Syllabus BESPO1176 Fondements du droit public et privé 2024-2025 PDF

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UCLouvain Saint-Louis Bruxelles

2024

Thibaut Slingeneyer

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law legal studies public law private law

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This syllabus for the course "Fondements du droit public et privaté" (Foundations of Public and Private Law) for 2024-2025 covers fundamental legal concepts. The document presents different legal perspectives, as well as the functions of law.

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Fondements du droit public et privé BESPO1176 Thibaut Slingeneyer 2024-2025 PARTIE I. Notions fondamentales A. Les définitions du droit « Il y a plus d’une définition dans la maison du droit », écrivait, en 1990, Jean Carbonnier (s...

Fondements du droit public et privé BESPO1176 Thibaut Slingeneyer 2024-2025 PARTIE I. Notions fondamentales A. Les définitions du droit « Il y a plus d’une définition dans la maison du droit », écrivait, en 1990, Jean Carbonnier (sociologue du droit). Chacun a une connaissance élémentaire du droit ou, en tout cas, une connaissance intuitive de ce qu’est le droit. C’est compréhensible puisque le droit est omniprésent. De notre conception jusqu’à notre mort, le droit s’empare de nous, parfois à notre insu. Nous naissons, et c’est le droit qui établit les règles de filiation et qui détermine notre nationalité. Nous vivons, et c’est le droit qui nous oblige à voter à compter de notre majorité et qui nous interdit de rouler en ville à plus de 50 km/heure. Nous mourrons, et c’est le droit qui règle notre succession. Le droit est omniprésent parce qu’il règle tous les aspects de la vie sociale : le droit règle les relations de couple ; il règle les relations entre États et au sein des États. Le droit règle aussi la circulation des personnes et la circulation routière. Il règle le statut des êtres humains, le statut des sociétés, le statut des choses, etc. Enfin, le droit se fait l’écho et la traduction des évolutions sociales auxquelles nous sommes notamment sensibilisés par la presse. Faut-il ou non abolir la peine de mort ? Faut-il admettre ou refuser l’avortement et l’euthanasie ? Faut-il autoriser le port du foulard à l’école ? Faut-il maintenir dans des centres fermés les enfants de réfugiés ? Faut-il légiférer pour interdire l’usage de la fessée ? Le mot « droit » provient du latin « directum » qui renvoyait dans un premier temps à l’« application des principes de droit » puis va signifier l’« ensemble des lois ». Quant à l’adjectif « juridique », il désigne « ce qui est relatif au droit »1. Il est issu des termes latins « ius » et « dicere », qui signifient respectivement « droit » et « dire ». Le droit est une notion polysémique ; en voici quatre acceptions différentes. 1. Le droit comme discipline intellectuelle Dans un premier sens, le mot droit désigne la science ou la discipline intellectuelle qui assure la connaissance du droit, et ce dans un des trois sens que nous allons exposer. 2. Le droit naturel Le droit naturel désigne un ensemble de valeurs et de principes non écrits, qui sont inscrits dans la nature des choses (ex. : rendre la chose empruntée à autrui) ou dans la nature de l’être humain (ex. : la liberté d’expression), et qui expriment un idéal supérieur de justice. Le droit naturel s’identifie au droit tel qu’il devrait être idéalement. Il est présenté comme universel et immuable car fondé sur la nature humaine. 1 L’expression « droit juridique » ne doit pas être utilisée puisqu’elle constitue une pure redondance. 1 3. Le droit objectif Le droit objectif (« law ») est l’ensemble des règles juridiques applicables dans un ordre juridique donné. Le droit apparaît comme un ensemble formé de règles de conduite ayant pour objet d'ordonner les comportements sociaux. Ex. : le droit belge. Deux éléments ressortent de cette définition du droit objectif : la « règle juridique » et l’« ordre juridique ». Les règles juridiques prescrivent, sous peine de sanction, un comportement (action ou abstention) à leurs destinataires : elles obligent à certaines choses (« vous devez »), en permettent d’autres (« vous pouvez »), et en interdisent d’autres encore (« vous ne pouvez pas »). Il convient de distinguer les « règles », les « règles de droit » et les « règles de droit étatique » : (1) Toutes les règles ne sont pas des règles de droit. Le droit peut cependant s’approprier n’importe laquelle de ces règles « non juridiques » (on parle alors d’« internormativité »). Ex. : les règles de politesse et de savoir-vivre (mettre son doigt dans son nez est une déviance par rapport à une règle sociale), les règles d’orthographe, les règles d’un sport ou d’un jeu, les règles de déontologie professionnelle. Ex. : l’« incivilité » est devenue un concept juridique ; le non-respect d’une règle de savoir-vivre (se promener nu en rue) est également le non-respect d’une règle juridique (outrage aux bonnes mœurs) ; le non-respect des règles déontologiques peut être considéré comme une faute sanctionnée par une règle juridique. (2) Toutes les règles de droit ne sont pas des règles de droit étatiques. À nouveau, le droit étatique est néanmoins libre de reconnaître toute règle de droit « non étatique », en l’assortissant d’effets juridiques dans l’État considéré. Ex. : les règles édictées par l’Église catholique ou les fédérations sportives internationales (illustration : les lois du jeu de la FIFA). (3) Les règles de droit étatiques peuvent être sanctionnées de manière contraignante. Les autres règles juridiques ne pourront l’être que si le droit étatique accepte de leur prêter main-forte. Autrement dit, la contrainte physique légitime est le monopole du droit étatique. L’ordre juridique s’intéresse au droit considéré dans son ensemble. Il vise l’ensemble des règles juridiques propres à un groupement humain déterminé. Tout groupement socialement organisé est susceptible de constituer un ordre juridique. Il existe autant d’« ordres juridiques » qu’il y a, au sein de la communauté humaine, de groupes socialement organisés. Il est vrai que les ordres juridiques étatiques occupent une place centrale en raison de leur importance et de leur sophistication. L’ordre juridique étatique repose sur un corps social spécifique : la population (les générations passées, présentes et futures) de l’État, à savoir les nationaux et les étrangers établis durablement sur le territoire de l’État. Il est pourvu d’organes qui lui sont propres (ex. en Belgique : le Sénat, 2 la Chambre, les cours et tribunaux…). Il est capable de s’auto-organiser : il fixe lui-même les règles qui régissent son organisation. L’ordre juridique d’origine étatique est lié à la « souveraineté » de cet État. Cette souveraineté implique que l’État n’est sous la coupe d’aucun autre État ou d’aucune autre entité externe (souveraineté « externe ») et que les règles créées par cet État sont premières et supérieures à toutes autres règles à l’intérieur de cet État (souveraineté « interne »). On parle d’« ordre juridique interne » pour évoquer l’ensemble des règles de droit au sein d’un État (la population constitue les sujets de cet ordre juridique interne). On parle d’« ordre juridique international » pour évoquer l’ensemble des règles de droit qui définissent les relations juridiques entre les États entre eux et de manière plus générale, les relations juridiques au sein de la communauté internationale (les États constituent les sujets dits « primaires » de cet ordre juridique international). Mais l’État n’a pas le monopole du droit, il y a des ordres juridiques autres qu’étatiques. Ex. : une fédération sportive, l’Église orthodoxe, l’Union européenne… Une différence essentielle distingue les ordres juridiques étatiques des autres ordres juridiques : l’État a le monopole de l’exercice de la violence physique légitime. Le caractère coercitif est spécifique à la règle de droit étatique. 4. Le droit subjectif Le droit subjectif (« right ») vise la prérogative ou le pouvoir d’action conféré à une personne par une règle de droit objectif2. Cette prérogative permet à un sujet de droit de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose. Cette prérogative s’exprime au travers de phrases telles que « j’ai le droit de faire ceci » ou « j’ai droit à cela ». Ex. : le droit de propriété, tel qu’il est notamment défini à l’article 3.50 du Code civil : « Le droit de propriété confère directement au propriétaire le droit d'user de ce qui fait l'objet de son droit, d'en avoir la jouissance et d'en disposer. Le propriétaire a la plénitude des prérogatives, sous réserve des restrictions imposées par les lois, les règlements ou par les droits de tiers ». Le droit subjectif peut donc se définir comme la faculté d’exiger d’un tiers (= le titulaire passif : le débiteur) une prestation ou une abstention déterminée par une règle de droit objectif. Pour cela, il faut que le titulaire actif (= le créancier) ait un intérêt direct et légitime au respect de la règle en cause, et, d’autre part, que le sujet passif ne dispose d’aucun pouvoir d’appréciation discrétionnaire : il est tenu de donner satisfaction au titulaire actif. Si tout droit subjectif puise son fondement dans une règle de droit objectif, toute règle de droit objectif ne confère pas nécessairement un droit subjectif 3. S’il y a droit subjectif, il y a protection juridictionnelle : le sujet de droit peut s’adresser à un juge qui tranchera le litige porté devant lui4. 2 On ne parle donc pas de « règle de droit subjectif », mais bien d’un ou de droit(s) subjectif(s). 3 J. Fierens écrit à cet égard : « (…) dans notre idéologie juridique actuelle, le plus haut degré de juridicité se rattache-t-il aux droits subjectifs. Mais une des erreurs les plus courantes du débat relatif à la juridicité des droits de l’homme est la confusion entre droit et droit subjectif. Ce n’est pas parce qu’un texte ne confère pas de droit subjectif qu’il cesse d’être du droit » (J. FIERENS, Droits et pauvreté. Droits de l’Homme, sécurité sociale, aide sociale, Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 105). 4 L’absence de droit subjectif n’implique pas nécessairement l’absence de protection juridictionnelle. 3 B. Les fonctions du droit Les fonctions du droit (étatique) peuvent varier d’après la vision consensuelle ou conflictuelle que l’on a de la société. Dans une perspective consensuelle, la société est basée sur un consensus de valeurs parmi ses membres et l’État cherche à protéger l’intérêt général. Dans cette perspective, le droit permet le maintien de l’ordre social en évitant l’anarchie et la violence. En normalisant les conduites (orienter les comportements humains selon un modèle), le droit sécurise les rapports humains. Le droit garantit la liberté individuelle et assure l’égalité. Dans une perspective conflictuelle, la société est composée de groupes en conflit au niveau des valeurs et de leurs intérêts. Les groupes les plus puissants sont capables, par l’intermédiaire de l’État, de faire reconnaître officiellement leurs valeurs et de faire défendre leurs intérêts. Dans cette perspective, le droit est présenté comme un outil pour maintenir la domination et les rapports de force existants. Entre ces deux perspectives, il y a la vision pluraliste de la société. Le droit peut alors avoir pour fonction de protéger les intérêts communs et de concilier des intérêts divergents. 4 C. Le droit, les valeurs, la justice et l’équité Les valeurs désignent des qualités estimées ou désirées par une ou plusieurs personnes. Les valeurs concernent principalement la sphère privée. Par contraste, le droit se concentre sur la sphère publique : il s’intéresse aux relations sociales, sans s’immiscer dans le secret des consciences. La séparation entre les deux notions n’est pas totale, le droit consacre certaines valeurs morales. Ex. : - C. civ., art. 5.35 : le respect de la parole donnée, la loyauté - C. civ., art. 1.9 : l’obligation d’être de « bonne foi » - C. civ., art. 6.5 : l’obligation de réparer le dommage causé par sa faute Quelles sont les valeurs qui sont consacrées par le droit ? Dans une société pluraliste, on peut espérer que le droit consacre prioritairement les valeurs qui sont partagées dans la société à une époque donnée. Ces valeurs sont changeantes et donc le législateur est en permanence amené à adopter de nouvelles règles de droit ou à modifier les règles existantes pour suivre l’évolution de la société. Ex. : la protection du génome humain, la dépénalisation partielle de l’avortement, l’autorisation, dans certaines limites, de l’euthanasie ou encore l’ouverture du mariage à des personnes du même sexe. Une fois qu’une règle juridique consacre une valeur, cette règle poursuit une existence indépendamment de cette valeur. En effet, tous les destinataires de la règle juridique, qu’ils partagent ou non la valeur consacrée, doivent respecter la règle de droit. Parmi les valeurs, la justice est traditionnellement rattachée au droit, au point qu’ils sont couramment identifiés l’un à l’autre. Le droit est symbolisé par une balance. Cette image montre l’importance d’attribuer à chacun ce qui lui revient. Pour déterminer ce qui est dû à chacun, les choses ne sont pas simples, mais la notion d’égalité semble importante : il est juste que deux personnes se trouvant dans une situation similaire soient traitées de la même manière 5. La valeur « justice » est le critère qui permet d’apprécier la légitimité des règles de droit. La valeur « justice » doit cependant être distinguée du droit. On invoque parfois l’« équité » pour ne pas appliquer une règle juridique qui se révèle injuste dans un cas déterminé en raison, par exemple, de son extrême sévérité (ex. : un juge peut hésiter à condamner un parent pour un vol de nourriture destinée à son enfant). L’équité, c’est la prise en compte de l’exigence de justice au cas par cas. Lorsque le juge doit trancher un litige, il doit se fonder sur les règles de droit en vigueur, et non sur des valeurs personnelles, même celle de l’équité. On dit que le juge doit statuer « en droit », et non « en équité ». Le juge trancherait en appliquant le syllogisme juridique : la « majeure » désigne la règle de droit applicable au cas d’espèce, la « mineure » renvoie aux faits établis en l’espèce et la « conclusion » correspond à la décision. Permettre au juge de s’affranchir de la règle de droit présente un risque d’arbitraire (la solution du litige pourrait être influencée par l’humeur ou la sensibilité 5 Le débat pourra porter sur le fait de savoir si les deux situations sont ou non « suffisamment similaires » pour devoir être traitées de la même manière. 5 du juge) et engendre une insécurité (les destinataires de la règle n’étant pas en mesure de prévoir les conséquences de leurs comportements). Le juge serait autorisé à tenir compte de l’équité uniquement lorsque le droit positif lui-même l’y invite. Ceci arrive parfois explicitement, parfois implicitement. Exemple de renvoi explicite à l’équité : - C. civ., art. 6.10 : « La mineur de douze ans et plus est responsable du dommage causé par sa faute ou par un autre fait générateur de responsabilité. Le juge peut néanmoins décider que le mineur ne doit audune réparation ou limiter cette réparation. Il statue selon l’équité, en tenant compte des circonstances et de la situation économique et financière des parties » (c’est nous qui soulignons). Exemples de renvoi implicite à l’équité : - C. jud., art. 5 : « Il y a déni de justice lorsque le juge refuse de juger sous quelque prétexte que ce soit, même du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi » : le juge doit donc toujours trancher le conflit et dans les hypothèses visées par cet article 5 du Code judiciaire, l’équité peut l’aider à prendre une bonne décision. - Notion de l’intérêt de l’enfant : le juge doit prendre sa décision en tenant compte de cet intérêt. - Principes généraux du droit Si cette l’interdiction de statuer en équité est affirmée au niveau des principes, une sociologie du droit permet de montrer que cela ne se passe pas toujours comme cela dans la réalité. L’équité est davantage présente dans la décision que ne le fait croire une application rigoureuse du syllogisme juridique. En effet, il arrive au juge « de remonter le syllogisme judiciaire à l’envers et, au lieu de partir de la règle de droit pour l’appliquer aux faits de l’espèce et en déduire une solution, de retenir la solution qui lui paraît intuitivement la plus juste, quitte à faire une interprétation biaisée de la règle de droit »6. L’équité ne peut pas s’afficher, elle est perçue comme inconvenante et « juridiquement incorrecte ». Mais, comme le souligne J. Carbonnier, « à voiler ce processus psychologique, on s’exposerait, dès le départ, à prêter au droit une rigidité qui n’est pas dans les faits »7. 6 P. MALINVAUD, Introduction à l’étude du droit, Paris, Litec, 11e éd., 2006, p. 23. 7 J. CARBONNIER, Droit civil, T. I, Introduction. Les Personnes, Paris, P.U.F., 1ère éd., 1955, p. 29. 6 D. Les règles de droit (du point de vue du droit objectif) Le droit objectif se manifeste concrètement dans des règles de droit8. La règle de droit prescrit de manière impérative et sous peine de sanction des comportements déterminés, en obligeant, interdisant ou autorisant certaines choses. Le droit se perçoit sous la forme d’ordres ou d’interdictions qui nous sont adressés. Le droit est normatif : il prescrit un comportement donné. Une définition de la règle de droit pourrait être la suivante : « prescription d’un comportement donné à une catégorie de personnes abstraitement définie dans des hypothèses déterminées, qui est susceptible de faire l’objet d’une sanction en cas de non-respect et à laquelle est assorti un pouvoir de contrainte »9. Ex. : ne pas porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui, payer ses impôts, ne pas voler, déclarer son enfant à la commune… 1. Typologie des règles et de leurs destinataires On peut opérer la distinction entre deux types de règles : les règles primaires et les règles secondaires. Les règles primaires sont les règles qui régissent les comportements de leurs destinataires. Il s’agit des règles qui « prescrivent à des êtres humains d’accomplir ou de s’abstenir de certains comportements, qu’ils le veuillent ou non »10. Les règles primaires mettent l’accent sur un comportement qui est exigé. Le degré de précision de ces règles est très variable. Ex. : interdiction de fumer dans les lieux publics, obligation de s’arrêter à un feu rouge, interdiction de porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui (C. pén., art. 398 et 418), obligation de réparer les conséquences dommageables d’une faute commise (C. civ., art. 6.5), faculté de rédiger un testament (qui, lorsqu’il existe, produit des effets obligatoires), obligation de se comporter comme une personne raisonnable et prudente. Il existe trois catégories de destinataires des règles primaires. Les destinataires primaires (ou directs) sont les personnes à qui la règle de droit permet, impose ou interdit le comportement déterminé. Les destinataires primaires doivent suivre la prescription sous peine d’une sanction. Certaines règles juridiques ont pour destinataire primaire toute personne (ex. : C. pén., art. 461 : interdiction du vol) tandis que d’autres règles de droit ne s’adressent qu’à des catégories de personnes abstraitement définies (ex. : C. civ., art. 1609 : obligation du vendeur de délivrer la chose). 8 Le mot vient du latin « regula » qui désignait une équerre, mais aussi une « planchette allongée ou tige à arêtes rectilignes qui sert à guider le crayon, la plume quand on trace un trait, à mesurer une longueur, etc. » (Le Petit Robert de la langue française, 2006, v ° « règle »). Aujourd’hui, le mot français « règle » vise également un instrument de mesure immatériel : « ce qui est imposé ou adopté comme ligne directrice de conduite (…). Formule qui indique ce qui doit être fait dans un cas déterminé » (Le Petit Robert de la langue française, 2006, v ° « règle »). 9 J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), Manuel d’introduction au droit. Tour d’horizon en quinze leçons, Bruxelles, Politeia, 2021, p. 30. 10 H.L.A. HART, Le concept de droit (trad. fr.), 2ème éd., Bruxelles, F.U.S.L., 2006, p. 101. 7 Les destinataires secondaires (ou indirects) sont les personnes pour qui la règle de droit est source de droits subjectifs. En raison de la règle de droit, les destinataires secondaires peuvent exiger que les destinataires primaires fassent ou s’abstiennent de faire quelque chose. Si un destinataire primaire ne respecte pas la règle primaire, un destinataire secondaire peut exercer un recours contre lui. Les destinataires secondaires sont les bénéficiaires du respect de la prescription par les destinataires primaires. Ex. : Dans un contrat de bail (C. civ., art. 1708 et s.), le bailleur peut exiger le paiement du loyer et le locataire peut exiger certaines réparations pour pouvoir jouir du bien loué. Les destinataires tertiaires sont les personnes qui ont pour fonction de faire respecter la règle de droit et de sanctionner sa violation. Ces destinataires tertiaires sont des juridictions et des autorités publiques (ex. : juges, policiers). Ex. : C. pén., art. 348 : « Celui qui, médecin ou non, par un moyen quelconque aura à dessein fait avorter une femme qui n’y a pas consenti, sera puni de la réclusion de cinq à dix ans ». Destinataire primaire : médecin ou toute autre personne Destinataire secondaire : femme enceinte Destinataire tertiaire : policier, magistrat, juge Notons que les destinataires tertiaires doivent également respecter certaines règles (primaires) : un policier peut faire des écoutes téléphoniques pour démanteler un trafic des drogues mais il doit respecter certaines règles pour mettre en place ces écoutes (cf. infra, notion d’État de droit). Les règles secondaires sont les règles qui déterminent les conditions, les procédures pour créer, reconnaître, appliquer, modifier et supprimer les règles primaires. Les règles secondaires mettent l’accent sur l’organisation. Ces règles concernent prioritairement les institutions juridiques dont elles régissent le fonctionnement. « Tandis que les règles primaires se rapportent aux actions que les individus doivent ou non accomplir, ces règles secondaires se rapportent toutes aux règles primaires elles-mêmes. Elles déterminent la façon dont les règles primaires peuvent être définitivement identifiées, édictées, abrogées ou modifiées, et le fait de leur violation définitivement établi »11. Ex. : - modifier/supprimer : la procédure de révision de la Constitution (Const., art. 195) ; l’interdiction faite aux juges d’appliquer les arrêtés non conformes aux lois (Const., art. 159). - créer : la procédure d’élaboration de la loi (Const., art. 74 et s.) ; le principe de la convention- loi (C. civ., art. 5.69) - reconnaître : DIP ; règles qui indiquent à quelles conditions certains actes opérés dans un ordre juridique étranger peuvent être reconnus en droit belge ; ex. : reconnaissance d’un mariage passé à l’étranger - appliquer : pouvoir exécutif doit prendre les mesures pour permettre l’exécution d’une loi (Const., art. 108) ; pouvoir judiciaire doit trancher les litiges (Const., art. 144 et 145). La distinction entre destinataires primaires et secondaires n’a pas tellement d’intérêt pour les règles secondaires puisque le destinataire secondaire est toujours le même ; il s’agit du groupe social (dans son ensemble) qui profite de l’organisation établie par les règles secondaires. L’articulation entre les normes primaires et secondaires fait que l’ordre juridique est un système autorégulé (les règles secondaires déterminent et produisent le contenu de l’ordre juridique) et autoréférentiel (les règles secondaires déterminent la validité des 11 H.L.A. HART, op. cit., p. 113. 8 règles qui composent l’ordre juridique). Ceci n’empêche pas que le droit reste influencé par son environnement (les valeurs sociales). 2. Structure de la règle de droit La norme est construite en deux temps selon un schéma hypothético-déductif : si X alors Y ; s’il y a telle hypothèse, alors il y a telle conséquence juridique (solution, dispositif). Ex. : C. civ., art. 1724 : « Si, durant le bail, la chose louée a besoin de réparations urgentes, et qui ne puissent être différées jusqu’à sa fin, le preneur doit les souffrir, quelque incommodité qu’elles lui causent et quoiqu’il soit privé, pendant qu’elles se font, d’une partie de la chose louée. Mais, si les réparations durent plus de quarante jours, le prix du bail sera diminué à proportion du temps et de la partie de la chose louée dont il aura été privé. Si les réparations sont de telle nature qu’elles rendent inhabitable ce qui est nécessaire au logement du preneur et de sa famille, celui-ci pourra faire résilier le bail ». L’hypothèse décrit la situation ou les conditions auxquelles la règle va s’appliquer. Elle définit les conditions d’applications, le champ d’application (personnel, matériel ou temporel) de la règle. Cette situation ou ces conditions peuvent être : - des circonstances de fait ; - fait de la nature - fait de l’homme - déclaration de volonté - un état de droit ; - des circonstances mélangées de fait et de droit. Ex. de circonstance de fait de nature : - C. civ., art. 144 : « Nul ne peut contracter mariage avant dix-huit ans ». - C. civ., art. 4.1 : « Les successions s’ouvrent par le décès ». Ex. de circonstance de fait de l’homme : - C. pén., art. 393 : « L’homicide commis avec l’intention de donner la mort est qualifié de meurtre. Il sera puni de la réclusion de vingt ans à trente ans ». - C. pén., art. 394 : « Le meurtre commis avec préméditation est qualifié assassinat. Il sera puni de la réclusion à perpétuité ». Ex. de déclaration de volonté : - C. civ., art. 146 : « Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement ». - C. civ., art. 5.69 : « Le contrat valablement formé tient lieu de loi à ceux qui l’ont fait ». Ex. : d’état de droit : - C. civ., art. 476 : « Le mineur est émancipé de plein droit par le mariage (…) ». Ex. : de circonstances mélangées de fait et de droit : - C. civ., art. 315 : « L’enfant né pendant le mariage ou dans les 300 jours qui suivent la dissolution ou l’annulation du mariage, a pour père le mari ». 9 Le dispositif (ou solution) détermine les conséquences juridiques liées à la réalisation de l’hypothèse. Il détermine ce que la règle prévoit en cas d’application de celle-ci. Le dispositif peut prendre la forme d’une obligation, d’une faculté ou d’une interdiction12. Ex. : d’obligation : - C. civ., art. 203 : obligation alimentaire. - C. civ., art. 6.5 : obligation de réparer les dommages causés par une faute. Ex. : de faculté : - C. civ., art. 318 : désaveu de paternité (le mari peut désavouer l’enfant dans les conditions prescrites par la loi, il n’est pas obligé). - Loi du 3 juillet 1978 sur le contrat de travail, art. 32, 3° (chacune des parties peut résilier le contrat de travail conclu pour une durée indéterminée). Ex. : d’interdiction : - Const., art. 57 : interdiction des pétitions aux Chambres. - C. civ., art. 411 : interdiction au tuteur d’acheter les biens du mineur. - C. civ., art. 144 : interdiction de se marier si l’on n’a pas 18 ans. Logiquement, l’hypothèse (les conditions d’application) précède le dispositif (ex. : C. civ., art. 1724). Il arrive cependant que la structure soit inversée et que le dispositif (solution) précède l’hypothèse (ex. : C. civ., art. 144). Dans la pratique, il arrive souvent qu’il faille lire plusieurs dispositions juridiques (plusieurs articles d’une même loi ou plusieurs articles de lois différentes) pour déterminer la règle de droit qui s’applique à la situation. À l’inverse, une disposition juridique peut être la source de plusieurs règles de droit. 3. Caractères de la règle de droit a. Caractère obligatoire La règle de droit prescrit l’adoption d’un comportement dans une situation déterminée. Pour encadrer les relations sociales, les règles de droit édictées par l’État sont obligatoires. C. civ., art. 1.3 : « On ne peut déroger à l’ordre public ni aux règles impératives » Cependant, le caractère obligatoire est susceptible de degré : l’intensité du caractère obligatoire varie. Le droit organise parfois de possibles dérogations aux règles édictées. Ainsi, on distingue traditionnellement les règles impératives et les règles supplétives. > La règle impérative La règle impérative est la règle qui s’impose à ses destinataires sans que ceux-ci puissent en écarter l’application. L’État intervient de manière autoritaire. La règle de droit énonce un ordre qui ne laisse aucun choix à son destinataire. Ces règles sont considérées, à tort ou à raison, comme nécessaires dans l’ordre juridique en question. 12 Cf. supra l’objet de la règle de droit, qui est d’obliger, de permettre ou d’interdire. 10 Ces ordres sont tantôt formulés de manière positive lorsqu’il s’agit d’une obligation (« vous devez ») ou d’une faculté (« vous pouvez »), tantôt de manière négative lorsqu’il est question d’interdire un comportement (« vous ne pouvez pas »). Ex. : - obligation : C. civ., art. 203 : les parents ont une obligation alimentaire à l’égard de leurs enfants ; - faculté (autorisation) : C. civ., art. 4.178 : toute personne peut faire un testament. - interdiction : C. civ., art.1762bis : « la clause résolutoire expresse (en matière de bail) est réputée non écrite », ce qui signifie que seul le juge peut résilier (mettre fin à) un bail en cas de manquement d’une partie à ses obligations et que toute clause prévoyant la résiliation automatique du bail (clause résolutoire expresse) à défaut, par exemple, de paiement du loyer, est nulle. Même les règles instituant une faculté peuvent être impératives, en ce sens que leurs destinataires ne peuvent renoncer à cette faculté. Ex. : Toute personne a la faculté et non l’obligation de faire un testament (si un tel testament existe, ses effets sont obligatoires). Cette faculté de faire un testament est impérative, car la personne ne peut pas écarter l'application de cette règle c.-à-d. qu’elle ne peut pas renoncer à cette faculté de faire un testament (si quelqu'un renonce à cette faculté, cette renonciation est réputée non écrite). Parmi ces règles impératives, on fait une sous-distinction. Il y a les règles d’ordre public qui protègent l’ordre public, l’intérêt général, c.-à-d. ce qui touche aux fondements de la vie en société. L’ordre public a une double dimension ; il concerne ce qui touche aux intérêts essentiels de l’État ou de la collectivité ainsi que les bases juridiques sur lesquelles repose l’ordre économique, moral social ou environnemental de la société. C. civ., art. 1.3. : « Est d'ordre public la règle de droit qui touche aux intérêts essentiels de l'État ou de la collectivité, ou qui fixe, dans le droit privé, les bases juridiques sur lesquelles repose la société, telles que l'ordre économique, moral, social ou environnemental ». Il y a les règles impératives au sens strict (ou simplement impératives) qui protègent des intérêts privés, souvent les intérêts d’une catégorie de personnes présentant une vulnérabilité ou une faiblesse. L’auteur de la règle estime « que ces personnes ne sont pas a priori dans une position qui leur permet d’exercer pleinement leur autonomie sans risquer d’encourir des abus ou des risques particuliers »13. C. civ., art. 1.3. : « Est impérative la règle de droit édictée pour la protection d’une partie réputée plus faible par la loi ». Ex. : règles d’ordre public : règles constitutionnelles qui fixent l’organisation des pouvoirs publics et les droits fondamentaux des citoyens ; règles relatives à l’organisation judiciaire, règles relatives au mariage, obligation de souscrire une assurance pour un véhicule automoteur, règles relatives à l’exploitation d’un établissement lié à la prostitution. Ex. : règles impératives au sens strict : règles qui protègent les mineurs dans les relations contractuelles avec un majeur, règles qui concernent les relations entre un assuré et son assureur, règles qui concernent les relations entre un salarié et son employeur (ex. : une clause d’essai doit être rédigée par écrit), règles qui concernent les relations entre un locataire et un bailleur 13 J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), op. cit., p. 42. 11 dans le cadre d’un bail de résidence principale, règles qui concernent les relations entre un consommateur et une entreprise14. L’intérêt de cette sous-distinction concerne la nullité qui est attachée aux actes qui contreviennent à ces règles. La nullité consiste en l’anéantissement de l’acte contraire à la règle impérative (au sens large). Elle doit en principe être prononcée par un juge et elle a un effet rétroactif : l’acte contraire à la règle est censé n’avoir jamais existé. Il y a deux types de nullité (C. civ., art. 5.58) : - il y a nullité absolue de l’acte qui s’oppose à une règle d’ordre public : toute personne intéressée peut solliciter la nullité, on ne peut renoncer à se prévaloir de la nullité, le juge peut prononcer d’office cette nullité ; - il y a nullité relative de l’acte qui s’oppose à une règle simplement impérative : seule la personne protégée peut demander l’annulation (souvent dans un délai précis), la personne protégée peut renoncer à se prévaloir de la nullité (elle peut confirmer l’acte et couvrir la nullité, à la suite d’un accord transactionnel par exemple). > La règle supplétive La règle supplétive présente un caractère subsidiaire, en ce sens qu’elle ne s’impose qu’à défaut de volonté contraire des destinataires de la règle. Ce type de règles laisse une marge de liberté aux destinataires puisque ceux-ci peuvent y déroger. Les destinataires d’une règle supplétive peuvent décider de faire autrement que ce qui est prévu par cette règle. Mais si les destinataires de la règle ne prévoient de dérogation à la règle supplétive alors celle-ci s’applique. On peut donc dire que la règle supplétive n’est pas facultative. Elle n’est pas un simple conseil. Si aucun acte juridique privé ne déroge à la règle qualifiée de « supplétive », celle-ci oblige le destinataire de la même façon que la règle impérative. Elle « supplée », dans ce cas, l’absence de volonté contraire des parties. L’utilité de ces règles supplétives est à la fois de laisser le champ libre à l’autonomie de la volonté des sujets de droit et à la fois de limiter les incertitudes (éviter le « vide juridique ») lorsque ces sujets n’ont pas exprimé une volonté particulière. On trouve ces règles, en nombre important, en droit privé (et en particulier en matière contractuelle). Ex. : C. civ., art. 1651 : « s’il n’a rien été réglé à cet égard lors de la vente, l’acheteur doit payer au lieu et dans le temps où doit se faire la délivrance ». > Comment savoir si une règle est impérative ou supplétive ? Trois critères permettent de distinguer la règle impérative et la règle supplétive : la forme, la sanction et l’objet. Le langage utilisé par le législateur peut être éclairant. Lorsque le législateur impose un comportement « à peine de nullité » ou « nonobstant toute convention contraire », c’est qu’on est en présence d’une règle impérative. En revanche, les termes « sauf convention contraire » indiquent la présence d’une règle supplétive. Il arrive également que le 14 La distinction entre les règles d’ordre public et les règles impératives au sens strict n’est pas toujours évidente et pourrait donner lieu à des interprétations changeantes dans le temps. Ainsi, depuis un arrêt de 2016, la Cour de justice de l’Union européenne considère que les règles interdisant les clauses abusives envers le consommateur sont des règles d’ordre public. 12 législateur précise explicitement le caractère supplétif ou impératif de la règle. Ex. : C. civ., art. 5.3 : « Les dispositions du présent livre sont supplétives, à moins qu’il résulte de leur texte ou de leur portée qu’elles présentent, en tout ou en partie, un caractère impératif ou d’ordre public » C. civ., art. 2.3.10. : « Une convention matrimoniale conclue avant la célébration du mariage, sortit ses effets entre époux à la célébration du mariage, nonobstant toute convention contraire ». C. civ., art. 299 : (effets du divorce) « Sauf convention contraire, le divorce entraîne la caducité des droits de survie que les époux se sont concédés par contrat de mariage et depuis qu’ils ont contracté mariage ». Si le législateur prévoit une nullité ou une sanction pénale en cas de violation, c’est un indice du caractère impératif de la règle. Enfin, certaines normes sont impératives en raison de leur objet : protection de l’ordre public ou de certains intérêts privés (on a déjà évoqué ce point avec la sous-distinction entre la règle d’ordre public et la règle simplement impérative). Ex. : - ordre public : les dispositions de la Constitution, qui fixent les règles essentielles de l’organisation des pouvoirs publics et les droits fondamentaux des citoyens ; - protection d’intérêts privés : les dispositions protégeant les personnes se trouvant dans une situation d’infériorité d’un point de vue psychologique, social ou économique (mineurs, salariés, locataires). Trancher cette question est parfois difficile et il est alors utile d’aller consulter les travaux préparatoires de la règle pour dégager la ratio legis, c.-à-d. la volonté de l’auteur de la règle (ex. : quelle est la nature exacte des intérêts que le législateur a voulu protéger en édictant cette disposition juridique ?). b. Caractère coercitif Pour assurer son effectivité, la règle de droit est généralement assortie d’une sanction. Cette sanction est susceptible d’être exécutée par la force (contrainte). Heureusement, il existe de nombreuses situations dans lesquelles les destinataires de la règle sont prêts à la respecter indépendamment des sanctions éventuelles (ex. : de nombreuses personnes vont porter secours à une personne en danger pour d’autres raisons que la crainte de la sanction liée à une « non-assistance à personne en danger »). La notion de « sanction » vise l’ensemble des conséquences attachées au non-respect d’une règle de droit. Les différentes sanctions peuvent être catégorisées de la manière suivante : > Les sanctions consistant en une exécution forcée. L’exécution forcée consiste à condamner le débiteur à exécuter son obligation. Elle s’effectue en nature. Ex. : - expulser un squatteur ou un ancien locataire ; - obliger un vendeur de livrer la chose vendue. 13 > Les sanctions consistant en une privation ou une limitation d’un droit ou d’une liberté Si l’auteur de la règle estime qu’il faut protéger un intérêt d’ordre général alors il est possible de retrouver des sanctions de ce type qui cherchent à punir l’auteur du comportement. La logique est répressive : infliger un mal, une souffrance. Cette répression cherche à punir, à neutraliser, à dissuader, à traiter ou à réinsérer. L’auteur de la règle estime, à tort ou à raison, que la simple réparation des intérêts privés n’est pas suffisante. Ex. : - emprisonnement ; - surveillance électronique, peine de travail, peine de probation autonome ; - amende, confiscation pénale ; - interdiction du droit d’éligibilité ; - indignité successorale ; - sanction disciplinaire : ne plus pouvoir porter le titre d’avocat… ; - dissolution d’une société - sanction administrative : amende fiscale… > Les sanctions consistant en une réparation du préjudice causé. Il s’agit de remettre les choses dans leur pristin état, c.-à-d. la situation qui aurait été celle en absence de la violation de la règle de droit. Il s’agit d’effacer les conséquences négatives de cette violation. Cette réparation se fait en nature (en obtenant le bénéfice exact auquel on peut prétendre sur base de la norme qui a été violée) ou par équivalent (c’est-à-dire généralement par le paiement d’une somme d’argent). Il s’agit, en l’espèce, non plus de punir l’auteur, mais bien d’indemniser la victime d’un comportement fautif. Ex. : - l’article 6.5 du Code civil, la sanction consistant dans ce cas à replacer la victime dans la situation qui eût été la sienne en l’absence de faute ; - un entrepreneur qui s’est exécuté tardivement. > Les sanctions conduisant à supprimer ou à diminuer l’efficacité juridique d’actes accomplis irrégulièrement (annulation et limitation de l’efficacité de l’acte contesté). Ex. : - le refus d’application ou l’annulation d’une règle juridique contraire à la Constitution ; - la nullité d’un contrat contraire à une règle impérative au sens strict ; - la nullité d’une clause irrégulière d’un contrat ; - l’inopposabilité de l’acte juridique : cf. infra le cas de l’action paulienne ; - la révocation de la donation pour ingratitude : C. civ., art. 4.173. - la résolution du contrat pour inexécution fautive : C. civ., art. 5.90. Cette présentation recoupe partiellement une autre typologie qui oppose les sanctions civile, pénale, administrative et disciplinaire. La sanction civile concerne la protection d’intérêts privés. Elle cherche à remettre les choses en état par différentes techniques : exécution en nature, réparation par équivalent, annulation. Cette remise en état peut faire l’objet d’une astreinte. La sanction pénale protège l’intérêt général par une répression qui cherche à punir, neutraliser, dissuader ou réinsérer le condamné, et ce via des techniques comme la peine privative de liberté, la peine affectant le patrimoine, la peine de travail ou la peine privative de droits. La sanction administrative protège 14 l’intérêt général par une répression (principalement par des amendes) faite par les autorités administratives15. La sanction disciplinaire protège les principes déontologiques et les intérêts communs à une profession, elle est prise au sein de cette profession (conseil de l’Ordre). Ex. : Cass., 18 juin 2010 : un conducteur ivre tue un cycliste : sanction pénale (prison et déchéance du permis de conduire) ET sanction civile (indemnisation). La sanction ne se retrouve pas uniquement dans les règles de droit étatiques. Les ordres juridiques non étatiques peuvent prévoir des sanctions en cas de non-respect des règles qu’ils édictent. Ex. : l’excommunication par l’Église catholique, l’exclusion pour dopage par les fédérations sportives. Les sanctions peuvent, le cas échéant, être imposées par la contrainte, c.-à-d. en recourant à l’usage de la force. C’est une condition de l’effectivité du droit. À la différence de la sanction, l’usage de la contrainte physique légitime constitue le monopole de l’État. Ce recours à la force par l’État doit s’exercer en respectant les conditions prévues par le droit (interdiction de la torture, garanties procédurales, principe de proportionnalité…). Il existe des exceptions à ce monopole étatique de la violence légitime, comme la légitime défense (qui ne sera donc pas vue comme une « vengeance privée »). c. Caractère général et abstrait La règle de droit s’adresse à la généralité des personnes ou à des catégories de personnes abstraitement définies, c’est-à-dire sans considération des cas individuels. La généralité de la règle offre une garantie contre l’arbitraire (principe d’égalité devant la loi, consacré par l’article 10 de la Constitution). La règle de droit est applicable de manière impersonnelle chaque fois que ses conditions d’application sont remplies, sans tolérer ni privilège, ni dispense. Ex. : règles s’imposant à la généralité : C. pén., art. 398 : « Quiconque aura volontairement fait des blessures ou porté des coups sera puni d’un emprisonnement de huit jours à six mois… » ; Ex. : règles s’imposant à des catégories abstraitement définies : CSA, art. 10 :11 : « Toute libéralité entre vifs au profit de l’association dont la valeur excède 100.00 euros doit être autorisée par le ministre de la Justice ou son délégué » ; Ex. : règles s’imposant à un seul individu, abstraitement défini : Const, art. 112 : « Le Roi a le droit de battre monnaie, en exécution de la loi ». La règle de droit a vocation à durer ; elle est susceptible a priori de s’appliquer un nombre indéterminé de fois aux hypothèses qu’elle régit. La règle de droit assure donc une certaine sécurité juridique. 15 Un internaute s’est vu imposer une sanction administrative en raison d’un commentaire lié à un article indiquant que deux voitures de police s’étaient télescopées en voulant intercepter un motard. Le commentaire était le suivant : « C'est quand même plus facile de faire des barrages, de mettre des PV pour des conneries et surtout de se prendre pour Lucky Luke en faisant le malin avec les honnêtes citoyens ». (Voy. http://www.rtbf.be/info/regions/detail_verviers-5-internautes-accuses-d-injure-a- agent?id=8149138). 15 Le caractère général de la règle de droit ne signifie pas qu’elle ne peut pas être précise. En effet, la règle de droit doit être à la fois générale pour atteindre toutes les circonstances qu’elle entend viser, mais aussi précise pour que l’on sache exactement quand elle doit être appliquée et ce qu’elle impose. Dans certaines matières, la norme sera peu précise. Il s’agit alors d’imposer aux individus un comportement de base dans un domaine général de la vie sociale. La relative imprécision de la règle incite les individus à la prudence. Ex. : - C. civ., art. 6.5, qui vise tous les comportements des individus qui cause un dommage à autrui en raison d’une faute. Dans d’autres matières, la règle sera plus précise, soit quant aux hypothèses qu’elle vise, soit quant à la conduite qu’elle impose. Ex. : - Dispositions en matière pénale assorties d’une sanction sévère : seul le fait réprimé par la loi peut être sanctionné, à l’exclusion d’un fait analogue, mais non visé (ex. : modification de l’article 193 du C. pén. : « Les faux commis en écritures , en informatique ou dans des dépêches télégraphiques, avec une intention frauduleuse ou à dessein de nuire, sera puni conformément aux articles suivants »). - Dispositions relatives à l’état des personnes (âge de la majorité, causes de divorce, conditions de la filiation légitime…). Certains juristes ne reconnaissent pas ce caractère général et abstrait à toutes les règles de droit. S’ils ne le font pas, c’est qu’ils estiment qu’à côté des règles de droit générales, il existe des règles de droit individuelles. Que sont ces règles de droit individuelles ? La règle de droit individuelle est celle qui s’adresse à une ou plusieurs personnes déterminée(s) ou, à tout le moins, déterminable(s) par avance. Contrairement à la règle de droit générale, qui présente un caractère abstrait, la règle de droit individuelle est concrète, en ce sens qu’elle est destinée à s’appliquer une seule fois. Les règles individuelles sont tantôt d’origine publique, tantôt d’origine privée. Les principales règles individuelles d’origine publique sont adoptées par : - le pouvoir exécutif et plus largement par les différentes autorités administratives : on parle d’acte administratif à portée individuelle (« acte juridique unilatéral de portée individuelle émanant d’une autorité administrative et qui a pour but de produire des effets juridiques à l’égard d’un ou de plusieurs administrés ou d’une autre autorité administrative » ; art. 1er de la loi du 29 juillet 1991)16 ; Ex. : arrêté royal procédant à la nomination d’un fonctionnaire, ordonnance de police communale autorisant une manifestation - le pouvoir judiciaire, dans le cadre des litiges dont il est saisi ; Ex. : décisions jurisprudentielles émanant des Cours et tribunaux 16 En cas de non-respect des normes hiérarchiquement supérieures, il peut faire l’objet d’un recours en annulation devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État. 16 - le pouvoir législatif (rare). Ex. : loi accordant la naturalisation à un étranger (art. 9 de la Const.), loi autorisant le changement de nom et de prénom Les règles individuelles peuvent également émaner de personnes privées. On vise ici les contrats (conventions) conclus entre particuliers. Ex. : - un contrat de vente, où les deux parties au contrat s’accordent sur le transfert de propriété d’une chose moyennant le paiement d’une somme d’argent déterminée ; - un contrat de bail, où les parties au contrat, en l’espèce le locataire et le bailleur, s’accordent sur la location d’un bien déterminé moyennant un loyer. 17 E. L’État de droit 1. Le respect du droit par tous Depuis les Lumières (Locke, Rousseau), le système juridique doit rompre avec ce qu’on appelle l’Ancien Régime. L’Ancien Régime était un régime arbitraire dans lequel il y avait une forte concentration des pouvoirs. Les pouvoirs étaient concentrés dans les mains d’un groupe réduit d’êtres humains, voire d’un seul être humain (le Roi) qui agissaient dans leur intérêt personnel et non dans l’intérêt général. Ce groupe réduit ou cet être humain unique risquent d’abuser du pouvoir qu’il détient. On parle alors de despotisme, de tyrannie ou encore d’État de police (État dans lequel les autorités publiques agissent selon leur bon vouloir et sans aucune limite). Par opposition à cela, on évoque la notion d’État de droit. Initialement cette notion se traduit par une exigence formelle : l’État de droit est un État au sein duquel toute personne est soumise au droit, y compris l’État et toute autorité publique qui disposent des prérogatives de puissance publique. L’action des pouvoirs publics est entièrement canalisée par le droit. L’exercice de la puissance publique suppose toujours une compétence qui procède par une habilitation. Cette compétence doit être exercée dans le respect des règles de droit (procédure, conditions…). Les gouvernants doivent respecter les procédures juridiquement prévues, mais sur le fond il n’y a pas une exigence matérielle qui supposerait que les gouvernants édictent des règles avec un contenu prédéterminé en fonction de telle ou telle valeur, ou de telle ou telle conception de la justice. Ex. : Const., art. 33 : « Tous les pouvoirs émanent de la Nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution. La Constitution (art. 195) « habilite » le pouvoir législatif fédéral à réviser la Constitution. Mais pour ce faire il doit respecter des procédures et conditions (il y a des quorums à atteindre…). Cette conception formelle pose une question de principe : comment l’État peut-il être limité par le droit alors que le droit est édicté par lui ? En fait l’État, en édictant une règle, s’« autolimite » puisqu’il devra lui aussi respecter cette règle. Progressivement s’est ajoutée, à cette exigence formelle, une exigence matérielle ou substantielle. Les insuffisances de l’exigence formelle se sont révélées à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale. En effet, formellement l’État nazi peut être considéré comme un État de droit : ses idées racistes ont été traduites en droit en respectant les formes légales. Ainsi, malgré le respect des exigences formelles, on a pu aboutir à un régime qui a discriminé, stigmatisé et exterminé des catégories d’êtres humains en raison de leur « race », de leur confession, d’un handicap, de leurs opinions ou de leurs orientations sexuelles (les lois dites de Nuremberg du 15 septembre 1935)17. La conception élargie de l’État de droit suppose le respect de règles matérielles inspirées par un système de valeurs liées d’une part aux libertés fondamentales et aux droits humains et, d’autre part à la démocratie. À la question de la limitation des pouvoirs de l’État par le droit, la conception élargie de l’État de droit ne répond plus 17 J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), op. cit., p. 76. 18 par une « autolimitation » de l’État, mais bien par une hétérolimitation : l’État de droit est limité par un droit qui lui est extérieur, c.-à-d. par un droit dont le contenu est indépendant de la volonté du pouvoir politique et qui se traduit actuellement par les notions de droits fondamentaux et de démocratie. On dira alors que l’État de droit est l’État dont l’organisation est régie à la fois par le droit et par la justice. L’« État de droit n’est pas l’État de n’importe quel droit »18, il doit respecter des procédures, mais aussi à un idéal démocratique et à des droits et des principes fondamentaux. a. Les droits fondamentaux Les droits fondamentaux ne sont pas immuables, intemporels et universels mais se sont construits progressivement en fonction de choix politiques liés à des mouvements sociaux et d’évolutions sociétales19. Dans cette construction progressive, on distingue classiquement trois générations des droits fondamentaux. À la fin du 18ème siècle et en lien avec la pensée libérale, il s’est agi de faire respecter par l’État les libertés civiles individuelles (ex. : liberté d’expression, liberté d’association) et les droits politiques (ex. : droit de vote, droit d’être élu) des individus. À la suite de la Seconde Guerre mondiale20 et en lien avec la pensée socialiste, une seconde génération de droits, qualifiés d’économiques, sociaux et culturels, s’est concrétisée. Enfin, à la fin du 20ème siècle, une troisième génération en lien avec des mouvements écologistes, pacifistes et tiers-mondistes, donne une place importante à un objectif de solidarité et se centre sur l’espèce humaine dans son ensemble (ex. : droits relatifs à l’environnement, droits relatifs aux minorités, protection des données personnelles). Il faut noter qu’il ne sera sans doute jamais possible de s’entendre entièrement sur l’ensemble de ces libertés et droits humains, que leur objet et leurs limites resteront mouvants, qu’ils ne sont pas totalement compatibles entre eux (ex. : des propos racistes mettent en tension la liberté d’expression et l’égalité et la non-discrimination), et qu’ils peuvent faire l’objet de restrictions « légitimes ». Il n’empêche, il reste utile de tenter une présentation des (principaux) droits fondamentaux actuellement affirmés par la Constitution, la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : > L’égalité et la non-discrimination (Const., art. 10 et 11 ; C.E.D.H., art. 14 ; Charte UE, art. 20, 21 et 23) Ce principe d’égalité et de non-discrimination s’oppose à une différence de traitement entre des catégories de personnes se trouvant dans des situations identiques ou comparables, si le critère de différenciation n’est pas objectif et raisonnable. Ce principe s’oppose également à ce que soient traitées de manière identique, et ce sans justification objective et raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations fondamentalement différentes. 18 J. CHEVALLIER, L’État de droit, Paris, Montchrestien, 1999, p. 94, cité par O. CORTEN, Le droit comme idéologie. Introduction critique au droit belge, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2009, p. 262. 19 J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), op. cit., p. 163. 20 Une telle datation est simplificatrice, car les enjeux économiques et sociaux sont déjà présents à la fin du 19ème siècle. 19 Pour justifier une différence de traitement, il faut non seulement que le critère de distinction retenu soit objectif et pertinent mais encore que la mesure prévue soit pertinente (qu’elle permette la réalisation de l’objectif) et proportionnée (balance entre les bénéfices de la mesure et les effets de celle-ci sur les droits des personnes concernées). > Le droit à la vie (C.E.D.H., art. 2 ; Charte UE, art. 2) Sauf exception (ex. : légitime défense, protection de la vie d’autrui), la mort ne peut pas être infligée intentionnellement. > L’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (C.E.D.H., art. 3 ; Charte UE, art. 4) Les concepts de torture, de traitements inhumains et de traitements dégradants ne sont pas définis ni par la C.E.D.H. ni par la Charte UE. Cependant, certaines interprétations sont proposées par des juridictions : Cass., 21 décembre 2011 : traitement inhumain est « tout acte par lequel une douleur aiguë ou des souffrances graves, physiques ou morales sont intentionnellement infligées ». Cass., 21 décembre 2011 : traitement dégradant est « tout acte qui cause à celui qui y est soumis, aux yeux d’autrui ou aux siens, une humiliation ou un avilissement graves ». Le Code pénal belge prévoit également des définitions : C. pén., art. 417/1. Cette interdiction est absolue, il n’existe pas de dérogation possible. > L’interdiction de l’esclavage et du travail forcé (C.E.D.H., art. 4 ; Charte UE, art. 5) Certaines exceptions sont possibles : le service militaire obligatoire, le travail forcé des détenus, la désignation comme président ou assesseur lors d’une élection… > La liberté individuelle (Const., art. 12 ; C.E.D.H., art. 5 ; Charte UE, art. 45) Chacun peut aller et venir selon son bon vouloir et sans risquer une arrestation arbitraire. Il existe des limitations à cette liberté ; une arrestation, un mandat d’arrêt, une condamnation à une peine d’emprisonnement, un enfermement d’une personne atteinte d’une maladie mentale, un enfermement d’une personne étrangère qui ne bénéficie pas d’un accès au territoire… > La liberté d’expression (Const., art. 19, 25 et 150 ; C.E.D.H., art. 10 ; Charte UE, art. 11) Il est autorisé d’exprimer, par des mots, des écrits ou des comportements, des opinions philosophiques, religieuses, politiques ou idéologiques. Des limitations sont possibles (si elles sont liées à un besoin social impérieux, proportionnées par rapport au but poursuivi et nécessaires dans une société démocratique) 21. 21 J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), op. cit., p. 177. 20 > Le droit au respect de la vie privée (Const., art. 15, 22 et 29 ; C.E.D.H., art. 8 ; Charte UE, art. 7 et 8) Les individus se voient protéger des ingérences dans la vie privée. Ils ont un droit à l’autodétermination : on peut choisir ses modes de vie et les types de relations avec les autres êtres humains (ex. : port de la burka, pratiques sadomasochistes…). Le respect de la vie privée passe également par la protection des données à caractère personnel (ex. : adresse, empreintes digitales, données judiciaires et financières…) et par l’inviolabilité du domicile. > Les droits économiques, sociaux et culturels (Const., art. 16 et 23 ; C.E.D.H., Premier Protocole additionnel art. 1 ; Charte UE, art. 17) Le droit de propriété suppose que toute personne a droit au respect de ses biens, de ses droits patrimoniaux. Dans cette catégorie des droits fondamentaux, on peut également citer le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine, le droit au travail, le droit à la sécurité sociale, le droit à la protection de la santé et à l’aide sociale médicale et juridique, le droit à un logement décent, le droit à l’épanouissement culturel et social… b. L’idéal démocratique La démocratie est un « régime de gouvernement où le pouvoir est exercé par le peuple, pour le peuple et au nom du peuple »22. La démocratie directe est un régime dans lequel les citoyens participent directement à l’exercice du pouvoir tandis que dans la démocratie représentative, les citoyens sont représentés par des personnes élues par eux au suffrage universel. Trois principes guident le fonctionnement d’une démocratie : - le principe majoritaire fait que les décisions sont prises à la majorité ; souvent il s’agit de la majorité « absolue » c.-à-d. plus de la moitié des votants, mais certaines décisions importantes supposent une majorité « qualifiée », renforcée ; - la protection des minorités : il s’agit d’éviter des décisions de la majorité qui seraient discriminatoires pour des groupes minoritaires du point de vue de la langue, de la culture, de l’ethnie, de la religion… ; - l’acceptation de la contestation et de l’opposition politiques : ce principe doit pouvoir s’appuyer sur certaines libertés pour être effectif (liberté d’expression, liberté d’association, liberté des médias, droit de vote… Concrètement, l’État de droit se traduit par la réunion de différents éléments : la séparation et l’équilibre des pouvoirs, le respect de la hiérarchie des normes et la protection juridictionnelle du citoyen (allant jusqu’à l’engagement de la responsabilité des pouvoirs publics pour les dommages causés). 22 J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), op. cit., p. 80. 21 2. La séparation et l’équilibre des pouvoirs. La notion de « pouvoir » renvoie à l’ensemble des autorités publiques auxquelles est dévolue une fonction spécifique. Le pouvoir désigne donc la prérogative que détient une autorité publique d’imposer d’autorité les décisions prises dans son champ de compétences, si nécessaire par la force. Dans un État de droit, il existe une pluralité de « pouvoirs constitués ». Les pouvoirs sont dits « constitués », car ils sont établis et organisés par la Constitution de l’État. Depuis Montesquieu, il est classique de dire que le pouvoir est réparti entre trois instances ayant leurs missions respectives. Le pouvoir législatif (le parlement) édicte les règles de droit de valeur législative, il élabore, modifie, supprime les lois. Ces règles de valeur législative sont l’expression de la « volonté générale » puisqu’elles sont issues du parlement qui est composé des représentants de la Nation (cf. supra démocratie indirecte). En Belgique, on peut présenter les cinq principales compétences du pouvoir législatif de la manière suivante : - élaboration des lois, décrets et ordonnances (Const., art. 74 à 77) ; - approbation des traités (accords juridiques entre pays) : les représentants des gouvernements négocient le contenu du traité ; les représentants des gouvernements s’accordent sur le texte et concluent le traité ; le gouvernement soumet le traité au parlement ; le parlement approuve le traité (approbation) ; le Roi confirme approbation (ratification) ; la publication au Moniteur belge. - contrôle de l’exécutif : droit d’interpellation ; vote de confiance (motion de méfiance, motion de confiance) ; vote du budget (Const., art. 46, 96, 100 et 174) ; - enquête parlementaire : examen d’un problème déterminé survenu dans la société (ex. : commissions sur les tueurs du Brabant, commission Dutroux, commission Fortis…) (Const., art. 56) ; - modification de la Constitution (Const., art. 195). Le pouvoir exécutif (le gouvernement) : - exécute, applique les règles juridiques de valeur législative, pour ce faire : 1) il adopte des actes matériels et des actes juridiques visant des destinataires individualisés et 2) il édicte des règlements, c’est-à-dire des règles de droit générales et abstraites nécessaires à l’application des règles juridiques de valeur législative (Const., art. 105 et 108) ; Ex. : construire une route, nommer un fonctionnaire, rédiger un arrêté pour permettre l’application d’une loi - définit la politique nationale (établissement du budget, dirige la politique extérieure, commande l’armée, organise les services publics, bat la monnaie, maintient l’ordre, use du droit de grâce…). Le pouvoir judiciaire (les cours et tribunaux, c.-à-d. les juridictions) tranche les litiges en appliquant la règle de droit aux cas concrets. Si ces litiges ont pour objet la règle de droit elle-même, on parle de contentieux « objectif » (cf. infra la Cour constitutionnelle). L’ensemble des décisions prises par le pouvoir judiciaire forme la « jurisprudence ». 22 Cette séparation des pouvoirs permet d’éviter l’abus de pouvoir, car comme le dit Montesquieu, « le pouvoir arrête le pouvoir ». Chaque pouvoir a une fonction propre qui ne peut ni être exercée à titre principal par un autre pouvoir, ni être déléguée à un autre pouvoir. Cependant, pour favoriser l’État de droit, il ne faut pas qu’une séparation des pouvoirs, il faut également des relations entre les pouvoirs pour atteindre un certain équilibre entre eux. C’est justement parce que cette séparation des pouvoirs est « relative » que chaque pouvoir est en mesure de faire obstacle aux excès de pouvoir des deux autres pouvoirs. Voyons plus concrètement en quoi consistent les relations entre les pouvoirs : > Influences du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif Le pouvoir législatif délimite les compétences du gouvernement puisqu’en exécutant les lois, le gouvernement est tributaire des lois qui seront votées par le parlement. Le parlement a également un rôle de contrôle politique vis-à-vis du gouvernement : - il peut interpeller un ministre pour qu’il s’explique sur sa politique (droit d’interpellation) ; - il peut renverser le gouvernement et proposer la nomination d’un nouveau premier ministre (adoption d’une motion de méfiance ou rejet d’une motion de confiance) ; Const., art. 96 : « (…) Le gouvernement fédéral remet sa démission au Roi si la Chambre des représentants, à la majorité absolue de ses membres, adopte une motion de méfiance proposant au Roi la nomination d’un successeur au Premier ministre, ou propose au Roi la nomination d’un successeur au Premier ministre dans les trois jours du rejet d’une motion de confiance. (…) ». - il peut créer des commissions parlementaires pour enquêter sur certains événements particuliers permettant d’évaluer la politique du gouvernement. Une enquête parlementaire est l’examen d’un problème déterminé survenu dans la société. Une telle enquête signale des manquements et propose des solutions (ex. : commissions sur les tueurs du Brabant, commission Dutroux…) ; - il vote le budget élaboré par le gouvernement (le budget est l’évaluation faite par le gouvernement des revenus et des dépenses publics prévus pour l’année suivante) Const., art. 174 : « Chaque année, la Chambre des représentants arrête la loi des comptes et vote le budget ». > Influences du pouvoir législatif sur le pouvoir judiciaire Le pouvoir législatif établit les lois relatives à l’organisation et au fonctionnement des cours et tribunaux (Const. art. 146). Le pouvoir législatif, en élaborant et en modifiant les lois, va forcément influencer le travail des cours et tribunaux qui tranchent les conflits en appliquant les lois. 23 Ex. : - si le législateur abroge une loi, le juge ne va plus l’utiliser pour trancher les conflits ; - la loi qui allonge la durée du délai de prescription de certaines infractions pour que les cours et tribunaux puissent continuer à travailler sur le dossier des tueries du Brabant. Le pouvoir législatif exerce également une influence considérable en votant le budget de la justice. Lors des commissions d’enquête, le pouvoir législatif a des compétences parallèles au pouvoir judiciaire, il peut comme un juge d’instruction procéder à des auditions de témoins, d’experts (ex. : commission d’enquête liée à l’affaire Dutroux). L’action du pouvoir judiciaire envers le pouvoir législatif est limitée. Les parlementaires bénéficient d’une immunité relative. L’immunité n’est que relative car s’il faut permettre aux députés d’exercer leurs charges avec une certaine indépendance, il faut également préserver le principe de l’égalité devant la loi. Const., art. 59 : « Sauf le cas de flagrant délit, aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session, en matière répressive, être (…) arrêté qu’avec l’autorisation de la Chambre dont il fait partie. (…) Le membre concerné (…) peut, à tous les stades de l’instruction, demander, pendant la durée de la session (…), à la Chambre dont il fait partie de suspendre les poursuites. La Chambre concernée doit se prononcer à cet effet à la majorité des deux tiers des votes exprimés ». La « liberté de tribune » : les parlementaires ne peuvent pas être poursuivis pour les propos tenus dans l’exercice de leur fonction. Ex. : Laurent Louis. Ex. : Bernard Wesphael. > Influences du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif Le Roi et les gouvernements communautaires et régionaux sont en Belgique une des branches du pouvoir législatif. Ils jouent donc un rôle important dans l’élaboration des lois, décrets et ordonnances. Const., art. 36 : « Le pouvoir législatif fédéral s’exerce collectivement par le Roi, la Chambre des représentants et le Sénat ». Le Roi peut également dissoudre la Chambre des représentants (pouvoir législatif fédéral) (rejet d’une motion de confiance ou adoption d’une motion de méfiance sans proposition d’un successeur au Premier ministre, démission du gouvernement et accord de la chambre des représentants pour la dissolution). Les gouvernements communautaires et régionaux n’ont pas le même pouvoir de dissolution. Const., art. 46 : « Le Roi n’a le droit de dissoudre la Chambre des représentants que si celle-ci, à la majorité absolue de ses membres : 1° soit rejette une motion de confiance au Gouvernement fédéral et ne propose pas au Roi, dans un délai de trois jours à compter du jour du rejet de la motion, la nomination d’un successeur au Premier ministre ; 2° soit adopte une motion de méfiance à l’égard du Gouvernement fédéral et ne propose pas simultanément au Roi la nomination d’un successeur au Premier ministre. (…) En outre, le Roi peut, en cas de démission du Gouvernement fédéral, dissoudre la Chambre des représentants après avoir reçu son assentiment exprimé à la majorité absolue de ses membres ». 24 > Influences du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire Le pouvoir exécutif nomme les juges (Const, art. 151, §4) et nomme et révoque les membres du ministère public près les cours et tribunaux (Const., art. 153). Const., art. 151 : « (…) Les juges (…) sont nommés par le Roi dans les conditions et selon le mode déterminés par la loi ». Const., art. 153 : « Le Roi nomme et révoque les officiers du ministère public près des cours et tribunaux ». L’action du pouvoir judiciaire envers le pouvoir exécutif est limitée. La personne du Roi est inviolable, il ne peut être assigné devant un tribunal (Const., art. 88). Les ministres bénéficient d’une immunité relative, il y a une procédure particulière à suivre si l’on veut intenter des poursuites (Const., art. 103 et 125). Const., art. 88 : « La personne du Roi est inviolable (…) ». Ex. : Affaire Delphine Boel. Const., art. 103 : « Les ministres sont jugés exclusivement par la cour d’appel (…) ». Le pouvoir exécutif est responsable de la mise à exécution (forcée) des décisions du pouvoir judiciaire. Const., art. 40, al. 2 : « (…) Les arrêts et jugements sont exécutés au nom du Roi ». Rôles du ministère public et des huissiers Le Roi peut accorder des remises totales ou partielles des peines prononcées par un juge. Const., art. 110 : « Le Roi a le droit de remettre ou de réduire les peines prononcées par les juges, sauf ce qui est statué relativement aux ministres et aux membres des Gouvernements de communauté et de région ». > Influences du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif On a déjà vu que le pouvoir judiciaire peut juger des parlementaires même si cela suppose des règles particulières (Const., art. 58, 59 et 120). Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, les juges doivent écarter une loi qui s’oppose à un traité international qui a des effets directs23. > Influences du pouvoir judiciaire sur le pouvoir exécutif On a déjà vu que le pouvoir judiciaire peut juger des ministres même si cela suppose des règles particulières (Const., art. 103 et 125). Les cours et tribunaux n’appliquent pas les arrêtés et règlements du pouvoir exécutif qui ne sont pas conformes aux lois (cf. infra). 23 Une règle internationale est dite directement applicable si elle répond à un double critère : - critère subjectif : intention des auteurs du traité ; - critère objectif : suffisamment claire, précise et inconditionnelle. 25 Const., art. 159 : « Les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois ». 3. La hiérarchie des règles juridiques La hiérarchie des règles juridiques (ou hiérarchie des normes) suppose que les pouvoirs publics, lorsqu’ils édictent des règles, respectent les règles supérieures. Le respect de la hiérarchie des règles juridiques est lié à l’exigence formelle de l’État de droit. Ce respect de la hiérarchie des normes se base sur les postulats d’une séparation claire du droit et du non-droit et d’une cohérence de l’ordre juridique. Cette cohérence juridique prend la forme d’une pyramide des règles juridiques, ce qui suppose donc que les règles soient conformes (ou du moins compatibles) avec les règles qui lui sont supérieures. De ce point de vue, la Constitution a la primauté sur les autres règles en tant que « Loi fondamentale » de l’État, viennent ensuite les règles issues du pouvoir législatif (censées être l’expression de la volonté générale) et enfin, viennent les règles issues du pouvoir exécutif (venant exécuter les règles du pouvoir législatif). Pour que l’État de droit soit renforcé, il convient que ce principe de hiérarchie des normes puisse faire l’objet de contrôles. Nous verrons que c’est le cas en Belgique (C.C., C.E., Const., art. 159, arrêt Le Ski, Cour eur. D.H., C.J.U.E.). 4. La protection juridictionnelle du citoyen et la responsabilité des pouvoirs publics pour les dommages causés Le citoyen doit, dans un État de droit, pouvoir s’adresse au pouvoir judiciaire afin d’obtenir le respect de ses droits subjectifs. L’État de droit suppose que des juridictions soient compétentes pour juger l’action de l’État. Elles doivent pouvoir pointer les éventuelles responsabilités des pouvoirs publics (législatif, exécutif ou judiciaire). Les dommages liés à leur faute doivent pouvoir être réparés. Le système belge n’est pas encore parfait à cet égard et devra toujours concilier l’intérêt des particuliers et l’intérêt général. Ex. : Civ. Bruxelles, 17 novembre 1994 : L’autorité communale est responsable des dommages liés à la présence de fin sable blanc sur la chaussée parce que l’autorité communale avait l’obligation de prendre les mesures appropriées pour prévenir les usagers de la route de tout danger anormal et d’installer une signalisation adéquate afin d’attirer l’attention des usagers de la route sur le danger de dérapage. Ex. : Cass., 26 avril 1963 : La responsabilité de l’administration peut être engagée si elle commet une faute dans le cadre de l’exercice de son pouvoir réglementaire : une petite fille avait été frappée de paralysie et de débilité suite à un vaccin contre la variole. Ce vaccin avait été rendu obligatoire alors que la variole avait pratiquement disparu à l’époque. Le juge du fond avait condamné l’État belge, mais la Cour de cassation n’a pas suivi : l’intérêt général peut conduire la puissance publique à causer des dommages à certains particuliers. C’est une question qui doit être jugée en termes d’« opportunité ». Ex. : le législateur néglige ou tarde à prendre une norme alors qu’il y était contraint par une norme supérieure (une directive européenne par exemple) : la Chambre des représentants doit être une autorité normalement prudente et diligente et pourrait voir sa responsabilité engagée en vertu des articles 6.4 et 6.15 du Code civil. Ex. : le législateur prend une norme qui est contraire à la Constitution et cette norme a causé un dommage à un particulier (une norme jugée discriminatoire par exemple). 26 La responsabilité de l’État du fait des jugements est particulièrement difficile à mettre en œuvre en raison des principes de l’indépendance des juges et de l’autorité de la chose jugée. 5. La doctrine de l’État de droit : l’occasion d’une réflexion sur le caractère idéologique du droit ? La doctrine de l’État de droit fait en sorte qu’on associe le droit avec la neutralité et l’objectivité (exigence formelle) et avec la justice, la démocratie et l’ordre naturel des choses (exigence substantielle). Une telle vision idyllique du droit pourrait certainement être critiquée. La doctrine de l’État de droit permet de souligner le caractère idéologique du droit. Encore faut-il s’entendre sur la notion d’idéologie. L’idéologie est un « système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentation (images, mythes, idées ou concepts selon le cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée »24. Ainsi on peut dire que le droit belge s’inspire de l’idéologie libérale puisqu’il insiste sur : - la liberté de l’individu qui doit être protégé des abus du pouvoir (idée d’un État minimal) ; - la nécessité de préserver une sphère privée pour l’individu (l'État ne prescrit pas les manières de penser, mais se limite à la réglementation de la vie en société, à la sphère publique) ; - l’égalité de chances des individus (on ne cherche pas à donner à chacun la même chose, mais on met tout le monde dans les mêmes conditions pour réaliser ses aspirations/possibilités de développer ses qualités ; on assure l’égalité formelle, mais on ne cherche pas à résoudre les inégalités réelles). Mais on peut également dire que le droit est en lui-même une idéologie. Le droit est une idéologie, car il constitue un système spécifique et autonome de représentation. L’« idéologie juridique » comporte deux éléments : - il y a une tendance à présenter la réalité à partir des concepts juridiques ; tout est analysé à travers les lunettes du droit (ex. : une personne achète un journal, c’est un contrat ; un cortège de bleus passe tardivement et bruyamment dans les rues de Louvain-la-Neuve, c’est une, voire plusieurs infractions pénales : tapage nocturne, ivresse sur la voie publique, outrage public aux bonnes mœurs) ; - il y a une tendance à transformer les problèmes d’ordre politique, social ou philosophique en problèmes juridiques : le droit simplifie (apparemment) les problèmes en insistant sur la légalité plutôt que sur la légitimité (ex. : il est plus facile de savoir si l’avortement/l’expulsion d’étrangers/la peine de prison est un comportement légal ou non plutôt qu’un comportement légitime ou non) ; l’idéologie juridique fait en sorte que le légal devient le légitime (d’où l’utilisation importante du droit par différents acteurs pour justifier leurs positions). Nous allons illustrer comment, dans le système belge, le droit a joué un rôle idéologique en justifiant une décision politique. Ceci écorne forcément la vision du droit telle qu’elle 24 L. ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, La Découverte, 1996, p. 238, cité par O. CORTEN, op. cit., p.209. 27 ressort de la doctrine de l’État de droit puisque le droit est présenté comme un instrument dans une relation de pouvoir. La doctrine de l’État de droit insiste sur la séparation du droit avec la politique et la morale, mais cette séparation n’est pas si claire : le droit apparaît souvent comme l’instrument d’une volonté politique, et l’interprétation juridique vient au service d’une position politique déterminée. Même si certaines interprétations juridiques sont plus difficiles à défendre que d’autres, il est exagéré de présenter le droit comme un facteur empêchant le débat. Premier exemple : la colonisation. Comment a fonctionné l’idéologie juridique pour permettre d’accepter une telle situation ? On voit comment la doctrine de l’État de droit a permis de justifier une action politique, y compris par la violence, en se référant au droit. Les juristes usèrent d’un raisonnement juridique : « Les territoires furent cédés par des chefs indigènes en suite de traités uniquement basés sur la libre volonté et l’intérêt réciproque des contractants »25. On retrouve ici l’exigence formelle de l’État de droit. Il y eut également des raisonnements juridiques axés sur l’exigence substantielle : la colonisation était juridiquement bonne, car elle a permis la suppression de pratiques culturelles considérées comme barbares (polygamie, anthropophagie). On voit donc qu’un régime raciste a pu être justifié par la référence au droit. Second exemple : le statut de subordination des femmes en droit belge. La doctrine de l’État de droit a été davantage un instrument qu’une contrainte pour arriver à un statut juridique inférieur pour les femmes : autorité maritale, incapacité de la femme mariée, peine pour adultère plus importante, exclusion du droit de vote. Le droit n’aurait fait que traduire la nature des choses en affirmant par exemple dans le Code civil que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari » (art. 213) ; « la femme est obligée d’habiter avec le mari (…), le mari est obligé de la recevoir » (art. 214). Son statut inférieur est justifié juridiquement par un besoin de protection du « sexe faible ». Jusqu’en 1976, seul le mari fixait le lieu du domicile conjugal. 25 E. PICARD, Pandectes belges. Encyclopédie de législation, de doctrine et de jurisprudence belges, t. XXIII, v° Congo, 1887, p. 1085 cité par O. CORTEN, op. cit., p. 343. 28 F. Les « personnes » La « personne » ou le « sujet de droit » désigne le titulaire de droits (subjectifs) et d’obligations dans un ordre juridique donné. La personnalité juridique vise l’aptitude à être titulaire de droits (subjectifs) et d’obligations, ou, pour le dire autrement, l’aptitude à être sujet actif (c’est-à-dire créancier) ou sujet passif (c’est-à-dire débiteur) de droits. La « personne » (sujet de droit) se distingue donc de la « chose » (objet de droit). Cette distinction ne règle pas tous les problèmes, car n’entrent pas aisément dans cette opposition les embryons, les dépouilles mortelles et les animaux. Ces trois situations sont à l’origine de règles protectrices même s’il n’y a pas de personnalité juridique. Il est interdit de créer des embryons in vitro à des fins de recherche scientifique sauf si les embryons surnuméraires ne peuvent être utilisés pour ces recherches scientifiques (loi du 11 mai 2003, art. 4). Une certaine protection à l’image, au nom ou à l’honneur de la personne défunte reste reconnue. Même si un animal n’est pas une « personne », le droit reconnaît qu’ils sont doués de sensibilité et qu’ils ont des besoins biologiques (C. civ., art. 3.38). Les dispositions relatives aux choses corporelles s’appliquent aux animaux mais en tenant compte des règles qui les protègent et de l’ordre public (C. civ., art. 3.39). 1. Les catégories de personnes En droit international, les États et les organisations internationales ont la personnalité juridique. L’organisation internationale est « une association d’États, constituée en vue de remplir certaines fonctions d’intérêt commun, et dotée à cet effet d’un appareil permanent d’organes »26 (ex. : ONU, l’Union européenne). Ces organisations ont une personnalité juridique uniquement si les États fondateurs de l’organisation ont manifesté, explicitement ou implicitement, la volonté de conférer à cette organisation la personnalité juridique (condition subjective) et si l’organisation ainsi créée jouit d’un certain degré d’autonomie (condition objective). Les organisations internationales disposent d’une personnalité juridique fonctionnelle, c’est-à-dire limitée à l’exercice des droits et à l’accomplissement des tâches entrant dans les fonctions qui leur ont été confiées. En droit interne, il existe deux catégories de personnes : les personnes physiques et les personnes morales. a. Les personnes physiques Tous les êtres humains sont des personnes physiques et jouissent donc de la personnalité juridique. En effet, l’esclavage et la mort civile (qui consiste en la privation de tous les droits civils et politiques) sont abolis en Belgique (Const. art. 18). Const. art. 18 : « La mort civile est abolie ; elle ne peut être rétablie ». La personnalité juridique est reconnue aux êtres humains dès leur naissance, pour autant qu’ils soient nés vivants (par opposition à l’enfant mort-né) et viables (viabilité désigne « la capacité physiologique à survivre », certaines déficiences ou immaturités physiologiques conduisent nécessairement et rapidement au décès). Le concept de 26 M. VIRALLY, « Panorama du droit international contemporain », R.C.A.D.I., t. 183 (1983-V), p. 253. 29 naissance renvoie à « l’expulsion de l’enfant du corps maternel par les voies naturelles ou son extraction artificielle (césarienne) »27. Par dérogation à cette règle, l’enfant simplement conçu sera réputé être déjà né (c’est une « fiction juridique »28) lorsqu’il s’agit d’accorder certains droits à l’enfant et à condition que l’enfant naisse ensuite vivant et viable. Le droit prévoit des présomptions29 pour déterminer le moment de la conception : l’enfant est présumé avoir été conçu entre le 300e et le 180e jour avant la naissance et, durant cette période de 120 jours, l’enfant est présumé avoir été conçu au moment qui lui est le plus favorable. Ces règles ont des conséquences importantes en matière de succession. C. civ., art. 4.4. : « Pour être successible, il faut exister à l’instant de l’ouverture de la succession. Ainsi, ne sont pas successibles : 1° l’enfant qui n’est pas encore conçu ; 2° l’enfant qui n’est pas né viable ». C. civ., art. 4.137 : « Pour recevoir une donation, il suffit d’être conçu au moment de la donation. Pour recevoir par testament, il suffit d’être conçu à l’époque du décès du testateur. Néanmoins, la donation ou le testament n’auront leur effet qu’autant que l’enfant sera né viable ». C. civ., art. 326 : « L'enfant est présumé, sauf preuve contraire, avoir été conçu dans la période qui s'étend du 300e au 180e jour avant la naissance et au moment qui lui est le plus favorable, compte tenu de l'objet de sa demande ou du moyen de défense proposé par lui ». La personnalité juridique disparaît avec le décès de la personne. Une fois le décès prononcé, le défunt n’est plus titulaire de droits ni d’obligations. La mort n’est pas définie juridiquement : la tendance actuelle de la science retient comme critère la mort cérébrale, c’est-à-dire la cessation irréversible du fonctionnement du cerveau constatée par des électroencéphalogrammes plats. b. Les personnes morales La personne morale est une entité abstraite constituée par un groupement de biens ou de personnes (physiques ou morales) à laquelle le droit objectif attribue une personnalité juridique distincte des membres qui la composent. Une personne morale peut donc être sujet de droits et d’obligations. Elle jouit d’un patrimoine propre, ce qui lui permet de poursuivre ses propres finalités. Une personne morale peut être responsable pénalement (C. pén., art. 5). Ex. : la personne morale peut acquérir de nouveaux biens, elle peut conclure des contrats... L’expression « personne morale » est étonnante à deux égards : - le concept de « personne » est assurément mobilisé par « anthropomorphisme » ; - le concept de « morale » est utilisé pour évoquer son caractère immatériel. Il existe deux catégories de personnes morales : les personnes morales de droit public et les personnes morales de droit privé. 27 J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), op. cit., p. 104. 28 C’est une « fiction juridique » car « le droit reconnaît sur le plan juridique une réalité qui n’a pas de correspondance dans l’ordre de la matérialité » (J.-M. HAUSMAN et J. VANDERSCHUREN (dir.), op. cit., p. 105). 29 Une présomption est une conséquence que le droit tire d’un fait connu à un fait inconnu. 30 > Les personnes morales de droit public sont créées par l’autorité publique. Elles ont pour objet de contribuer au fonctionnement et à l’administration de l’État. Elles doivent servir l’intérêt général. Il s’agit d’une part des personnes publiques territoriales : l’État fédéral et des différentes collectivités publiques fédérées et décentralisées qu’il abrite (les régions, les communautés, les provinces, les communes…). Il s’agit d’autre part des services publics personnalisés créés par les personnes publiques territoriales en vue de la gestion d’un intérêt public déterminé. Entrent dans cette catégorie : les établissements publics (ex. : l’ONSS, l’INAMI, les CPAS), les associations de personnes de droit public (exemples : les intercommunales qui se chargent de la distribution d’électricité), les entreprises publiques autonomes (exemples : la SNCB, Belgacom, La Poste) et les groupements professionnels de droit public (ex. : Ordre des médecins, Ordre des architectes, Institut des réviseurs d’entreprises...). Une fois créées, les personnes morales de droit public ont en principe vocation à durer. Ex. : L’État étant une personne morale de droit public et ayant la personnalité juridique, il a le droit d’agir en justice ; à l’inverse, la responsabilité de l’État peut être engagée. > Les personnes morales de droit privé sont créées à l’initiative de particuliers. Elles ont en principe une vocation plus temporaire. Le groupement créé par les particuliers doit respecter les conditions prévues par le droit objectif pour qu’il constitue une personne morale de droit privé et soit par conséquent doté de la personnalité juridique. Si le groupement ne répond pas aux conditions légales, il n’a pas la personnalité juridique ; c’est ce qu’on appelle des « groupements de fait ». Certains groupements de fait, comme les syndicats, se voient cependant reconnaître un droit d’action limité par des législations particulières ou par la jurisprudence. Ex. de groupement de fait : la famille ; les syndicats ; les partis politiques… Ex. : Les partis politiques, même s’ils n’ont pas la personnalité juridique, doivent respecter certaines règles. Ainsi, la loi du 4 juillet 1989 prévoit que les dépenses électorales soient limitées et contrôlées. Cette même loi tente de limiter les partis liberticides : « Pour pouvoir bénéficier de la dotation prévue à l'article 15, chaque parti doit inclure dans ses statuts ou dans son programme une disposition par laquelle il s'engage à respecter (…) au moins les droits et les libertés garantis par la Co

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