à susciter l’engagement et la persistance de l’apprenant peut permettre de le mobiliser ponctuellement mais qu’il ne garantit pas la motivation elle-même, laquelle reste un phénomène interne au sujet adulte, voire intime, et pour partie indécidable de l’extérieur. 5. Métacognition et autorégulation : connais-toi toi-même ! La capacité et la volonté d’apprendre par soi-même sont reconnues comme des nécessités dans les sociétés digitalisées aujourd’hui, tant pour ce qui est de la vie professionnelle que personnelle53. Pour les promouvoir dès les plus jeunes âges, les chercheurs ont recours aux concepts liés de métacognition et d’autorégulation. La métacognition décrit la connaissance de son propre fonctionnement cognitif tandis que l’autorégulation illustre l’adoption de stratégies d’apprentissage autonomes. Ces deux dimensions sont effectivement interdépendantes, l’une (autorégulation) représentant la contrepartie pratique de l’autre (métacognition) qui en illustre la facette réflexive. « Est-ce que la situation d’apprentissage m’a appris des choses sur ma manière d’apprendre, aussi, en me rendant plus autonome dans ma manière d’apprendre ? » « Qui dit stratégies dit s’intéresser aux processus cognitifs » Certains experts constatent le peu de familiarité de ces concepts dans le milieu de la formation, pourtant familier de la notion plus générale de réflexivité. La compétence métacognitive et les stratégies d’autorégulation sont pourtant reconnues aujourd’hui pour leur efficacité, à l’école54 comme dans l’enseignement supérieur et la formation continue55. « On oublie souvent que pour bien apprendre, il faut avoir des connaissances sur comment nous apprenons et quelles sont les stratégies les plus efficaces (…) Je trouve que c’est typiquement des savoirs et des savoir-faire absents aujourd’hui de la formation des adultes » Le travail métacognitif implique une activité réflexive sur son propre fonctionnement intellectuel afin d’en dégager des pistes de perfectionnement, en particulier concernant ses méthodes de travail, ses processus attentionnels, la gestion de sa charge mentale, la suppression des fréquents distracteurs56 qui inondent nos quotidiens à l’heure des smartphones hyperconnectés. Ils requièrent donc une action spécifique d’inhibition Les constantes de l’apprentissage adulte 31 de certaines habitudes, réflexes, usages défavorables à la concentration et à des apprentissages de qualité57. Mais par-delà la dimension purement cognitive de ces stratégies, l’un de nos experts pointe particulièrement le rôle des processus motivationnels et de la capacité à identifier et réguler ses émotions au cours d’un apprentissage pour éviter d’être éventuellement submergé par elles. « On s’est tout de suite (concentré) sur les stratégies d’apprentissage en oubliant que là, c’est l’être humain qui est aux commandes, c’est plus le prof, c’est lui, c’est l’apprenant, donc… c’est la question des stratégies motivationnelles qui vont faire (qu’il va) mettre en place les stratégies cognitives (…). On continue à parler des stratégies cognitives alors que non, les stratégies cognitives dépendent des stratégies motivationnelles et pas le contraire » « C’est très compliqué de se rendre compte que l’on n’a pas compris quelque chose, mais cela suppose que d’un point de vue émotionnel on soit capable de l’encaisser (…) L’anxiété d’évaluation entraîne une rumination mentale qui prend sur tes ressources attentionnelles et donc sur ta mémoire de travail » On sait aujourd’hui identifier et décrire les stratégies métacognitives « qui marchent »58, mais loin de représenter des panacées pédagogiques, elles impliquent un engagement volontaire de l’apprenant dans une démarche exigeante de transformation de ses propres pratiques et routines, car apprendre est un travail qui demande un effort59, quoiqu’en disent certaines publicités vantant les mérites de méthodes « amusantes ». L’adoption par l’enseignant ou le formateur d’un rôle de « facilitateur » est également sollicité par la nécessité d’accompagner cette transformation des pratiques d’apprentissage. « Pour moi il y a une pédagogie de la métacognition (…) je peux, comme formateur au niveau de mes pratiques pédagogiques, développer la capacité des personnes à s’autoréguler dans un processus de formation relativement standard » De multiples moyens pédagogiques sont alors envisageables pour appuyer cet encouragement à l’apprentissage autorégulé : tests et autodiagnostics, temps réflexifs, entraînements méthodologiques, techniques de mémorisation, d’explicitation de régulation des émotions, de gestion de ses espaces et de ses temps d’auto-apprentissage… Ces méthodes peuvent aujourd’hui s’adosser à de nombreux auxiliaires digitaux dont le marché est largement pourvu, particulièrement sur le plan de l’auto-évaluation dite « formative », élément central des processus autorégulés. « Une évaluation intégrée, faite pour l’apprentissage, qui se déroule pour les apprenants (…) les systèmes digitalisés sont souvent bien faits pour cela en permettant aux apprenants de s’auto- évaluer » 32 Chapitre 2 Ces outils ne peuvent qu’améliorer leur efficacité avec le développement des applications d’intelligence artificielle, susceptibles d’appuyer le travail métacognitif par la connaissance de soi qu’elles autorisent. « Ce que j’imagine, par rapport à la pédagogie, c’est l’IA en prothèse métacognitive pour les individus (…) L’interaction avec le numérique sous cet angle-là peut être effectivement une source d’efficacité de l’apprentissage intéressante » « L’enjeu de l’intelligence artificielle générative c’est la métacognition, parce que l’IA est capable de métacognition » Les outils digitaux peuvent dès lors contribuer à la construction d’ « environnements personnels d’apprentissage » ouverts, fertiles et, par définition, strictement adaptés aux capacités et aux besoins des personnes. « Les leviers technologiques plus contemporains, interactifs, des plateformes, c’est un soutien à l’autonomisation… Tu ne pouvais pas faire ça avant » La diffusion de tels « assistants de savoir » vient compléter, et non remplacer, l’intervention humaine des formateurs et enseignants qui voient leur rôle se transformer progressivement à l’aune de l’autonomie des apprenants. Il leur revient en particulier de faciliter la prise de conscience de l’apprenant sur son propre fonctionnement cognitif en déconstruisant ses préconceptions négatives comme par exemple, l’idée que l’on puisse être naturellement « doué » ou non dans tel domaine60. L’efficacité pédagogique repose alors sur cette capacité conjointe du formateur et de l’apprenant à coopérer pour partager une vision « méta » de ce qui est en train de se passer au fil du processus d’apprentissage et installer des pratiques d’autorégulation efficaces. « Développer la pensée complexe, la métacognition (…) en utilisant l’enquête par le dialogue et une approche par questionnement pour développer ces capacités d’évaluation (…) de sorte qu’à la fin de la formation vous ayez un tremplin pour la poursuite de l’apprentissage, autodéterminé, autodirigé » « Quand tu es en début de notion, tu as besoin d’être extrêmement guidé, et lorsque tu arrives à la fin, au fil des répétitions, tu es plutôt vers la confirmation et les stratégies d’autorégulation que tu es capable de mettre en place pour maîtriser l’activité ou la tâche » Notons que contrairement à certaines hypothèses développées par le passé autour du thème de l’« éducabilité cognitive » et de méthodes supposées universelles de développement cognitif, « l’histoire montre que les tentatives d’éduquer à des démarches Les constantes de l’apprentissage adulte 33 de pensée ‘ hors-sol ’ - c’est-à-dire déconnectées par rapport à des objets spécifiques - se sont soldées par des échecs cuisants ». Une pédagogie de la métacognition se doit alors d’être située dans une problématique concrète : les connaissances et stratégies métacognitives sont générales, mais toujours à enseigner et adapter en liaison avec des contenus précis. « Apprendre à apprendre, apprendre à développer, transmettre des principes de fonctionnement, ça se fait toujours dans une situation particulière » La réflexivité métacognitive peut également accompagner la dénonciation des nombreuses illusions défavorables à l’efficacité des apprentissages, comme les modes, mythes et légendes qui traversent l’idéologie pédagogique61, la question des biais cognitifs et le combat contre la désinformation ou la pensée du complot62. Enfin, le rôle des dispositifs et des auxiliaires pédagogiques, digitaux en particulier, en facilitant le travail réflexif, la métacognition et la pratique autorégulée, transforme la relation pédagogique classique et l’idée même de transmission. Le « formateur » devient « facilitateur » d’auto-apprentissage, loin du double écueil de la verticalité magistrale et des illusions de la « soloformation »63. Selon les auteurs des premiers travaux de recherche appliquée sur ce thème, « le développement optimal de l’autorégulation semble prendre racine dans des environnements socialement favorables qui offrent de nombreuses possibilités de pratique autodirigée »64. Les possibilités ouvertes par l’essor de l’autorégulation sont massives65 : travail métacognitif et prise de conscience de ses propres biais cognitifs66 et préconceptions67, développement des capacités d’inhibition68, pratique de la réflexivité… D’où la perspective de formation de facilitateurs habilités à accompagner ce développement de compétences de « 2ème degré ». 6. Les bases neuronales de l’apprentissage, ou l’éducabilité tout au long de la vie Depuis plusieurs années, l’émergence et la vulgarisation des neurosciences agitent les débats des professionnels autour de l’intérêt pédagogique de connaître des bases neuropsychologiques des processus d’apprentissage. Sont-elles la clé de l’apprentissage et donc de la pédagogie, ou un fantasme légitimé par la caution des sciences dures dans des milieux marqués par le flou des sciences sociales et la marque des idéologies pédagogiques ? Il est indiscutable que les approches du fonctionnement cérébral rendues possibles à l’aide, en particulier, de technologies puissantes (IRMf, oculométrie, scanner TEP) autorisent l’investigation fine de fonctions essentielles pour l’apprentissage69 : mouvements oculaires dans les processus attentionnels par exemple durant la lecture, rôle du repos 61 Voir la section 1.4. ci-dessus ; Bruyckere et al. (2015) 34 Chapitre 2 ou du sommeil pour la mémorisation, identification des mécanismes neurobiologiques de l’empathie et de l’attachement dans la socialisation… Pour la psychopédagogie, les apports les plus essentiels des neurosciences pour l’apprentissage tout au long de la vie concernent, en premier lieu, la mise en évidence de la plasticité cérébrale et des effets cognitifs de l’activité intellectuelle sur le contrôle exécutif et l’autorégulation de l’activité jusqu’à un âge avancé. Les liens entre le rôle des neurotransmetteurs, la plasticité cérébrale et les processus d’apprentissage sont aujourd’hui fermement établis70. « Toutes les connaissances sur la plasticité cérébrale objectivent biologiquement le principe d’éducabilité (…) Les neurosciences, en donnant une valeur biologique à ce principe, peuvent parfois permettre de dépasser ces stéréotypes sur les apprentissages ou l’intelligence » C’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que la neuropsychologie a dévoilé le rôle primordial du cerveau préfrontal dans la coordination de l’action volontaire, autodéterminée, autorisant à poser les jalons d’une pédagogie du contrôle de soi qui permettrait de freiner ses réactions impulsives, de former des plans et d’agir en fonction de buts à plus long terme71. Plasticité cérébrale, circuits attentionnels, contrôle exécutif et inhibition de l’action : les approches neuroscientifiques contribuent d’évidence à la connaissance précise des mécanismes sous-jacents à l’apprentissage et, partant, à l’éducation permanente des adultes de tous âges. « Elles apportent essentiellement une meilleure compréhension des processus psychologiques impliqués dans un contexte donné, y compris un contexte d’apprentissage, en étudiant comment ces processus s’instancient au sein du cerveau » Pour autant elles ne sauraient guider le travail de conception pédagogique… « Elles ne permettent de fait en aucun cas, sur la base de l’activité cérébrale observée dans une situation, de déterminer la stratégie pédagogique à mettre en place dans le cadre d’une formation (…) Les neurosciences n’ont pas la capacité de définir une pédagogie dite efficace (…) Le terme neuro est, trop souvent, utilisé pour donner un vernis de scientificité à une approche, ce qui est évidemment absurde » La popularité de l’orientation neuroscientifique en éducation tient en effet en grande partie au pouvoir de séduction lié à son appartenance à l’univers biologique et à l’image de rigueur des sciences dites « dures » que cette identité confère : dès que nous voyons le mot « cerveau », nous sommes immédiatement enclins à croire ce qui est dit72. Les constantes de l’apprentissage adulte 35 « La difficulté aujourd’hui est que certaines personnes qui prônent le neuromarketing ou le neuromanagement, n’ont aucune légitimité à s’en prévaloir car ils ont en règle générale que très rarement mené de recherche sur le cerveau voire même suivi des formations diplômantes sur le sujet » « C’est comme la neuropédagogie, c’est un terme marketing qui est quand- même très largement abusif » [11b] « Le dérapage survient quand (le discours scientifique) devient un argument d’autorité, parce que c’est scientifique… et qu’il prétend régler le problème plutôt que l’éclairer » [11c] Cette légitimité donne une caution puissante à certains arguments dont la source est pourtant clairement identifiable dans les recherches plus anciennes de la psychologie expérimentale, sociale et cognitive. La connaissance des règles et lois de l’apprentissage est bénéfique à l’efficacité pédagogique : mémorisation, motivation, apprentissage distribué, attention, conflit cognitif, métacognition, autorégulation, etc. sont des thématiques classiques de la psychologie. « La fameuse courbe de l’oubli d’Ebbinghaus qui dit qu’il faut donner des occasions successives de retravailler les objets d’apprentissage (…) c’est une des spécificités mises en avant par les neurosciences (…) même si Ebbinghaus est bien antérieur aux neurosciences » « Les enseignants ont aujourd’hui surtout besoin de connaissances actualisées sur les processus psychologiques engagés dans les apprentissages de leurs élèves. Le corpus de connaissances en neurosciences est surtout important pour nous, chercheurs, quand nous menons des recherches fondamentales » « (Les neurosciences cognitives) reprennent des choses connues, sauf qu’elles les justifient d’une autre manière » Entre les éclairages indiscutables qu’elles autorisent et les limites, voire les abus que leur popularité entraîne, les applications des sciences cognitives sont toujours en débat, particulièrement dans les milieux de la formation toujours avides d’innovations, voire de « révolutions » pédagogiques motivées à la fois par le souci pédagogique de l’efficacité et les enjeux du marché. 36 Chapitre 3 Les variables pédagogiques Chapitre 3 Les variables pédagogiques « L’efficacité d’une formation ne se mesure pas dans l’espace-temps de la formation, elle se mesure par ce que la formation apporte en dehors de l’espace de formation » 38 Chapitre 3 1. L’évaluation : à la recherche du serpent de mer… Pour analyser les variables contributives de l’efficacité à l’échelle « strictement » pédagogique, nous débuterons par la fin : l’évaluation. Celle-ci surplombe en effet le dispositif, de façon plus ou moins explicite et contraignante, et quels que soient ses objets (satisfaction des usagers et/ou des prescripteurs, bilan des acquis, qualité des procédures, transfert des connaissances, impact social ou économique). Nous examinerons ensuite huit autres principes qui représentent autant de procédures susceptibles de contribuer directement à l’efficacité pédagogique globale. Nous réserverons un chapitre ensuite au dossier des outils pédagogiques digitaux, problématique dont l’actualité vive ne doit pas faire oublier qu’ils restent des auxiliaires de l’action pédagogique. Depuis la généralisation de la formation continue en 1971, la question de l’évaluation taraude le milieu et revient au-devant de la scène de façon si récurrente qu’on continue à qualifier le dossier de « serpent de mer ». En 2013, par exemple, un rapport intitulé « évaluer la formation professionnelle » commençait par les lignes suivantes : « En France, il n’existe pratiquement pas d’évaluation des dispositifs de formation des adultes »73. Le document s’ouvre sur ce constat premier de l’opacité des résultats du système de formation français. Il avait été précédé, et a été suivi, de multiples autres rapports officiels plaidant pour une amélioration des outils d’évaluation de ce que l’un d’entre eux nommait « un système à la dérive » en 2006. C’est souvent auprès des organismes internationaux (OCDE, Cedefop) que l’on peut glaner des éléments d’observation ponctuels sur ce qui y est généralement jugé comme la médiocrité des résultats du cadre français. Beaucoup de dépenses, peu de résultats tangibles sur l’économie ou l’emploi, c’est également le verdict de certains chercheurs en Allemagne74. A l’échelle de l’efficacité pédagogique cependant, un consensus notable s’est progressivement établi parmi les professionnels concernés et une partie significative des chercheurs pour adopter la désormais fameuse échelle de Kirkpatrick, peu amendée depuis sa création dans les années 1950 ! Parmi eux, certains de nos interviewés pour la présente étude : « Si on pensait la formation, dès le départ, avec cette grille de lecture et cette grille d’évaluation derrière, ça serait extrêmement bénéfique parce que ça obligerait à pointer tous ces aspects et la manière dont ils peuvent être évalués » « Là, le bon vieux modèle… Kirkpatrick, les 4 niveaux, ça marche bien…» [11a] Une méta-analyse75 couvrant 41 articles publiés entre 1982 et 2021 sur l’usage de l’échelle de Kirkpatrick a fait le point de sa portée et de ses limites et confirmé la généralisation de sa reconnaissance et de son usage à la fois dans le monde universitaire et celui des Les variables pédagogiques 39 praticiens, ce qui reste une exception… L’échelle en question comprend ainsi 4 domaines d’évaluation que nous allons parcourir dans les lignes qui suivent : la satisfaction des participants (parfois dénommée les « réactions »), leurs acquisitions (apprentissages réalisés au terme de la formation), le transfert de ces acquis (sur le lieu d’exercice des compétences visées) et enfin l’impact de l’action de formation (sur la performance économique ou sociale globale obtenue grâce à la formation). Selon cette matrice, parfois critiquée pour son schématisme, mais largement utilisée par les grandes organisations pour fixer un cadre de référence aux opérations d’évaluation, les résultats à l’ensemble des niveaux de l’échelle, quand on en trouve, sont disparates76. Si une majorité d’opérations de formation donnent aujourd’hui lieu à l’évaluation du niveau 1 (satisfaction des apprenants), voire du niveau 2 dans certaines configurations (contrôle des acquis), il est généralement estimé que le niveau 3 (analyse du transfert) est très rarement objet d’évaluation, tandis que le niveau 4 est souvent laissé de côté ou déclaré impossible à évaluer, quand bien même on s’en poserait la question, ce qui est aujourd’hui rarissime. Une méta-analyse déjà ancienne a par ailleurs établi que les effets de la formation se révèlent plus nets pour la satisfaction et les acquisitions que pour le transfert et l’impact organisationnel77. Une grande partie des experts consultés lors de nos interviews dénonce la tendance répandue à limiter les pratiques d’évaluation au contrôle de la satisfaction des apprenants, généralement par le biais de questionnaires d’évaluation en fin de stage ou peu de temps après. « Je suis très surpris de voir que généralement la formation est évaluée à l’aide de question du type. Est-ce que vous l’avez aimée, Qu’est-ce vous n’avez pas aimé, est-ce qu’elle répondait à vos besoins ? Oui certes, c’est intéressant, mais ces réponses ne nous renseignent en rien sur son efficacité pédagogique » « L’évaluation à chaud à la fin des formations, on sait que c’est toujours intéressant de la prendre en compte, mais que ça ne renseigne que faiblement sur les impacts effectifs en termes d’acquisitions ultérieures et va plutôt valoriser le fait d’avoir passé un bon moment, donc que la qualité de la relation avec le formateur était agréable, éventuellement qu’ils aient eu l’impression d’une activité plaisante, ludique, stimulante, valoriser le fait que le formateur ait de l’humour ou bien qu’il soit charismatique (…) et ça peut encourager à une approche un peu démagogique de la formation » En premier lieu, il est aujourd’hui avéré que l’appréciation de satisfaction des participants n’est aucunement corrélée avec la progression des apprentissages78, contrairement à une légende tenace. La satisfaction déterminerait l’intention de retour 76 D’après une enquête du journal Training and Development au début des années 2000, si quasiment toutes les organisations évaluent au niveau 1, et 38% au niveau 2, seules 14% s’attaquent au niveau 3 et aucune au niveau 4. 40 Chapitre 3 en formation, ce qui est souvent le résultat visé par les organismes79. « Demander l’avis des stagiaires, ce n’est pas inintéressant, mais est-ce que ce sont les mieux placés pour évaluer le dispositif ? (…) Tu peux très bien avoir apprécié un certain nombre d’éléments dans la formation et n’avoir rien appris » « Le lien entre les progrès des élèves et la satisfaction est exactement zéro (…) La satisfaction ne mesure pas autre chose que la satisfaction » « (La satisfaction) c’est devenu le système d’évaluation de la formation pour adultes, c’est vrai que c’est important, mais c’est presque trop parce que on ne s’intéresse pas aux connaissances du coup » L’estimation de l’efficacité pédagogique par le biais de l’évaluation des apprentissages réalisés est d’un usage peu fréquent en formation continue (hors dispositifs diplômants) en partie du fait de son aura de contrôle scolaire, mal ressenti par les adultes dans les entreprises ou auprès de publics de faible niveau de qualification. Le principe d’une mesure de l’efficacité fait particulièrement objet de résistances parmi les enseignants de l’Education nationale. « L’école efficace est vécue aujourd’hui comme l’imposition de protocoles standardisés et d’évaluations purement quantitatives qui font entrave à la liberté pédagogique » Le constat s’aggrave encore s’agissant du transfert, en-deçà même des conditions d’accueil et d’accompagnement de la transformation des acquis de formation en compétences au travail : la satisfaction ne suffit pas... « Tu peux bien aimer une formation et n’avoir rien appris, être incapable de transférer ce que tu as appris (…) te retrouver dans une situation de travail où tu n’as pas ce qu’il faut pour transférer » D’évidence, pourtant, l’évaluation du transfert des acquis en capabilités sur le terrain est objet de consensus dans la plupart des milieux de formation professionnelle des adultes. « Le transfert commence dès que la personne voit un contenu, elle est capable de se dire, oui ce contenu-là est intéressant, parce que je pense que j’en ai besoin » « La capacité à assumer les pratiques sociales de référence est vécue comme étant naturellement (la preuve de) l’efficacité de ce qu’on apprend en formation » « L’efficacité d’une formation ne se mesure pas dans l’espace-temps de la formation, elle se mesure par ce que la formation apporte en dehors de l’espace de formation » Les variables pédagogiques 41 Malgré son importance dans l’appréciation de l’effet de la formation sur l’ensemble des niveaux d’effet, les rares évaluations disponibles estiment que seuls 10 à 20% des apprentissages réalisés en formation donnent lieu à transfert en situation de travail80. Le bilan est encore plus lourd concernant l’évaluation des impacts de la formation au plan social ou économique global. Au cours des années 2010-2020, deux présidents de la République ont successivement vilipendé le peu de rendement de la trentaine de millia