4. Doctrines de l'État (2024-25) - PDF
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UCLouvain Saint-Louis Bruxelles
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This document appears to be part of a lecture or class notes discussing political doctrines from Machiavelli to Marx. It covers topics such as the modern state, sovereignty, and political ideas. The document references various political philosophers and historical contexts.
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2ème partie: Les doctrines politiques de Machiavel à Marx 4. Les théories modernes de l’État et de la souveraineté « Les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir à d’autres hommes » (G. BURDEAU, 1970) Introduction: la souveraineté de l’Etat: une idée moderne 4.1. Machiavel (Le Prince, 1513...
2ème partie: Les doctrines politiques de Machiavel à Marx 4. Les théories modernes de l’État et de la souveraineté « Les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir à d’autres hommes » (G. BURDEAU, 1970) Introduction: la souveraineté de l’Etat: une idée moderne 4.1. Machiavel (Le Prince, 1513), le précurseur: fonder et conserver le pouvoir 4.2. Bodin (Les six Livres de la République, 1576): définir la souveraineté (absolue!) 4.3. Hobbes (le Léviathan, 1651): le contrat et la représentation 4.4. Locke (Traité sur le gouvernement civil, 1689): les limites au pouvoir de l’Etat, les origines du libéralisme 4.5. Rousseau (Du contrat social, 1762): la souveraineté populaire, la volonté générale Conclusion & transition Introduction (1/2) La souveraineté de l’Etat: une idée et une réalité modernes Rappel: La souveraineté et la représentation sont des notions pré-modernes qui ont des origines théologiques: la souveraineté c’est d’abord le pouvoir absolu de Dieu (plenitudo potestatis). Mais la modernité définit la politique comme une affaire humaine (empruntant cela aux Classiques grecs!, cf. MACHIAVEL). L’Etat moderne va s’autonomiser par rapport au pouvoir religieux, il est politiquement souverain: politiquement, il n’y a rien au-dessus de lui. Avec la naissance de l’État moderne en Europe (voir N. ELIAS, La Dynamique de l’Occident , trad., Pocket), la conception absolutiste va s’appliquer au pouvoir politique de l’Etat dans un contexte où il s’agit de justifier et de consolider le pouvoir de l’Etat. Plus tard, les théories (radicales, démocratiques) de la souveraineté populaire vont transférer le pouvoir (absolu) du monarque vers le peuple. Les théories libérales se préoccuperont de limiter le pouvoir de l’Etat. 2 Introduction (2/2): l’État moderne est souverain (2/2) Remarque: Avant le 15ème-16ème s., on ne peut pas parler « d’État » au sens moderne: la polis, la Civitas, l’empire, les seigneuries médiévales ne sont pas des Etats: - pas de monopole de la violence légitime, - pas de permanence du pouvoir (toujours menacé, rivalités incessantes) - le roi médiéval n’est pas souverain (pouvoir du pape, allégeances complexes) En Europe, l’émergence de l’État correspond à un processus : - de centralisation du pouvoir (…) - et d’institutionnalisation du pouvoir (cf. M. WEBER; ELIAS, La dynamique de l’Occident, 1939, 2 tendances: concurrence et interdépendance) Au sens moderne, le mot et l’idée datent de la Renaissance: « Il n’y a pas d’État sans commandement sur les hommes » (MACHIAVEL, Le Prince ). MAIS le mot « État » (≠ état) ne s’imposera que progressivement: BODIN (XVIe), HOBBES et LOCKE (XVIIe) parlent peu ou pas d’État, mais de « République » (Res publica, litt. chose publique), de « Commonwealth » (richesse commune, bien commun) ou de « Gouvernement civil ». 3 4.1. Machiavel (Le Prince, 1513, ou Des Principautés): le précurseur de la théorie politique moderne (1/2) Précurseur? Triple rupture: 1) l’idée d’autonomie absolue de la politique par rapport au religieux, 2) l’usage du mot État; 3) l’idée de fondation. La politique c’est « instaurer » et conserver le pouvoir = but. La politique c’est exercer le pouvoir et « elle consiste en un rapport de force » (G. MAIRET). 4.1.1. L’approche: le « réalisme » Son problème n’est plus de concevoir une cité idéale (Platon) ou une cité de Dieu (Augustin, 5è s.) ET il ne cherche pas à définir l’Etat (comme Bodin et Hobbes le feront). Ce qui l’intéresse, c’est comment le Prince gouverne un Etat terrestre en commandant à d’autres hommes, considérer l’Etat « tel qu’il est » et donner des conseils (dimension pragmatique) aux dirigeants (de la République de Florence). Il s’intéresse au fonctionnement réel du pouvoir: aux « circonstances » ou à « l’imprévu », (fortuna), à la « nécessité » du pouvoir, et aux nécessités pratiques du pouvoir « en vrai ». Son œuvre s’émancipe des préoccupations sur le bien et la justice communes aux Anciens et aux chrétiens. Le bien, c’est conserver l’Etat. « Machiavélisme » vient de là. Ce n’est pas qu’il ne distinguer pas le Bien du Mal, qu’il serait « immoral », c’est qu’il veut réduire l’écart entre ce qu’on « dit » et ce qu’on « fait » qui caractérise les chrétiens (P. MANENT). 4 4.1. Machiavel (Le Prince, 1513, ou Des Principautés): le précurseur de la théorie politique moderne (2/2) 4.1.2. Le but: la conservation du pouvoir - Priorité non éthique: la stabilité pour garantir l’ordre et la paix (mais pas d’absolutisme) - La « virtu » du dirigeant ne repose pas sur des valeurs mais sur son courage et sa capacité à diriger en s’adaptant aux circonstances et en utilisant au besoin: 1) la force: inspirer la crainte en châtiant les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, 2) la « ruse », pour se gagner les faveurs, l’amitié du peuple; (pas forcément un point de vue cynique) 4.1.3. Une postérité difficile au siècle des Lumières (17-18èmes : « rationalisme », idée d’émancipation du peuple par le droit (Rousseau, Kant); vision positive de l’homme). Machiavel sera ignoré, puis détesté, en particulier par les Anglais. Pourtant: - Il est le premier à penser que les hommes n’ont pas pour maître la nature (Grecs) ou Dieu (chrétiens): seulement d’autres hommes, c’est-à-dire eux-mêmes... = « humanisme » - Machiavel anticipe la définition de l’Etat par ses structures juridiques propres et n’a jamais défendu le despotisme cruel; - Discours sur la première décade de Tite-Live: le « prince nouveau » (par opposition avec le prince féodal) est en relation avec le peuple; - D’où « Etat machiavélien »: alliance prince-peuple (principe d’unité non chrétien); le peuple devient acteur, c’est le personnage politique de la modernité 5 4.2. Bodin (Les Six Livres de la République, 1576): la souveraineté et le fondement juridique de l’Etat (1/3) Les 1100 pages de son ouvrage ne sont plus lues, mais Jehan Bodin y propose une célèbre définition de l’Etat: La République (l’Etat) est « le droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ». 4.2.1. L’importance du contexte des guerres de religion en France au 16ème s. (40 ans de guerres, Nuit de la Saint-Barthélemy le 24 août 1572, des milliers de protestants sont tués sur ordre du roi); - D’où: « (...) le principe fondamental des républiques est d ’accommoder l’Etat au naturel des citoyens et les édits et ordonnances à la nature des lieux, des personnes et du temps (...) »; - Ce qui signifie que la forme de l’Etat doit être adaptée aux circonstances mais que, ce qui compte, c’est la paix et la stabilité du pouvoir. 4.2.2. D’où la distinction entre la forme et la nature de l’Etat: - la forme du gouvernement varie: monarchie, aristocratie, démocratie; de même les magistrats passent, la souveraineté, le pouvoir demeure… - la nature juridique de l’Etat ne varie pas, et l’Etat est souverain, c’est son critère d’existence, sa nature, son essence. 6 4.2. Bodin (Les Six Livres de la République, 1576): la souveraineté, implications (2/3) 1)... ainsi, « même un petit roi est autant souverain que le plus grand monarque du monde ». C’est le principe qui sera consacré en 1648 par le Traité de Westphalie, qui met fin à la guerre de Trente Ans (« guerre civile européenne » opposant les Habsbourg catholiques au Saint Empire) et consacre des puissances souveraines, donc égales en droit, en Europe. 2) Surtout, le pouvoir de l’Etat est de faire et de casser les lois: principe juridique, fondement interne du pouvoir civil, qui n’est donné ni par la nature (comme chez les Grecs) ni par Dieu (comme chez les Chrétiens, même si Bodin est chrétien); prolonge Machiavel, ajoute la dimension juridique; et la distinction entre nature souveraine et forme de gouvernement. 7 4.2. Bodin (Les Six Livres de la République, 1576): la souveraineté, définition (3/3) 4.2.3. La souveraineté de l’Etat est « absolue et perpétuelle » 1) « Perpétuelle »: c’est une institution permanente, fondée sur la dissociation de la personne privée du roi et de sa charge, de son patrimoine et du bien public, etc. (d’où son caractère moderne); cf. la théorie des « deux corps du roi » (E. Kantorowicz, 1957, trad. 1989) 2) « Absolue »: héritage théologique Indivisible, intransmissible (à l’image de la persona), elle ne peut être cédée, ni partagée, comme peuvent l’être une terre ou une dot. En conclusion, chez Bodin: La puissance publique doit s’orienter vers le « bien commun », les intérêts du peuple: c’est un nouveau principe normatif, la « raison d’Etat » (cf. Botero, Suarez, Vitoria). Cependant, Bodin ne mentionne même pas la liberté de conscience. La souveraineté ne résulte pas d’un contrat: c’est le souverain qui fait le « citoyen »; le peuple n’a aucun pouvoir! Le souverain ne le représente pas. 8 Doctrines politiques 2020-2021 31 3. Religion et politique 2023-24 9 4.3. Hobbes (Léviathan, 1651): le contrat et la représentation 4.3.1. Le contexte - Le modèle de la monarchie française (l’usage du mot État s’illustre dans la politique de Louis XIII (1601-43) et de Richelieu et dans la diplomatie) ; l’essor de l’Etat (1648, Traité de Westphalie); - L’essor d’un réalisme politique différent de celui de Machiavel; - L’influence de la philosophie rationaliste de Descartes et des sciences modernes, des mathématiques et de la géométrie (obsession de l’unité); - La défiance par rapport à la théologie (aux « vains philosophes » scolastiques) et le rejet du catholicisme (la papauté est le « royaume des fées »); « le loisir est le père la philosophie, l’Etat le père de la paix et du loisir »…; défense d’une « bonne philosophie, rationnelle » - En Angleterre, le siècle est dominé par les guerres « civiles » opposant les troupes monarchistes, qui défendent la monarchie des Stuarts (catholiques), aux partisans du parlement, aux « puritains »… (conflits et épisodes répressifs s’enchaînent jusqu’à la Glorieuse Révolution de 1688) - Quelques mots sur la vie de Thomas Hobbes (1588-1679), qui écrivit De Cive et Le Léviathan en exil en France dans les années 1640 (car il était plutôt partisan de la monarchie)... 10 4.3.2. Hobbes: une position charnière… Entre les théoriciens de la souveraineté absolue (Bodin) et l’école du droit naturel (Locke, Montesquieu, Kant et Rousseau). Pour Hobbes: - le pouvoir absolu est la seule solution pour garantir l’ordre et la sécurité et mettre fin à la « guerre de tous contre tous » (sortir de « l’état de nature » où l’homme « est un loup pour l’homme (De Cive/Le Citoyen, 1642); - l’instauration d’un Etat civil est un artifice qui doit faire l’objet d’un contrat. - Ce contrat revêt 2 aspects: 1) l’association, qui institue (mot important) l’Etat, le pouvoir civil, et 2) la soumission à celui-ci (il n’y a pas nécessairement 2 pactes). - Ainsi Hobbes envisage-t-il le droit à la révolte lorsque le pouvoir ainsi créé ne remplit plus sa part du contrat: assurer la sécurité... - Tout en se préoccupant peu des libertés (en tout cas publiques; Hobbes reconnaît la liberté de conscience). Très grande ambition théorique; son modèle, quasi « géométrique », se veut universel, définitif, « scientifique », justifié par la nature humaine: la peur de la mort violente; les passions naturelles destructrices. 11 4.3.3. Hobbes: le Chapitre 17 du Léviathan « Des causes, de la génération et de la définition de l’Etat » (1) Objet: définir l’Etat comme puissance absolue et le justifier rationnellement comme tel par sa finalité: garantir la paix et la sécurité d’existence (ultima ratio), constamment menacées à l’état de nature par les « passions naturelles ». D’où la nécessité d’une puissance « une », qui inspire la terreur par la force qu’elle « représente »: le Léviathan. Le texte vise ainsi à démontrer: 1) Pourquoi il faut un Etat (civil), pourquoi la sécurité n’est pas garantie en dehors de l’Etat (civil, politique); 2) Pourquoi il faut un Etat Léviathan, absolu, « un »; 3) Pourquoi il résulte nécessairement d’un contrat. 12 4.3.3. Hobbes: le Chapitre 17 du Léviathan « Des causes, de la génération et de la définition de l’Etat » (2) 1) Pourquoi l’Etat? La question de l’« ultima ratio » Le chapitre commence en résumant toute la philosophie politique de Hobbes: la finalité ultime des humains est leur propre préservation... Or elle n’est pas garantie à l’état de nature parce qu’il n’y a pas de peur du châtiment pour contraindre les hommes à observer les « lois de nature » (justice, équité, humilité, clémence), lesquelles sont contraires aux « passions naturelles » (partialité, vanité, vengeance) (vision pessimiste de l’homme); chacun ne peut compter que sur ses propres forces, « tout est permis, rien n’est garanti », « il règne une peur permanente, un danger de mort violente », « la vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». L’Etat doit donc garantir la sécurité d’existence. Cf. Mairet (1993, p. 121): chez Hobbes, « la peur de la mort est à l’origine de la communauté politique ». 13 4.3.3. Hobbes: le Chapitre 17 du Léviathan « Des causes, de la génération et de la définition de l’Etat » (3) 2) Pourquoi un Etat Léviathan/absolu est-il nécessaire? Le simple regroupement, le nombre ne garantissent pas la sécurité car les instincts et jugements particuliers divisent : il faut donc un « unique jugement »; Il faut aussi une puissance commune qui protège de manière continue et permanente, pas seulement en temps de guerre avec l’extérieur car la sécurité est « un besoin constant ». Il faut donc créer un Etat, généré par l’abandon, par chacun, du droit de se gouverner soi-même à condition que tous fassent de même: cette union de la multitude institue une volonté une, toute puissante, un « Dieu mortel », à qui l’on doit paix et défense... et qui/mais qui/parce qu’il inspire la terreur. D’où le caractère ambivalent de l’absolutisme: hiérarchie, obéissance, soumission, et égalité « révolutionnaire » des contractants – modèle non aristocratique). 14 2023-24 4.3.3. Hobbes: le Chapitre 17 du Léviathan « Des causes, de la génération et de la définition de l’Etat » (4) 3) Pourquoi l’Etat résulte-t-il d’un contrat ? Le besoin d’une puissance coercitive est propre à l’homme. En effet, « les fourmis ne se font pas du mal pour rien », leur assentiment est naturel. À l’inverse, l’assentiment des hommes est artificiel, il faut donc le garantir durablement, par l’accord, qui institue l’Etat comme « une personne dont les actes ont pour auteur, à la suite de pactes multiples, chacun des membres de la multitude afin que cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur défense ». Cet accord instituant ne résulte ni d’une force « naturelle » ni ne repose sur la force comme c’est le cas à l’issue d’une guerre ou dans la famille. D’où la dimension de « transition » de la pensée de Hobbes: la souveraineté est absolue... Mais elle résulte d’un contrat. 16 4.3.4 Hobbes et la représentation (ch. 16 et 18 du Léviathan) On doit aussi à Hobbes la 1ère formulation moderne du problème de la représentation. De manière générale, représenter c’est « jouer le rôle d’un autre »: créer une personne fictive. Pour Hobbes, la représentation est une relation d’équivalence où quelqu’un joue le rôle d’un autre, en assume la personnalité, agit en son nom; cela renvoie au rôle sur scène qui unit deux pôles: celui de l’acteur qui représente (le représentant), et celui de l’auteur (qui est représenté). Au sens moderne ( = politique), la représentation vise l’unité du corps politique: « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne ». 17 4.3.4 Hobbes et la représentation (ch. 16 et 18 du Léviathan) Chez Hobbes, le représentant, le Léviathan, n’est pas qu’un exécutant, il est le souverain (absolutisme) qui résume les forces de tous les particuliers: « (Il faut) que chacun (…) se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assuré leur personnalité; que chacun par conséquent soumette sa volonté ou son jugement à la volonté de cet homme ou de cette assemblée ». Les représentés assistent alors à la mise en scène de leur propre activité politique; quelqu’un, qu’ils ont créé, joue pour eux, à leur place, les incarne… Pour Ferry, avec Hobbes, on passe « du masque antique à l’incarnation chrétienne » (voir de nouveau l’image du frontispice de l’édition du Léviathan de 1651). 18 4.3.5. Conclusion: la dimension (pré-)démocratique de la pensée de Hobbes (1/2) Le représentant chez Hobbes, n’agit donc pas seulement « au nom de » mais « à la place » du peuple, qu’il « incarne »: l’acteur devient l’auteur, le représentant devient le souverain... MAIS « Rex est populus » est à double sens: c’est parce que le roi « est », devient le peuple, que le peuple « est », reste, en un sens, le roi... Autrement dit : sans peuple, pas de roi, le peuple « fait » le roi… Ici est la dimension pré-démocratique... Le Léviathan est, reste la création des hommes, qui ne cessent donc d’obéir à eux-mêmes; C’est l’idée que si Dieu a créé l’homme à son image mais en plus petit et plus faible, les hommes à leur tour créent un Léviathan à leur image mais plus fort et plus puissant pour les protéger… d’eux-mêmes. 19 4.3.5. Conclusion: La dimension pré-démocratique de la pensée de Hobbes (2/2) Le Léviathan reste bien la création des hommes qui obéissent à eux-mêmes en lui obéissant, MAIS la différence avec les doctrines libérales de la démocratie est que rien (ou presque: cf. le droit à la révolte...) ne limite le pouvoir du Léviathan chez Hobbes. Car Hobbes craint plus un pouvoir faible, désuni, qu’un pouvoir fort, omnipotent. John LOCKE (1690) dira que c’est absurde de « vouloir se protéger des renards et des putois en créant un lion »… Locke, lui, va donc insister sur les limites au pouvoir de l’Etat et sur la distinction entre la source et l’exercice du pouvoir. Les révolutionnaires et les démocrates radicaux (cf. Robespierre), les partisans de la souveraineté populaire voudront eux garder l’identification entre souverain et représentant, typique de l’absolutisme hobbesien. 20 4.4. John Locke, Traité du gouvernement civil (1689): Aux origines du libéralisme politique 4.4.1. Le contexte - Presque le même que Hobbes, un parti opposé (Locke est proche de la noblesse Whig qui fonde le parti libéral opposé aux Tories, conservateurs); d’où: le même constat de la nécessité d’un « contrat », MAIS pas la même vision de l’homme à l’état de nature et des conclusions opposées (sur l’Etat). - Après la Glorieuse Révolution anglaise de 1688 (monarchie parlementaire), son traité devient une référence au siècle des Lumières; cet homme « sage » qui pourtant « n’était pas un grand mathématicien » (Voltaire) accomplit une véritable révolution dans le champ des idées: pour Locke, le vrai souverain est l’individu, doté de droits « naturels », dont le fameux droit de propriété. - Dans le contexte du mercantilisme, pas encore du capitalisme industriel, Locke définit la propriété, concept essentiel, comme le droit de « l’homme qui a faim »; c’est le droit de jouir du fruit de son travail. La propriété privée est liée au travail de la terre et à l’économie marchande, pas encore à la marchandisation du travail et à l’accumulation du capital. Certains dénonceront son « contrat entre propriétaires », mais les propriétaires ne sont pas des bourgeois. 21 4.4.2. John Locke: La tolérance, un principe politique, non moral Opposition à l’absolutisme et à l’Eglise; mais en faire le fondateur du libéralisme politique est une reconstruction ex-post (des libéraux et des marxistes); la rédaction du Second Traité sur le gouvernement est rédigé avant la Révolution de 1688, une justification a posteriori. Importance du contexte politique (opposition Whigs et Tories; catholiques et protestants) mise en évidence par J. Dunn. Dans L’Essai sur la tolérance (1667), Locke ne demande pas aux gens d’être tolérants. Lui-même était croyant (calviniste: le croyant doit obtenir lui-même son salut) et opposé à l’athéisme. Mais la foi est pour lui du domaine de la conscience individuelle, privée, et n’est pas le fruit ou l’objet de la volonté. On ne peut donc forcer les gens à croire ou à ne pas croire; c’est non seulement regrettable mais contraire à la paix civile (cf. encore dans La Reine Margot la conversion forcée des protestants). 22 4.4.3. L’anti-absolutisme ou les limites au pouvoir politique (1) Vision plus positive de l’homme: L’homme n’est pas un être de péché (catholicisme) qui doit sans cesse être ramené vers le droit chemin par l’Eglise ou l’Etat (absolutisme), c’est « un être pensant et intelligent doué de raison et de réflexion » (Essai sur l’entendement humain), qui accède à la vérité par l’expérience (empirisme) et qui cherche le bonheur ici-bas, non le salut dans l’au-delà. A l’état de nature ce ne sont pas les autres le péril principal (l’homme n’est pas un loup pour l’homme, ils sont doués de sens moral), mais la faim, et ce n’est pas la peur mais l’intérêt qui pousse les hommes à consentir au gouvernement. La délégation de souveraineté des individus au gouvernement civil ne conduit pas les individus à abandonner leur liberté naturelle. Les individus sont détenteurs de droits fondamentaux: à la vie, à la liberté, à la jouissance de leurs biens. Extrait du Second traité (Weisbein et Hayat, p. 26) sur la propriété. Le gouvernement ne peut porter atteinte à ces droits et doit les garantir, c’est ce qui fonde sa légitimité; c’est un Etat « frugal »: des règles raisonnables existent qu’il faut mettre en lois; les individus ne renoncent qu’à leur droit de punir eux-mêmes les violations. « Le gouvernement civil procède pour Locke d’une convention limitée, conditionnelle et révocable ». La souveraineté est donc très limitée. 23 4.4.3. Locke: les limites au pouvoir politique (2) Ces limites sont non seulement: 1) les droits des individus à la vie (sûreté), à la propriété de soi et de son travail, à la liberté et à la résistance au pouvoir injuste; Mais aussi 2) l’organisation institutionnelle, qui limite également le pouvoir de l’Etat: - la répartition des pouvoirs (législatif ou suprême; exécutif; fédératif...) (sur laquelle se fondera la séparation des pouvoirs de Montesquieu, dans L’Esprit des lois, 1748) empêche leur concentration (mais ces pouvoirs sont unifiés, à la différence de ce qu’imaginait Aristote, par ex.); - le respect absolu de la loi y compris par les gouvernants (constitutionnalisme, principe de l’Etat de droit); - la représentation: les parlementaires doivent représenter la société, ils en sont issus (attention: modèle aristocratique; le peuple n’a pas le droit de vote, l’extension du droit de vote vient plus tard) Soit les principes fondateurs du libéralisme politique. 24 4.4. Locke: Conclusion (1/2) En bref, Locke jette les bases du libéralisme politique dans un contexte marqué par le mercantilisme et la grande propriété foncière (pas par le capitalisme industriel). Il s’oppose à Hobbes et à l’absolutisme monarchique mais, Avec un siècle d’avance, il sape les fondements de la souveraineté populaire de Rousseau et des doctrines radicales de la démocratie. (Locke est « l’anti-Rousseau », pour Benjamin Constant, cf. aussi C. Audiard): Le pouvoir du « peuple » et celui de ses représentants doivent se limiter mutuellement; le contrat/la loi n’institue pas la société… Au-dessus de tout se trouvent les libertés naturelles des individus, leurs droits en tant qu’hommes, dont le droit à la propriété, qui ont pour seule limite qu’elles ne peuvent nuire à autrui = principe clé. 2023-24 25 4.4. Locke: Conclusion (2/2) Remarque sur le lien libéralisme politique/libéralisme économique: - Pour Locke, « L’homme est un animal propriétaire et travailleur » (Manent, 1987, p. 97); il n’est pas naturellement un « animal politique ». - Certes, le droit de propriété est limité à l’état de nature: 1) je n’ai pas le droit de m’approprier plus que je ne peux consommer; 2) et je dois en laisser aux autres… Mais la démarche de Locke va contribuer à abolir ces limites! Le droit de propriété n’a pas de limites naturelles (les pommes pourrissent, mais pas l’argent…). L’économie devient le fondement de la vie sociale et politique (cf. Hayek au XXe)… - Par ailleurs, en réduisant la politique à la représentation, les libéraux favorisent l’émancipation de l’exécutif (du gouvernement) que les libéraux (attachés à la limitation du pouvoir de l’Etat) voulaient éviter…. (Manent, 1987, pp. 89-117). 2023-24 26 4.5. Rousseau (Du contrat social, 1762): la souveraineté populaire L’unité par la volonté générale, l’autonomie par la loi Souveraineté et représentation modernes naissent dans le contexte de l’absolutisme: le souverain est le roi, qui représente la nation, chacun est partie d’un tout (corps) qui peut être symbolisé et mené par un seul (tête), que ce soit le résultat d’un contrat (Hobbes) ou non (Bodin). Avec Rousseau, on passe de la souveraineté « absolue » du monarque à la souveraineté « populaire », « du peuple »: Plus qu’un renversement, c’est une une révolution. Cf. Mairet, 1993, p. 158: Rousseau est le premier à refuser la souveraineté aux rois… Pour Rousseau, pour que le peuple soit (vraiment) souverain, il faut: 1) qu’il soit uni, qu’il forme un corps, qu’il agisse de manière cohérente comme une personne raisonnable; 2) qu’il ait (et garde) vraiment le pouvoir de transformer la société. Il y a donc 2 exigences: 1) Une exigence d’unité du peuple, que doit rencontrer l’idée de « volonté générale », censée unifier le peuple en corps; 2) Une exigence d’autonomie, qui se réalise par la loi, censée assurer l’émancipation du peuple (influence des philosophies du sujet: le peuple est une personne raisonnable, majeure, autonome, plus un enfant ou un troupeau). 2023-24 27 4.5.1. la volonté générale, l’exigence d’unité du peuple La volonté générale n’est ni la somme des volontés particulières, ni la volonté de la majorité, ni même la volonté unanime. Elle est plutôt « ce que chacun peut vouloir rationnellement, lorsqu’il adopte le point de vue de l’ensemble » et elle ne peut être ni injuste ni discriminatoire (voir J.-M. Ferry & J. Lacroix, pp. 265-268). Mais de fait, elle ne triomphe, grâce à la loi, que si elle rencontre la volonté de tous (la loi ne triomphe pas et/ou n’est pas légitime si elle n’est portée que par une minorité); la volonté unanime est donc pratiquement la meilleure approximation de la volonté générale. C’est donc une utopie, particulièrement dans le cas des grandes nations politiquement divisées en factions… mais pour Rousseau il faut penser ce qui doit être pour pouvoir penser ce qui est, penser l’idéal pour juger ce qui est (L’Emile ou De l’Education). 2023-24 28 4.5.2. la loi doit garantir l’autonomie du peuple La 1ère exigence « renverse » la perspective absolutiste (le peuple remplace le monarque), la 2ème est plus « originale »: les sociétés sont capables d’agir sur elles- mêmes et d’écrire leur histoire. C’est aussi une rupture avec la conception paternaliste chrétienne du peuple comme d’un enfant ayant besoin d’être éduqué. Ici, l’idéal d’émancipation des Lumières, l’autonomie du peuple se réalise par la loi. Celle-ci est légitime si et seulement si elle émane de la volonté générale et de la volonté de tous - d’où le caractère « idéal » de la théorie de Rousseau, qu’il pense inapplicable aux grandes nations. La loi jouera pourtant un rôle crucial pour les révolutionnaires français inspirés par la pensée de Rousseau. Et de même pour Emmanuel KANT(1724-1804), qui définit l’Etat comme « l’unification d’une multitude d’hommes sous des lois juridiques » (La métaphysique des mœurs, 1795), non (pas seulement ou d’abord) des lois « morales ». Cependant, Kant, libéral, ne pense pas que le peuple doive exercer le pouvoir même s’il en est la source légitime; ce n’est ni possible, ni souhaitable, il faut donc trouver une solution car « on doit penser le règne du droit comme réalisable ». 29 4.5.3. Conclusion: L’objection de Kant et des libéraux à Rousseau Le peuple ne peut pas directement exercer le pouvoir, faire les lois ; ce n ’est pas seulement utopique, c’est dangereux. D’où la distinction/solution libérale entre: - la source du pouvoir (le peuple) et - l’exercice du pouvoir, ou entre: - souverain (le peuple, représenté) - et représentant. Cette distinction règle le problème pratique de la souveraineté populaire mais limite le pouvoir du peuple et pose un problème de cohérence. La solution parlementaire/représentative était d’ailleurs rejetée par Rousseau: « Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. » (Du Contrat social, Livre III); cf. mouvement dit des gilets jaunes, 2018-19. Donc jusque-là il existe une antinomie entre démocratie et représentation: le « gouvernement représentatif » à l’époque n’est pas démocratique mais « aristocratique »; et la démocratie reste imprégnée du modèle de la démocratie « directe », elle n’est pas « représentative » au sens contemporain. 30 4. Conclusion En bref, les théories de l’absolutisme et celles de la souveraineté populaire/de la démocratie radicale, prônant par exemple la démocratie directe (sur le modèle grec), ont en commun de ne pas dissocier entre: - le représenté (source du pouvoir) - et le représentant (exercice du pouvoir). Les théories libérales de la souveraineté populaire limitée (Kant, Constant, e.a.) qui, au contraire, distinguent les deux, ont pour origine l’anti- absolutisme libéral de John LOCKE (1632-1704), bien antérieur à Rousseau et presque contemporain de Hobbes. Locke vise à limiter le pouvoir de l’Etat. Le véritable souverain et la limite de tout pouvoir, c’est l’individu et sa propriété (= le droit naturel de l’individu à la vie, à la liberté, et à jouir de ses biens). En tant que libéral, il n’est pas un « démocrate » car il pense que les pouvoirs du peuple doivent être limités (notamment par la représentation). Le libéralisme n’est donc pas à l’époque synonyme de démocratie, de souveraineté populaire. 31 Transition: la critique réactionnaire (XVIIIe) et la critique marxiste (XIXe) 1) Dès le XVIIIe, conservateurs et réactionnaires s’opposent à l’idée (abstraite) qu’il existe des droits universels de l’homme (liberté et égalité), à la souveraineté du peuple et à la révolution en actes (1789, « faire table rase du passé » pour instaurer la souveraineté du peuple par la loi). 2) Au XIXe, la critique marxiste dénoncera (aussi) le caractère abstrait des droits-libertés individuels, le caractère inachevé de la révolution, et l’hypocrisie de « l’Etat bourgeois » dans le contexte de la révolution industrielle et des inégalités qu’elle suscite, et les injustices liées à la propriété. Mais pour MARX, il ne faut pas revenir en arrière, plutôt achever la révolution politique bourgeoise par une révolution sociale qui abolira la propriété privée et la société de classes. Cette critique trouve ses origines dès la Révolution française: certains révolutionnaires radicaux (sous la Convention) n’entendent pas forcément « abolir la propriété » mais la rendre accessible à tous les citoyens: « Sans le désir ou l’espoir de l’égalité de fait, l’égalité de droit n’est qu’une illusion cruelle » or « comment les institutions sociales peuvent-elles procurer à l’homme cette égalité de fait que la nature lui a refusée sans atteinte aux propriétés territoriales et industrielles (...) sans la loi agraire et le partage des fortunes »? (député Harmand, Convention, 25 avril 1793). 32 Références principales Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société, Paris, Gallimard (Folio), 2009, p. 48-67. Jean-Jacques Chevallier, Les grandes œuvres politiques de Machiavel à nos jours, Paris, Armand Colin, 1970 1ère éd. (cf. chapitres sur Machiavel, Bodin et Hobbes). Jean-Marc Ferry et Justine Lacroix, La pensée politique contemporaine (sur Hobbes et Rousseau), Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 261-272. Simone Goyard-Fabre, L’État, figure moderne de la politique, Paris, Armand Colin, 1999, p. 5-44. Gérard Mairet, Les grandes œuvres politiques, Paris, LDP, 1993. Id., Le principe de souveraineté. Histoire et fondements du pouvoir moderne, Paris, Folio, 1997. Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Hachette, « Pluriel », 1987, p. 89-117 (Chapitre IV: Locke, le travail et la propriété). 33