Commentaire sur "Sensation" de Rimbaud (PDF)
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Summary
This document is a commentary on Arthur Rimbaud's poem "Sensation". The author discusses the initial movement of the poem, focusing on the imagery and symbolism employed. The keywords are a crucial part of understanding the document.
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I. Lecture linéaire du poème « Sensation » Introduction « Sensation » est le premier des trois poèmes qu'Arthur Rimbaud envoie à Théodore de Banville dans sa lettre du 24 mai 1870. Âgé de 15 ans, il espère que ces poèmes seront bien reçus et que le célèbre poète acceptera de les publier, ou...
I. Lecture linéaire du poème « Sensation » Introduction « Sensation » est le premier des trois poèmes qu'Arthur Rimbaud envoie à Théodore de Banville dans sa lettre du 24 mai 1870. Âgé de 15 ans, il espère que ces poèmes seront bien reçus et que le célèbre poète acceptera de les publier, ouvrant au jeune Arthur les portes des cercles parnassiens. Ambitieux, il espère que ses vers feront sensation. Le jeu de mots n'est qu'une boutade : à la lecture du poème on comprend vite que ce ne sont pas des mondanités dont il est question – mais au contraire d'une errance solitaire. Dans ce court poème de deux quatrains, écrit, comme de nombreux poèmes du Cahier de Douai, en alexandrins, le poète annonce une fugue estivale, pressent l'appel des chemins, un ravissement des sens. Quelle vision le poète nous offre-t-il de lui-même à travers ce poème ? Nous verrons que dans le premier quatrain, qui correspond à un premier mouvement, c'est celle d'un vagabond, les sens en éveil. Puis, dans le second mouvement, il se montre heureux, uni avec la nature. Premier mouvement : le poète vagabond, les sens en éveil « Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers » : Le poème commence par l'image d'une marche nocturne dans la campagne. Dans la première version du poème transmise à Théodore de Banville, Rimbaud avait d'abord écrit « par les beaux soirs d'été » : la couleur bleue (ajoutée à Douai lors de la copie du poème) apporte une touche picturale, rend le vers plus visuel, offre une image plus saisissante. Elle peut aussi renvoyer à l'heure bleue, cette courte période du début du crépuscule (qu'on nomme aussi entre chien et loup). On notera que le verbe aller est conjugué au futur : « j'irai ». Plus qu'un souhait, le poète énonce un avenir programmé, une détermination : voilà ce que je ferai. Nous n'avons pas un conditionnel mais un futur, le départ est énoncé comme une certitude, presque comme une prophétie. L'adverbe « dans » (« dans les sentiers ») implique une plongée, un profond mouvement jusqu'à l'intérieur des chemins : ce n'est pas « sur les sentiers ». Il renvoie au désir d'aller à la rencontre du vivant, de s'immerger dedans, en ne se contentant pas de le considérer comme un objet, un paysage, une simple vue. Le mot même de « sentier » fait entendre le [sen] de sensation et de de sentir : le poète part pour sentir physiquement le monde. Le participe passé « picoté » place le narrateur dans une position de passivité ; il n'agit pas sur le blé (il ne le coupe pas ni le mange), ce sont les blés qui agissent sur lui, le « picotent », c'est-à-dire le piquent légèrement avec des coups répétés, voire se nourrissent de lui, comme les oiseaux picotent des fruits, comme, dans la comptine, la poule sur un mur « picote du pain dur ». Ainsi, les blés sont quasiment personnifiés ; en tout cas ils sont rendus à leur pleine vitalité du début d'été, avant que les paysans ne les récoltent. Le poète ne se livrera pas aux travaux des champs (on sait que Rimbaud a été réquisitionné par sa famille plusieurs étés de suite dans les années 1870 pour faire la moisson) – il s'en ira. À défaut de faire les moissons, pour tout travail, le poète imprimera son pas dans l'herbe, arpentera les chemins, ne laissera que d'éphémères empreintes. Les premiers vers placent donc d'emblée le poème sous le signe des (grandes) vacances, des vacances au sens étymologique du terme : le moment de la vacance, de l'oisiveté, période de cessation d'activité, de vacuité, de vide. Il s'agit de se laisser aller, de s'abandonner. « Fouler » l'herbe menue est néanmoins un verbe d'action, qui complète la proposition du vers précédent « j'irai dans les sentiers ». Si l'on retranchait l'incise « picoté par les blés », on obtiendrait « j'irai dans les sentiers fouler l'herbe menue », qui donne un sens, une direction, un objectif plus précis au mouvement dans les sentiers : il s'agit d'aller dans les sentiers pour fouler l'herbe menue, avec la destination de fouler l'herbe. En rejetant la proposition « j'irai dans les sentiers » à la fin du premier vers, et en créant l'incise « picoté par les blés » au début du second, Rimbaud isole la formule « j'irai dans les sentiers», coupe le verbe aller de son complément « fouler », lui donne l'amplitude d'un mouvement sans but ni raison, d'un pur départ : « j'irai ». Il s'agit donc de se mettre en mouvement – et d'aller à la rencontre du monde dans toute sa matérialité : avec « picoté par les blés » et « fouler l'herbe », on a d'ores et déjà des sensations tactiles. La sonorité consonantique [bl] des « blés » fait écho aux soirs « bleus » du premier vers. Souvenons-nous que dans la première version du poème transmise à Théodore de Banville, Rimbaud avait d'abord écrit « Par les beaux soirs d'été » : le souci de la cohérence sonore pourrait expliquer la retouche. On peut trouver un autre écho sonore à blés et bleus dans la deuxième syllabe du mot « herbe », ce [beu] qu'on entend rarement quand on prononce le mot (car quand il n'est pas au milieu d'un vers, le e du mot herbe est souvent muet). Ici, les douze syllabes requises par l'alexandrin invitent à prononcer le e. Comme un prolongement de ce e discret mais néanmoins audible, le terme qui suit, « menue », évoque le presque rien, le peu : à la fois au niveau du sens – la petitesse, la faiblesse, la délicatesse – et au niveau de la phonétique – ce e muet de la fin de vers, visible mais qu'on entendra pas. Cette « herbe menue » que le poète foulera, légère comme l'air, place le poème sous le signe du quasi muet, de la mi-voix, du fluet. D'une présence ténue. Le troisième vers, « Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds » propose un rythme particulier : le mot rêveur, séparé par la construction grammaticale et la virgule du reste du vers, est légèrement isolé ; le lecteur est invité à marquer une pause juste après. Cela produit une insistance sur le terme « rêveur », suivie d'un petit silence, d'une légère suspension. Ainsi, la construction même du vers incarne la rêverie du poète, qui prend le temps de vagabonder et de faire, comme on dirait familièrement, des plans sur la comète. Le verbe « sentir » conjugué au futur confirme la dimension charnelle de l'expérience évoquée : il s'agit bien pour le poète de faire corps avec la nature, en usant de ses sens, en particulier celui du toucher. « la fraîcheur à mes pieds » laisse supposer qu'il est pieds nus, en contact direct avec l'herbe. Cette nudité du corps en prise avec les éléments est confirmée par le vers suivant : « je laisserai le vent baigner ma tête nue ». La nudité de la tête fait écho au dépouillement, à la fragilité de l'herbe menue et de la lettre e évoquée plus haut. L'absence et le silence se concrétiseront pleinement après ce dernier vers du premier quatrain, par le blanc qui le sépare du suivant. Deuxième mouvement : le poète heureux, uni à la nature Le blanc, le vide entre les deux strophes est comme l'exacte incarnation sur la page de l'abandon aux éléments, de l'attention quasi méditative aux mouvements de la nature. Une suspension du moi pensant. Cette expérience est confirmée par le premier vers de la seconde strophe : « je ne parlerai pas, je ne penserai rien ». La double négation intégrale confirme l'abandon du poète aux seules sensations, à rebours de toute réflexion ou interprétation. À nouveau, on n'est pas loin du non-agir du taoïsme et des voeux de silence de certains ermites et moines. Et pourtant, en un sens, le poète parle, fait entendre sa voix par-delà le silence de l'écrit. Car le poème est plein de rythme et de sonorités, comme l'atteste le vers suivant : « mais l 'amour infini me montera dans l'âme », plein d'allitérations en m. L'image de la montée de l'amour dans l'âme n'est pas sans évoquer la montée de la sève d'un arbre. La tension entre l'affirmation d'un mutisme au vers 5 (« je ne parlerai pas ») et un vers 6 gorgé de sonorités, instaure une oscillation entre la parole et le silence. Un peu comme si le poème, du silence de l'écrit à la voix qui sort du corps, faisait entendre un murmure (pour Alain Borer, « ces poèmes sont manifestement écrits en marchant, dans une forme de marche-murmure – et recopiés à l'arrivée. Ce sont des fugues. Un écolier fuit la ville natale et la scène familiale »). D'ailleurs, si on prête à nouveau attention aux sons du premier vers du poème, on remarque que les deux premiers mots « par les » font aussi entendre le verbe « parler ». Le poème est donc placé dès le début sous le signe de la parole. Et aussi sous celui du pressentiment : comme au début du poème, l'emploi du futur (« je ne parlerai pas, je ne penserai rien ») exprime une action à venir, donc l'évocation est si concrète qu'elle semble déjà là. Dans son livre La poésie éclatée : Baudelaire-Rimbaud, Georges Poulet parle de la « force impulsive » d'un poème qui anticipe la « sensation », la présente comme déjà vécue et la laisse percevoir. Quant à Eric Marty, il évoque « l'imminence toujours à venir d'un accomplissement » (« À propos de « Sensation » d'Arthur Rimbaud », Poétique n°129). Dans les deux derniers vers, le mouvement d'évasion, d'errance dessiné au début du poème prend la forme d'un mouvement quasi perpétuel : « et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien / Par la nature – heureux comme avec une femme ». La reprise de l'adverbe « loin », sa prolongation dans la répétition du mot – et même, par la sonorité, dans le [in] de « bohémien » – participe d'un allongement, d'un étirement qui fait écho à la montée de l'amour infini dans le vers précédent. La comparaison avec la figure du bohémien insiste sur le nomadisme du poète ; il fait écho au titre qui sera celui du dernier poème du Cahier, « Ma bohème », et annonce en quelque sorte le cheminement même d'Arthur Rimbaud dans les années 70 et 80. La caractérisation de l'espace est moins précise que dans le premier quatrain : il ira « par la Nature », avec un grand N. Cela souligne le caractère absolu du vagabondage rimbaldien, qui revêt une dimension totale, quasi cosmique. Cela est renforcé par la construction des vers, avec l'épanalepse (« bien loin »), l'incise de la comparaison avec le bohémien et le rejet de la Nature au début du vers 8 : deux ajouts et un blanc qui séparent « j'irai loin » du complément « Par la Nature », rendent « j'irai loin » quasi indépendant – comme si le but était d'aller, peu importe où. La comparaison finale, « heureux comme avec une femme », dans la mesure où elle fait suite à l'évocation de sensations au contact de la nature, suggère une union sensuelle avec celle-ci – comme si le dépouillement et la mise à nu du poète le conduisaient, in fine, à faire l'amour avec son environnement. Comme le dit Pierre Richard dans Poésie et profondeur (p. 262) : « le projet originel du désir chez Rimbaud [est de] transformer la terre en un vaste « corps amoureux », ouvrir les choses pour provoquer en elles le frisson et l'éveil d'une chair, pour y faire apparaître un nouvel être. » Le poème mettrait en scène une fusion, une nuit d'amour avec la nature. Le plaisir de l'amour avec une femme, vraisemblablement, le poète ne le connaît pas encore. Bien plus, ce n'est qu'un élément de comparaison : Rimbaud n'écrit pas « heureux avec une femme » mais « heureux comme avec une femme ». Cela suppose donc, en creux, une absence. L'amour avec la femme n'est pas présent, il n'est pas connu, c'est un inconnu. Et donc précisément le poème dessine un cheminement vers l'inconnu. U n inconnu pressenti. Il y a là une sorte de présence/absence, semblable à celle de la sensation qui donne son titre au poème : puisque le « je » est le sujet de verbes au futur (« j'irai », « j'en sentirai », « je laisserai »), la sensation n'a pas encore été vécue – et pourtant, elle est en quelque sorte rendue vivante par le poème, elle est un peu déjà là. Un inconnu pressenti, un invisible entrevu. Si l'errance de « Sensation » commence au crépuscule, à l'heure bleue, on peut imaginer qu'elle se poursuit dans la nuit noire. Or quand on marche la nuit dans la campagne, loin des lumières de la ville, on voit pas grand chose. Pour seule lumière, on a la lune ou les étoiles – dont il n'est pas question ici. Le poète va donc progressivement à la rencontre de l'invisible : on a affaire à un marcheur qui finit par voir dans le noir, capable de se repérer sans la moindre lumière, doué d'une seconde vue, clairvoyant. Le nomade des nuits s'est mis en mouvement, il ne s'arrêtera plus. On peut prendre ce mouvement au pied de la lettre, comme l'annonce d'un vagabondage en France et à l'étranger – mais aussi comme un mouvement d'un autre ordre, un voyage spirituel : l'échappée belle est si puissante qu'elle a aussi sans doute lieu à un autre niveau de réalité, emportant l'esprit par-delà le corps. Le voyage devient alors une expérience intérieure – ou plutôt l'intériorité et l'extériorité n'ont plus court, dans une expérience transcendante d'extase, d'accès à une autre réalité, qu'on pourrait qualifier de surnaturelle. La communion avec la Nature est telle que le moi s'oublie dans l'autre et disparaît, rejoignant l'infini. À la lumière de cette interprétation, on pourrait aller jusqu'à revisiter le premier vers du poème dans un sens hallucinatoire, chamanique. « Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers » serait l'image d'un poète qui marche dans les chemins du ciel : comme les chamans yanomamis arpentent avec leurs esprits, les xapiri, les sentiers qui vont jusqu'à la poitrine du ciel – comme les mystiques et les possédés de tous les peuples, à travers leurs rites et leurs transes, s'abouchent à l'immensité du cosmos. Conclusion « Rimbaud ne raconte rien », écrit Stéphane Barsacq, « il donne à voir ». Dans « Sensation », l'image que montre le poète de lui-même, c'est celle d'un être en route à travers champs, à la nuit tombée. Il bat la campagne jusqu'à plonger dans l'invisible, marche jusqu'au bout de la nuit. Plus qu'à une nuit blanche, c'est à une nuit bleue qu'on a affaire, où le rêve et la réalité ne sont plus séparés. Marche-murmure ou chant intérieur, le poème semble osciller entre la parole et le silence. Étrangement, « Sensation » montre un futur déjà là et une solitude peuplée. Une sorte d'absence présente, à l'image du e muet qui clôt chacun des quatre vers pairs du poème – et participe de l'alternance entre rimes féminines et masculines. Poème du paradoxe – ou de l'unité secrète : dans le silence de l'écrit, le poète fait entendre sa voix pour dire qu'il ne parlera pas. Au mutisme annoncé répond l'oralité du poème. Le poète murmure qu'il se taira, et nous dit aussi : je deviendrai autre. « Sensation » annonce une métamorphose, une réinvention de soi par la fugue infinie – et peut-être même le dépassement du moi dans l'union avec la Nature. Ce cheminement n'est pas sans évoquer le tao, ce principe éternel, infini et indescriptible de la philosophie chinoise, qui signifie « la voie », « le chemin ». Dans sa préface à l'Oeuvre complète de Tchouang-tseu, Liou Kia-hway explique : « Lorsque nous scrutons le ciel en tant que ciel et la terre en tant que terre, lorsque nous fixons notre attention sur le principe de la création cosmique sous toutes ses formes, nous nous sentons envahis soudain d'une sorte d'ondulation ontologique formidable et impétueuse. Du coup, le sujet et l'objet s'effacent ; du coup, la nature et l'homme fusionnent ; plus rien au monde à part quelque chose d'invisible et d'impalpable ; quelque chose circule partout et toujours. » Poème de la grande vacance, « Sensation » dit le bonheur simple de la marche au grand air, au contact des éléments. L'union extatique avec le grand tout de la nature. Le dépouillement du poète vagabond n'a d'égal que la richesse de son expérience et de ses sensations. Moins il possède, plus il est heureux. Le court poème incarne ainsi comme un art du peu, à la manière du haïku japonais. Deux siècles avant Rimbaud, Yamaguchi Sodō écrivait : Ma cabane au printemps Elle ne contient rien. Elle contient tout.