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Semaine 2 Sociolinguistique Historique PDF

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Summary

This document presents the second week of a historical sociolinguistics seminar. It discusses the importance of different types of data in linguistics and the role of field linguistics, written documents, and introspection. The seminar also examines the Anglo-Norman language and the Chanson de Roland.

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LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Semaine 2 : Quelles données pour la linguistique ? ; Rapport très problématique entre langue écrite et langue parlée ; Les dialectes littéraires de l’ancien français...

LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Semaine 2 : Quelles données pour la linguistique ? ; Rapport très problématique entre langue écrite et langue parlée ; Les dialectes littéraires de l’ancien français et le concept de scripta ; L’anglo-normand et la Chanson de Roland Bienvenue sur ce contenu qui représente la deuxième semaine de ce séminaire de sociolinguistique historique ! 1. Quelles données pour la linguistique ? Une question cruciale, en linguistique comme dans toutes les sciences, concerne le choix des données. Quel corpus examiner, pour étudier tel ou tel aspect ? En linguistique, c’est le point de vue adopté (ce qu’on cherche au juste) qui détermine ce choix (l’objet). Le linguiste américain Dell Hymes a proposé une typologie classique des sources de données en linguistique. À partir de celle-ci, nous allons dresser un panorama des sources de données — du point de vue, surtout, de la linguistique historique. a) Premièrement : les données issues d’enquêtes sur le terrain sont certainement la source la plus importante pour le linguiste. On parle alors de linguistique de terrain (field-linguistics). Leonard Bloomfield, grand linguiste structuraliste américain, disait que le linguiste devait passer l’été sur le terrain et l’hiver à exploiter ses matériaux ! L’importance qui est donnée, ou devrait être donnée, au terrain en linguistique apparente la démarche de notre discipline à celle de l’anthropologie ou à l’ethnologie. L’enquête de terrain est également fondamentale pour tout linguiste, et pour la formation de tout linguiste. Leonard Bloomfield a travaillé presque toute sa vie sur une langue algonkine : le ménomini. Émile Benveniste est allé sur le terrain enquêter sur les langues amérindiennes du Yukon. La linguistique de terrain est évidemment absolument indispensable pour étudier les langues « qui ne sont pas dans les livres » (ou très peu) et qui forment une écrasante majorité des langues humaines : langues dites sans écriture, mais aussi les parlers dialectaux, et même les variétés orales ou peu prestigieuses des « grandes langues ». La linguistique historique a absolument besoin des données de la linguistique de terrain. En linguistique romane, l’enquête de terrain est surtout représentée par la dialectologie, c’est-à- dire par l’étude de ce qu’Eugenio Coseriu a appelé les variétés primaires et qu’en français on appelle couramment les patois (nous y reviendrons). Les enquêtes dialectologiques ne produisent généralement pas des données brutes. Elles donnent lieu, le plus souvent, à deux types de productions élaborées : - soit des monographies (descriptions) généralement consacrées à une seule variété ; - soit des atlas linguistiques (recueils de cartes) consacrés à un échantillon représentatif des variétés d’un territoire donné (Atlas linguistique de la France, Atlas linguistique de la Provence, Atlas linguistique de la Gascogne, etc.). Ci-dessous, par exemple, une carte (1099) tirée de l’Atlas linguistique et ethnographique de la Normandie (abrégé ALN), où les équivalents dialectaux (normands) du type lexical français chemise sont illustrés à chaque point d’enquête. Les réponses fournies par les locuteurs interrogés ont été notés au moyen d’un système de transcription spécialement mis au point pour cet atlas ; on y reconnaît des types dialectaux [kmiz], [kmẽz], etc. 1 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Brasseur, Patrice, 2012. Atlas linguistique et ethnographique de la Normandie, vol. 4, carte 1099 ‘chemise’. Il faut également enquêter sur le terrain (et non dans les livres) pour connaître les variétés romanes standardisées dans leur usage réel. Pour le français, par exemple, les travaux de Claire Blanche-Benveniste, d’Henriette Walter, déterminants au sein de la discipline, ou plus récemment, ceux de Mathieu Avanzi, sont de bons modèles à suivre. Vitalité et aire d’extension de l’adverbe astheure dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (2017). https://francaisdenosregions.com/ (consulté le 29 mai 2020). 2 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) b) Deuxième type de sources : la documentation écrite Bien que le code écrit soit second par rapport au ‘code oral’= la langue (du point de vue historique et du point de vue ontogénétique), le linguiste doit recourir aux données écrites, notamment pour faire de la linguistique historique. Il va sans dire que ce sont surtout les textes du passé qui intéressent la linguistique historique. Les données écrites sont en effet les seules sources de documentation directe sur les langues disparues : le tokharien, le hittite, par exemple. Elles permettent également de documenter directement des états de langue du passé : le grec ancien ou l’ancien français, par exemple. On distingue parmi les données écrites les textes littéraires et les textes non- littéraires (ou : documents). Ces derniers sont d’autant plus intéressants pour le linguiste qu’ils sont moins élaborés et reflètent de plus près la langue quotidienne. Pour l’obtention de ses données, le linguiste dépend alors d’une autre discipline, qu’on appelle la philologie. On peut définir celle-ci comme la discipline scientifique consistant à éditer et à interpréter les textes écrits, surtout ceux du passé, ce qui implique de connaître leur transmission et de faire la critique des différents témoins (c’est-à-dire les copies, tous les manuscrits disponibles pour un même texte). La philologie et la linguistique ont donc des objectifs différents, même si elles peuvent avoir des objets d’étude communs (les textes). Un savant qui édite la chanson de Roland est un philologue, un savant qui étudie la déclinaison dans La Chanson de Roland est un linguiste. Au début de l’histoire de la linguistique les rapports entre la linguistique historique et la philologie ont été conflictuels. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, en particulier dans le domaine roman. S’il faut distinguer les deux disciplines, il ne faut pas pour autant les séparer et encore moins les opposer : de même que pour l’oral le linguiste recueille lui-même ses données, il peut être obligé de le faire pour les langues écrites du passé (surtout s’il s’agit de langues qui ont peu de prestige social et dont les philologues professionnels ne s’occupent pas : le patois lorrain du 18e siècle, par exemple). D’ailleurs beaucoup de grands linguistes ont été également de grands philologues (Cesare Segre, par exemple, dont l’édition du texte de la Chanson de Roland fait autorité), ou simplement de bons philologues. Dans l’étude diachronique des langues romanes, tout linguiste historique (on dit aussi diachronicien) doit être, à un degré plus ou moins grand, philologue. Attention ! Le mot de philologie, que j’ai défini comme “la discipline qui édite et interprète les textes écrits, surtout du passé”, a aussi un autre sens, plus large. Dans ce sens large, qui est surtout usité dans les pays germaniques, la philologie regroupe la linguistique, la philologie au sens strict et l’étude des littératures pour un groupe de langues ou une langue donnée. C’est ainsi qu’on parle de philologie romane pour englober l’étude scientifique (surtout historique et comparée) des langues romanes, l’art d’éditer et d’interpréter les textes en langue romane (surtout les textes du Moyen Âge) et l’étude des littératures romanes (surtout jusqu’à la Renaissance). c) Troisièmement : nous allons distinguer, ce que ne fait pas Dell Hymes, comme sources du linguiste un certain type de textes : les textes métalinguistiques. 3 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Il s’agit des textes qui parlent des langues, c’est-à-dire en pratique des dictionnaires, des grammaires, des méthodes d’enseignement ou même de textes théoriques. Une telle littérature n’existe, bien entendu, que pour un petit nombre de langues : le sanskrit, le grec, le latin, le français, l’espagnol, l’arabe, le chinois etc. Quand ils existent, ces textes métalinguistiques apportent bien entendu des connaissances utiles, à condition de d’être utilisés de façon critique. On a proposé d’appeler l’étude des textes métalinguistique la métaphilologie. Par exemple, pour l’histoire du français, le témoignage des lexicographes (lexicographie) et des grammairiens (grammaticographie) du passé est très important... à partir du moment où ils existent, c’est-à-dire surtout à partir du 16e siècle. d) La reconstruction produit, dans le cadre de la grammaire comparée, un quatrième type de données : les protolangues. Le mode de production de ces données est tout à fait original. Dans les autres cas que nous avons vus jusqu’ici, le linguiste recueille en effet les données : a) auprès de témoins ou informateurs (linguistique de terrain) ; b) indirectement ou indirectement auprès des scripteurs du passé, dans les textes préalablement édités par la philologie (données écrites) ; c) auprès des grammairiens et lexicographes du passé, dans le cas des données métalinguistiques. Dans la reconstruction, c’est au contraire le linguiste historique qui produit des données secondes. Les données obtenues par la grammaire comparée sont en outre originales et, presque toujours, entièrement originales : la plupart des protolangues que la grammaire comparée reconstruit ne peuvent être connues QUE par la reconstruction. Du point de vue des sources de données, l’apport principal de la reconstruction est qu’elle permet de révéler des langues ayant existé antérieurement à la documentation écrite. Dans le cas des langues romanes, cette méthode permet de connaître certains aspects des langues que les textes écrits ne reflètent pas ou mal. Il convient de lever un premier malentendu éventuel, qui est terminologique : ‘grammaire comparée’ est une dénomination traditionnelle assez mal formée : la grammaire comparée ne s’intéresse pas seulement à la grammaire — morphologie et syntaxe —, mais aussi à la phonologie et au lexique. Ce n’est pas une partie de la ‘grammaire’, mais de la linguistique. La grammaire comparée poursuit deux buts : 1° démontrer la parenté existant entre telle et telle langue. On dit que deux langues sont apparentées lorsqu’elles sont deux formes diverses prises au cours du temps et selon les lieux par une même langue ancestrale ou protolangue (cela implique la reconnaissance préalable du fait que les langues évoluent). 2° Sur la base de la comparaison, reconstruire aussi précisément que possible les ancêtres communs. Ces ancêtres communs sont appelés protolangues. De fait, les protolangues ne sont jamais attestées par écrit. On nomme les protolangues soit à l’aide de l’adjectif commun, soit à l’aide du préfixe proto-. Exemples de protolangues : l’indo-européen commun, le sémitique commun, le bantou 4 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) commun, le germanique commun, le roman commun (ou : protosémitique, protobantou, proto- algonkin, protogermanique, protoroman) etc. Dans les meilleurs cas, on connaît, pour une langue donnée, non pas une mais plusieurs protolangues, car il existe des protolangues intermédiaires. Entre l’indo-européen et le français ou le franc-comtois, il existe un italique commun, le protoroman, un protoroman italo-occidental et un protofrançais. La grammaire comparée cherche à démontrer les parentés, mais aussi les sous-parentés entre langues. La grammaire comparée comporte par conséquent deux étapes fondamentales : 1° la démonstration de la parenté (et des sous-parentés) : c’est la comparaison stricto sensu. L’objectif de la comparaison est de montrer l’existence de correspondances phon(ét)iques régulières entre les langues comparées (cela implique d’assumer que le changement linguistique est régulier). Latin « vulgaire » (tardif parlé) Portugais Espagnol Français Italien OCTO oito ocho huit otto FACTU feito hecho fait fatto LACTE leite leche lait latte NOCTE noite noche nuit notte 2° La reconstruction des protolangues (et des protolangues intermédiaires correspondant aux sous-parentés) : c’est ce qu’on appelle la protolinguistique. Pour bien marquer ce double aspect, on peut parler de grammaire comparée-reconstruction (avec un trait d’union). Pour certains linguistes (comme autrefois Antoine Meillet), la comparaison est primordiale ; pour d’autres la comparaison n’est pratiquement qu’une étape en vue de la reconstruction. Latin « vulgaire » Occitan Catalan Français Italien (tardif parlé) AUCELLU aucèu ocell oiseau uccello Par exemple, le français oiseau, le catalan ocell, l’occitan aucèu, l’italien uccello ne peuvent remonter au latin classique AVIS. La comparaison de ces formes romanes, conjuguée à ce que l’on connaît de l’évolution phonétique de ces langues, nous permet de reconstruire un latin vulgaire *AUCELLU (de *AV(I)CELLUS, diminutif de AVIS), seul capable d’expliquer l’ensemble des formes. Le comparatisme permet ainsi de reconstruire des états de langue anciens, non attestés à l’écrit ; cela est particulièrement précieux pour les langues sans tradition écrite, mais aussi pour évaluer les divergences entre l’écrit et l’oral dans le cas d’une langue comme le latin, par exemple. En tant qu’elle établit les parentés et les sous-parentés entre les langues, la grammaire comparée a donc un débouché classificatoire : mettre de l’ordre dans l’immense diversité des langues humaines (6000 ? 7000 ?) en les regroupant par familles, branches, rameaux, etc. 5 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) En outre, la reconstruction des protolangues n’est pas seulement un but en soi. D’une part, elle accroît le matériel de la linguistique en reconstruisant des langues disparues et non attestées : les protolangues. D’autre part, une fois une protolangue reconstruite (de manière régressive), on peut retracer (de manière progressive) l’histoire de chacune des langues particulières de la famille, à partir de la protolangue ou d’une protolangue intermédiaire. On peut aller ainsi de l’indo-européen commun au protogermanique, du protogermanique au protoscandinave, du protoscandinave au danois. Ou du protogermanique au protogermanique occidental, ou du protogermanique occidental à l’allemand ou au néerlandais. On voit par là que la grammaire comparée-reconstruction n’est qu’un aspect — mais un aspect fondamental — de la linguistique historique. En synthèse, retenons donc que la grammaire-comparée sert : 1° à établir les parentés et les sous-parentés des langues entre elles et à constituer des familles de langues. 2° À reconstruire les protolangues et protolangues intermédiaires. 3° À fonder, à l’intérieur d’une famille et à partir de la protolangue ou d’une protolangue intermédiaire, la linguistique historique des langues de cette famille. Enfin, en ce qui concerne la reconstruction, concluons en soulignant qu’elle serait tout simplement impossible si, au préalable, on ne disposait pas de descriptions des états actuels (enquêtes de terrains) et des états passés (études fondées sur des données philologiques). La reconstruction dépend donc des autres sources de données, alors que les autres sources n’en dépendent pas. e) Enfin, une quatrième catégorie de données est constituée par l’introspection. Le linguiste est toujours, en effet, un locuteur natif d’au moins une langue. L’utilisation de ce type de données a surtout été promue par la grammaire générative-transformationnelle. Cependant, beaucoup de linguistes pensent que les données subjectives issues de l’introspection sont à éviter, ou du moins à contrôler strictement. Il n’est peut-être pas recommandé que le linguiste produise à la fois les données et la théorie chargée d’en rendre compte. Les données introspectives sont de toute façon peu utiles en linguistique historique, car le linguiste d’aujourd’hui ne peut pas se réapproprier la compétence linguistique des locuteurs du passé ! En guise de conclusion, la linguistique et en particulier la linguistique historique a besoin de recourir à l’ensemble des données que nous venons d’évoquer pour prendre la mesure de son objet — les langues du monde. Pour remplir tel ou tel objectif, elle doit privilégier telles ou telles données (on ne peut, par exemple, étudier le tokharien en enquêtant sur le terrain, ni en recourant à des textes métalinguistiques, ni par la reconstruction, ni par l’introspection). Certaines données ne concernent, d’autre part, que certains idiomes (tous les idiomes n’ont pas de grammaticographie explicite, par exemple). Mais dès qu’il peut, le linguiste se doit de combiner toutes les données dont il peut disposer. Pour conclure ce panorama sur une note distrayante, je voudrais vous livrer le point de vue de Wiliam Labov, le fondateur de la sociolinguistique. Labov a proposé avec humour — je le 6 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) cite — d’« approcher les différentes méthodes disponibles en linguistique en considérant l’activité des linguistes eux-mêmes, selon les lieux où l’on peut les trouver ». Dans cette recherche, ajoute-t-il, nous pouvons trouver des linguistes travaillant dans les bibliothèques, dans la brousse (bush), dans leurs bureaux, dans un laboratoire, et dans la rue, et nous pouvons nommer ainsi chaque subdivision de la discipline » (« Some principles of linguistics methodology », Language and Society, 1, 1972, 97-120 ). Nous avons reconnu dans les bibliothèques (ou dans les archives) notre spécialiste de linguistique historique qui doit travailler avec des textes du passé. Il y lit, par exemple, des manuscrits. Notre linguiste historique de bibliothèque est toujours un peu (et même souvent beaucoup) philologue. Parfois, il est franchement hybride ; les textes et ce qu’ils racontent finissent par l’intéresser davantage que la langue qu’ils illustrent. Dans la brousse, nous trouvons, bien sûr, le linguiste de terrain, et, s’il ne s’agit pas de la brousse, mais seulement d’un bocage, le dialectologue. Ils sont armés de leur carnet d’enquête et de leur magnétophone. Ils interrogent les gens pour savoir comment ils parlent et ils les enregistrent. Ils se frappent vigoureusement le front pour savoir comment on dit front : ils sont tout étonnés de recueillir une phrase qui veut dire “il est fou”. Ces linguistes-là sont toujours un peu ethnologues. Dans son laboratoire, le phonéticien expérimentaliste. Ce linguiste s’apparente au physicien ou au physiologiste. Autrefois, il plaçait des palais artificiels enduits de farine ou de chocolat dans la bouche des gens qu’ils arrivent à attraper pour voir où ces malheureux mettent la langue quand ils prononcent un [t] ou un [k], ou bien il s’entend avec des collègues médecin pour les radiographier. Dans la rue, c’est le sociolinguiste, comme Labov lui-même, qui veut étudier les langues dans leur contexte social. Parfois, le linguiste de rue entre dans un grand magasin de New York, vêtu à la façon typique de la classe moyenne inférieure, pour demander son chemin, afin de savoir si la vendeuse du rayon parfumerie prononce les /r/ de la même façon que la vendeuse du rayon charcuterie. Enfin, selon Labov, le linguiste de cabinet cultive l’introspection et analyse ses propres intuitions sur sa langue. De tous, c’est celui qui cultive le plus facilement la linguistique théorique, voire spéculative. Il y a du philosophe en lui : il parle beaucoup plus volontiers du langage en général que ses collègues des bibliothèques, de la brousse, du bocage, du laboratoire ou de la rue, qui sont nettement plus besogneux. Bien sûr, ce n’est pas ce type de linguiste que Labov préfère... Mais ils sont certainement nécessaires à l’équilibre du milieu. Bien entendu, le sociolinguiste diachronicien est aussi un linguiste de cabinet. 2. Les plus anciens textes : les Serments de Strasbourg et la Cantilène de Sainte Eulalie Pendant très longtemps, on a continué d’écrire tant bien que mal en latin classique, en respectant plus ou moins bien la grammaire et le lexique d’un état de langue qui était devenu depuis longtemps dans la langue parlée, totalement suranné. À partir de la Renaissance carolingienne, on a même fait des efforts conscients pour revenir à un latin écrit plus proche de la norme scolaire. La langue parlée était toutefois devenue si éloignée de ce latin classique (seul admis à l’écrit) qu’il fallait bien s’attendre à ce que, un jour ou l’autre, apparaissent des 7 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) textes écrits qui n’étaient plus du latin, mais bien du roman – on ne commettra pas l’imprudence et l’anachronisme d’appeler cela du français, ce serait bien trop prématuré ! Ces textes étaient rédigés dans une langue que le peuple (analphabète) était capable de comprendre lors des lectures publiques à voix haute, ce qui n’était plus du tout le cas avec les textes rédigés en latin classique, que seuls pouvaient comprendre les rares personnes qui l’avaient étudié (en général, les clercs). Nous allons brièvement jeter un coup d’œil aux deux textes « galloromans » les plus anciens qui nous soient parvenus, les Serments de Strasbourg (842) et la Cantilène de Sainte Eulalie (env. 880). Les Serments de Strasbourg (842) Les Serments de Strasbourg représentent le plus ancien texte qui nous soit parvenu écrit dans une langue qui n’était plus du latin. On entend souvent dire qu’ils constituent l’acte de naissance de la langue française, mais on devrait dire en fait « de tous les parlers galloromans », en particulier ceux d’oïl* ; cela dit, un francophone du 21e siècle aurait beaucoup de peine à y comprendre quelque chose, sans un certain nombre de connaissances préalables. *Ce terme (que l’on retrouve le plus souvent dans le syntagme langue d’oïl) renvoie aux parlers issus de l’évolution du latin vulgaire de la moitié septentrionale de la Gaule, dont le français fait partie ; il s’oppose à langue d’oc, qui réfère aux parlers issus de l’évolution du latin vulgaire de la moitié méridionale de la Gaule, grosso modo. Le mot oïl (du latin HOC ILLE) est la forme du mot oui en ancien français, et le mot oc (du latin HOC) est la forme de ce même mot en occitan. Nous reviendrons à ces termes de façon plus approfondie en cours de semestre. Les Serments ont été prononcés à Strasbourg le 14 février 842 par deux petits-fils de Charlemagne, Louis le Germanique et Charles le Chauve. Ces derniers y promettent de s’aider mutuellement contre leur frère aîné Lothaire qui, sous prétexte de ne pas vouloir diviser l’Empire en trois parties, aurait bien voulu le gouverner et le dominer à lui seul. Les Serments sont donc un texte bilingue, en langue romane rustique (l’ancêtre du français et des parlers d’oïl) d’une part, et en ancien germanique d’autre part. Ils ont été écrits pour être lus devant les soldats des armées de Louis et de Charles, qui sont respectivement germanophones et romanophones, et qui ne comprenaient guère le latin classique ; en outre, ces derniers devaient répondre en prononçant eux aussi un serment. Il était donc normal que l’on se donne la peine de s’exprimer devant eux en langue « vulgaire »*, et qu’on les invite à répondre en langue vulgaire aussi (plus précisément, dans celle qu’ils pratiquaient dans la vie courante). *Pendant tout le Moyen Âge, on a appelé langues vulgaires les langues contemporaines, vivantes, par opposition aux langues de l’Antiquité (le latin, le grec et l’hébreu). Cela dit, il ne faudrait pas avoir la naïveté de croire que la langue dans laquelle est écrite ce texte reflète fidèlement la langue parlée à l’époque. Il s’agit plutôt d’un compromis entre latin écrit et langue parlée, comme l’explique Frédéric Duval, professeur à l’École nationale des chartes, dans le passage suivant : « Les Serments de Strasbourg sont avant tout la manifestation d’un nouveau système d’écriture pour une même langue, plus que la naissance d’une langue nouvelle. Cette langue n’est pas la langue parlée par le peuple, mais une langue qui doit être comprise par lui. Cette langue écrite est intermédiaire entre le latin parlé des lettrés et le latin parlé des illettrés ; le français écrit au Moyen Âge tiendra constamment la voie moyenne entre ces deux pratiques linguistiques. La langue des serments n’est en 8 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) aucun cas représentative de la manière dont on pouvait parler au 9e siècle. L’absence d’article, la place du verbe en fin de phrase et le conservatisme graphique trahissent l’influence de la langue latine écrite de la chancellerie. Les serments sont calqués sur le serment de fidélité que tout vassal devait prêter en latin. Leur caractère formulaire et fonctionnel leur confère une solennité recherchée dont l’instrument est d’ordinaire le latin et les éloigne de la langue parlée des illettrés. Essentiellement hybrides, les serments se situent à la charnière de la langue formulaire mérovingienne et carolingienne et de l’usage vernaculaire. » (Frédéric Duval, 2009. Le français médiéval, p. 28). Nous reproduisons ci-dessous le texte des Serments, en langue romane et germanique ; puis suit une traduction en français moderne. Vous allez voir que, si ce n’est plus vraiment du latin, ce n’est pas encore du français ! Je vous invite toutefois à faire l’effort d’identifier, en consultant la traduction en français moderne, les mots du texte roman. Si vos connaissances en anglais ou en allemand sont assez bonnes, vous devriez aussi arriver à reconnaître des mots connus dans la version rédigée en vieux germanique. Version en roman Version en germanique Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro In Godes minna ind in thes christiânes folches commun salvament, ind unser bêdhêrô gehaltnissi, D'ist di in avant, in quant Deus savir et podir Fon thesemo dage framordes, sô fram sô mir me dunat, Got gewizci indi mahd furgibit, Si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in Sô haldih tesan mînan bruodher, aiudha et in cadhuna cosa, Sôsô man mit rehtû sînan bruodher scal, in thiû Si cum om per dreit son fradra salvar dist, in o thaz er mig sô sama duo, quid il mi altresi fazet, Indi mit Ludheren in nohheiniu thing ne Et ab Ludher nul plaid nunqua prindrai, gegango, Qui meon vol cist meon fradre Karle in damno The mînan willon imo ce scadhen werdhên. sit. [Les soldats devaient répondre :] [Les soldats devaient répondre :] Oba Karl then eid, then er sinemo bruodher Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo Ludhwuig gesuor, geleistit, iurat, conservat, Indi Ludhwuig min herro, then er imo gesuor, Et Karlus meos sendra de suo part non lo tanit, forbrihchit, Si io returnar non l’int pois : Ob ih inan es irwenden ne mag, Ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, Noh ih noh thero nohhein, then ih es irwenden In nulla aiudha contra Lodhuvig nun li iu er. mag, Widhar Karle imo ce follusti ne wirdit. Traduction en français moderne : Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, À compter de ce jour, dans la mesure où Dieu me donne savoir et pouvoir, Je viendrai en aide à mon frère Charles en toute chose, Ainsi comme on doit, par droit, aider son frère, en autant qu’il fasse de même avec moi, Et je ne conclurai jamais aucune entente avec Lothaire Qui, pour autant qu’il dépende de moi, puisse causer du tort à mon frère Charles que voici. [Les soldats de Louis et de Charles devaient répondre :] Si Louis / Charles observe le serment qu’il jure à son frère Charles / Louis, Et que Charles / Louis, mon seigneur, de son côté, ne le tient pas, Si je ne puis l’en détourner, Ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, Nous ne lui serons d’aucune aide contre Louis / Charles. Comme c’est souvent le cas avec les documents anciens, l’original des Serments n’est pas parvenu jusqu’à nous. Il a dû être perdu, détruit durant les guerres successives. Ainsi, nous ne connaissons ce 9 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) texte qu’à partir d’une copie du document original, datée de l’an 1000, (approximativement). En voici un extrait : Image tirée de la ressource suivante : La question du latin, https://enseignement- latin.hypotheses.org/tag/serments-de-strasbourg (consulté le 28 mai 2020). La Cantilène de Sainte Eulalie (env. 880) On s’y réfère aussi parfois sous l’intitulé Séquence de Sainte Eulalie. Il s’agit du deuxième plus ancien texte qui nous soit parvenu, et le plus vieux texte poétique. Une cantilène est un court récit en vers, destiné à être chanté, au Moyen Âge. Celle-ci comporte 28 vers, relatant le martyre de la vierge Eulalie, de Mérida (Espagne). Cette composition d’inspiration religieuse daterait d’environ 880. Voyons ensemble les premiers vers, accompagnés de leur traduction en français moderne. Buona pulcella fut Eulalia, la polle sempre non amast lo deo menestier. bel auret corps, bellezour anima. Voldrent la veintre li Deo inimi, voldrent la faire dïaule servir. Eulalie fut une bonne jeune fille, Elle non eskoltet les mals conselliers, qu’elle elle avait un beau corps, mais une âme plus deo raneiet, chi maent sus en ciel, Ne por or belle encore. ned argent ne paramenz, Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, por manatce regiel ne preiement. ils voulurent lui faire servir le diable. Nïule cose non la pouret omque pleier, Elle n’écoute pas les mauvais conseillers 10 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) [qui voudraient] qu’elle renie Dieu, qui est aux ni par menace ni prière royale. cieux. Nulle chose ne put jamais contraindre Ni pour or, ni argent, ni bijoux, la jeune fille à abandonner le service de Dieu. L’original de ce texte est conservé dans un manuscrit qui se trouve à la Bibliothèque de Valenciennes. Lecture recommandée : Vous êtes invités à lire cet article de Michel Francard, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique), paru dans le journal belge Le Soir, portant sur la Cantilène de Sainte Eulalie. https://plus.lesoir.be/234634/article/2019-07- 05/le-diable-de-sainte-eulalie Bonne lecture ! Image tirée de : https://rocbo.lautre.net/orthog/sequence_de_ste_eulalie.html (consulté le 28 mai 2020). N.B. Le rapport très problématique entre langue écrite et langue parlée Il y a une chose très importante sur laquelle j’aimerais maintenant attirer votre attention : ce que l’on appelle « sociolinguistique historique » est plus précisément, dans une très large mesure, l’histoire sociolinguistique de la langue écrite. Or, la relation entre langue écrite et langue parlée reste assez mystérieuse et cela est particulièrement vrai de la période la plus archaïque de notre langue, celle de l’ancien français. Les deux plus anciens textes que nous avons vus, les Serments et la Cantilène, ne semblent correspondre à aucun des dialectes littéraires de l’ancien français (v. ci-dessous), ni du reste à aucun des patois d’oïl (variétés primaires) qui ont survécu jusqu’au 20e siècle. 11 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Automne 2020 Il semble qu’on ait eu affaire, dès les toutes premières tentatives d’écriture en « roman » (et non plus en latin), à une construction jusqu’à un certain point « artificielle », c’est-à-dire à un code destiné à être compris par le plus grand nombre, qui ne coïncidait avec aucune langue parlée localement en particulier, mais qui empruntait aux formes les plus générales, les moins régionalement marquées. Le fait même d’écrire suppose d’ailleurs que l’on s’adresse à des interlocuteurs qui sont potentiellement éloignés dans le temps et dans l’espace ; par conséquent, on vise à favoriser une communication maximale, et la langue écrite en gestation se différencie donc nécessairement des usages oraux (caractérisés par une variabilité géographique extrême, ce qu’on appelle une forte dialectalisation) en ce qu’elle tente de rejoindre le plus grand nombre. Le terme de koinè (du grec koinos, « commun ») est parfois utilisé pour se référer à ce phénomène ; on dira de l’ancien français écrit qu’il constitue probablement, à la base, une koinè, c’est-à-dire un compromis entre plusieurs dialectes oraux trop fortement différenciés les uns des autres. Les « dialectes littéraires » de l’ancienne langue et le concept de « scripta » L’ancien français n’était pas homogène et fixé comme le français moderne ; il y a eu des siècles de tâtonnements pendant lesquels différentes variantes géographiques (qui peuvent être phonétiques, morphologiques, syntaxiques ou lexicales) ont coexisté. Lorsqu’on analyse la langue d’un texte d’ancien français, on peut y relever des variantes qui sont traditionnellement rattachées à certaines régions du domaine d’oïl : la Picardie, la Normandie, la Wallonie, la Champagne, etc. Autrefois, on a cru que ces différentes façons d’écrire l’ancien français représentaient fidèlement la langue parlée à l’époque dans ces régions. On parlait alors des « dialectes littéraires » de l’ancien français. Depuis, cette ancienne conception a été rejetée et on préfère parler de scripta ; on dira donc la scripta picarde, la scripta normande, etc. Le choix de ce mot est une façon de mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit bien d’une langue écrite, et non du fidèle reflet de la langue parlée, comme on a eu trop tendance à le croire autrefois. Ces textes d’ancien français comportaient certainement beaucoup moins d’éléments régionaux que s’ils avaient été rédigés dans une langue représentant fidèlement les usages parlés dans les différentes régions du domaine d’oïl. Voyons maintenant l’une des scriptas (ou le latinisant scriptae) qui a connu un sort enviable dès les premiers siècles du Moyen Âge : la scripta anglo-normande. L’anglo-normand a) Une autre invasion, celle des Normands ; un autre superstrat, le norrois Nous avons mentionné la semaine dernière que les invasions franques avaient joué un rôle dans l’histoire de la genèse du français, la langue francique ayant exercé un rôle de superstrat. Il convient de mentionner également l’existence d’une autre vague d’envahisseurs germaniques, postérieure à celle des Wisigoths, des Burgondes et des Francs : il s’agit des Normands. Au 9e siècle, des invasions de Vikings en provenance de Scandinavie commencèrent à dévaster les côtes septentrionales de la France. Ces envahisseurs finirent par s’implanter dans le pays, dans la région qu’on appela désormais Normandie, du nom de ces « hommes du nord » (Normanni). Ils s’assimilèrent très rapidement, linguistiquement et culturellement, et leur langue (le norrois ou ancien nordique, langue germanique du nord, ancêtre des actuelles langues scandinaves) ne transmit à la langue française que quelques 12 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Automne 2020 mots, la plupart tirés du vocabulaire maritime (crique, vague, marsouin, etc.), ainsi que quelques dizaines de toponymes (noms de lieux). Les Normands envahissent l’Angleterre... Les Normands sont des chefs de guerre, comme les Francs ; ils dominent la société romanophone (parlant une variété romane) de Normandie, mais ils sont minoritaires et très vite s’assimilent linguistiquement aux populations sur place ; en quelques générations, ils perdent leur langue germanique et se fusionnent avec les populations locales, dont ils adoptent le parler galloroman (une variété de langue d’oïl médiévale, c’est-à-dire une variété orale d’ancien français). Seulement voilà, non contents d’avoir conquis la Normandie, les Normands continuent de guerroyer, et vont envahir l’Angleterre en 1066 (bataille dite de Hastings, du nom de la ville où eut lieu l’affrontement) sous le règne de Guillaume le Conquérant. Ils y amènent avec eux leur langue, autant sous sa forme orale que sous sa forme écrite (la scripta normande). À partir du moment où cette scripta (c’est-à-dire cette variété écrite d’ancien français marquée par quelques traits régionaux) a été transplantée en Angleterre, elle a commencé à vivre de sa vie propre ; on parle alors pour désigner cette variété transplantée d’anglo-normand (mais vous entendrez aussi parler du « français d’Angleterre », en référence à l’époque médiévale). Parallèlement, bien sûr, l’ancien français oral du continent (et particulièrement celui de Normandie) a lui aussi continué de s’exporter en Angleterre ; mais, comme toujours, on en sait beaucoup moins sur la langue orale que sur la langue écrite. Cet événement historique aura deux répercussions très importantes du point de vue linguistique : 1° une partie non négligeable de la littérature écrite en ancien français l’a été justement en Angleterre, dans la scripta anglo-normande ; 2° la langue anglaise a été extrêmement influencée par le superstrat normand (car, pour l’histoire de la langue anglaise, le français médiéval a exercé le rôle de superstrat, une langue d’envahisseurs qui ne réussit pas à s’imposer mais qui laisse des traces dans la langue du peuple envahi). Comme les Normands (ou plutôt leurs descendants) constituaient l’élite en Angleterre, pendant plusieurs siècles, au Moyen Âge, le français a eu un statut très enviable de langue de culture (sous sa variété anglo-normande), et de nombreux textes, littéraires ou juridiques, ont été écrits en anglo-normand. Comme la plus grande partie de la population parlait anglais et non anglo-normand, c’est quand même bien sûr l’anglais qui a fini par avoir le dessus (sinon aujourd’hui les Anglais parleraient une variété de français !), et au cours des siècles, on a fini par abandonner la pratique de l’anglo-normand en Angleterre, même parmi les élites. Ceci dit, l’anglo-normand survit d’une certaine manière à travers l’anglais, qui de toutes les langues germaniques est de loin celle dont le vocabulaire a été le plus influencé par le français, par le biais de sa variété insulaire médiévale (ajoutons que le vocabulaire de l’anglais a aussi été largement enrichi par le latin des savants, grande langue de culture au Moyen Âge, et qui a transmis énormément de mots à l’anglais dans des traductions et des adaptations de textes écrits d’abord en latin médiéval). 13 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Automne 2020 Une recherche rapide dans la version en ligne de l’Oxford English Dictionary permet de relever facilement plusieurs milliers de mots anglais qui sont présentés par ce dictionnaire comme étant issus de l’anglo-normand. En voici une sélection : ability, abjection, abjuration, ablative, abominable, abomination, absence, absent, absolution (et encore des centaines d’autres mots qui se terminent en -tion), acerb, etc. Bien sûr, ces mots en anglais moderne n’ont pas la même prononciation que le mot correspondant en français moderne, et bien souvent leurs sens respectifs se sont différenciés : par exemple, achèvement en français signifie « fait d’achever, de finir, de terminer (quelque chose) » ; en revanche, l’anglais achievement, d’origine anglo-normande, signifie plutôt « réussite, exploit, réalisation remarquable ». Cela est normal, puisque le mot anglo-normand n’avait pas nécessairement toujours la même forme et le même sens que le mot correspondant en français « continental » (du point de vue anglo-normand, par opposition à « français insulaire ») ; en outre, la forme et le sens des mots (autant anglais que français) ont bien sûr évolué sensiblement au cours des derniers huit ou neuf siècles ! Un premier monument littéraire : la Chanson de Roland Comme nous l’avons écrit ci-dessus, l’une des principales conséquences linguistiques de l’invasion normande de l’Angleterre fut l’apparition d’une brillante littérature en ancien français outre-Manche, qui s’illustra pendant tout le reste du Moyen Âge. La Chanson de Roland est le plus ancien et le plus célèbre représentant de cette littérature écrite en anglo- normand. Il s’agit du premier texte écrit en ancien français à atteindre une telle envergure (4002 vers décasyllabes assonancés). Il consiste en une « chanson de geste », c’est-à-dire un poème épique, consacré aux exploits d’un héros médiéval. On le date d’environ 1090 et il aurait été écrit sur le continent, mais le manuscrit original est disparu et l’auteur nous en est totalement inconnu. La plus vieille version qui nous soit parvenue dérive d’un manuscrit du 12e siècle, écrit en anglo-normand, découvert en 1832 et connu sous le nom de « manuscrit d’Oxford ». 14 LYSL045 Sociolinguistique historique Séminaire de Master décyclé (M1-M2) à distance (ENEAD) Automne 2020 Ce poème épique met en scène, en les transposant littérairement, des événements réels ayant eu lieu au 8e siècle ; l’un des protagonistes en est le fameux roi Charlemagne, dont nous avons justement parlé la semaine dernière. Le clou de l’action se déroule à Roncevaux (en espagnol Roncesvalles), petite ville d’Espagne, en Navarre, à proximité d’un col (1057 m). C’est au passage de ce col que, le 15 août 778, l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne fut attaquée par les montagnards basques, alliés aux Sarrasins (= musulmans) contre les Francs. Ces derniers furent massacrés, et parmi eux Roland, comte de la Marche de Bretagne. De l’avis des historiens, cette embuscade n’aurait laissé aucun souvenir si elle n’était devenue le sujet de la Chanson de Roland...Voyons les premiers vers de ce texte, qui marque les tout débuts de la littérature française. Traduction littérale Carles li reis, nostre emperere magnes, Charles le roi, notre empereur, le Grand, Set anz tuz pleins ad estét en Espaigne : Sept ans tout pleins a été en Espagne : Tresqu’en la mer cunquist la tere altaigne. Jusqu’à la mer il conquit la terre haute N’i ad castel ki devant lui remaigne; Il n’y a pas un château qui devant lui résiste Mur ne citét n’i est remés a fraindre, Il n’y reste plus un mur ni une cité à démolir, Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. Sauf Saragosse, qui est dans une montagne. Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet, Le roi Marsile, qui n’aime pas Dieu, la tient. Mahumet sert e Apollin recleimet: C’est Mahomet qu’il sert et Apollin qu’il prie: Ne’s poet guarder que mals ne l’i ateignet. Il ne peut empêcher (il ne peut se garder de) que le malheur ne l’atteigne. 15

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