Chapitre 1: La notion de service public

La conception libérale de l'État, issue du libéralisme, limitait le rôle du service public au 19e siècle, surtout aux missions régaliennes de l'État, avec quelques fonctions sociales supplémentaires comme l'éducation et la santé. L'État fournissait ces services, assurant une mission d'intérêt général par des procédures spécifiques et des règles dérogatoires.

La notion classique de service public repose sur trois approches : l'approche organique, l'approche matérielle et l'approche formelle.

L'approche organique met l'accent sur la personne publique qui assure le service, principalement l'État.

L'approche matérielle définit le service public comme une activité d'intérêt général.

L'approche formelle identifie le service public à travers des procédures et des règles spécifiques, en particulier le droit administratif.

L'arrêt TC Blanco de 1873 établit que la responsabilité de l'État pour les personnes qu'il emploie dans le cadre du service public ne peut être réglementée par le code civil. Cela illustre l'idée que l'État dispose de prérogatives particulières et d'un droit particulier.

L'École de Bordeaux, fondée par Léon Duguit, Gaston Jèze et Louis Rolland, a contribué à développer la notion de service public pour justifier l'application du droit administratif et la compétence du juge administratif.

La loi du 16 et 24 août 1790 interdit au juge judiciaire de contrôler l'administration. Il fallait déterminer l'étendue de cette exclusion, ce qui a engendré des tensions entre l'administration et le juge judiciaire tout au long du 19e siècle.

La distinction entre actes d'autorité et actes de gestion vise à déterminer la compétence du juge administratif. Les actes d'autorité, qui relèvent de la puissance publique, sont contrôlés par le juge administratif, tandis que les actes de gestion, comparables à ceux que pourraient prendre des personnes privées, relèvent du juge judiciaire.

Le développement de la théorie du service public remet en question la distinction entre actes d'autorité et actes de gestion. L'objet de l'activité, plutôt que la forme juridique, devient le critère déterminant pour la compétence du juge. L'action de l'État dans le domaine du service public relève désormais du juge administratif.

L'émergence du service public vise à unifier le contentieux de l'État et à étendre la compétence du juge administratif. Le juge administratif cherche à contrôler l'action de l'État dans tous les domaines du service public.

Léon Duguit propose une vision du service public comme l'ensemble des activités assurées par l'État. Il s'oppose à la théorie de la puissance et de la souveraineté, et considère que les pouvoirs des gouvernants sont limités par la mission de mettre en œuvre les services publics. Il reconnaît des pouvoirs aux gouvernants, mais aussi des limites à leur action.

La théorie du service public a permis de légitimer l'intervention de l'État dans de nouveaux domaines et d'assumer la prise en charge de services nouveaux.

L'irruption du droit privé dans la gestion des services publics a remis en question la vision unitaire du service public. L'administration a étendu son influence à de nouveaux domaines, notamment l'industrie et le commerce, suscitant des questions sur l'application du droit public et du droit privé.

L'arrêt TC 1921 Société commerciale de l'Ouest Africain montre que l'administration, même dans des domaines commerciaux et industriels, reste soumise à un droit particulier, mettant en lumière la complexité du service public. La notion de SPIC (service public industriel et commercial) n'est pas encore définie à cette époque.

Paul Matter, commissaire du gouvernement à l'époque, a introduit la distinction entre SP par nature et SP par accident. La notion de SP est relative, ce qui rend la distinction complexe.

La première crise du service public a vu l'émergence de deux types de services : les SPA (services publics administratifs) et les SPIC (services publics industriels et commerciaux). Les SPA, gérés par des personnes publiques, répondent à des besoins d'intérêt général, tandis que les SPIC, souvent à gestion privée, sont davantage orientés vers une dimension financière.

L'émergence de gestionnaires privés de services publics a remis en question l'idée que seuls les personnes publiques pouvaient gérer un service public. Dès le début du 20e siècle, des cas de gestion privée par des personnes privées ont été acceptés par le juge administratif, mais de manière limitée.

L'arrêt CE 1910 Thérond accepte pour la première fois qu'un gestionnaire privé, en l'occurrence une société de prévoyance agricole, puisse bénéficier de l'expropriation.

L'arrêt CE 1935 Vezia admet que la société de prévoyance et de secours agricoles d’Afrique occidentale française, un établissement privé, peut gérer un service public. Le CE reconnaît l'existence d'un intérêt public dans l'activité de cette société.

L'arrêt CE 1938 Caisse primaire Aide et protection pose le principe que des personnes privées peuvent gérer des services publics. Le CE applique une loi relative au cumul d'activités aux services publics gérés par des personnes privées.

Le caractère pluriel de la notion moderne de service public signifie qu'il s'agit désormais d'une activité d'intérêt général assurée par une personne publique ou sous son contrôle, et soumise à un degré variable de droit administratif.

La qualification législative d'activités comme des services publics est un moyen indirect de définir la notion de service public. Le législateur qualifie certaines activités, mais il s'agit souvent d'évidences, comme l'eau, l'assainissement, l'action sociale, l'éducation et la santé.

La construction jurisprudentielle moderne de la notion de service public se base sur un faisceau d'indices, qui sont des éléments de preuve permettant au juge d'identifier la nature d'une activité comme service public. Le juge tient compte des motivations et du périmètre de l'activité.

Le juge administratif est plus discret lorsqu'il s'agit d'identifier un service public géré par une personne publique, car on présume que les personnes publiques gèrent des services publics. En revanche, la question se pose davantage lorsqu'il s'agit d'opérateurs privés, surtout si la gestion n'est pas formellement déléguée.

Le juge administratif identifie les services publics par rapport à l'application d'un régime législatif spécifique, qui s'applique non seulement aux administrations, mais aussi aux gestionnaires privés de services publics. Il s'agit notamment du droit à la communication de documents administratifs, de la motivation des décisions administratives, de la procédure de mise en concurrence et du référé liberté.

Le référé liberté est une procédure introduite en 2000 qui permet au juge administratif de prendre des mesures d'injonction pour protéger les libertés fondamentales, même en cas d'atteinte par des personnes privées ou des gestionnaires de services publics.

Le recours à la notion de service public permet de définir d'autres concepts du droit administratif, comme l'agent public, les collaborateurs occasionnels, les contrats administratifs, les actes administratifs, le domaine public, et le travail ou l'ouvrage public.

Pour qualifier une activité gérée par une personne privée de service public, le juge administratif, dans les années 1960, utilisait trois critères cumulatifs : la mission d'intérêt général, le contrôle de l'administration et la détention de prérogatives de puissance publique par le gestionnaire.

Le critère de la mission d'intérêt général est subjectif et contingent. Il est difficile de définir l'intérêt général en soi. Le juge s'appuie souvent sur la qualification législative, les travaux parlementaires et la volonté des pouvoirs publics.

Le critère du contrôle de l'administration implique une surveillance de l'activité du gestionnaire. Le juge recherche des indices de cette surveillance, comme des mécanismes d'agrément, des contrôles du fonctionnement de l'entité, des modalités de fourniture du service et des tarifs appliqués.

Le critère des prérogatives de puissance publique (PPP) désigne les privilèges accordés au gestionnaire pour les besoins de l'intérêt général. Ces privilèges traduisent l'importance de l'activité et l'intervention de l'administration. Il peut s'agir de monopoles de droit, de pouvoirs d'exécuter des travaux d'office, de prélever des cotisations obligatoires, d'édicter des règlements et de sanctionner.

À partir des années 1990, le critère des prérogatives de puissance publique (PPP) est remis en question. L'arrêt CE 1990 Ville de Melun montre qu'une association peut gérer un service public sans disposer de PPP. L'intensité du contrôle exercé par l'administration devient un élément déterminant pour la qualification.

La définition du service public aujourd'hui se base sur une synthèse des critères des années 1960 et des années 1990. Le juge tient compte des définitions légales, de la volonté des pouvoirs publics, des indices de contrôle et de l'intensité du lien entre le gestionnaire et l'administration.

La distinction entre services publics administratifs (SPA) et services publics industriels et commerciaux (SPIC) est basée sur la qualification législative, le mode de financement, le mode d'organisation et de fonctionnement et l'objet du service.

La notion de service public est complexe et incertaine, mais elle reste utile pour délimiter et légitimer l'action publique. Le juge est souvent le traducteur des choix politiques des gouvernants.

Les deux arrêts Textron (CE 17 février 1992) et Préfet de la Gironde (TC 25 mars 1996) montrent que l'absence de prérogatives de puissance publique (PPP), sauf textes législatifs contraires, conduit à la compétence du juge judiciaire.