Démarches de recherche et épistémologie PDF

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Université Toulouse-Jean Jaurès

2024

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épistémologie psychologie méthodes de recherche sciences humaines

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Ce document présente les démarches de recherche et l'épistémologie en psychologie.  Il explore l'épistémologie en psychologie, l'histoire de la discipline, les méthodes de recherche, et les défis actuels de la psychologie scientifique. Le document est un cours structuré en 4 chapitres.

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PY00102T Démarche de recherche & épistémologie Sommaire Démarches de recherche & Épistémologie – 78 pages Responsables pour l'année 2024-2025 : Nathalie HUET et Patrice TERRIER Les modalités de contrôle des connaissances, éventuellement indiquées dan...

PY00102T Démarche de recherche & épistémologie Sommaire Démarches de recherche & Épistémologie – 78 pages Responsables pour l'année 2024-2025 : Nathalie HUET et Patrice TERRIER Les modalités de contrôle des connaissances, éventuellement indiquées dans le document sont données à titre indicatif, sous réserve de validation par les départements de l’Université. Elles sont donc susceptibles d’être soumises à modifications. Pour vérification, connectez-vous sur le site de l’Université https://www.univ-tlse2.fr/accueil/formation-insertion/inscriptions-scolarite/le-controle-des- connaissances UE PY00102T Démarches de recherche & Épistémologie Responsables Nathalie Huet et Patrice Terrier pour l’Année Équipe pédagogique (par ordre alphabétique) Nathalie Huet – Enseignante-Chercheure en Psychologie, Département Psychologie cognitive & Ergonomie, laboratoire CLLE (CNRS UMR 6253) Gésine Sturm - Enseignante-Chercheure en Psychologie, Département Psychologie clinique du sujet, laboratoire LCPI (EA 4591) Patrice Terrier – Enseignant-Chercheur en Psychologie, Département Psychologie cognitive & Ergonomie, laboratoire CLLE (CNRS UMR 6253) Equipe de rédaction 2021-24 (par ordre alphabétique) Elodie Labeye – Enseignante-Chercheure en Psychologie, Département Psychologie cognitive & Ergonomie, laboratoire CLLE (CNRS UMR 6253) Céline Lemercier - Enseignante-Chercheure en Psychologie, Département Psychologie cognitive & Ergonomie, laboratoire CLLE (CNRS UMR 6253) Gésine Sturm - Enseignante-Chercheure en Psychologie, Département Psychologie clinique du sujet, laboratoire LCPI (EA 4591) Fanny Verkampt - Enseignante-Chercheure en Psychologie, Département disciplinaire de Psychologie, laboratoire LAPCOS (UPR 7278), Université Côte d'Azur Objectifs Cet enseignement vise à introduire l’épistémologie en psychologie et les démarches de recherche qui en découlent. Il se compose de 4 chapitres permettant chacun d’initier les étudiant.e.s aux notions d’épistémologie ; à l’Histoire de la discipline pour comprendre ce qu’est la psychologie aujourd’hui ; aux démarches de recherche, techniques et outils utilisés en psychologie ; et enfin aux enjeux et défis actuels de la psychologie scientifique. L’enseignement PY00102T permet ainsi d’articuler les UE de méthodes développées au cours des trois années de la Licence de Psychologie. Mots clés Épistémologie, Histoire de la psychologie, Démarches de recherche, Psychologie scientifique 1 Contenus Cet enseignement est structuré en 4 chapitres interdépendants. Après une introduction axée sur la notion d’intégrité scientifique, le chapitre 1 se concentrera sur l’épistémologie en psychologie en prenant appui sur la démarche scientifique, les postures paradigmatiques en psychologie, et leurs étapes méthodologiques. Le chapitre 2 proposera une étude historique du développement de la discipline pour comprendre l’étude et l’application de la psychologie de nos jours. Le chapitre 3 sera ainsi dédié aux démarches de recherche, techniques et outils utilisés en psychologie. Enfin, le chapitre 4 présentera une partie des défis et des enjeux actuels de la psychologie scientifique. Compétences visées Cette UE participera au développement des compétences RNCP ci-dessous  Mobiliser les courants épistémologiques et leurs approches méthodologiques pour analyser une question ou une problématique  Respecter les principes de l’éthique de la recherche, de la déontologie des psychologues et de la législation Évaluation Les modalités de contrôle votées à la rentrée 2023 seront consultables dans l’espace IRIS L1 – Informations générales ainsi que dans l’espace IRIS de l’UE PY00102T. Les modalités du contrôle terminal sont celles qui s’appliquent pour les étudiant.e.s inscrit.e.s au SED. Les modalités de contrôle des connaissances sont susceptibles d'être modifiées si des événements indépendants de notre volonté nous y contraignent. La Charte du contrôle des connaissances de l’UT2J vous informe sur vos droits, devoirs et obligations. Il est conseillé de consulter ce document, en particulier la partie consacrée au déroulement des épreuves, à la validation et aux principes de la compensation. Documents et ressources pour les étudiant.e.s inscrit.e.s au SED Le cours est présenté en un seul volume dans le document présent. Des ressources complémentaires seront mises à disposition sur les plateformes IRIS-SED et IRIS au fur et à mesure du semestre. L’ensemble de ces documents permet de préparer les épreuves de contrôle des connaissances. Les regroupements ne permettront pas de reprendre l’intégralité des contenus de l’UE. Leur objectif sera de présenter quelques points centraux dans le cours, la logique sous- jacente aux contenus présentés et les attentes de l’équipe pédagogique pour l’évaluation de cette UE. Bibliographie générale Nicolas, S. (2021). Histoire de la psychologie. Paris : Dunod. Reuchlin, M. (1992). Introduction à la recherche en psychologie. Nathan. Santiago-Delefosse, M., & Carral, M. D. R. (2017). Les méthodes qualitatives en psychologie et sciences humaines de la santé. Dunod. Soler, L. (2009). Introduction à l'épistémologie (p. 335). Ellipses. 2 Chapitre 1 – Épistémologie en Psychologie ECRIT PAR Dr. Elodie Labeye Introduction : Les démarches de recherche de connaissance sont-elles toutes scientifiques ?....................................................................................................... 5 1 Evolution épistémologique de la démarche scientifique de recherche de connaissances….................................................................................................... 6 1.1 Empirisme et Positivisme logique............................................................................. 6 1.1.1 Le vérificationnisme........................................................................................ 6 1.1.2 Problème du vérificationnisme.......................................................................... 8 1.1.3 L’inductivisme naïf : première démarche scientifique de recherche de connaissances 9 1.1.4 Limites de l’inductivisme naïf............................................................................ 9 1.2 Empirisme et le critère de réfutabilité...................................................................... 10 1.2.1 Critique du vérificationnisme........................................................................... 10 1.2.2 La réfutabilité................................................................................................ 11 1.2.3 Exclusion de l’astrologie et de la psychanalyse................................................... 12 1.2.4 Conclusion.................................................................................................... 12 1.3 Démarche scientifique hypothético-déductive.......................................................... 13 1.4 Des règles minimales de scientificité (=validité scientifique)...................................... 14 1.4.1 Règles sur la vérifiabilité des données d’observation........................................... 14 1.4.2 Règle sur la nécessité de confrontation empirique pour corroborer les théories scientifiques................................................................................................................ 15 2 Epistémologie de la psychologie...................................................................... 16 2.1 Qu’est-ce que la science de l’Homme ?................................................................... 16 2.2 Epistémologie empiriste positiviste en psychologie................................................... 17 2.3 Epistémologie empiriste cognitiviste en psychologie................................................. 18 2.4 Courant constructiviste......................................................................................... 19 2.5 Démarche constructiviste compréhensive en psychologie.......................................... 20 En préambule, posons-nous les questions suivantes : Qu’est-ce qu’une connaissance scientifique ? Autrement dit, qu’est-ce qui lui donne un statut scientifique? Y’a-t-il des règles pour attester que la recherche EST scientifique ou N’EST PAS scientifique ? Et quel intérêt cela présente-t-il de savoir si une connaissance EST ou N’EST PAS scientifique? Avant de lire la suite, prenez un moment pour y réfléchir. Noter vos idées sur un papier. Réponse : Chaque connaissance scientifique est issue des résultats d’une recherche scientifique. Une recherche est scientifique lorsqu’elle respecte certains critères de scientificité et qu’elle suit la Démarche scientifique (voir parties 1.3 et 1.4 de ce chapitre). Ce chapitre 1 est consacré à la présentation de ces critères et de cette démarche. Intéressons-nous maintenant aux principales disciplines constitutives de la psychologie. Qu’elles sont-elles ? Réponses : - La psychologie clinique - La psychologie cognitive (et la neuropsychologie lorsque les fonctions cognitives sont altérées) - La psychologie du développement (tout au long de la vie, de l’enfance au vieillissement) - La psychologie sociale Et quels sont les principaux types de professionnels de la psychologie ? 4 Réponses : - Le psychologue - L’enseignant chercheur En psychologie, l’épistémologie permet donc d’étudier la façon dont émergent les connaissances élaborées par les différentes disciplines de la psychologie, et d’évaluer leur fondement scientifique. Le chapitre 1 présentera l’épistémologie au sein de la psychologie. Introduction : Les démarches de recherche de connaissance sont-elles toutes scientifiques ? Léna Soler nous dit que l’épistémologie « vise fondamentalement à caractériser les sciences, en vue de statuer sur leur valeur, et notamment de discuter si elles peuvent prétendre se rapprocher de l’idéal d’une connaissance certaine et authentiquement justifiée » (Soler, 2009, p. 9). Léna Soler est une enseignante chercheuse de Lorraine en philosophie des sciences. Prenons l’exemple de l’astrologie. Un astrologue peut prétendre que son activité d’astrologue est une science qui permet de faire émerger des connaissances scientifiques certaines et authentiquement justifiées. Pour justifier le statut scientifique de ces connaissances (à savoir des prédictions astrologiques), il fait valoir la rigueur de sa méthode de travail qui suit un protocole bien établi, communément admis par la communauté des astrologues. Il justifie également le statut scientifique de ses prédictions par le fait que toutes ses prédictions se sont réalisées. On peut se demander si cela est suffisant pour dire que les connaissances qui émergent de cette méthode sont certaines et authentiquement justifiées, c’est-à-dire scientifiques. Selon Soler (Soler, 2009, p. 9), l’épistémologie s’emploie à décrire la manière dont procède telle ou telle discipline pour élaborer et tester ses théories. L’épistémologie cherche ainsi à répondre, entre autres, aux questions suivantes : -Quel est le degré de fiabilité des procédures de validation d’une théorie et des connaissances qui la constituent, c'est-à-dire comment ces procédures sont-elles mises à l’épreuve ? -Quel type de rapport entretient le chercheur avec son objet d’étude ? Qu’en est-il des arguments de notre astrologue ? Et bien l’épistémologie, en analysant la démarche d’acquisition des connaissances que l’astrologue utilise, ainsi que les procédures de validation qu’il met en place, va permettre d’évaluer la fiabilité scientifique des connaissances issues de son travail astrologique. Pour résumer, et toujours selon Soler, l’épistémologie vise à déterminer la valeur des discours à prétention scientifique. Elle détermine cette valeur au cas par cas, via un examen attentif des caractéristiques internes propres à chacune des disciplines qui prétendent à la scientificité. L’enseignement de l’épistémologie dans les études supérieures en sciences humaines, et notamment en psychologie, est donc indispensable puisqu’il permet de sensibiliser l’étudiant aux problèmes méthodologiques qu’une démarche de recherche de connaissances pourrait présenter. Il s’agit d’aiguiser l’esprit critique de l’étudiant quant au statut scientifique des connaissances utilisées par les professionnels de la psychologie. Il s’agit enfin d’offrir une assise pour que l’étudiant puisse développer une réflexion épistémologique sur sa propre démarche de futur psychologue ou chercheur. 5 1 Evolution épistémologique de la démarche scientifique de recherche de connaissances. 1.1 Empirisme et Positivisme logique - Entre le 17ème et le 18ème siècle, le courant philosophique de l’empirisme marque un tournant crucial dans l'histoire de la Science en proposant que la connaissance ne doit se fonder que sur l'accumulation d'observations et de faits mesurables. Au regard de cette exigence, les croyances et spéculations arbitraires de la métaphysique et de la théologie n’ont donc plus de place dans la démarche d'acquisition des connaissances. L'empirisme s’oppose ainsi à la métaphysique qui tente depuis l’antiquité de décrire les entités ou processus immatériels et invisibles qui existent en dehors de l’expérience sensible (Dieu, l’âme, etc.) L’empirisme s’oppose également au rationalisme, doctrine qui aborde les sujets métaphysiques mais avec comme seul outil la raison et la logique : pour le rationalisme, le raisonnement logique est la seule source possible du savoir. Le rationalisme exclut donc le raisonnement s’appuyant sur l'expérience (= l’empirisme), et exclut également la foi et les croyances théologiques invoquées par la métaphysique, croyances qui ne font pas preuve de raisonnement logique. - Au début du 20ème siècle, le positivisme logique (=aussi appelé l’empirisme logique) se développe en Europe à travers le Cercle de Vienne. Voici un extrait de l’article de Malherbe (1974, p. 563): “Le positivisme logique du Cercle de Vienne est aujourd’hui dépassé. Cependant, il constitue un des chapitres les plus importants de l’histoire récente de la philosophie [...] Le Cercle de Vienne était un groupe de discussion formé principalement de scientifiques qui s'intéressaient à des questions épistémologiques. Ce groupe constitué en 1923 [...] par Schlick [...] tint des réunions hebdomadaires à Vienne de 1925 à 1936. On avait confié à Schlick la chaire de philosophie des sciences inductives de l’Université de Vienne, et il avait rapidement rassemblé autour de lui une brillante équipe d’universitaires appartenant à diverses disciplines : des mathématiciens, Gustav Bergmann, Kurt Gödel [...] un physicien Philip Frank, un sociologue Otto Neurath, L’historien Viktor Kraft, [...] un philosophe Rudolf Carnap. Parmi les amis du Cercle [notez que ces individus ne sont pas des positivistes logiques], il faut citer [...] Albert Einstein, Bertrand Russell, Karl Popper [...] Carl Hempel”. Ancré dans l’empirisme, l’objectif des positivistes logiques rassemblés autour du Cercle de Vienne est d’élaborer des règles et méthodes permettant l’acquisition de connaissances scientifiques et permettant d’écarter les connaissances non scientifiques. Ils visent l’unité de la Science à travers un langage scientifique commun. Pour cela, ils élaborent le critère vérificationniste qui permet d’élaborer des lois universelles décrivant et prédisant les phénomènes de l’environnement. 1.1.1 Le vérificationnisme Pour les positivistes logiques, le vérificationnisme est un critère central pour qualifier de scientifique une démarche d’acquisition de connaissances. Autrement appelé critère vérificationniste, le vérificationnisme s’articule autour de deux exigences : Exigence 1 du critère vérificationniste: La première exigence est que les énoncés pour être considérés comme scientifiques, doivent pouvoir être mis en lien avec des faits d’observation dans l’environnement (= vérifiables empiriquement, c’est-à-dire testables par des faits d’observation). Les énoncés ne pouvant être mis en lien avec des faits de l’environnement sont considérés comme n’ayant pas de sens, pas de logique, donc n’appartenant pas au domaine scientifique. Une large partie des énoncés métaphysiques 6 est donc considérée comme non scientifique. Par exemple l’âme n’a pas de référent dans l’environnement physique. Donc un énoncé contenant le mot âme ne pourrait pas être considéré comme scientifique. Exigence 2 du critère vérificationniste: La seconde exigence du vérificationnisme est que parmi les énoncés considérés comme scientifiques, seuls ceux ayant été réellement vérifiés par les faits d’observation dans l’environnement sont scientifiquement vrais. Approfondissons la première exigence : Elle s’appuie sur l’analyse du langage utilisé pour formuler l’énoncé. Seules les énoncés ayant du sens sont considérés comme scientifiques 1. Pour rappel, un énoncé qui a du sens pour les positivistes logiques c’est un énoncé qui renvoie à des déclarations qui peuvent être empiriquement vérifiables (c'est-à-dire vérifiables par les sens). Par conséquent, un énoncé non vérifiable – pour lequel il n’existe pas de méthode de vérification - est donc dépourvu de sens. Cette première exigence permet d’évacuer les énoncés métaphysiques, religieux, esthétiques. En effet, ces énoncés sont constitués de mots qui ne renvoient pas à des faits observables dans l’environnement (l’âme, dieu, etc…). Cette première exigence permet ainsi d’exclure les énoncés non scientifiques. Pour les positivistes logiques, il existe 3 types d’énoncés : 1) Des énoncés dits d’observation, vérifiables directement empiriquement 2) Des énoncés dits théoriques, vérifiables indirectement empiriquement 3) Des énoncés dits métaphysiques, non vérifiables empiriquement Il est à noter que le 2ème type d’énoncé vérifiable renvoie à des énoncés indirectement testables. En effet, un énoncé théorique peut être connecté de manière indirecte avec des perceptions, au sens où l’on peut déduire de lui des énoncés d’observation. Prenons l’exemple que propose Soler (2009, p. 95) : « cet objet est électriquement chargé ». Il ne s’agit pas d’un énoncé directement observable. Cependant, cette propriété peut être reliée à des observations du type « lorsque l’objet est connecté à un électroscope (l’électroscope permet de mesurer l’électricité), les feuilles d’or de l’électroscope divergent ». Si l’on prend les énoncés suivants, lesquels sont testables (= vérifiables) empiriquement par des expériences (= des données d’observation) ? - Les hommes adultes ont de moins bonnes performances en orthographe que les femmes adultes - Tous les métaux se dilatent - Toutes les fleurs sont roses - La matière est composée d'atomes - Dieu est omniscient Réponse : Attention la question est de déterminer quels énoncés sont scientifiques et non quels énoncés sont vrais. Seul le dernier énoncé Dieu est omniscient n’est pas testable par la mise en place d’expérience. Il s’agit d’un énoncé métaphysique qui ne peut être connecté avec des descriptions de perceptions bien déterminées. Pour résumer, les positivistes logiques visent à élaborer des règles permettant de mettre en place une démarche scientifique d’acquisition des connaissances. Pour cela, ils définissent le vérificationnisme qui permet selon eux de distinguer, grâce à une analyse 1 Pour les positivistes logiques, les déclarations qui ont un sens sont soit les déclarations empiriquement vérifiables soit les vérités logiques telles que celles manipulées en mathématiques notamment. Nous ne parlerons pas dans cette présentation des vérités logiques. 7 logique du langage, les énoncés théoriques scientifiques des énoncés théoriques non scientifiques. Le vérificationnisme établit également une règle de vérification par les faits empiriques (cad par les faits d’observation dans l’environnement) les énoncés scientifiques afin de confirmer (=vérifier) ou non leur véracité. 1.1.2 Problème du vérificationnisme Prenons l'avant-dernier énoncé, La matière est composée d'atomes. Il est intéressant de voir que c’est seulement au milieu du 20 ème siècle que les atomes pourront être observés grâce à la microscopie électronique. Pour de nombreux scientifiques avant cette époque, l’hypothèse de l’existence d’atomes était donc non scientifique puisqu'on ne pouvait pas avoir une preuve directe ou indirecte de l'existence des atomes. Trop petits pour être observés par les outils de l’époque, l’énoncé revendiquant l’existence des atomes ne respectait pas la première exigence du vérificationnisme. L’hypothèse était donc considérée comme une hypothèse métaphysique, cad un énoncé non scientifique. Certains physiciens cependant, soutenant l’hypothèse atomiste, ont développé des expérimentations qui vont au début du 20ème siècle amorcer une accumulation de « preuves » de l’existence des atomes. Albert Einstein proposera une formule et un test pour démontrer l'existence des atomes. Jean Perrin élaborera diverses expériences avec les rayons cathodiques mettant en évidence l'existence des atomes. Thomson prouvera expérimentalement l’existence des électrons (qui composent les atomes). Les outils du 20ème siècle pourront enfin permettre une observation directe des atomes. De nombreux autres exemples renforcent l’idée que le vérificationnisme est trop restrictif comme critère de démarcation entre métaphysique et science puisqu’il exclue toutes les théories abstraites. En effet, de nombreuses théories notamment en physique sont élaborées sur des éléments non observables directement ou indirectement. La théorie de la relativité d’Einstein, en est un exemple flagrant. Pour un positiviste logique cette théorie à l’époque est dénuée de sens car non réductible à des énoncés d’observation. L’article de vulgarisation scientifique intitulé La théorie de la relativité générale vérifiée une nouvelle fois par l’observation d’une paire de pulsars (Trust my science, 2021) décrit de la façon suivante la théorie de la relativité : « La théorie de la relativité générale décrit l’influence de la présence de matière — plus généralement d’énergie — sur le mouvement des astres en tenant compte des principes de la relativité restreinte ; elle énonce notamment que la gravitation n’est pas une force, mais la manifestation de la courbure de l’espace-temps. « Si nous avons quelque chose de vraiment massif, cela déforme l’espace- temps autour de lui dans une plus grande mesure que quelque chose de moins massif […]». Les observations même indirectes des éléments qui composent cette théorie sont extrêmement rares. En effet, les outils scientifiques nécessaires pour calculer chaque élément constitutif des formules physiques théoriques sous-jacentes à la théorie de la relativité sont rares et manquent généralement de puissance. Par ailleurs, les situations de mouvements des astres qui permettraient d’étudier cette théorie sont peu nombreuses ou difficiles à identifier. Malgré tout, certaines expériences, peu nombreuses, ont jusqu’ici permis de valider la théorie de la relativité d’Einstein. 8 1.1.3 L’inductivisme naïf : première Démarche scientifique de recherche de connaissances L’inductivisme naïf constitue le premier modèle classique de démarche scientifique qui a longtemps été appliqué par les sciences empiriques. Il a connu ses premiers pas au cours du 17ème siècle dans le domaine des sciences Physiques (Galilée, Newton…), puis s’est généralisé et est devenu le modèle de référence dans les autres sciences jusqu’au début du 20ème siècle. Il trouve ses fondements philosophique et épistémologique dans l’Empirisme et le Positivisme logique : Dans l’inductivisme naïf, les théories scientifiques doivent être validées par l’expérience c’est-à-dire par des observations (= deuxième exigence vérificationniste). L’inductivisme s’appuie également sur la première exigence vérificationniste pour trier les énoncés scientifiques des énoncés non scientifiques. Voici un résumé de la démarche inductiviste naïve (description de Christian Escribe, ancien enseignant à l’UFR de psychologie Tlse2): Lorsqu’un chercheur veut suivre la démarche inductiviste, il doit respecter plusieurs étapes. Lorsqu’il s'intéresse à un phénomène, la première étape consiste à observer sans idée préalable ou préjugé tous les phénomènes apparaissant dans une situation donnée relatifs à ce phénomène. L’observation doit donc être exhaustive, passive et neutre ; elle permet de récolter des « faits-évènements » particuliers en quantité, dans des conditions variées. La seconde étape est la retranscription par écrit, puis l’organisation des observations sans se référer à des cadres théoriques préexistants. L’étape 3 de la méthode inductiviste est l’étape de généralisation : elle consiste à inférer à partir de la description de faits particuliers, des énoncés généraux et universels. Ces énoncés conclusifs accordent à tous les objets ou événements d’une catégorie A une propriété B si chaque fait-évènement observé de la catégorie A présente la propriété B. Cette étape consiste donc à inférer des lois universelles et empiriques, par généralisation inductive de co-relations établies entre 2 catégories de phénomènes observés. La quatrième étape est l’élaboration de prévisions à partir des lois ainsi mises en évidence. Résumé des règles de l’inductivisme naïf : Le nombre d’observations doit être élevé. Les observations doivent être faites dans une grande variété de conditions empiriques. Tous les énoncés d’observation doivent être cohérents avec la loi censée les généraliser. Les observations et retranscriptions doivent être exhaustives et neutres. De façon générale, dans la démarche inductiviste naïve le chercheur s’intéresse à un phénomène, l’étudie, puis si les faits-évènements le permettent (c’est à dire si tous ces faits sont identiques), le chercheur élabore une loi universelle sur le fonctionnement du phénomène. 1.1.4 Limites de l’inductivisme naïf Les limites de l’inductivisme naïf ont été peu à peu mises en évidence par certains épistémologues et scientifiques (notamment Hume, Hempel, Popper). En effet, dans l’inductivisme naïf, la recherche doit commencer par une observation exhaustive et neutre de tous les faits particuliers possibles car c’est de cette observation que sont ensuite tirées les théories. Mais ce type d’observation n’est pas possible. Non seulement il n’est pas possible d’étudier tous les faits, mais il n’est pas non plus possible pour l’observateur d’être neutre. Par ailleurs, le procédé inductif n’assure pas la vérité des conclusions scientifiques. Dans l’induction, le fait qu’un événement se répète systématiquement lors de chaque observation ne garantit absolument pas que la loi générale induite et les prévisions qui en 9 découlent se répètent aussi et toujours. Observer 10 000 cygnes blancs ne garantit en rien que tous les cygnes soient blancs. Enfin, tirée une théorie inductiviste à partir uniquement d’évènements observés limite les possibilités de la découverte scientifique en empêchant la prédiction théorique de phénomènes encore non observés ou encore non observables. 1.2 Empirisme et le critère de réfutabilité Un tournant décisif en épistémologie a été initié par Karl Popper. Cet épistémologue, sans doute le plus connu, va critiquer le critère vérificationniste et lui substituer celui de réfutabilité. Pour Popper, ce qui définit une théorie scientifique ce n’est pas son caractère vérifiable par des faits d’observation mais réfutable par des faits d’observation; c’est la réfutabilité des théories qui est le critère de scientificité permettant de distinguer les énoncés scientifiques des énoncés non scientifiques. Popper n’est donc pas un positiviste logique, il se situe dans ce que l’on appelle le rationalisme critique. 1.2.1 Critique du vérificationnisme Voici ci-dessous des éléments pour comprendre le critère de réfutabilité. Critique de l’exigence 1 du vérificationnisme Comme nous l’avons vu dans la partie 1.1.2 Problème du vérificationnisme, les observations même indirectes des éléments qui composent certaines théories (ex. en physique) sont parfois extrêmement rares. Selon Popper, le critère vérificationniste qui exclut ces théories des théories scientifiques n’est pas un bon critère car de telles théories spéculatives peuvent s’avérer vérifiées plus tard, lorsque l’évolution notamment des outils scientifiques le permet. Pour Popper la conception de théories scientifiques doit donc être autonome c’est-à-dire indépendantes des expériences d’observation. Critique de l’exigence 2 du vérificationnisme Pour rappel, la seconde exigence du vérificationnisme est que parmi les énoncés considérés comme scientifiques, seuls ceux ayant été réellement vérifiés par les faits d’observation dans l’environnement sont scientifiquement vrais. La partie 1.1.4 de notre document présente les limites de l’inductivisme naïf avec l’exemple célèbre des cygnes blancs donné Popper. Si l’on observe un grand nombre de cygnes dans la nature, dans des lieux divers et qu’ils sont tous blancs, peut-on en déduire que tous les cygnes sont blancs ? Il s’agirait ici d’appliquer une méthode inductive naïve qui partirait de très nombreuses observations particulières pour aboutir à une conclusion de portée générale. Mais pour Popper, que l’on vérifie 1000 fois, 10 000 fois une hypothèse, rien ne permet d’affirmer que cette hypothèse soit vraie. Il y a toujours la possibilité qu’un jour, à travers une énième expérience, l’hypothèse ne soit pas vérifiée et donc que la théorie scientifique qu’elle sous-tende se révèle fausse. D’ailleurs, durant de nombreux siècles on a cru que tous les cygnes étaient blancs. Or il existe des cygnes noirs, ils ne sont pas nombreux voilà tout. Ainsi, cette démonstration nous montre qu’aucune théorie ou loi universelle ne peut être strictement prouvée. Pour prouver la vérité d’une théorie, il faudrait être omniscient, c’est- à-dire réaliser toutes les expérimentations qui la concernent en tout temps et en tous lieux. Cela ne peut être humainement fait. Selon Popper on ne peut donc pas vérifier la « vérité » d’un énoncé/théorie scientifique. Pour lui (comme pour le vérificationnisme), il faut s’appuyer sur des faits d’observation 10 pour tester une hypothèse scientifique, mais contrairement au vérificationnisme, selon Popper les faits d’observation ne permettront que de corroborer l’hypothèse (définition du mot corroborer: ajouter de la force), et non de prouver la vérité de la théorie. 1.2.2 La réfutabilité Outre le fait que les énoncés scientifiques doivent être élaborés indépendamment des expériences qui les testent, Popper propose que les énoncés scientifiques doivent être énoncés de façon à respecter le critère de réfutabilité. Pour cela, l’énoncé scientifique doit être rédigé de façon à admettre l’éventualité de l’existence de faits de l’environnement le contredisant : L’énoncé scientifique doit faire des propositions offrant la possibilité d’être réfutables par des faits d’observation. Exemple : les martiens existent et l’une des conséquences de cela est que lorsqu’on observera mars, on en observera. Réfutation possible : lorsqu’on observe mars on n’en aperçoit pas Un point important est que pour répondre à cette exigence, plus l’énoncé sera précis, plus il y parviendra. En effet, une théorie scientifique très détaillée sur une conséquence empirique qu’elle implique permettra d’imaginer une hypothétique situation empirique entrainant l’échec de l’énoncé : - Chauffée à 100 degrés l’eau bout (hypothèse très détaillée). Hypothétique situation empirique entrainant l’échec de l’énoncé : Chauffée à 100 degrés l’eau ne bout pas. Certains énoncés prennent donc plus de risque puisqu’ils s’exposent davantage à la réfutation que les autres. Ces énoncés ont donc une valeur scientifique forte pour Popper (Popper, 1972). - L’eau bout lorsqu’on la chauffe (hypothèse peu détaillée) Pour cette hypothèse on peut trouver un énoncé de réfutation, mais le manque de détail de l’’hypothèse induit que sa valeur scientifique est pauvre, elle n’apporte pas beaucoup d’informations scientifiques. - 1) Toutes les fleurs sont de couleur rose (Soler, 2009, p. 120) - 2) Tous les métaux chauffés se dilatent (Soler, 2009, p. 120) 1) et 2) sont formulés de façon à être potentiellement falsifiables par des observations. En effet, dans un cas comme dans l’autre on peut imaginer des expériences qui seraient susceptibles de contredire l’énoncé. Concernant le 1), la formulation de l’hypothèse permet une réfutabilité expérimentale du type Il existe des fleurs d’une autre couleur que le rose. Concernant le 2), la formulation de l’hypothèse permet une réfutabilité expérimentale du type Il existe un métal qui chauffé ne se dilate pas. Dans l’état actuel de nos connaissances, 1) a été falsifié (on a trouvé de nombreuses fleurs qui ne sont pas roses). 2) n’a pas pour le moment été falsifié : aucune exception n’a été constatée. L’énoncé 2) restant falsifiable, sa vérité ne peut être affirmée. Pour le moment, cette proposition scientifique Tous les métaux chauffés se dilatent est une proposition corroborée. Comme nous l’avons dit, d’après Popper, il n’est pas possible d'établir de 11 vérités scientifiques, uniquement des propositions théoriques corroborées par les expériences. Certains énoncés en revanche ne sont tout simplement pas réfutables : - 3) Dieu est omniscient (Soler, 2009, p. 120) Pour finir, le 3) n’est pas une formulation falsifiable. En effet, il ne permet pas de trouver des conséquences empiriques qui en découlent. Par conséquent, il ne permet pas de trouver de potentielles situations empiriques qui réfuteraient l’énoncé. Il n’est donc pas possible pour l’énoncé 3) de répondre au critère de réfutabilité. Selon ce critère, l’énoncé 3) n’est pas scientifique. - L’eau peut bouillir Cet énoncé veut dire « l’eau peut parfois bouillir et parfois non » Il n’y a pas de situation susceptible de contredire cela puisque l’énoncé englobe toutes les situations possibles. 1.2.3 Exclusion de l’astrologie et de la psychanalyse Pour Popper, la démarcation entre sciences et non sciences s’établit à partir de ce critère de réfutabilité. Ce critère le conduit à exclure deux types de théories, celles qui expliquent tout (ex. la psychanalyse), et celles qui sont vagues (l’astrologie). Une prédiction en astrologie du type « en amour : il est possible que vous fassiez des rencontres intéressantes » ne permet pas d’énoncer des situations qui montreraient empiriquement que l’énoncé est faux. Cet énoncé étant trop vague, il est impossible de déterminer quelles potentielles observations pourraient réfuter sans ambiguïté la prédiction considérée. Concernant les théories de la psychanalyse, Popper soutient qu’elles ne relèvent pas d’une démarche scientifique car tout ce qui peut arriver à un individu peut être expliqué par les théories psychanalytiques. Aucun potentiel comportement humain ne peut contredire une hypothèse psychanalytique : par exemple la notion d’inconscient peut expliquer tous les comportements et il ne peut pas être mesurable. 1.2.4 Conclusion Pour résumer, le critère de réfutabilité proposé par Karl Popper est une ligne de démarcation épistémologique entre les sciences et les non sciences. Le critère exclut de la science les prédictions qui ne peuvent être prises en défaut par l'expérimentation. La science reste cependant fondamentalement empirique puisque les prédictions pour être corroborées devront être confrontées aux faits d’observation dans l’environnement. Calvin à Hobbes : la meilleure preuve qu'il existe une intelligence extraterrestre, c'est qu'elle n'a pas essayé de nous contacter. Exemple d’énoncé invérifiable ! 12 1.3 Démarche scientifique hypothético-déductive Influencée par l’élaboration du critère de réfutabilité de Popper la démarche de recherche scientifique va peu à peu se modifier. Afin de dépasser les limites méthodologiques de la démarche inductiviste naïve et d’intégrer le critère de réfutabilité, une nouvelle façon de faire émerger des connaissances scientifiques va apparaitre. Il s’agit de la Démarche scientifique hypothético-déductive (autrement appelée la “Méthode expérimentale” ou Démarche scientifique). Alors que dans la démarche inductive naïve les théories scientifiques sont élaborées après avoir réalisé les observations scientifiques (les lois universelles sont issues de ces observations), pour la démarche hypothético-déductive, il s’agit de formuler des hypothèses en amont, puis de les tester (de les mettre à l’épreuve) expérimentalement par le biais d'observations. La démarche est dite déductive. Concernant les hypothèses, il est à noter qu’elles ne viennent pas de nulle part. Comme le dit Bachelard, le point de départ d’une recherche c’est « un fait polémique, ou problématique ». Ce fait apparaît comme problématique car il heurte les connaissances en vigueur. On ne s’étonne que de ce qui ne paraît pas correspondre à ce qu’on croyait ou savait déjà. A partir de l’observation de ce “fait problème”, le chercheur va élaborer une hypothèse théorique permettant d’expliquer ce fait problème. Son hypothèse, cette explication, est étayée et articulée à partir de résultats et de modèles théoriques antérieurs empruntés à d’autres ou imaginés par le chercheur, et même parfois à partir de son intuition. Les deux premières étapes de la démarche hypothético-déductive sont donc la création de la problématique (ensemble de questions relatives à un fait problème), puis l’élaboration d’une hypothèse théorique explicative faisant appel à des lois générales. La 3ème étape consiste à déduire de cette hypothèse théorique des prévisions empiriques (= Opérationnalisation). Ces prévisions déduites énoncent des faits qui, dans une situation d’observation particulière choisie ou construite intentionnellement, doivent être observés si les idées théoriques du chercheur sont justes. L’étape 4 correspond en ce que l’on appelle “l’administration de la preuve”. Le principe consiste à comparer les faits prédits avec les faits effectivement produits (= observés). L’analyse statistique intervient à cette étape pour permettre cette comparaison. La dernière phase conclue : soit les résultats de cette comparaison corroborent/valident l’hypothèse théorique, corroborant les lois générales, soit non, auquel cas il est nécessaire de corriger l’hypothèse théorique et de tester la nouvelle hypothèse. A propos des lois dans la démarche scientifique: « De manière générale, un certain nombre de postulats sous-tendent l’utilisation de la démarche scientifique. Les deux premiers concernent l’existence de lois générales organisant le monde et le déterminisme des phénomènes naturels, qu’ils concernent l’homme ou son environnement. On ne peut en effet pas parler de connaissances d’une valeur universelle si l’on n’admet pas l’existence d’un ordre logique dans l’univers et de principes organisateurs dans la nature. C’est sur cette affirmation élémentaire essentielle que repose la notion de prédictibilité des phénomènes. La science va donc principalement s’intéresser aux régularités dans les faits et, même si les causes des phénomènes peuvent être multiples, ce qui est le cas sitôt que l’on s’intéresse au fonctionnement humain, le chercheur partira du principe qu’il est possible de les connaître ou de les déterminer […]. Dans la démarche scientifique […] les hypothèses seront ensuite confrontées aux faits pour que leur pertinence soit évaluée. Enfin, les faits ainsi mis en évidence pourront être expliqués et structurés ou intégrés au sein de théories, de modèles ou de lois. Les théories, en intégrant plusieurs relations entre les faits, relations qui étaient jusque-là indépendantes, permettent ainsi d’améliorer la compréhension d’un ensemble de faits et d’engendrer, par déduction, de nouvelles hypothèses de recherche » (Anceaux & Sockeel, 2006). 13 1.4 Des règles minimales de scientificité (=validité scientifique) La prise en compte du critère de réfutabilité dans la construction des énoncés théoriques et l’application de la démarche hypothético-déductive constituent l’actuelle démarche scientifique. Certaines règles de scientificité doivent également être respectées lors de la mise en œuvre de cette démarche scientifique. 1.4.1 Règles sur la vérifiabilité des données d’observation 1.4.1.1 Nécessité de rendre publiques les démarches et méthodes de la recherche. Le fait de rendre publique les méthodes de recueil des données qu’utilise un chercheur permet la vérifiabilité de ses résultats. Comme le dit Reuchlin (1992) ex professeur de psychologie différentielle à Paris Descartes, si un chercheur était le seul à savoir utiliser la méthode qu’il a employée, il est évident que sa recherche cesserait d’être vérifiable et ne pourrait donc pas être prise en compte par la communauté scientifique. Il est ainsi nécessaire que le chercheur rende publiques toutes les étapes de sa recherche, qu’il explicite tous les outils qu’il a utilisés. Le but est d’offrir la possibilité, pour des chercheurs indépendants, de dupliquer les démarches et méthodes en suivant un protocole défini. Il est à noter que rendre public un protocole ne veut pas dire que tout le monde comprenne ce protocole. Cela veut dire que le chercheur doit travailler de façon telle qu’un autre chercheur disposant de la qualification et des moyens nécessaires puissent comprendre son travail et éventuellement le répéter. Les chercheurs scientifiques d’une même communauté publient leurs travaux dans des revues scientifiques en lien avec les thématiques de recherche de leur communauté. Ces chercheurs comprennent donc les travaux ainsi décrits dans les articles de leurs confrères, et ont ainsi la possibilité de reproduire les expériences qui y sont décrites. La publication d’une recherche dans une revue scientifique permet de rendre public le travail qui a été réalisé par un chercheur auprès de sa communauté. 1.4.1.2 Proposer des énoncés précis explicitant les démarches et méthodes de la recherche. En parallèle, la vérifiabilité des observations nécessite d’employer des termes précis, explicites lors de la description des concepts, des démarches, des méthodes de recherche. Il ne doit subsister aucune ambiguïté. Pour cela, il est nécessaire d’utiliser le vocabulaire adéquat utilisé par la communauté de recherche. Pour cela, il est également nécessaire d’être le plus exhaustif possible dans l’inventaire des éléments constitutifs du protocole scientifique utilisé par le chercheur. Il ne faut omettre aucune étape du protocole, décrire dans le détail chaque élément constitutif du matériel, caractérisant les participants, l’environnement, le chercheur, etc… Par exemple, concernant une liste de mots utilisée lors d’une expérience de mémorisation sur ordinateur, il faudra préciser un certain nombre de normes relatives aux mots de la liste, telles que leur fréquence dans la langue française, leur nombre de lettres, leur imageabilité (se représente-t-on facilement dans notre tête l’objet correspondant au mot), etc… 14 Bien entendu, ce n’est pas possible d’être réellement exhaustif. On peut donc se demander jusqu’où détailler le protocole et comment choisir les informations indispensables à expliciter : doit-on évoquer la couleur des yeux de l’expérimentateur ? Doit-on expliciter la température de la pièce lors de l’expérience, de l’entretien ? Doit-on dire si le scientifique portait ou non une blouse blanche ? Et parfois il est tout simplement difficile de rendre compte de l’ensemble des éléments qui ont constitué une recherche, afin qu’un autre chercheur puisse reproduire l’expérience. Par exemple, lors d’un entretien non directif, le déroulement de l’entretien dépend des interactions qui s’établissent entre les deux protagonistes, et les réponses de l’interviewé. Dans ce cas-là, la reproduction à l’identique n’est évidemment pas possible. Il s’agira toutefois de décrire avec le plus de détails possible le protocole utilisé afin qu’un autre chercheur puisse dans l’idéal reproduire l’expérience, ou du moins reproduire le contexte, le matériel, le protocole utilisés initialement. 1.4.1.3 La répétition des résultats de la recherche. La vérifiabilité des observations (= des données expérimentales) se traduit également par le fait que lorsque l’on reproduit une étude, on reproduit les mêmes résultats obtenus lors de l’étude initiale. La répétition des résultats permet de vérifier la stabilité ou non du résultat. Lorsqu’un certain nombre de répétitions a été réalisé pour une même expérience et ayant chacune obtenu des résultats similaires, on peut considérer la connaissance ainsi mise en évidence comme solide scientifiquement. Dans le Chapitre 4 Défis et enjeux actuels de la psychologie scientifique de notre UE, nous verrons plus avant ce qu’il en est de cette notion de répétition des résultats de la recherche. Nous verrons ensemble ce qui est communément appelé aujourd’hui « la crise de la reproductibilité des résultats scientifiques ». 1.4.2 Règle sur la nécessité de confrontation empirique pour corroborer les théories scientifiques. Une théorie scientifique (qui respecte le critère de réfutabilité) reste à être corroborée. Il faut mettre en œuvre des expériences permettant de la corroborer. Ces expériences ont lieu dans l’environnement et s’appuient sur l’observation de faits mesurables. Il s’agit de recourir à la preuve empirique afin de corroborer une théorie. 15 2 Epistémologie de la psychologie Utiliser la Démarche scientifique hypothético-déductive c’est considérer la Science comme une discipline qui construit des connaissances corroborées empiriquement, et qui explique par des lois générales les causes des phénomènes à expliquer. Il est à noter que l’étude des phénomènes est dite objectiviste, c’est à dire qu’elle considère l’existence d’une réalité totalement extérieure et indépendante du chercheur étudiant cette réalité. L’objet d’étude porte en lui les caractéristiques de son évolution. Le rôle du chercheur est d’observer la réalité et ainsi comprendre les caractéristiques guidant l’évolution de l’objet considéré. 2.1 Qu’est-ce que la science de l’Homme ? Mais lorsque l’on s’intéresse aux sciences de la vie, et plus particulièrement aux sciences de l’Homme, il est un point indéniable : l’objet d’étude, à savoir l’être vivant, ne ressemble pas à l’objet d’étude de la physique. Ses caractéristiques sont les suivantes Soler (2009, p. 253) : - L’individualité. En effet, chaque organisme vivant est distinct des autres même si ces organismes partagent un certain nombre de propriétés. On peut se demander alors s’il est juste de généraliser une connaissance relative à un individu à un ensemble d’individus avec lequel il partage des propriétés. - La totalité. Un organisme est une totalité fonctionnelle autonome. Si une partie de l’organisme subit une altération, il est possible que cela mène à une redistribution des fonctions assumées par les autres parties de l’organisme. En biologie, la notion de plasticité est profondément reliée à cette caractéristique. Il n’est donc pas juste de penser que l’organisme vivant dans sa totalité égale la somme de ses parties. - L’irréversibilité. Le cours de la vie des êtres vivants suit une temporalité irréversible qui empêche de répéter un événement strictement à l’identique de ce qu’il a été. L'irréversibilité interroge également la notion de périodes critiques dans la vie d’un être vivant. Chez l’animal par exemple, certaines potentialités biologiques ne peuvent être activées qu’à un certain stade de son évolution. Concernant spécifiquement l’Homme, d’autres caractéristiques sont également “ à l'œuvre". Caractériser l’être humain, c’est faire référence à ses sentiments, croyances, intentions, désirs, attentes, projets, buts, calculs, valeurs, etc... Comme le propose Soler (2009, p. 28), ce qui est spécifiquement humain est le fait “que le vécu humain mette en jeu des significations, des intentions, des anticipations, des symboles et des valeurs”. En psychologie, les chercheurs visent donc à comprendre le sens et les motifs des comportements d’autrui, les raisons et les intentions qui l’animent. Une question épistémologique cruciale est de savoir si la Démarche scientifique et les règles de scientificités telles que décrites dans les pages précédentes sont suffisantes et/ou adéquates lorsque l’objet d’étude est l’Homme, caractérisé par sa singularité, son intentionnalité. 16 Au cours de l’histoire, les philosophes, scientifiques, épistémologues et chercheurs vont proposer différentes façons d’étudier l’être humain. En psychologie, certaines vont respecter la Démarche scientifique et les règles minimales de scientificité (épistémologie empiriste positiviste et épistémologie empiristes cognitiviste); d’autres vont privilégier une nouvelle démarche s’affranchissant de ces règles et privilégiant des critères différents (Démarche constructiviste compréhensive). Ces démarches de recherche de connaissances sur l’homme sont donc fondamentalement différentes. On comprendra alors qu’il est important qu’un chercheur, lorsqu’il décrit une nouvelle connaissance qu’il a mis en évidence expérimentalement, stipule dans quel cadre épistémologique il a réalisé son étude. 2.2 Epistémologie empiriste positiviste en psychologie - Avant la fin du 19ème siècle la psychologie n’existait pas en tant que science. Mais des universitaires vont commencer à travailler sur les phénomènes psychologiques en s’inscrivant dans le cadre épistémologique positiviste émergeant. Comme le dit Ribot en 1870 “La psychologie [...] sera donc précisément expérimentale : elle n’aura pour objet que les phénomènes, leurs lois et leurs causes immédiates ; elle ne s'occupera ni de l’âme ni de son essence car cette question étant en dehors de la vérification appartient à la métaphysique”. Voici quelques pionniers fondateurs de l’étude de la psychologie inscrits dans le cadre épistémologique positiviste. Ces chercheurs seront vus plus en détail dans les séances suivantes de notre UE. Ils seront également abordés dans le cadre des enseignements disciplinaires, où sera explicitée la teneur de leurs travaux de recherche. L’allemand Wundt qui invente l’approche expérimentale introspective permettant d’analyser et de mesurer les sensations et perceptions humaines. L’allemand Fechner, fondateur de la psychophysique, qui met en relation les phénomènes psychologiques avec l’environnement et introduit l’idée que ces relations peuvent faire l’objet d’une formalisation mathématique. L’allemand Ebbinghaus qui travaille sur la mémoire et cherche à mesurer les capacités mnésiques. Le français Binet qui étudie les fonctions psychologiques telles que la mémoire, la compréhension des mots, etc. Il élabore également une méthode de mesure de l’intelligence. - Mais le courant psychologique le plus exemplaire de l’épistémologie positiviste est bien le behaviorisme. Né aux Etats Unis, il domine les conceptions et recherches psychologiques durant la première moitié du 20ème siècle. Voici comment Claudette Mariné et Christian Escrible, anciens enseignants chercheurs de psychologie à l’Université à Toulouse 2, expliquent le projet behavioriste. “Les motifs et ambitions du behaviorisme sont énoncés par un psychologue américain, John Broadus Watson (1878-1958), considéré comme son fondateur. Dans un article de 1913, il écrit : « La psychologie [...] est une branche purement objective et expérimentale des sciences naturelles. Son but théorique est la prédiction et le contrôle du comportement. ». La première affirmation exprime la position méthodologique qui motive cette approche. À l’époque de Watson, une discipline est scientifique à la condition de produire des connaissances basées sur la mise en relation de faits directement observables et publics. Or, à la même époque, les psychologues privilégient l’étude de la conscience au moyen de la méthode introspective qui, par définition, ne produit que des faits privés. Pour résoudre ce dilemme et faire entrer la psychologie dans le cercle des sciences positives, Watson 17 assigne à la psychologie un nouvel objet d’étude objectivement observable : le comportement, c’est-à-dire les relations entre des stimuli (S) et des réponses (R). Le terme stimulus désigne tout objet ou événement observable qui déclenche des manifestations réactionnelles également observables de l’organisme, ou réponses” (Mariné, & Escribe, 2012, p. 75). Exemples de behavioristes : Watson, Pavlov, Skinner. Le behaviorisme sera vu plus en détail dans les séances suivantes de notre UE. Il fera également l’objet d’une explicitation dans le cours magistral de Psychologie Cognitive de L1. 2.3 Epistémologie empiriste cognitiviste en psychologie Dans le domaine de l’étude scientifique de la psychologie, le behaviorisme va peu à peu être épistémologiquement critiqué et challengé par une nouvelle façon d’envisager l’étude de la psychologie. Baars, chercheur et auteur d’un ouvrage intitulé “the cognitive revolution in psychology” (1986), définit l’objet d’étude du cognitivisme comme ceci : « Dans mon livre, j’entendrai “psychologie cognitive” au sens large, pour désigner une métathéorie “qui encourage les psychologues à inférer des construits inobservables sur la base de phénomènes observables” (p. IX). Soyons plus précis : pour désigner une métathéorie qui considère comme réels - fussent-ils postulés ou construits - et comme objets d’étude essentiels les “états mentaux”, ou “les processus internes” ou le “psychisme” - le mind, disent volontiers les Anglo-Saxons - dans le sens le plus extensif, ceci incluant : idées, représentations, intentions, volitions, souvenirs, désirs, émotions, affects, images, fantasmes, sensations, etc. » (Legrand, 1990, p. 267). Ainsi, contrairement au behaviorisme qui ne s'intéresse qu’aux comportements observables, “la révolution cognitive” vise à décrire les activités mentales à l’origine de ces comportements. L’objet d’étude du cognitivisme concerne donc des processus mentaux internes, inobservables. Pour rendre compte de ces activités mentales, le chercheur utilise ce que l’on appelle des variables médiatrices sur lesquelles seront fondées ses hypothèses scientifiques. Le chercheur inférera donc des activités mentales hypothétiques derrière leurs manifestations comportementales. L’épistémologie du cognitivisme est donc empiriste (car elle s’appuie sur des fait d’observations), mais contrairement au positivisme logique, le cognitivisme ne fait pas appel à des lois mais à des activités mentales médiationnelles théorisées par les chercheurs. Pour finir, voici une description de l’époque de cette révolution épistémologique en psychologie : “[...] il n’y a pas de doute que quelque chose est arrivé et que c’est fondamental. Les sociologues et philosophes de la science peuvent diverger sur la meilleure façon de caractériser la “révolution cognitive”, mais pour les scientifiques qui travaillent en psychologie, les effets du déplacement ont été concrets et pratiques. Des thèmes et des phénomènes qui étaient rejetés comme “non scientifiques” sont de nouveau l’objet d’une pensée et d’une expérimentation vivante et beaucoup de la psychologie du XIX ème siècle des Wilhem Wundt, William James et autres, est redevenu pertinent. Inversement, des thèmes de recherche qui constituaient le véritable cœur de l’approche scientifique en psychologie il y a quelques décennies sont maintenant en sommeil et souvent considérés comme triviaux et non pertinents. (Legrand, 1990, p. 266). Rq: ne pas confondre la posture épistémologique cognitiviste décrite ci-dessus, avec l’étude des fonctions cognitives. La posture épistémologique cognitiviste explique la nécessité dans le raisonnement scientifique de faire appel à des états mentaux. Cette posture peut tout aussi bien être prise par un chercheur en psychologie sociale, développementale, cognitive, etc… 18 2.4 Courant constructiviste - Le courant constructiviste apparaît au 20ème siècle et concerne plusieurs domaines comme les mathématiques, la sociologie, le management, la psychologie, etc... Il naît en réaction à l’empirisme/positivisme et en particulier au fait que l’empirisme/positivisme considère la réalité comme existant en dehors de celui qui l’observe. Cette réalité gouvernée par des lois stables serait indépendante de l’existence de l’observateur. Comme nous l’avons dit précédemment, l’empirisme/positivisme considère que le rôle du chercheur est d’observer la réalité, réalité qui est totalement extérieure et indépendante du chercheur étudiant cette réalité (objectivisme). Pour les constructivistes au contraire, la réalité est une construction de l'esprit humain. Elle dépend du système observant et ne peut exister en dehors de lui : la connaissance de la réalité est donc le reflet de l'interaction de l'esprit humain avec la réalité, plutôt que le reflet exact de la réalité elle-même. Dans le courant constructiviste, la description de la réalité ne peut donc être que subjective. - Les travaux de Jean Piaget auront une influence majeure sur le courant constructiviste. En s'intéressant au développement cognitif, il propose que l’enfant construit des connaissances afin de décrire et prédire ses expériences personnelles lors de ses interactions avec son environnement à la fois physique et social. Piaget transpose ces considérations à la construction des connaissances scientifiques et propose que l’individu (= le chercheur) en interaction avec le monde construise ce qu'il veut étudier par une démarche active. Rq: Il est à noter qu’une confusion peut avoir lieu autour du terme constructivisme. Il est employé à la fois pour décrire le courant constructiviste telle que décrit ci-dessus, et le constructivisme qui est un courant très important en psychologie cognitive qui décrit une vision particulière des processus d’apprentissage chez les enfants proposée par Piaget. - Bachelard sera également une figure importante du courant constructiviste en développant l’idée que les scientifiques construisent des questions et des problèmes, inventent des concepts, des raisonnements et des expériences. Voici un extrait de l’article de Patrick Juignet, chercheur en Philosophie et épistémologie des sciences humaines et sociales, qui porte sur la position constructiviste de Bachelard : “La science selon Bachelard, « réalise ses objets sans jamais les trouver tout à fait, elle ne correspond pas à un monde à décrire, mais à un monde à construire » [...] Pour Bachelard, l’activité scientifique associe l’expérience (contact avec la réalité) et le raisonnement (selon une pensée rationnelle). "Quel que soit le point de départ de l’activité scientifique, …si elle expérimente, il faut raisonner ; si elle raisonne, il faut expérimenter » [...] De par cette expression simple de la méthode, on voit que l’objet de la connaissance se construit dans le mouvement interactif entre la rationalité et la réalité empirique. L'objet est « construit », car il ne se trouve au préalable ni dans l’un, ni dans l’autre. Il doit être produit par cette interaction. Pour Bachelard, c'est toute la démarche scientifique qui est inventive et constructive : « [...] dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit " (Patrick, 2015). Cependant, même si Bachelard rend compte de l’aspect construit des sciences (il est impossible de couper la connaissance de son contexte d’émergence, ou d’essayer de comprendre un objet d’étude sans référer au chercheur qui l’a constitué), Il ne considère pas pour autant la science comme subjective, il ne remet pas en cause les critères de validité scientifique. 19 2.5 Démarche constructiviste compréhensive en psychologie - Au début du 20ème siècle, le philosophe Wilhelm Dilthey crée une distinction nette entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit (période historique appelée Querelle des méthodes). Son objectif est de donner une dimension scientifique à l'appréhension des faits humains et sociaux (= sciences de l’esprit) à travers l’élaboration d’une méthodologie spécifique. Pour Dilthey, les faits humains et sociaux doivent être étudiés selon une démarche dite compréhensive (= interprétative), par opposition à la démarche empirique positiviste qui s’applique aux sciences de la nature. Dans la démarche compréhensive, les faits humains et sociaux doivent non seulement être mis en lien avec des facteurs signifiants tels que des buts, intentions, désirs, etc.. mais également selon une méthode interprétative fondée sur “l’identification au semblable”. Comme nous le dit Ricoeur, « […] pour Dilthey, toute science de l’esprit [...] présuppose une capacité primordiale, celle de se transposer dans la vie psychique d’autrui. Dans la connaissance naturelle, en effet, l’homme n’atteint que des phénomènes distincts de lui dont la choséité fondamentale lui échappe. Dans l'ordre humain, au contraire, l’homme connaît l’homme ; aussi étranger que l’autre homme nous soit, il n’est pas un étranger au sens où la chose physique inconnaissable peut l’être” (Ricoeur, 2013, p. 28). En d’autres termes, comprendre pour Dilthey c’est reproduire en soi l’expérience d’autrui, revivre ce que l’autre a vécu. Dilthey utilise également comme méthode de validation des sciences compréhensives ce que l’on appelle l’herméneutique. A l’origine, l’herméneutique désigne l’interprétation des textes sacrés et profanes pour en trouver le sens caché derrière le sens littéral. Pour Dilthey, la méthode herméneutique consiste à considérer les faits humains et sociaux comme un texte à déchiffrer, comme une réalité première renvoyant à une réalité seconde signifiante et compréhensible. - Comme l’analyse herméneutique de Dilthey, le courant philosophique appelé phénoménologie a eu un impact majeur sur la démarche constructiviste compréhensive en psychologie. Nous allons présenter rapidement ce courant proposé par Husserl, philosophe autrichien du début du 20ème siècle. Pour Husserl, l’approche scientifique traditionnelle (les sciences de la nature) ne peut pas parvenir à étudier les processus psychiques, il propose donc une démarche qu’il qualifie de « science de l'expérience de la conscience ». Cette démarche vise comprendre la signification des phénomènes subjectifs décrits par un individu, sans les dénaturer, en faisant abstraction de tout jugement de valeur ou théorique. A l’issue de la démarche, l’analyste phénoménologiste peut proposer à partir des propos de l’individu un exposé qui décrit le sens accordé aux phénomènes développés par l’individu. “Dans la démarche phénoménologique, il s’agit d’examiner avec rigueur et prudence l’expérience telle qu’elle survient, il s’agit de porter son attention non pas aux objets du monde, mais sur notre perception de ces objets. Alors qu’on a tendance à être accaparé par une activité psychique tendue vers un but, une pensée, un jugement, etc…, on peut, de façon alternative, se centrer non plus seulement sur son contenu (un but, une pensée, un jugement, etc...) mais aussi saisir l'expérience psychique elle-même telle qu’elle apparaît, alors qu’on fait l’effort d’en devenir conscient” (Santiago-Delefosse, & Carral, 2017, p. 36). La phénoménologie va être reprise par certains courants psychologiques constructivistes qui viseront à comprendre la réalité de l’individu en évitant toute interprétation pour découvrir son essence absolue et les structures de sa conscience. 20 - Exemple de la psychologie humaniste Ecoutons Edmond Marc, professeur de psychologie à Paris X décrire la psychologie humaniste. “Cette psychologie se différencie à la fois de la psychanalyse, qui met l'accent sur les déterminismes inconscients de l'homme, et de la psychologie comportementale (béhaviorisme) qui ne prend en compte que les comportements observables et fait l'impasse sur l'expérience subjective. La psychologie humaniste s'inspire de la phénoménologie et vise à élaborer une nouvelle démarche, celle d’une psychologie « subjective », attentive à l’expérience vécue par un individu concret. L’approche « existentielle » en est une bonne illustration. Dans ce courant, la thérapie n’est plus une technique codifiée. C’est la rencontre entre deux personnes, fondée sur l’empathie et l’authenticité” (Marc, 2014). - Plus globalement, la démarche constructiviste compréhensive est pour certains chercheurs en psychologie une voie de recherche permettant d’appréhender des problématiques difficilement conciliables avec l’approche positiviste et ses analyses bien souvent quantitatives. En psychologie, le deuil, la souffrance, la maladie, sont des exemples de problématiques vécues de façon singulière par chaque être humain, et toujours “racontée” de façon subjective. Une démarche compréhensive tente d’appréhender ces problématiques dans une co-construction entre l’individu et le chercheur. Pour ces chercheurs, le savoir n’est pas le reflet d’une réalité qui préexiste, il est déterminé par l’interaction individu - chercheur, interaction dans laquelle le chercheur met entre parenthèses sa propre idéologie, ses croyances et ses préjugés sur l’individu afin de capter l’expérience immédiate de cet individu. “ Le chercheur est un coparticipant, favorisant l’explicitation et la compréhension des reconstructions permanentes des vécus et des situations qui ont un sens pour les acteurs [...] Le savoir n’est pas le reflet d’une réalité qui préexiste, il est déterminé par l’interaction” (Santiago-Delefosse & al., 2017, p 20). - Pour conclure, nous devons garder à l’esprit que les thèses humanistes n’ont pas permis de « fonder une nouvelle science par un rejet radical de ce à quoi on croyait auparavant » (Matalon, 1996, p. 26). Comme le dit Nguyên-Duy et Luckerhoff (2006, p 13) : « il n’y a pas eu de révolution car la posture épistémologique privilégiée par la mouvance constructionniste et qualitative la condamnait d’emblée à l’illégitimité scientifique. Depuis le XIXe siècle, en effet, la science est définie comme « l’ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode déterminés, et fondé sur des relations objectives vérifiables » (dans la citation ci-dessus constructionniste = constructiviste). Outre cette subjectivité qui exclut les démarches constructivistes compréhensives des critères scientifiques (l’objectivisme n’est pas respecté), les démarches méthodologiques utilisées par les chercheurs humanistes sont également critiquées d’un point de vue épistémologique au regard des critères scientifiques de validité. En effet, les critères positivistes de validité scientifique sont remplacés dans les recherches constructivistes par des critères de rigueur méthodologiques (critères de crédibilité, de confirmation, etc..) à appliquer pendant la collecte et l’analyse des données. 21 Anceaux, F., & Sockeel, P. (2006). Mise en place d'une méthodologie expérimentale: hypothèses et variables. Recherche en soins infirmiers, (1), 66-83. Baars, B. J. (1986). The cognitive revolution in psychology. Guilford Press. Fraisse, P. (1967). Traité de psychologie expérimentale: Histoire et méthode, par J. Piaget, P. Fraisse et M. Reuchlin (Vol. 1). Presses universitaires de France. Glaser, B. G., & Strauss, A. L. (1967). The discovery of grounded theory: Strategies for qualitative research. Chicago, CA: Aldine. Legrand, M. (1990). Du béhaviorisme au cognitivisme. L'année psychologique, 90(2), 247- 286. Malherbe, J. F. (1974). Le scientisme du Cercle de Vienne. Revue Philosophique de Louvain, 72(15), 562-573. 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Si la question est simple, la réponse n’est pourtant pas évidente à donner. Pour reprendre les mots du psychologue allemand H. Ebbinghaus, « La psychologie a un long passé mais une courte histoire ». D’aucuns inscrivent les prémisses de la psychologie dans la Grèce Antique, quand d’autres pointent une démarcation de la discipline avec d’autres sciences humaines et sociales à la fin du 19 ème siècle. Ces deux points de vue sont corrects pour décrire l’Histoire de la psychologie. Comme nous le verrons à travers cet enseignement le développement de la psychologie est intimement lié au développement des démarches de recherche ayant ponctué les époques (voir aussi le Chapitre 3), de même qu’à la diversité des approches épistémologiques (cf. Chapitre 1). Dans cet enseignement, nous nous concentrerons sur le développement de la psychologie à partir du milieu du 19ème siècle, en abordant (1) ses fondements philosophiques ; (2) les travaux germaniques relatifs à la psychophysique et aux débuts de la psychologie expérimentale ; l’approche française via (3) la méthode pathologique et (4) les travaux de Binet sur la mémoire notamment, pour arriver (5) à l’internationalisation de la psychologie au 20ème siècle. Après ce tour d’horizon historique, l’enseignement se concentrera sur la psychologie appliquée (voir section 2). Nous terminerons par la contribution de la psychologie aux changements sociétaux (voir section 3.) 1. Origines et prémisses de la Psychologie : Un tour d’horizon historique de la discipline Notons que la problématique qui traversera toute l’Histoire de la psychologie, les rapports entre le corps et l’esprit, fut posée par Platon et Aristote lors du développement de leur conception de ce que l’on n’appelait pas encore le psychisme. Il est cependant habituel de faire débuter les débuts de la psychologie moderne avec l’œuvre de René Descartes (1596- 1650), tout en convenant d’un fort développement au 19ème siècle. On devra ainsi beaucoup aux thèses développées par les intellectuels allemands pour commencer à identifier une individualisation de la discipline. 1.1. Émancipation de la philosophie vers une discipline autonome : la Psychologie Wolff (1679-1754) introduit le premier le terme psychologie dans ses écrits pour désigner la science de l’âme. Il posera également une distinction fondamentale pour l’émergence à venir de la psychologie, celle de distinguer la psychologie empirique (expérimentale) de la psychologie rationnelle (métaphysique). La première trouve son assise selon Wolff de l’observation et de l’expérience, desquelles la psychologie extrait les principes de fonctionnement de l’âme humaine. A l’inverse, la seconde se définit comme l’étude philosophique des questions sur la nature des facultés de l’âme, son origine, son immortalité et ses relations avec le corps. A la mort de Wolff, l’approche empirique est préférée à l’approche rationnelle, dite également spéculative. Emmanuel Kant (1724-1804) reprend la distinction opérée par Wolff pour développer un système séparant la métaphysique et la psychologie—plaçant ainsi la psychologie empirique en dehors de la philosophie. Si selon Kant, la métaphysique ne peut exister en tant que science ; la psychologie empirique, telle qu’elle se dessine à cette époque, ne recourt cependant pas à l’expérimentation ni appliquer de calcul mathématique. A cette époque, c’est donc par la pratique que la psychologie cherche à prendre ses distances avec la philosophie. 1 Empirisme L’empirisme est développé par des philosophes anglais tels que Locke (1632-1704) et Hume (1711-1776). L’empirisme est une approche selon laquelle toutes nos connaissances dérivent exclusivement de l’expérience (voir Chapitre 1). Pour les empiristes, l’esprit est une sorte de tableau sur lequel s’impriment les sensations et l’expérience vécue. L’expérience est donc la seule source de connaissances. Plutôt que l’intuition, Locke met ainsi en avant l’expérience sensorielle dans le processus de connaissance. Il s’intéresse donc à ce que la personne ressent avant même qu’elle ait interprété son ressenti. Cet intérêt influencera par la suite le développement d’une conception séquentielle du traitement de l’information en psychologie par exemple. Phrénologie Durant cette période, une autre approche émerge qui s’intéresse aux relations entre la forme du cerveau et les processus mentaux. Ce courant trouve ses origines dans une conception biologique, voire morphologique de l’esprit humain. Ce courant est appelé la phrénologie ou « sciences des bosses » et c’est d’elle que nous vient l’expression « avoir la bosse des maths ». Franz Josef Gall (1757-1828) définie la phrénologie comme « l’art de reconnaître les instincts, les penchants, les talents et les dispositions morales et intellectuelles des hommes et des animaux par la configuration de leur cerveau et de leur tête ». Gall propose ainsi de localiser les différentes fonctions sur le cortex à partir de l’observation des déformations à la surface du crâne (Figure 1). Cette théorie fut rapidement rejetée sous l’argument qu’une configuration externe du crâne ne peut pas être le strict reflet de l’activité du cortex cérébral. Les travaux de Gall ont cependant joué un rôle dans le développement d’une approche neurofonctionnelle de l’esprit et ont influencé le développement de recherches sur les liens entre fonctions mentales et substrat cérébral, travaux à l’origine de la neuropsychologie. Encadré 1. Lien entre phrénologie et morphopsychologie Je me permets ici une petite avancée historique pour pointer le lien entre la phrénologie et la morphopsychologie, une pseudoscience plus récente (1937) qui se targue de pouvoir établir des correspondances entre la morphologie des traits du visage et la psychologie (traits de caractère) d’un individu. Faisant fi des principes de la Méthode scientifique (voir Chapitres 1 et 3), aucun des postulats soutenus par la morphopsychologie n’a pu à ce jour être vérifié et donc validé. Prémisses d’une psychologie expérimentale Il faudra attendre l’avancée des travaux de Herbart (1776-1841) pour observer une importante impulsion à la psychologie expérimentale. Selon lui, la psychologie se doit de rechercher les lois des représentations mentales (ou idées). Il part du principe que si une représentation a une qualité stable et déterminée, elle possède également une valeur qu’il est possible de mesurer. Cette valeur est variable par son degré d’intensité, sa force ou sa clarté. Cette posture prépare l’introduction de l’expérimentation dans les observations psychologiques. L’avancée des sciences dans les différents pays européens au cours du 19 ème siècle favorise la conception d’une psychologie scientifique indépendante de la philosophie classique. C’est en Allemagne qu’elle se développera, grâce à la tradition de la psychologie empirique initiée par Wolff et au développement important de la recherche scientifique qui s’y tient à cette époque. 2 1.2. Les travaux germaniques au 19ème siècle Le développement de la psychophysique est ici marquant. Il s’agit de la science développée par Fechner (1801-1887), que lui-même définit comme « la science exacte des rapports de l’âme et du corps ». Fechner propose de concentrer ses études sur la mesure des phénomènes psychologiques qui résultent des influences du monde physique sur les sensations. La psychophysique devient donc la science des sensations, basée sur une hypothèse générale simple au départ : plus une stimulation est forte, plus la sensation qui en découle est vive. Bien que vivement critiquées, les idées de Fechner sur la psychophysique ont influencé nombre de fondateurs de la psychologie, tels que Ebbinghaus, Freud et Wundt. En combinant les savoirs qu’il a accumulés de ses années d’étude en médecine, de son poste d’assistant de recherche en physiologie, et de ses enseignements en philosophie, Wundt (1832-1920) a posé les bases officielles de la psychologie expérimentale. Pour Wundt, « la psychologie expérimentale doit être aux faits internes ce que la physique est aux faits externes ; seule l’expérimentation permet de déterminer la structure d’un phénomène et les lois générales de son fonctionnement « (Nicolas, 2021, pp. 38-39). L’objectif de Wundt est d’étudier, grâce à l’expérimentation et aux méthodes psychophysiques et psychométriques, le contenu de la conscience c’est-à-dire les sensations élémentaires jusqu’aux perceptions (combinaisons de sensations), voire les processus supérieurs (e.g., la mémoire ; voir section 1.3). La psychologie conduite en laboratoire était composée alors de la psychophysique sensorielle développée par Fechner et de la chronométrie mentale issue des travaux en astronomie. Nous avons déjà présenté l’hypothèse de travail derrière la psychophysique au début de cette section 1.2. La chronométrie, quant à elle, propose d’estimer la vitesse et la durée d’un phénomène de conscience. Ces deux branches de la psychologie expérimentale ont connu un essor important durant le 19ème siècle. En 1879, Wundt crée le premier laboratoire de psychologie expérimentale à l’Université de Leipzig (Allemagne). Cette création constitue le premier acte officialisant le caractère institutionnel de la démarche expérimentale en psychologie. Wundt encadra de très nombreux étudiants en thèse de doctorat, dont Ernst Meumann (1862-1915), Hugo Münsterberg (1863-1916)—un des fondateurs de la psychologie appliquée et des précurseurs de la psychologie légale (voir section 2). Certains venaient même d’outre atlantique pour être formés aux techniques et instruments utilisés par la psychologie expérimentale, à l’instar de Edward Bradford Titchener (1867-1927)—tenant de l’approche structuraliste de la psychologie expérimentale, et James Mc Keen Cattell (1860- 1944)—porteur de l’approche fonctionnaliste de la psychologie expérimentale et pionnier de l’évaluation des différences individuelles grâce à l’utilisation de tests d’intelligence notamment. En plein développement économique notamment, les États-Unis accueillaient positivement les enseignements issus de cette nouvelle démarche de recherche (voir section 1.5). Ce n’était cependant pas le cas de la France qui, attachée à la psychologie classique (i.e., la psychologie rationnelle ou métaphysique), plus proche de la philosophie, a mis du temps avant d’investir la psychologie expérimentale. Quelques exceptions sont cependant à noter. En effet, les recherches les plus influentes conduites par les doctorants venant à Leipzig étaient publiées dans la revue créée par Wundt. C’est ainsi Victor Henri (1872-1940), élève de Alfred Binet (1857-1911) (voir section 1.4), y diffusera une partie de son travail de recherche. 1.3. L’école psychopathologique française Si en Allemagne et aux États-Unis, la psychologie expérimentale auprès de personnes « saines » se développait à vive allure, en France les travaux conduits en psychologie s’inspiraient davantage de la méthode pathologique, et ce, sous l’impulsion de Jean- 3 Martin Charcot (1825-1893) et de Théodule Ribot (1839-1916). L’idée générale est que l’étude des personnes présentant des pathologies permet d’extraire des enseignements sur le fonctionnement mental humain : les défaillances mentales (amnésies, aphasies, etc.) permettent ainsi d’étudier les fonctions psychologiques normales. Charcot est ainsi à l’initiative de l’étude des grandes fonctions mentales sous l’angle de la pathologie. A l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, il développe deux domaines centraux en psychologie : (1) l’hystérie et l’hypnose (Figure 2)—attirant ainsi la venue de Sigmund Freud (1856-1939) avant qu’il ne développe la psychanalyse ; (2) les troubles du langage. Avec Janet, Charcot explore également l’amnésie. Ribot s’oppose aux considérations permises par la méthode introspective. Pour lui, la psychologie ne peut se résumer à une méthode utilisée dans les études philosophiques, c’est-à-dire à l’étude des pensées intimes pour répondre à des questions métaphysiques. Au contraire, pour Ribot, la psychologie est une discipline qui se doit d’être scientifique et adoptée pour cela une méthode objective de collecte de données. Il est également connu pour avoir populariser en France la psychologie associationniste développée en Angleterre, notamment sous l’influence de Herbert Spencer (1820-1903) pour qui l’esprit est composé d’états de conscience : les associations d’éléments simples forment des composés de plus en plus complexes. La pensée résulte alors d’idées élémentaires associées par l’expérience. Le nom de Ribot est enfin associé en France à la création de la psychologie scientifique. Pour permettre son développement, Ribot souligne qu’elle devra contenir :  Une psychologie générale centrée sur l’étude des phénomènes de conscience  Une psychologie comparée, dont les assises sont clairement inspirées de l’approche évolutionniste portée par Darwin (1859) de plus en plus mobilisée dans les différentes sciences à cette époque.  Une psychologie pathologique car l’étude des variations au fonctionnement normal permet une compréhension complète des phénomènes. Cette approche pathologique est cependant en opposition avec l’approche de Wundt centrée, elle, sur l’étude de personnes dites normales (ne présentant pas de pathologie) que les chercheurs soumettaient à des procédures expérimentales en laboratoire. La réconciliation de ces deux approches se fait grâce aux recherches conduites par Alfred Binet, un collaborateur de Charcot dont le développement de la recherche fut soutenu par Ribot. 1.4. Étude de la mémoire et de l’intelligence En démontrant à Binet (1857-1911) que la psychologie devait dépasser la spéculation philosophique pour s’emparer de l’empirisme scientifique (qu’il soit associé à la méthode expérimentale ou à la méthode pathologique), Ribot a fortement influencé la démarche de recherche adoptée par Binet. Binet est surtout connu pour sa contribution au développement de la psychologie différentielle (voir encadré 2) et son travail d’élaboration d’un test d’intelligence composé d’épreuves impliquant les fonctions supérieures de l’esprit. Ce que l’on ignore peut-être un peu plus c’est en revanche la contribution importante de ses travaux de recherche sur des sujets tels que les calculateurs prodiges ou la suggestibilité des enfants. Sa recherche sur les calculateurs prodiges l’amène à soutenir l’hypothèse de Ribot et Charcot concernant 4 l’existence de plusieurs mémoires indépendantes. Sa recherche sur la suggestibilité des enfants, conduite avec V. Henri (1901), vient contredire la croyance largement partagée à l’époque que les enfants étaient par nature suggestibles et donc n’avaient pas le même esprit (p.ex., la même mémoire) que les adultes. A travers une série d’études conduites en laboratoire, Binet a ainsi démontré que la mémoire des enfants n’était pas aussi différente de celle des adultes qu’on pouvait le penser. Les différences entre adultes et enfants s’expliquaient surtout par la plus grande vulnérabilité des enfants aux informations erronées suggérées par une figure d’autorité. Ce faisant, Binet a participé à l’essor de tout un domaine de la psychologie : la psychologie judiciaire (voir section 2). Depuis lors, les travaux sur les questions posées à des enfants témoins par des enquêteurs se sont multipliés et ont participé, et participent encore du reste, à l’amélioration des pratiques judiciaires. On le voit à travers ces deux exemples de sujets d’étude, comme Charcot et Ribot, Binet s’est intéressé à des personnes présentant des spécificités (calculateurs prodiges, enfants) pour en extraire des enseignements valant pour toutes et tous. Pour ce faire, il a en outre adopté la démarche expérimentale défendue par Wundt—permettant ainsi de réunir les deux approches (pathologique et expérimentale). Un troisième exemple est sa recherche sur l’intelligence conduite avec Théodore Simon (1873-1961). Pour bien comprendre la révolution qu’a constituée le travail de Binet et Simon dans le domaine de l’intelligence, il est important de faire rapidement un point sur le contexte théorique, voir idéologique, dans lequel les tests d’intelligence tentaient de se développer à ce moment-là de l’Histoire. Darwin avait rendu publique sa théorie de l’évolution dont Francis Galton (1822-1911) s’inspirera pour proposer d’appliquer l’idée d’une sélection naturelle à l’espère humaine. La thèse de Galton peut se résumer en deux points (voir Nicolas, 2021, p. 58) : (1) au même titre que peuvent l’être les différences physiques, les différences d’intelligence entre les personnes sont héréditaires ; (2) l’évolution intellectuelle humaine pourrait être accélérée par un programme de sélection des personnes—programme qu’il nommera en 1883 l’eugénisme. Pour conduire sa recherche sur les différences individuelles, Galton utilise plusieurs outils et mesures, comme le questionnaire, l’association de mots, des mesures anthropométriques/craniométriques (avec pour hypothèse qu’il pourrait exister un lien entre la taille du cerveau et l’intelligence), ainsi que les temps de réaction. Galton se concentre par ailleurs sur l’étude des processus élémentaires (les sensations), plus simples à mesurer que les processus supérieurs (les idées). Dès 1885, son intérêt pour les temps de réaction amène Galton à collaborer avec Cattell, qui avait déjà initié toute une recherche sur cette mesure au laboratoire de Wundt à Leipzig. Les deux hommes se réunissent également dans la perspective évolutionniste qu’ils donnent au cadre théorique de leur recherche respective. Cattell conduit notamment une série d’étude auprès d’étudiants de l’université de Columbia où il croise des mesures craniométriques (cf, phrénologie), des mesures de perception sonores et de mémorisation. De façon surprenante avec le recul, l’APA (Association de psychologie américaine fondée en 1892) écarte l’étude des processus mentaux complexes (p.ex., la mémoire) dans les recommandations qu’elle formule pour l’élaboration de tests d’intelligence. Alors étudiant de Cattell, c’est Clark Wishler (1870- 1947) qui, en rendant publique des résultats peu favorables à la simple étude des processus élémentaires pour appréhender l’intelligence, ouvre finalement la voie au travail de Binet sur l’intelligence. Wishler utilise la méthode des corrélations, développée par Galton, sur des données recueillies par Cattell auprès des étudiants de Columbia. Il montre qu’il n’existe aucune corrélation entre les différents tests utilisés par Cattell, ni même entre les résultats à ces tests et les performances universitaires. Quelques années après la parution de ces résultats, et contrairement à ce que tous pensaient à cette époque, Binet et Simon publient des données qui montrent qu’il est possible de mesurer des processus mentaux supérieurs (compréhension, imagination, mémorisation, etc.) à travers une épreuve métrique d’intelligence. L’échelle d’intelligence Binet-Simon connaît un retentissement international jusqu’en 1939 où elle est progressivement remplacée dans les usages par les échelles d’intelligence de David Wechsler (1896-1981). 5 Encadré 2. Psychologie différentielle Ce secteur de la psychologie s’intéresse aux différences psychologiques entre les personnes. Les études conduites dans ce secteur s’attachent à comprendre les différences existantes entre les personnes d’un même groupe (variabilité interindividuelles), celles que connaît un même personne placée dans des contextes différents (variabilités intra- individuelles), et enfin les différences qui peuvent exister entre des groupes de personnes distincts (variabilités intergroupes) via, par exemple, l’examen de l’influence du genre, de l’âge ou encore du milieu de vie sur les émotions, les cognitions et les comportements. 1.5. L’internationalisation de la psychologie au 20ème siècle Comme abordé dans les sections 1.2 et 1.4, la renommée du laboratoire de Wundt en Allemagne était internationale et des étudiant.e.s de divers pays venus s’y former ont, par la suite, développé les compétences acquises à Leipzig dans leur pays d’origine. Tel est le cas de Titchener et de Cattell qui ont significativement contribué au développement de la psychologie expérimentale aux États-Unis. Leur approche était cependant différente. Titchener développa ainsi l’approche structuraliste de la psychologie expérimentale, alors que Cattell développa l’approche fonctionnaliste. Se développera ensuite l’approche béhavioriste sous l’impulsion de Watson, puis l’approche cognitiviste. Il est important d’avoir en tête que ces évolutions étaient progressives et que, de là, plusieurs approches ont pu coexister permettant ainsi des débats scientifiques tout à fait intéressants. La variété des approches est toujours présente de nos jours, même si ces approches ont pu évoluer. Approche structuraliste L’approche structuraliste s’intéresse au contenu de l’esprit : ce que l’esprit est (qu’est-ce que l’esprit ?). Il s’agit donc de comprendre quels sont les éléments de l’activité mentale et comment ils se combinent. Pour cela, les structuralistes adoptent un point de vue analytique (ils isolent des sensations de façon artificielle) voire anatomique. La méthode employée par Titchener est l’introspection expérimentale. Les études qu’il mène se déroule en deux phases. (1) Le.a participant.e est passif.ve et doit indiquer, par exemple, quelle est sa combinaison de couleurs préférée lors de la présentation de deux couples de couleurs. Il.elle est invité.e à répondre le plus rapidement possible, ne pas (s’)analyser et répondre par un simple geste. (2) Le.a participant.e décrit ce qu’il s’est passé dans sa conscience pendant l’expérience. Les résultats des études conduites avec cette méthode ont permis à Titchener de distinguer trois catégories de processus élémentaires : la sensation (élément caractéristique de la perception), l’image (élément caractéristique de l’idée), l’affection (élément caractéristique de l’émotion). Pour Titchener, l’esprit d’un adulte sain était l’objet d’intérêt central de cette nouvelle psychologie. Il excluait donc les études conduites auprès de personnes présentant des déficiences mentales, d’enfants (cf. section 1.4) et d’animaux (Evans, 1972). Encadré 3. Et la mémoire dans tout cela ? Des modèles structuraux aux modèles fonctionnels Les modèles cognitifs de la mémoire dits à s

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