Histoire de la révolution Cognitive: La nouvelle science de l'esprit (PDF)

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Summary

Ce document présente une analyse des recherches en psychologie cognitive des années 1950, en particulier les travaux de Miller, Broadbent et Bruner. Les auteurs explorent les concepts du traitement de l'information, de la catégorisation, et de la formation des concepts, en se concentrant sur les limites de la capacité humaine à traiter l'information.

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## Im H. Gardner (Ed.) *Histoire de la révolution Cognitive: La nouvelle science de l'esprit*. (1993). Paris: Editions Payet. ### 5. Psychologie: le mariage de la méthode avec la matière **Trois axes de recherche essentiels des années 50** **Le 7, nombre magique de George Miller** George Miller...

## Im H. Gardner (Ed.) *Histoire de la révolution Cognitive: La nouvelle science de l'esprit*. (1993). Paris: Editions Payet. ### 5. Psychologie: le mariage de la méthode avec la matière **Trois axes de recherche essentiels des années 50** **Le 7, nombre magique de George Miller** George Miller publia en 1956, dans la _Psychological Review_, un essai élégamment présenté, « Le sept, nombre magique, plus ou moins deux : des limites de notre capacité à traiter l'information ». La déclaration inaugurale de Miller, qui se présentait plus comme une synthèse que comme le compte rendu d'une expérience essentielle ou comme une présentation théorique formelle, s'appuyait sur force preuves empiriques : « Mon problème est que j'ai été persécuté par un nombre entier. Ce nombre m'a poursuivi pendant sept ans, s'est introduit de force dans les données les plus intimes de mon esprit, et m'a assailli depuis dans les pages de nos journaux les plus diffusés » (p. 81). Miller montrait que la capacité de l'individu à distinguer de manière indiscutable des stimuli, à distinguer les phonèmes les uns des autres, à estimer correctement les nombres, et à se rappeler un certain nombre d'items discrets, semble subir un changement critique aux environs de sept items. En-dessous de ce nombre, les individus peuvent facilement réaliser de telles tâches : au-dessus, ils ont de fortes chances d'échouer. Et cette discontinuité ne semble pas accidentelle. Pour Miller : > Il semble y avoir une limite, construite en nous par l'apprentissage ou résultant du modèle de notre système nerveux; cette limite maintient les capacités de nos différents canaux dans ce registre. Sur la base des preuves que nous avons actuellement, il est raisonnable de croire que notre capacité à[juge-cutstest] est limitée et plutôt faible et que cette capacité ne varie pas beaucoup d'une propriété sensorielle à une autre » (p. 86). Miller précisait, pour rassurer ses lecteurs, que les êtres humains ont des moyens de contourner ces contraintes. Ainsi, le fait de traiter ou coder des entités en fonction de leurs diverses dimensions peut augmenter le nombre d'éléments discernables les uns des autres. On peut réunir ou regrouper un certain nombre d'éléments (par exemple, un ensemble de nombres ou de lettres), puis traiter l'assemblage comme une unité. On peut juger de manière relative plutôt que de manière absolue. La capacité de recoder l'information dans un langage et de se rappeler ce symbolisme plus abstrait est particulièrement importante. Comme le note Miller, « ce type de recodage linguistique que l'on effectue me paraît l'élément vital des processus de la pensée » (1956, p. 95). Antérieurement, il avait décrit ainsi la capacité potentielle de ce processus de recodage : « Pour opérer une analogie un peu tirée par les cheveux, c'est comme si nous devions transporter tout notre argent dans une bourse qui ne peut contenir que sept pièces de monnaie. Peu importe à la bourse que ces pièces soient des pennies ou des dollars en argent » (Miller, Galarer et Pribram 1960, p. 132). Pourquoi point apparemment simple avait-il un impact aussi important dans les communautés intéressées par la cognition ? D'abord, l'essai de Miller rassemble un grand nombre de données qui étaient jusque-là dispersées et laisse supposer qu'elles tendaient vers une même conclusion. Premièrement, donc, il s'agit d'une synthèse précieuse. En second lieu, ce travail suggère que le nombre sept n'est rien moins qu'un accident et indique les limites véritables des capacités humaines à traiter l'information. Alors que les empiristes absolus pouvaient avoir en abomination ces limites « innées », elles permirent d'indiquer un tournant vers l'exploration de la nature et de la structure d'un mécanisme de traitement cognitif central. L'idée des limites strictes de traitement était avancée, pas du tout par hasard, dans les termes de l'information, que Miller expliquait au début de son article : ainsi a-t-il introduit une méthode permettant aux chercheurs d'examiner d'autres modalités sensorielles ou d'autres tâches pour vérifier si cette limitation apparaît effectivement. (Une grande controverse s'ensuivit, centrée sur les modalités s'e et sur la question de savoir si elles produisaient vraiment le nombre 7.) Troisièmement, ainsi que nous l'avons in diqué, le message de ce travail n'était pas dénué d'espoir, car Miller y indiquait les moyens grâce auxquels les hommes transcendent astucieusement cette limite. L'impact de cet essai a pu avoir une autre raison. Les psychologues avaient essay endant une centaine d'années de découvrir les lois fondamentales du système nerveux humain. Des voies prometteuses avaient été ouvertes, mais la plupart s'étaient effondrées, y compris, très récem-ment, le bénaviorisme. Au cours des années précédentes, le travail inédit ==End of OCR for page 1== <start_of_image>... le plus passionnant des sciences humaines était venu de deux domaines liés : la théorie de l'information, qui posa les principes de la transmission par n'importe quel type de canal ; et l'informatique, avec ses machines permettant de faire de la manipulation symbolique. Miller apportait l'espoir de marier le grand nombre de données collectées pendant des années par les psychologues et les nouvelles approches rigou-reuses des scientifiques compétents en ingénierie. Il pouvait en résulter une science psychologique véritable, possédant son ensemble propre de lois immuables. Personne ne se demandait si tous les contenus, ou bits, pouvaient vraiment être traités (puis estimés) comme étant équivalents. ### L'étude du traitement de l'information en Angleterre Au moment où Miller et ses collègues appliquaient les concepts de la science de la communication à la psychologie, un mouvement parallèle naissait en Grande-Bretagne, mouvement émanant directement des recherches de psychologie appliquée menées dans ce pays pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les psychologues s'étaient joints à d'autres scientifiques pour essayer de déchiffrer les codes ennemis, comprendre la vision nocturne, préparer les alertes des bombardements aériens, aider à identifier l'aviation ennemie, et répondre à divers autres besoins militaires. Collin Cherry et Donald Broadbent avaient tous les deux été impliqués dans cette entreprise ; leurs études ont inspiré dans les années 50 les travaux anglais de psychologie en matière de traitement de l'information. Cherry, un disciple de la théorie de l'information, se concentra (1953) sur les capacités de l'individu à fixer son attention et à obtenir des informations sur des canaux bruyants. Il chargea des sujets de suivre un message, prononcé dans une oreille, en utilisant la méthode de l'ombrage : c'est-à-dire en répétant chaque mot aussi vite que possible après sa première émission. Il découvrit ainsi que de nombreux individus étaient incapables de se souvenir de ce qu'on leur soufflait dans l'autre oreille. Pour être plus précis, ils pouvaient donner les caractéris-tiques grossières du signal, dire s'il s'agissait de musique ou de paroles, mais non les changements de contenu ou de langue. Broadbent précisa cette expérience (1954) en soumettant simultanément aux deux oreilles des ensembles de chiffres, par séquences de trois. Il constata que les sujets avaient moins de problèmes et obtenaient le meilleur score lorsqu'ils rapportaient d'abord tous les chiffres présentés à une oreille, puis tous les chiffres présentés (en même temps) à l'autre oreille. En ce qui nous concerne, l'élément important du travail de Broadbent ==End of OCR for page 2== ... et Cherry est le modèle des processus de la pensée humaine auquel il a donné laissance. Ce modèle s'accordait avec l'empirisme britannique. IÍommençait par l'information recueillie par les sens, mais se centrait sur une caractéristique nouvelle et importante : à savoir que les individus ont une capacité limitée de saisie et de stockage d'information. (En raison de cette insistance sur les limites du traitement de l'infcrmation, on établit un rapport très étroit entre ce modèle et les études de George Miller sur le nombre magique 7.) On arrive alors à un important élément nouveau : plutôt que de parler des limites structurales de manière statique, les chercheurs britanniques ont cherché à déterminer avec précision ce qui se produit pour l'information dès l'instant où on la saisit. Étant donné cette conception technique (« engineering » approach), il devenait naturel de dresser un organigramme de ce qui se produit lorsque le système de perception exploite de nouvelles informations. En fait, d'après un texte récent, Broadbent fut le premier psychologue des temps modernes à décrire le fonctionnement cognitif à l'aide d'un organigramme. (Lachman, Lachman et Butterfield 1979, p. 188.) ### Un des premiers diagrammes sur le traitement de l'information [Un diagramme de Broadbent est présenté. Il comporte un filtre sélectif qui prend l'information provenant du système de perception et la dirige vers la mémoire à court terme, et ensuite vers un système permettant de diversifier les sorties jusqu'à ce qu'une entrée soit assurée, ainsi qu'une mémoire des probabilités conditionnelles des événements passés. ] ### L'approche stratégique de Jerome Bruner Jerome Bruner publia en 1956, en collaboration avec Jacqueline Goodnow et George Austin, un livre intitulé _A Study of Thinking_. Cet ouvrage est né du Cognition Project que Bruner dirigeait depuis plusieurs années à Harvard. Le sujet, bien connu des psychologues, concernait la classification, la catégorisation, ou (comme on disait habituellement dans le jargon du métier) la formation des concepts ou leur acquisition. Il s'agit d'un problème classique : comment une personne, confrontée à un ensemble d'éléments, arrive-t-elle à les regrou-per ensemble de façon sûre en catégories, qu'il s'agisse de chaises, d'atomes ou de grands triangles bleus ? En tant que psychologues, Bruner et ses collègues poursuivaient l'examen traditionnel des formes abstraites de catégorisation, comme ==End of OCR for page 3== ... celles qui sont en jeu pour arriver à comprendre quelles sont, dans un ensemble de cartes qui représentent chacune une forme géométrique différente, celles qui font partie d'une catégorie particulière. L'expérimentateur fixe un concept, à savoir la classe des cartes représentant une figure rouge, la classe des cartes représentant un carré rouge, où, lorsqu'il est particulièrement diabolique, la classe de toutes les cartes contenant deux figures et/ou cercles. Le sujet voit les cartes une par une, et on lui demande chaque fois si cette carte relève du concept choisi puis on lui dit si sa réponse est correcte. L'objectif du sujet est bien sûr la compréhension des propriétés du concept cible afin de pouvoir sélectionner toutes les cartes ayant les caractéristiques définies et seulement elles. Bien que ressemblant superficiellement au travail accompli dans les années précédentes, l'approche de Bruner s'écartait vraiment de celle qu'avaient suivie les anciens chercheurs sur la catégorisation. D'abord, plutôt que de considérer les sujets comme des animaux sourds et muets, Bruner et ses collègues leur disaient ce qu'ils avaient à faire et se fiaient beaucoup à leurs commentaires, censés apporter une aide pour l'analyse des résultats. Les sujets étaient considérés comme capables de résoudre activement et de manière constructive des problèmes, et non pas comme réagissant simplement aux stimuli qui leur étaient présentés, ce qui battait en brèche la méthodologie béhavioriste bien éta-blie. Leur capacité d'introspection importait vraiment. Bruner et ses associés, reflétant en cela la théorie de l'information alors en vigueur, avaient commencé par s'occuper des bits d'information assimilés par les sujets soumis à ces simples stimuli. Mais, faisant une autre entorse aux procédures habituelles, ils analysèrent les propriétés informationnelles de grandes séquences d'actes appelées « stratégies ». La meilleure manière de rendre compte des performances individuelles était celle qui utilisait ces modèles globaux de réponses à de nombreux essais plutôt que les réponses particulières à un stimulus particulier. Cela représentait l'aspect du travail le plus iconoclaste, et qui eut le plus de retentissement. Les chercheurs commencèrent à considérer l'accomplissement de chaque stratégie sous l'angle des buts de l'organisme, telles la réduction des risques au minimum ou la conservation de la capacité mémorielle. Ils distinguèrent : la stratégie du « balayage successif » (successive scanning), où le sujet fait une seule hypothèse (tous les objets rouges par exemple) et limite ses choix aux cas qui vérifient directement cette hypothèse ; l'approche par « référence conservatrice » (conservative focusing), qui consiste à trouver un exemple positif puis à faire une suite de choix, en modifiant à chaque fois une valeur de la première carte prise comme « point focal » (focus), et à juger si le changement donne un résultat ==End of OCR for page 4== ... positif ou negatif, et la tactique du « risque » (focus gambling), où le sujet utilise un exemple positif comme point focal, mais où il prend ensuite le risque calculé de changer plus d'une caractéristique à la fois. Ce jeu permet d'arriver au concept beaucoup plus rapidement que par la « référence conservatrice », mais peut aussi nécessiter des essai supplémentaires si les choix ne révèlent rien. La référence conservatrice représente la méthode la plus infaillible puisqu'elle limite la charge sur la mémoire et permet de progresser régulièrement vers la solution. Cependant, en cas de limitation de temps ou d'une autre contrainte, celui qui agit peut prendre le risque de changer simultanément plusieurs caractéristiques. Le livre de Bruner passa pour une innovation en psychologie, ce qui n'est peut-être pas étonnant pour un ouvrage publié au cours de l'année pivot 1956. Les auteurs remarquent : > « Durant ces dernières années, l'intérêt pour les processus cognitifs et leur étude ont notablement augmenté [...]. C'est là le résultat de la reconnaissance des processus complexes qui relient les classiques "stimuli" et "réponses", selon lesquels les théories de l'apprentissage par stimulus-réponse espéraient façonner une psychologie évitant tout ce qui avait trait au "mental". L'approche périphéri-que irréprochable de telles théories ne pouvait plus durer [..] On se doit d'étudier plus attentivement ces "cartes cognitives" intermédiaires. » (p. vii.) L'éminent physicien J. Robert Oppenheimer signala l'importance du livre de Bruner par cet éloge : « _A Study of Thinking_ annonce à maints égards une nouvelle science [...]. Le livre possède une unité et une force de conviction qui le font poindre vers le futur » (cité dans Bruner 1983, p. 121). Il ne venait alors à l'esprit de personne de penser que l'utilisa-tion de tels concepts artificiels puisse invalider les résultats obtenus. ### Le programme de la psychologie cognitive Les recherches commencées par Miller, Broadbent et Cherry ont stimulé la psychologie à la fin des années 50 et dans les années 60. Ces jeunes psychologues, opposés aux limites tenaces et artificielles imposées par le béhaviorisme dans le domaine de la cognition, ont voulu introduire des notions longtemps considérées comme « hors jeu ». Parler des limites innées dans le recueil des informations, essayer de trouver les étapes intervenant dans le traitement de l'information, donner les stratégies globales employées pour résoudre un problème, tout cela indiquait une plus grande volonté d'aborder directement des questions de l'esprit, sans essayer de l'expliquer par de longues suites de stimuli-réponses vérifiables par tout le monde. Un tel changement ne peut pas être attribué à un seul facteur, mais il est évident que l'avènement de ==End of OCR for page 5== ... l'ordinateur et du langage informatique théorique qui permettait de le décrire de manière courante a aidé à légitimer de telles approches. Désormais, les psychologues n'étaient plus limités à la seule explication des événements qui pouvaient être imposés à un sujet ou observés dans leur comportement ; ils voulaient à présent étudier la représentation de : l'information à l'intérieur de l'esprit. Il est sûr que cette volonté d'étudier la représentation mentale se manifesta de différentes manières dans les écrits des psychologues. Miller s'intéressa aux propriétés structurales et aux limites intrinsèques au système de représentation ; Broadbent et Cherry étudièrent les transformations de l'information lorsqu'elle arrive dans des organes des sens et qu'elle est mise en mémoire ; Bruner attribua une variété d'approches et de stratégies à des sujets accomplissant une tâche. Alors que les questions étudiées à cette époque-là (mémoire des unités isolées, traitement des mots ou des tons, classement des concepts) n'étaient guère nouvelles en psychologie, la perspective d'appliquer des concepts de la théorie de l'information, de construire d'après le modèle de l'ordinateur, d'accréditer les différentes formes de représentation mentale et de permettre aux sujets d'utiliser tous leurs pouvoirs de réflexion était tonique et libératrice. La psychologie est fondamentale pour toute étude de la cognition. Mais c'est aussi une discipline complexe où il a été difficile de progresser véritablement. Tout ce qui est concevable peut être significatif pour étudier ce que fait un sujet, et on peut difficilement exclure a priori des travaux de recherche les questions touchant à la nature de l'homme et à son comportement. Il est donc particulièrement difficile de choisir un problème et d'écarter tous les autres concurrents. La psychologie pose également des problèmes particuliers pour un historien de la science cognitive, problèmes qui ne sont nullement amoindris si l'historien est aussi psychologue. C'est un domaine gigantesque ; il y a beaucoup plus de psychologues que de représentants des autres disciplines, et donc plus de programmes de recherche à étudier. Alors qu'il est trop simpliste de définir une discipline par un ou deux thèmes, il est particulièrement difficile de trouver les questions clés qui pourraient définir la psychologie. Doit-on s'intéresser au contenu particulier de l'information (auditif, visuel, musical, linguistique) ou considérer les différents contenus comme interchangeables ? Doit-on faire les travaux de recherche pour éclairer les processus valables pour tous les individus ou étudier plutôt les différences individuelles pertinentes (enfant/adulte, mâle/femelle, individus débutants/individus entraî-nés) ? Doit-on étudier le comportement dans son contexte naturel ou supprimer les éléments habituels et recourir aux conditions artificielles de laboratoire ? Doit-on supposer que l'individu, pour arriver à un but, ==End of OCR for page 6== ... part de petites unités de compréhension et élabore des éléments plus grands ? Ou bien est-il plus exact de supposer qu'il agit grâce à des stratégies générales ou à des scénarios appliqués à un acte à accomplir, sans tenir compte de ses dimensions, de ses détails et de ses exigences ? J'ai choisi d'organiser ce chapitre en fonction d'une distinction qui touche à ce qui a déjà été dit mais que des termes légèrement différents exprimeront peut-être mieux : il s'agit de la distinction entre les unités d'analyse à petite échelle ou moléculaires et les unités d'analyse à grande échelle ou molaires. Pour des raisons de stratégie scientifique ou de simple préférence personnelle, il est possible de classer la plupart des travaux de recherche en psychologie d'après cette distinction. Les unités à petite échelle (bits, perceptions individuelles, associations simples étudiées pendant un temps très limité) sont préférées dans certains travaux, comme ceux de la psychophysique traditionnelle et du traitement de l'information, qui reposent sur l'hypothèse selon laquelle la compréhension approfondie des unités élémentaires conduira sûrement à celle des unités et entités complexes. Une conviction opposée prévaut chez les tenants de l'approche molaire qui étudient les problèmes à grande échelle, pendant un grand laps de temps et en utilisant des concepts d'analyse comme les schémas, les cadres et les stratégies. Pour ces chercheurs, les propriétés à grande échelle sont les plus importantes dans la cognition humaine et en sont par conséquent le point de départ logique. Pourquoi penser que l'approche au niveau élémentaire conduira à appréhender les unités plus grandes si l'on peut directement travailler avec ces unités plus grandes qui paraissent plus proches des données et des expériences quotidiennes ? La différence entre les approches moléculaire et molaire ressemble, mais n'est nullement identique, à celle que l'on retrouve dans les approches « du haut vers le bas » (top-down) et « de la base vers le sommet » (bottom-up). Dans l'approche top-down, plus liée à la position rationaliste, on suppose que le sujet agit selon ses propres schèmes, stratégies ou frames qui influencent fortement son action. Dans l'approche bottom-up, plus empirique, on pense que les détails réels de la tâche à accomplir ou de la situation influencent son exécution. J'identifierai souvent molaire et top-down, moléculaire et bottom-up, non pas à cause des liens logiques de ces deux sortes d'approche, mais parce qu'elles sont utilisées fréquemment, et peut-être de manière typique, simultanément. Cette dichotomie, comme toutes les autres, est trop exagérée, et par conséquent déforme le champ d'étude. La majorité des psychologues éprouvent de la sympathie à l'égard des deux approches et passent alternativement de l'une à l'autre. George Miller donna par exemple la faveur à la conception moléculaire dans sa réflexion sur le nombre 7, mais passa aisément à la conception molaire pour parler de ==End of OCR for page 7== ... projets et d'objectifs dans son ouvrage de 1960. En effet, lorsque l'ordinateur sert de modèle, il est justifié de se fixer sur le niveau moléculaire le plus poussé (bits individuels, symboles, circuits on-off = circuits « ouverts-fermés »), et sur les concepts de programmation les plus élevés (objectifs, moyens, routines). De plus, on adopte une de ces conceptions, moléculaire ou molaire, pour différentes raisons : certains psychologues partent de l'approche moléculaire en espérant adapter leurs méthodes aux entités molaires ; d'autres pensent que tout comportement peut être réduit et expliqué dans/par les entités élémentaires. En adoptant cette dichotomie, je veux finalement montrer la tension et la lutte qui existent en psychologie, et non fournir deux casiers dans lesquels on pourrait classer facilement et de manière sûre les expériences, les concepts et les psychologues. Il faut également mentionner, dans un aperçu sur les cent premières années de la psychologie, deux autres tendances. La première est l'écla-tement grandissant de la discipline. L'American Psychological Association regroupe à elle seule plus de cinquante mille membres (dont plusieurs milliers de chercheurs), qui forment plus de quarante sections et plusieurs centaines de groupes qui ont des intérêts particuliers, dont beaucoup ignorent complètement ce qui se passe dans le reste de l'association et de la discipline. Il est vital, dans un tel climat, de trouver des Concepts unifiés, mais cela se révèle difficile. La seconde tendance concerne le perfectionnement méthodologi-que. Avec le temps, l'invention de nouveaux instruments, la sophistication croissante des techniques statistiques, la conception de projets d'études individuels et leur réalisation sont devenues de plus en plus élégantes. Personne ne le déplore, mais on peut se demander (en com-parant avec la biologie moléculaire) si la sophistication méthodologique a approfondi notre compréhension des phénomènes psychologiques. En d'autres termes, notre compréhension de la cognition humaine est-elle accrue ou faisons-nous simplement des démonstrations expérimen-tales plus convaincantes qui ne font que réaffirmer un savoir établi depuis longtemps ? Je pense que l'évolution de la méthodologie fait partie des réussites les plus importantes de la psychologie, mais qu'elle n'a pas encore été complètement intégrée. De nombreuses questions, parmi les plus importantes, doivent être abordées d'un point de vue molaire, dans la perspective top-down, en allant du haut vers le bas. Mais la plupart des méthodes rigoureuses sont encore souvent inappropriées aux problèmes à grande échelle. Selon moi, le défi auquel est confrontée la psychologie implique l'assortiment de son équipement méthodologique sophistiqué avec des idées dont l'importance est indubitable. Puisqu'un grand nombre de ==End of OCR for page 8== ... ces questions sont issues de la philosophie, qui a donné naissance à la psychologie, il est opportun de commencer l'étude du développement de la psychologie cognitive par un bref exposé de ce que la psychologie du XIXe siècle a hérité de Kant. ### La psychologie scientifique au XIXe siècle ### Venir à bout de l'héritage de Kant Immanuel Kant a émis de sérieux doutes sur les possibilités de développement d'une psychologie scientifique, doutes reposant, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent, sur plusieurs raisons. Il pensait qu'une science doit appliquer des lois mathématiques aux données empiriques, données qui doivent être recueillies dans des conditions expérimentales véritables ; la psychologie s'intéressant à des événements sans dimensions, les idées pures, l'expérimentation paraissait impossible. Un second problème était que la psychologie devait prendre en considération l'instrument des connaissances, le moi ; or, il n'est pas possible au moi d'étudier son propre fonctionnement, et surtout pas de le faire de façon impartiale. De plus, se posait le problème du degré d'abstraction. Pour faire de la recherche scientifique, il faut éliminer les facteurs accidentels afin de se fixer sur les variables essentielles à la formulation d'une théorie - une manipulation radicale de la matière à étudier qui s'annonce difficile à effectuer, sinon impossible, en raison de la complexité et de la présence envahissante de l'interaction humaine. Les objections les plus sévères de Kant venaient de sa conception globale du savoir. Pour lui, fondamentalement, la philosophie devait découvrir la nature de la pensée, établir les relations entre les différentes sciences et établir leurs fondements et leurs limites ; la psychologie faisait figure, dans un tel programme, de médiocre braconnier. Elle devait se contenter d'étudier le contexte social et historique dans lequel se produit la pensée, et ne pas s'attaquer à la nature même de la pensée. L'autorité de Kant était telle, et ses arguments si persuasifs, au moins au premier abord, que de nombreux savants de son époque se sont effarouchés à l'idée de faire de la recherche expérimentale en psychologie. Heureusement, le scepticisme de Kant a poussé quelques individus à rechercher le rôle positif de la psychologie. Pour David Leary, historien de la psychologie (1978), trois penseurs allemands, Jakob Friedrich Fries, Johann Friedrich Herbart et Friedrich Eduard Beneke, ont ==End of OCR for page 9== ... conceptualisé, au début du XIXe siècle, la psychologie scientifique. Ces savants pensaient que l'on peut mesurer expérimentalement les processus mentaux et que ces expériences permettraient d'être vraiment informé sur les opérations psychiques. Herbart affirma, en particulier, que les idées avaient des caractéristiques de durée, d'intensité et de qualité, et que l'on devait pouvoir mesurer quantitativement chacun de ces aspects, et même établir des équations qui dessinent les courbes de leurs relations. Bien que le travail de Herbart et de ses collègues se soit surtout limité à des spéculations de salon, il a permis de croire à la psychologie scientifique à une époque où les critiques formulées par Kant représentaient un énorme obstacle. Au milieu du XIXe siècle, les scientifiques se montrèrent moins réservés vis-à-vis de la recherche empirique en psychologie. Moins influencés par Kant ou par d'autres philosophes, plus désireux de faire des expériences et de voir simplement ce qu'il en sortirait, ces chercheurs sont allés au-devant de la psychologie expérimentale qui s'est constituée à la fin du siècle, et leur influence se fait encore sentir aujourd'hui dans les laboratoires. De plus, dans chaque cas, leurs contributions spécifiques restent toujours pertinentes. ### Le travail préparatoire : Helmholtz, Fechner, Donders et Brentano Hermann von Helmholtz, physicien et physiologiste allemand, est probablement le plus remarquable des nombreux empiristes qui ont montré de l'intérêt pour la recherche en psychologie. Il a voulu démontrer que les théories de Kant pouvaient en grande partie être soumises à l'expérimentation. Helmholtz, sceptique vis-à-vis des diverses affirmations sur la vitesse stupéfiante de la pensée, entreprit de mesurer la vitesse de transmission des impulsions dans les nerfs. Il réussit ensuite à mesurer le temps que mettait une impulsion nerveuse pour traverser la patte coupée d'une grenouille, en utilisant un instrument ingénieux adapté de son galvanomètre de laboratoire. Puis il appliqua cette méthode à des individus auxquels on demandait d'appuyer sur un bouton chaque fois qu'un stimulus leur était appliqué au niveau de la jambe. Cela lui permit d'établir la vitesse de propagation d'une impulsion dans les nerfs sensoriels de l'homme : la vitesse mesurée était comprise entre 500 et 1000 mètres par seconde (Fancher 1979, p. 100-101). Les réactions comportementales de l'homme pouvaient être mesurées. Après avoir combattu avec succès la croyance selon laquelle la pensée est par essence instantanée et non mesurable en soi, Helmholtz remit en question la croyance kantienne au caractère inné de la ==End of OCR for page 10== ... spatialisation. Pour Helmholtz, qui défend une position contraire, l'individu construit sa connaissance de l'espace comme il construit les faits de son monde physique. Avec des sujets qui portaient des prismes déformant la vision, il montra qu'ils pouvaient facilement s'ajuster ou s'adapter aux distorsions, et voir à nouveau et rapidement sans distorsion. Dans une étude complémentaire, il étudia le cas d'aveugles ayant recouvré la vue, montrant le temps considérable qui s'écoulait avant qu'ils arrivent à percevoir le monde des objets comme les voyants. A partir de ces démonstrations, Helmholtz développa l'idée de l'inférence inconsciente, idée qui exerce encore de l'influence aujourd'hui ; plutôt que de relever simplement des perceptions du monde extérieur consécutives à des stimulations, nous faisons inconsciemment appel à nos connaissances antérieures pour interpréter correctement ce que nous percevons. L'expérience perceptive passée est inconsciemment ajoutée à la réaction actuelle à un stimulus, comme cela arrive lorsque nous succombons à une illusion optique, refusant les données évidentes de nos sens. Helmholtz utilisa volontairement le mot d'inférence. Il pensait que le système visuel raisonne de manière implicite sur ses expériences : qu'il doit, par exemple, faire des déductions à partir des images formées sur la rétine pour calculer la dimension des objets. Évidemment, ces processus, contrairement à l'inférence du syllogisme, se produisent inconsciemment. En poussant sa recherche et en faisant certaines distinctions au niveau des concepts, Helmholtz a apporté trois grandes contributions. Il a tout d'abord montré que les affirmations philosophiques de Kant n'étaient pas absolues et qu'il était possible d'éclairer, de manière empirique, des aspects du fonctionnement mental humain. En second lieu, Helmholtz a défriché le terrain à la fois pour l'analyse moléculaire (vitesse de propagation nerveuse d'une impulsion) et pour la recherche molaire (manières de voir des figures complexes dans l'espace, dans des conditions normales ou déformées). Enfin, en insistant sur la part de la perception qui revient au sujet, il a contribué très tôt au développement de l'idéologie cognitiviste. Il était maintenant possible à des savants de position moins éminente de contribuer à la science psychologique naissante. Gustav Fechner, psychophysicien original (1912), arriva à montrer que, dans certaines limites, l'intensité d'une sensation est une fonction logarithmique des caractéristiques objectives du stimulus. Il apparut donc que les aspects les plus personnels d'une expérience psychologique, la force d'un son, l'intensité d'une lumière, le goût sucré d'un objet, pouvaient être dans un rapport quantitatif avec une donnée mesurable d'un certain objet. A partir des données d'Helmholtz sur la vitesse des phénomènes nerveux, F. C. Donders suggéra en 1868 que l'on pourrait également ==End of OCR for page 11== ... mesurer le temps de déroulement d'opérations mentales plus complexes. Pour mesurer, par exemple, le temps nécessaire pour établir la distinction entre deux stimuli, on soustrairait le temps pris par la détection d'un événement isolé du temps de réponse à un seul événement lorsqu'il y a deux stimuli. Ainsi pourrait-on inférer le temps exact nécessaire à l'opération de discrimination. Donders et Fechner firent des travaux à un niveau plus moléculaire, mais leurs résultats pouvaient s'appliquer, en principe, à des recherches molaires. Alors que Helmholtz, Fechner et Donders étaient occupés à démontrer que les questions de psychologie pouvaient donner lieu à des expériences de laboratoire et à des résultats quantitatifs, le philosophe et prêtre Franz Brentano abordait les problèmes psychologiques d'un autre point de vue. Sa théorie s'opposait à la conception moléculaire, selon laquelle on peut diviser la psychologie en éléments et observer isolément les éléments d'expériences et de la conscience, ainsi qu'à l'idée qu'il est possible de concevoir d'une manière pure-ment mécaniste les processus de la pensée et la conscience. Pour Brentano, la psychologie commence par l'esprit, entité active et créatrice qui a des buts, car elle implique et exige un objet. Le véritable sujet de la psychologie est l'acte mental, comme le jugement, la sensation, l'imagination ou l'audition, tout ce qui reflète un sens de l'orientation et un but. On ne peut pas simplement voir ; on doit voir quelque chose ; et l'acte de voir quelque chose est psychologique ou mental. De ce point de vue, la psychologie empirique a pour tâche d'étudier l'esprit du sujet au travail, occupé par des objets, des buts et des objectifs. Brentano insista sur les aspects phénoménologiques du comportement psychologique : on ne peut concevoir de pensées et de jugements et les étudier isolément, sauf si l'on tient compte de sa propre expérience des phénomènes intérieurs. Et l'on ne peut pas y arriver par une introspection déclenchée extérieurement, car on ne peut pas observer et ressentir en même temps, mais plutôt par la simple expérience phénoménale de sa propre vie mentale intérieure (Brentano 1874). Les idées de Brentano devaient rester temporairement occultées dans les premières années de développement de la psychologie, pendant que l'œil fixe d'étudier les éléments des sensations et les états mentaux de base occupait le devant de la scène. On accordait alors peu de place, dans les laboratoires de Leipzig, à des sentiments complexes tels que l'acte, le but, l'intention et l'expérience phénoménale. Mais les sortes de relations « de haut en bas » ou relations molaires évoquees par Brentano ne pouvaient rester ignorées indéfiniment. Elles devaient réapparaître, sous différentes formes, dans la rébellion de Wurtzbourg, dans les idées de la psychologie de la Gestalt, et à nouveau ==End of OCR for page 12== ... dans la conception de l'ordinateur comme agent réalisant des projets, ayant des intentions et des buts. A bien des égards, Brentano a profondément influencé le cours de la psychologie et il a affecté de nombreux expérimentateurs qui ignorent jusqu'à son nom. ### Le programme de Wundt Dans un sens, la psychologie avait pris un certain essor à la fin du XIXe siècle. Il existait déjà une petite activité de recherche et de réflexion en psychologie, grâce au travail de pionnier de Helmholtz et aux efforts considérables de Donders, Fechner et Brentano. Pourtant, comme je le répéterai dans cette approche historique, l'épanouissement d'une discipline dépend beaucoup de la fondation d'institutions et d'organisations, et les efforts accomplis par les pionniers, au début du XIXe siècle, n'auraient jamais pu être réalisés sans Wilhelm Wundt, qui se chargea de faire de la psychologie, à la fin du siècle, une discipline expérimentale distincte. Plus que toute autre personne, peut-être plus que tout groupe de personnes, Wundt est

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