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UCLouvain Saint-Louis Bruxelles

2005

Pierre Favre

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Karl Marx political doctrines socialism philosophy

Summary

This document is a part of a larger work that analyzes political doctrines from Machiavelli to Marx, focusing on Marx's critique of industrial society and the state. It provides context, key influences, and discusses the concept of class struggle and revolution, as outlined in Marx's works.

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2ème partie: Les doctrines politiques de Machiavel à Marx 6. Karl Marx: « Comprendre le monde pour le changer »* La critique socialiste de la société industrielle et de l’État bourgeois Plan Transition: Critique réactionnaire et critique socialiste Introduction: contexte de l’œuvre de Marx (Trèves 1...

2ème partie: Les doctrines politiques de Machiavel à Marx 6. Karl Marx: « Comprendre le monde pour le changer »* La critique socialiste de la société industrielle et de l’État bourgeois Plan Transition: Critique réactionnaire et critique socialiste Introduction: contexte de l’œuvre de Marx (Trèves 1818-Londres 1883) 6.1. Le Capital (1867-1894) et La critique de l’économie politique (1859) 6.1.1. Influences majeures: Hegel et Feuerbach 6.1.2. Société civile et rapports de production 6.1.3. « Fétichisme de la marchandise » et aliénation 6.2. Révolution et lutte des classes (Le Manifeste, 1848) 6.2.1. Qu’est-ce qu’une classe sociale? 6.2.2. Qu’est-ce que la classe ouvrière? 6.2.3. Révolution bourgeoise et ouvrière chez Marx 6.2.4. Divergences avec les socialistes « utopiques » et les anarchistes Conclusion: L’avertissement de Proudhon et l’influence de Marx * Titre d’un livre de Pierre Favre aux Presses de Sciences Po, 2005 « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer. » (Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach », 1845) Transition (1/3) La critique réactionnaire Fin XVIII: la pensée réactionnaire et conservatrice (traditionnaliste) se développe contre la révolution philosophique qui défend la primauté des droits universels de l’individu ET contre la révolution en actes qui prétend s’appuyer sur la Raison et faire table rase du passé pour instaurer la souveraineté de la nation/du peuple par la loi; ils dénoncent le caractère abstrait de l’égalité et de la liberté Les réactionnaires français Maistre et surtout Bonald (courant antilibéral, absolutiste) dénoncent les violences entraînées par la première révolution industrielles, aggravées par la révolution libérale bourgeoise 2 idées: Toute société est naturellement inégalitaire, les hiérarchies sociales sont naturelles (voulues par Dieu) et il est naturel que certains commandent et d’autres obéissent L’inégalité politique prolonge l’inégalité sociale mais elle la « tempère »; la « puissance publique » empêche le déchaînement des violences économiques, destructrices de la société 3 Transition 2/3: Les origines de la critique socialiste/marxiste Au XIXe, la critique socialiste/marxiste dénoncera « aussi » le caractère abstrait des droits et libertés individuels proclamés à la Révolution française. Pour Marx, « les DH sont l’idéologie qui sert l’égoïsme de la société bourgeoise, tout en maintenant l’aliénation de celle-ci à travers la division schizophrénique qu’elle établit entre l’homme et le citoyen ». Mais Marx dénonce surtout les injustices liées à la propriété dans le contexte de la société industrielles et les inégalités qu’elle nourrit: la Révolution française est inachevée, après la révolution politique, il faut une révolution sociale. Cette critique trouve son origine dès la Révolution française: « comment les institutions sociales peuvent-elles procurer à l’homme cette égalité de fait que la nature lui a refusée sans atteinte aux propriétés territoriales et industrielles (…) sans la loi agraire et le partage des fortunes? » « sans le désir ou l’espoir de l’égalité de fait, l’égalité de droit n’est qu’une illusion cruelle », (Député Harmand, Convention, 25 avril 1993) 4 Transition (3/3): 2 critiques opposées La différence est évidente, l’opposition, frontale, par rapport aux réactionnaires… Tout en critiquant l’État bourgeois et le régime parlementaire issu de la Révolution française, le « socialisme » dès le début du XIXe s’inscrit dans une certaine postérité des Lumières: c’est une pensée de l’autonomie, qui vise le bonheur et la liberté des individus… en s’appuyant sur la science « sociale » - dimension de science et d’utopie. Mais pour Marx « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (statuts de l’ « Association internationale des travailleurs », fondée en 1864 à Londres par Marx et Engels). Pas des philosophes, ni même des économistes. La théorie peut cependant aider l’organisation de la classe ouvrière, et pousser la révolution qui précipitera la fin du capitalisme fondé sur la propriété privée, le profit, et l’exploitation des travailleurs… 5 Introduction/Contexte (1): Les conséquences de la révolution industrielle pour les sociétés européennes au début du XIXe 1) RI: innovation technologiques, développement des énergies fossiles, mécanisation, développement des manufactures et des grandes industries 2) Croissance démographique, urbanisation, expansion coloniale (Afrique, Asie) 3) Développement rapide des flux commerciaux, du système bancaire & financier Cf. Le Manifeste de Marx et Engels, 1848 parle de « l’interdépendance universelle des nations sous l’effet de l’exploitation du marché mondial, par laquelle la bourgeoisie donnera un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays ». 4) Siècle de révolutions en Europe (du « printemps des peuples » en 1848-49 à la Commune de Paris, 1871). 5) Développement de la classe ouvrière, de la question urbaine et de la « question sociale ». C’est la nouveauté sociologique majeure. Cf. Charles Dickens, Oliver Twist (1837-1839), plus tard, Jack London, Le peuple d’en bas (1902); Misère au Borinage (Henri Storck, Belgique, 1933, 34 min.). Au XIXe, elle est abordée en des termes biologiques péjoratifs, de maladie, avec un vocabulaire animalier (la vermine, etc.). 6) D’où la naissance du/des socialisme(s) et de grandes « figures »: du socialisme « utopique » (Owen en GB, Saint Simon, Fourier, Cabet en F), de l’anarchisme (Proudhon, Blanqui) et du « communisme » (Marx et Engels). 6 Le contexte: « Un spectre hante l’Europe: le spectre du communisme. » (Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848) Alexis de TOCQUEVILLE ne dit pas autre chose, et prévoit l’essor d’un mouvement mettant en question le droit de propriété, à savoir le socle de la société, et visant à la renverser tout entière, et non seulement un gouvernement, voire tout un système politique: « Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières..., ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui? N’écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein? N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au- dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste, que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas des bases équitables...? » (Alexis de Tocqueville à la Chambre des députés le 29 janvier 1848, cité par J.-J. Chevallier, Les grandes œuvres politiques, Paris, Armand Colin, 1970, p. 192) 7 Introduction (2): Quelques mots sur la vie de Marx (1818-1883) Né à Trêves en 1818 d’une famille d’origine juive convertie au protestantisme, Marx doit s’exiler à 25 ans en raison de ses opinions et activités politiques et de journaliste. Il a étudié l’histoire, la philosophie et le droit à Bonn et à Berlin où il appartient au cercle des « hégéliens de gauche », qui s’inspirent de la philosophie de Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831) et lui donnent une interprétation révolutionnaire. C’est à Bruxelles que Marx rédige avec Friedrich ENGELS le Manifeste du Parti communiste paru en 1848. Il s’installe ensuite à Londres. Il fonde la Première Internationale (Association internationale des travailleurs ou AIT) avec Engels. Le 1 er livre du Capital paraît en 1867. Marx meurt en 1883 à Londres, pauvre et usé par le travail. Il est enterré au cimetière de Highgate (n.b.: entrée payante; tombe vandalisée en février 2019, preuve de l’hostilité qu’il continue de nourrir…). Le rôle d’Engels sera décisif, intellectuellement, humainement et financièrement. Fils d’un filateur rhénan, Engels est le 1 er sociologue de la classe ouvrière (cf. La situation de la classe ouvrière en Angleterre, 1845). 8 Introduction (3): Une œuvre à double entrée Point commun avec les réactionnaires: difficile d’en parler de manière « neutre ». L’œuvre de Marx est associée au XXe siècle à des régimes liberticides et meurtriers (en particulier le stalinisme en URSS, 1929-1953) et à un grand échec (celui du marxisme-léninisme, sinon du communisme dans son ensemble). Pourtant ces régimes – par exemple l’hypertrophie de l’Etat – sont la négation-même du projet de Marx, i.e. une société sans classes et sans Etat où l’individu est libre. MAIS selon Marx lui-même, on ne peut pas dissocier les deux dimensions de son œuvre qui, selon les points de vue, se renforcent ou se déforcent mutuellement: - l’œuvre a une prétention scientifique, elle fournit une théorie puissante du développement historique de l’ordre social et politique ancrée dans le réel (ses adversaires le reconnaissent); - elle est un programme politique: sa dimension pratique la justifie. Sa philosophie et son œuvre sont donc indissociables d’un projet révolutionnaire: le communisme, i.e. le socialisme de la classe ouvrière. Son but, c’est de donner une assise scientifique à ce projet. Marx est de ce fait un penseur majeur (économiste, philosophe, sociologue) et un acteur clé de la seconde moitié du XIXe, dont l’influence porte bien au-delà – référence de la gauche jusque dans les années 1960. Le socialisme au XIXe ce n’est cependant pas que Marx… 9 6.1. La théorie - La Critique de l’économie politique, 1859 (ébauche du Capital, 1867, pour le Livre I) 6.1.1. Influences générales sur la pensée de Marx: 1) G.W.F. HEGEL (1770-1831) et FEUERBACH (1804-1872) 2) Le communisme français: « C’est parmi ces “barbares” de notre société civilisée que l’histoire prépare l’élément pratique de l’émancipation de l’humanité. » (Lettre à Feuerbach, 1844) 3) Les classiques de l’économie politique: Smith (XVIIe) et Ricardo (XVIIIe): le bon objet, une mauvaise solution 6.1.2. La société civile 6.1.3. Fétichisme de la marchandise, plus-value et aliénation 10 6.1.1. Influences (1) 1) Hegel et Feurbach 1° Marx veut remettre Hegel et sa dialectique « sur les pieds » car c’est un système de pensée fécond mais qui « marche sur la tête ». Pour HEGEL, le tout domine les partie (la Totalité) et la réalité est faite de contradictions successives dont le mouvement et le dénouement dominent l’histoire (c’est la Dialectique). Cependant, pour Marx son système « marche sur la tête » car l’histoire du monde n’est pas celle de la réalisation de l’Idée; les idées, au contraire, dépendent des conditions matérielles d’existence des hommes et des rapports qu’ils entretiennent entre eux, qui eux aussi évoluent historiquement. Le matérialisme historique de Marx entend ainsi libérer le potentiel révolutionnaire de la dialectique hégélienne. 2° FEUERBACH est un (autre) hégélien de gauche qui analyse la religion comme une création de l’homme qui s’est autonomisée et retournée contre lui (d’où l’aliénation: les hommes ne s’appartiennent plus, ils développent une fausse conscience). Marx reprendra cette idée (la religion est « l’opium du peuple ») et l’appliquera au marché (voir infra). 11 6.1.1. Influences (2 et 3) 2) L’influence du communisme français Marx et ses amis choisissent de s’appeler communistes en référence aux révolutionnaires français les plus radicaux qui, tels Gracchus Babeuf, fondateur de la Conjuration des égaux, sous le Directoire (1796-1797), et du babouvisme, dénoncèrent très tôt les contradictions de l’Etat bourgeois et les inégalités liées à la propriété, dont Marx prône l’abolition. 3) Les classiques de l’économie politique: SMITH (Essai sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776) a mis en évidence l’importance du marché et de ses mécanismes (dont la « main invisible ») RICARDO (XVIIIe) celle des classes sociales et de la marchandise - théoricien du libre- échange et de la valeur: ce n’est pas l’offre et la demande mais le coût de production, le travail qui détermine le prix des choses. Cependant, si leur objet était le bon, selon Marx le problème était mal posé et en défendant le marché et les inégalités sociales, leur solution ne peut être que mauvaise. 12 6.1.2. La société civile et les rapports de production au fondement du social: « D’abord la bouffe, ensuite la morale »* (matérialisme!) Pour Marx, il faut parler des hommes réels, inscrits dans une totalité, leurs racines ne sont pas dans le ciel. Pour comprendre le monde et le changer, il faut voir comment les hommes vivent et sont concrètement reliés: leurs conditions d’existence, leur place dans la production, les relations économiques qui les tiennent ensemble. C’est, contrairement à HEGEL, ce qui détermine leur conscience, leurs idées: « L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société (« infrastructure »), la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale (« superstructure »). » (L’idéologie allemande, 1845- 1846). Donc, notre intérêt et ce qu’on pense dépend de notre place dans le système. Et l’Etat est forcément celui d’une « classe » particulière, dominante, et sert ses intérêts. il n’y a pas un « peuple » ni un Etat idéal défendant « l’intérêt général ». le SU ne fait que masquer les inégalités, les supposés droits et libertés civiques aussi, même si Marx n’est pas « contre » ces droits et libertés dans l’absolu. Cette idée est tout à fait nouvelle, en rupture avec l’idéalisme des Lumières, y c. de ROUSSEAU. Ce qui compte, pour Marx, ce n’est pas de penser l’idéal mais le fait que les rapports de production sont injustes, et donc la nécessité de les renverser concrètement. « Complainte de Mackie, », in Bertolt BRECHT, L’Opéra de quat’sous, 1928 13 6.1.3. « Fétichisme de la marchandise », « plus-value » et « aliénation » Dans la société féodale, on produit d’abord pour consommer; la communauté n’était pas du tout égalitaire (fondée sur le servage), mais elle détermine la valeur de ce qu’on produit, quoi, combien, comment, pour qui = valeur d’usage Dans la société capitaliste, ce qui compte, c’est que les produits puissent être échangés sur le marché contre de l’argent et génèrent un profit. Les produits perdent leur valeur d’usage au profit de leur valeur d’échange/marchande: Ainsi, le capitalisme détache l’économie de la communauté. Exemple? La plus-value (=différence entre valeur marchande et coût de production) est « volée » aux ouvriers par le capitaliste, qui se paie sur leur travail. On produit de plus en plus de richesse sans que se réduise l’écart entre riches et pauvres, au contraire. L’accumulation du capital devient un but en soi, la richesse devient abstraite. Le marché (créé par les hommes!) est considéré comme un Dieu: il dirige les conduites, l’homme est à son service (//religion). L’aliénation vient du fait que cette « fausse représentation de soi-même » a des effets très concrets, la domination par le marché est « réelle ». Pour s’en libérer, il faut une transformation complète des rapports sociaux, il faut changer la manière de produire et pas seulement de penser. 14 Intermède: « Toby or not Toby » (Tiers Monde, 2014) et l’aliénation https://www.youtube.com/watch?v=Jl-WNphNnm8 Toby or not Toby Est-ce qu’il va cracher dans ton dos? Est-tu esclave ou maître? Est-ce qu’il va cracher dans ton dos? Moi je suis dans d'autres dièses Mes khos ont la mémoire courte Je suis dans le même dièse Comme la vie je te jure je suis choqué Plus d'esclaves uniquement couleur ébène Ont des chaînes au cou, nos ancêtres ils les avaient aux Ils sont noirs, blancs, jaunes, loin du jardin d'Éden pieds (…) (…) Je suis dans le même dièse Affranchis ou soumis depuis des années années Est-ce que c'est fini? Oh merde! Est-ce qu'on est damnés, damnés, chaînes de fer aux L'esclavage devient moderne poignets poignets Ou sont les fouets et les chaines? T'es esclave si les médias pensent à ta place Dans les têtes plus dans les abdomens (…) Les champs de coton sont des prisons de béton des H.L.M Les esclaves sont chômeurs ou smicards ou célèbres Je rap, parle de toutes choses, mais je reste insoumis capiche (compris) Parait que c'est la même au bled Tant que l'enfant du pauvre bouffe moins bien que le Le capital qui nous obsède chien du riche Obsédés par ce qu'on possède Est-ce les choses qui nous possèdent? (…) Il y a ceux qui bougent, ceux qui se plaignent (…) (…) Soumis si tu te soucies Immobile on ne sent pas nos chaînes De ce que va penser ton poto Toby or not Toby Si tu ne portes pas du Gucci Molo Bolo 15 6.2. La « pratique »: Révolution et luttes de classes Marx identifie 5 modes de production dans l’histoire (= matérialisme historique): 1. Asiatique, avec e.a. un Etat très développé 2. Antique, fondé sur l’esclavage et l’artisanat 3. Féodal, fondé sur le servage et l’agriculture 4. Capitaliste, fondé sur le salariat et l’industrie 5. Communiste, sans propriété privée, sans classe et sans Etat Il ajoute que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de luttes de classes » (Manifeste du Parti communiste , « Bourgeois et prolétaires ») Ici se noue le lien entre théorie et pratique. Mais c’est bien la seconde, à savoir la révolution, qui domine et détermine la première, qui permet en quelque sorte de faire la clarté sur la domination, de l’étudier et de voir sa fin (Rosa LUXEMBURG (1871-1919), à propos de Marx). Théoriquement, le capitalisme est condamné par ses contradictions (la « baisse tendancielle des taux de profit ») mais en pratique, il faut « l’aider ». D’où le Manifeste. 16 6.2. La “pratique”, le Manifeste et la révolution 6.2.1. Qu’est-ce qu’une classe sociale? Classe en soi et classe pour soi 6.2.2. Qu’est-ce que la classe ouvrière? 6.2.3. La révolution 6.2.4. Conflits avec les socialistes « utopiques » et les anarchistes 17 L’idée fondamentale et directrice du Manifeste selon ENGELS (Préface de 1883) « L'idée fondamentale et directrice du Manifeste, à savoir que la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l'histoire politique et intellectuelle de cette époque; que par suite (depuis la dissolution de la propriété commune du sol des temps primitifs), toute l'histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l'exploite et l'opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l'exploitation, de l'oppression et des luttes de classes; cette idée maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx. » 18 6.2.1. Qu’est-ce qu’une classe sociale? 1) Les membres d’une même classe sociale: - ont les mêmes conditions d’existence et le même mode de vie: c’est la « classe en soi »; - ils peuvent devenir une force politique s’ils prennent conscience de leur existence en tant que classe: la classe « en soi » devient alors une « classe pour soi ». 2) Marx ne prétend pas que la société ne soit divisée qu’en classes (il considère aussi l’importance des sexes) ni qu’il n’y ait que 2 classes (il va jusqu’à en identifier 7, en France, après 1848) mais cette division possédants/travailleurs ou bourgeois/prolétaires est primordiale. 3) Car la question de la propriété des moyens de production – la relation entre les producteurs (qui travaille?) et les moyens de production (qui possède?) est cruciale 19 6.2.2. « Bourgeois et prolétaires », ou Qu’est-ce que la classe ouvrière? Féodalisme: la violence était instituée, statutaire: les serfs n’avaient aucun droit (mais) ils étaient attachés à la terre. Capitalisme: la violence elle est transférée à la sphère économique (cf. Bonald!). Comparé aux « serfs », les ouvriers sont « libres » et complètement dépouillés, ils ne « possèdent » rien. Marx évoque une « dynamique d’expropriation » « inscrite dans l’histoire en lettres de feu et de sang ». « Le processus de dissolution transforme (...) une masse d’individus d’une nation en travailleurs salariés virtuellement libres, c’est-à-dire en individus contraints de vendre leur travail parce qu’ils sont privés de propriétés (...), en individus libérés de toutes attaches. » (Principes d’une critique de l’économie politique, 1857) - D’où l’ambivalence du capitalisme: les travailleurs sont « libres » mais privés de leurs outils. Ils n’ont rien à perdre. C’est pour cela que la classe ouvrière est la seule vraiment révolutionnaire. En se libérant, elle libèrera la société tout entière, d’où la critique de son caractère « messianique » chez Marx (cf. Raymond ARON, L’Opium des intellectuels, 1955). Au sens étroit, la classe révolutionnaire est le prolétariat industriel; au sens large, elle regroupe ceux qui vivent de leur travail (les ouvriers, les employés, les fonctionnaires, etc.), et non du travail des autres (comme les capitalistes, les possédants). 20 6.2.3. La révolution chez Marx (fin) Selon Marx, la classe bourgeoise a été la première classe dominante à avoir porté une révolution (en France). Mais c’est à la classe ouvrière d’achever cette révolution, de dissoudre la société bourgeoise qui en est issue et d’écrire une autre histoire (celle du communisme, qui n’est pas la « fin de l’histoire »). Marx et Engels défendent ainsi: - le rôle historique du prolétariat, de la classe ouvrière (qui donc sera dénoncé comme un mythe); - l’idée qu’il faut une révolution sociale (la mobilisation n’est pas spontanée); - l’idée de plusieurs étapes: 1) la « dictature du prolétariat », 2) le « socialisme » (Etat prolétarien), 3) le « communisme » (plus de classe, de propriété, ni d’Etat)...; mais Marx n’en dit pas grand-chose! Pas un théoricien de l’Etat ni de l’après-révolution. - le rôle de l’Internationale communiste: l’organisation internationale de la classe ouvrière (création de l’AIT en 1864); - le rôle du parti comme « avant-garde » éclairée (que théorisera LÉNINE en Russie et que critiquera LUXEMBURG) 21 6.2.4. Divergences avec les socialistes utopiques et les anarchistes Les autres courants socialistes (utopiques, anarchistes, syndicalistes) au sein de la Première internationale (1864) et avant cela ne partagent pas forcément cette vision, même si le diagnostic est commun (l’égalité de droit est contredite par les inégalités de fait; les classes laborieuses sont des « classes dangereuses »…): 1/ Les socialistes dits utopiques (Saint Simon, +1825, Fourier, +1837, Owen, +1858) se méfient des révolutions et mettent en avant l’importance des minorités éclairées pour expérimenter des sociétés idéales (comme les « phalanstères » de Fourier). 2/ Les anarchistes (Proudhon, +1865, « La propriété, c’est le vol », Bakounine, grand adversaire de Marx dans l’AIT, +1876) mettent en avant le caractère immoral du capitalisme, ils prônent l’action directe, se méfient des organisations partisanes. 3/ Les blanquistes (Blanqui « l’Enfermé », « Ni Dieu ni Maître », +1881, influencera Lénine et le courant anarchiste) assument la violence et défendent que c’est par la dictature que se réalisent la liberté et l’égalité. Le point commun de tous ces mouvements, qui les distancient des « marxistes », c’est une certaine méfiance envers la révolution et/ou la classe ouvrière et son organisation en un parti de masse (l’anarchisme sera particulièrement influent dans le syndicalisme). 22 L’avertissement de Pierre-Joseph Proudhon (Lettre à Marx, 1846) « Cherchons ensemble, si vous le voulez, les lois de la société... Mais pour Dieu, après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple..., ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. » (Écrits sur le socialisme, de Platon à Blum, Paris, Seghers, 1963.) 23 Marx, à la mort de Proudhon (1865) « La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n’ayant jamais compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, c’était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit bourgeois (…) se compose de “d’un côté” et de “de l’autre côté”. Même tiraillement opposé dans ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme. S’il est, de plus, comme Proudhon, un homme d’esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants (...). » (Lettre à J.-B. Schweitzer du 24 janvier 1865, citée in Ecrits sur le socialisme, de Platon à Blum, Paris, Seghers, 1963) 24 Conclusion (1/3): de la 1ère Internationale à 1917 1864: La Ière Internationale (Association internationale des travailleurs, AIT) et ses luttes de pouvoir reflèteront ces luttes idéologiques. Marx et Engels vont l’emporter mais les conflits persistent avec les anarchistes, notamment en Russie, en Italie et en Espagne, au moins jusqu’à la Guerre d’Espagne (1936-1939). Après sa mort, les marxistes « orthodoxes » vont adapter et transformer les idées de Marx, s’en disputant l’héritage. 1889: La IIe Internationale voit en même temps le triomphe théorique du marxisme, et la montée du « réformisme » en Allemagne (la prise de distance par rapport à la voie révolutionnaire, initiée par BERNSTEIN, voie suivie notamment par le Parti Ouvrier Belge). 1914 et la division du mouvement ouvrier face à la guerre signeront la mort de cette IIe Internationale. 1917 et la Révolution d’Octobre ouvre une nouvelle page du marxisme, en Russie, en Europe, puis dans le monde entier; Lénine adaptera le marxisme à la Russie tsariste, et Mao à la Chine (où le prolétariat industriel est quasiment inexistant). Et divisera les socialistes en deux camps: les partisans de la Révolution russe, du communisme de Lénine… et ceux de la social-démocratie, du réformisme. 25 Conclusion (2): l’héritage de Marx L’œuvre de Marx reste la contribution doctrinale la plus importante au socialisme comme courant d’idées et courant politique majeur aux XIXe et XXe s; Sa force réside à la fois dans son ambition scientifique (une théorie sociale) et son caratère d‘utopie (un projet révolutionnaire). Elle donne un socle idéologique fédérateur au mouvement ouvrier pendant un siècle. Dans la pensée politique, Marx opère 2 ruptures: - Son oeuvre porte un projet de transformation globale de l’ordre social; ce n’est pas une théorie de l’Etat (critique des notions de peuple et d’intérêt général); - Le sujet politique n’est pas « le peuple », ce sont les classes sociales. Marx défend donc que les ouvriers n’ont pas besoin des autres pour se libérer. 26 Conclusion (3): les impensés Cette conception est irréductible à la dictature de parti, comme le rappellera Rosa LUXEMBURG dans sa critique du parti bolchévique lors de la Révolution russe de 1917 (pour elle, socialisme, démocratie et liberté vont ensemble). Pour Marx et Engels, la révolution doit d’autre part être internationale pour renverser le capitalisme. C’est le sens de « Prolétaires de tous les pays, unissez- vous! » (Le Manifeste, 1848) MAIS Marx a négligé tout à la fois la question de l’Etat, et la question nationale, qui se révélera fatale pour la Deuxième Internationale (Première Guerre mondiale). ET aussi la question des femmes! ENFIN, sa pensée reste marquée par le mythe du progrès technologique, ce que l’écologie politique dénoncera ou corrigera. 27 Références Daniel BENSAÏD (texte), CHARB (dessins), Marx, mode d’emploi, Paris, Zones, 2008. Jean-Jacques CHEVALLIER, Les grandes œuvres politiques, Paris, Armand Colin, pp. 192-216. Gérard DUMESNIL, Michaël LOWY, Emmanuel RENAULT, Les 100 mots du marxisme, Paris, PUF, « Que sais-je? », 2009. Écrits sur le socialisme, de Platon à Blum, Paris, Seghers, 1963. Sylvia FEDERECI, Le Capitalisme patriarcal, La Fabrique, 2019. Isabelle GARO, L’idéologie ou la pensée embarquée, Paris, La Fabrique, 2009. Justine LACROIX et Jean-Yves PRANCHERE, Le procès des droits de l’homme. Généalogique du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016 (cf. chapitre sur Marx). Henri LEFEBVRE, Marx, PUF, 1969, coll. « SUP Philosophes », p. 5-19. Rosa LUXEMBURG, La Révolution russe (1918), Paris, L’Aube, 2013. Karl MARX et Friedrich ENGELS, Manifeste du Parti communiste , trad. de Laura Lafargue, Paris, Librio, 1998. Julien WEISBEIN et Samuel HAYAT, Introduction à la sociohistoire des idées politiques, De Boeck, Louvain-la-Neuve, 2020, p. 101-122 (Chapitre 5: « Penser la société industrielle: le socialisme entre utopie et science »). Film: Le Jeune Marx, Raoul Peck, 2017, 118 min. (Fr./All./Bel.) 27

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