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Institut de formation paramédicale Orléans
Jacques Rivère
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This document discusses the alternative viewpoints on global conflict. It analyzes the concept of religious conflict and its relation to modern political issues. The conflict between the state and globalization is a prominent theme.
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L’alternative On fait la guerre pour une certaine façon de voir le monde. Toute guerre est une guerre de religion... Et en eet, qui ne serait prêt à se faire tuer plutôt que d’accepter de voir désormais le bien et le mal, le beau et le laid, là où le voient nos ennemis ? JACQUES RIVIÈRE, À la trace...
L’alternative On fait la guerre pour une certaine façon de voir le monde. Toute guerre est une guerre de religion... Et en eet, qui ne serait prêt à se faire tuer plutôt que d’accepter de voir désormais le bien et le mal, le beau et le laid, là où le voient nos ennemis ? JACQUES RIVIÈRE, À la trace de Dieu, 1925 De tous les ennemis que les États eurent à aronter, le djihadisme n’est pas le moins redoutable. Au sortir des guerres interétatiques, très meurtrières, les vaincus devaient renoncer à des territoires ou, même, disparaissaient, mais l’État comme institution n’en ressortait nullement aecté. Quand des régimes étaient renversés par des rebelles ou des séditieux, les nouveaux détenteurs du pouvoir ne refusaient pas l’organisation étatique mais la tournaient à leur prot. Au XXe siècle, les « libérateurs » des peuples « soumis » à un régime capitaliste ou colonial s’accommodaient eux aussi des structures de l’État pour en faire l’instrument de leur domination autoritaire, quelquefois totalitaire. Depuis le XVIIe siècle, le succès de cette forme politique n’a fait que se conrmer : à la n du deuxième millénaire, la décolonisation et la n de l’impérialisme soviétique conduisirent même à une croissance importante du nombre des États. Le djihadisme, lui, fait objectivement beaucoup moins de tués, pertes militaires comme victimes civiles, que les guerres d’antan, pas plus qu’il ne met en péril les institutions des grands États. Et pourtant, il sème la frayeur et fait craindre le pire à des sociétés dont les dirigeants paraissent, souvent, désemparés : discours anxiogènes, appels à nouvelles croisades, mesures d’exception liberticides. Confrontés au modèle du califat, notre modernité politique et son prolongement juridique, l’État, sont directement mis à l’épreuve. Il reste que al-Qaida, Daech et leurs adés sont peut-être autant un symptôme d’une fragilisation de la forme étatique du pouvoir que sa cause. Comme si le djihadisme global révélait une maladie qui la ronge de plus longue date. La mondialisation et l’eacement des distances dénaturent la carte du monde dessinée au cours des siècles par l’établissement des frontières entre États. Aujourd’hui, et c’est là une nouveauté radicale dont on n’a pas ni de mesurer les conséquences, les entreprises, les associations, les organisations, les communautés, les religions se meuvent dans des espaces continentaux ou globalisés de plus en plus dégagés du maillage étatique. Des individus peuvent se retrouver sur des réseaux qui couvrent, pour ainsi dire, la planète et créer une sociabilité mondialisée dans une relative indiérence au pays, à la nation, à la société qui les ont vus naître et auxquels ils continuent, formellement en tout cas, d’appartenir. Le social échappe au spatial et, par conséquent, au politique. En cela, le terrorisme djihadiste est bien un produit, ou du moins un corollaire, de la mondialisation : sans territoire, sans frontières, abolissant toute distance, regroupant indiéremment des membres ayant fait allégeance à un pouvoir non étatique, reliés par une communication parfaitement orchestrée sur les réseaux sociaux et qui fait abstraction de la géographie. Cette mondialisation, qui s’est accélérée après la chute du mur de Berlin en 1989, parut un temps promettre une heureuse « n de l’histoire » au sein d’un monde apaisé, sans conits majeurs, adhérant aux mêmes principes, célébrant les mêmes valeurs. Nos sociétés modernes, qui avaient prospéré grâce à l’armation de l’État, des frontières et du principe national, semblaient soudain mûres pour dépasser, à leur tour, le cadre étatique et la partition de l’espace. Les Occidentaux, sûrs de leur fait, se proposaient même d’exporter, par la force des armes, leur mode de vie et de penser — la démocratie représentative et les droits de l’homme — aux derniers récalcitrants arc- boutés sur des archaïsmes claniques ou religieux, comme les Afghans, les Irakiens, les Libyens... Peut-être par crainte eschatologique de voir disparaître leur identité propre face à l’occidentalisation rampante des sociétés orientales, peut-être également par rejet d’une culture individualiste qui tout à la fois fait horreur et fascine les jeunes issus de l’immigration, une partie du monde musulman s’est levée pour faire la guerre à ce modèle, assimilé à celui des mécréants (kuar) et des idolâtres. Nourris par un corps de doctrine — le salasme — qui magnie la pureté de l’islam des origines, d’abord al-Qaida (la « Base »), ensuite une constellation de groupes djihadistes du Moyen-Orient à l’Afrique, aujourd’hui le califat d’al-Baghdadi (Daech) mènent une guerre sainte qui ébranle les démocraties occidentales autant que les États musulmans réputés tièdes ou renégats. Tentons d’esquisser le portrait des deux modèles cohérents d’organisation qui pourraient jaillir de ce nouveau désordre du monde. Ils procèdent de deux formidables forces antagoniques. L’une, visant au retour à la modernité, serait mue par la volonté de « respatialiser », de démondialiser, en restaurant la souveraineté eective des États et leur aptitude à rester la raison d’être politique du lien entre les individus ; des États qui transcendent les communautés ethniques, religieuses, culturelles, sexuelles... En rétablissant les frontières, terrestres comme virtuelles, en revalorisant les exigences liées à la citoyenneté et à la nationalité, en veillant à ce que les Occidentaux cessent de s’aventurer sur le terrain du « bien » en n’hésitant pas à « châtier » par les armes les États qui bafouent les droits de l’homme et la démocratie, le phénomène du terrorisme djihadiste reculerait mécaniquement, en privant ses propagandistes de la possibilité de se présenter comme des victimes de l’impérialisme américain et européen et de l’immoralité généralisée. L’autre force porterait, au contraire, à poursuivre la mondialisation et la « déspatialisation » du globe : ses défenseurs prennent acte du recul des États dans leur capacité à aspirer le politique face aux réseaux idéologiques, religieux et économiques concurrents. Pour ces postmodernes, la lutte contre le terrorisme djihadiste serait le combat idéologique de chacun et de tous, celui de la liberté contre l’obscurantisme ; elle pourrait passer par une surveillance, orchestrée notamment par des « modérateurs » sur les réseaux sociaux, de tous les individus. Les moyens de lutte contre le terrorisme djihadiste dièrent considérablement selon que l’on régénère le modèle de l’État moderne, en rétablissant des frontières eectives, ou que l’on poursuive le mouvement qui, depuis les années 1990, poussait vers un monde post-étatique. Pour ceux qui prônent la restauration de la souveraineté, la sécurité va donc de pair avec une partition ferme de l’espace : une frontière terrestre protège le territoire national en contrôlant sérieusement les personnes et les biens qui y entrent et qui en sortent. Aux armées, la guerre contre des ennemis étrangers ; aux forces de police et de gendarmerie, le maintien de l’ordre et la poursuite des criminels. Dans ce pays peuplé de concitoyens et d’étrangers dûment identiés, le droit pénal peut se borner à incriminer des faits matériels, car il n’y a pas à craindre l’intrusion d’ennemis sur le sol national, sauf en cas de défaite militaire. L’État s’abstient, en outre, de pénétrer dans la sphère privée où chaque individu peut cultiver à sa guise ses idées, ses inclinations, ses croyances religieuses. En revanche, chaque culte doit faire preuve d’une certaine discrétion dans l’espace public et ne troubler en rien le bon ordre, ce qui justie un contrôle, par les autorités politiques, des associations religieuses qui évoluent dans l’État et sont astreintes strictement au respect de ses lois. Quand l’ordre public ou les institutions sont exposés à de graves menaces, l’État peut franchir les bornes qui protègent normalement la sphère privée des individus pour atteindre ses ennemis. En vertu de législations d’exception, les agents publics sont en eet autorisés à pénétrer de nuit dans le domicile des particuliers (en principe, asile sacré) et à priver certains individus de leur droit d’aller et venir à leur gré (assignation à résidence, interdiction de circuler, de se réunir, de manifester), de manière à restaurer la puissance de l’État et, partant, les conditions d’une vie normale des citoyens. Dans le modèle post-étatique, défendu par ceux pour qui un recul de la mondialisation n’est ni possible ni souhaitable, la sécurité ne saurait résulter de l’étanchéité des frontières. Puisqu’il est défendu d’entraver la circulation des biens et des personnes, les ennemis peuvent proliférer et prospérer partout. Il faut donc les surveiller. Le droit pénal, dès lors, tend à quitter le domaine strict de la répression des faits : il s’intéresse aux intentions ou aux « prols », dans le dessein de détecter des individus « dangereux », poursuivant une logique passablement inquisitoriale. En coopération avec leurs homologues d’États alliés, les « services » s’insinuent ainsi, quand ils le jugent nécessaire, dans la sphère privée des individus pour collecter les renseignements de nature à prévenir les attentats terroristes ; ils les surveillent, les mettent sur écoute, s’autorisent à fouiller dans les mémoires des téléphones portables de tous les citoyens. Des citoyens qui, pour nombre d’entre eux, ont déjà exhibé des pans entiers de leur vie privée sur des réseaux numériques de rmes mondialisées qui, tels Google ou Facebook, les utilisent à des ns commerciales. Les services de renseignement vont jusqu’à se tourner vers ces mêmes GAFA1 pour recueillir — ou mendier parfois — des informations sur tel suspect. L’État ne s’en tient pas à la gestion d’un ordre public conçu objectivement comme « matériel » (tranquillité, salubrité, sécurité2) ; il a recours à la persuasion ou à la prédication grâce à ses cohortes de nouveaux « clercs », éducateurs-prêcheurs du bien : ré-éducation pour dé- radicaliser, 3 vidéos de propagande antidjihadiste, stages de citoyenneté. Tout comme l’insécurité ne connaît pas de frontières, les moyens de la combattre les ignorent d’autant, dans un monde qui n’a ni intérieur ni extérieur. La lutte contre le terrorisme passe par des actions militaires lointaines (OPEX) : les armées ne cherchent pas à s’emparer de territoires mais à pourchasser des individus, comme le feraient des forces de police. Les coalitions qui participent à des guerres asymétriques pratiquent le maintien de l’ordre à l’échelle du globe : on y participe en fournissant ce que l’on a, des hommes entraînés, du matériel performant, de l’argent. Dans les pays victimes du terrorisme, certains songent à armer une partie de la population. Faute de pouvoir empêcher les actions terroristes, on en limiterait les eets en permettant à des citoyens privés d’abattre un djihadiste dès le début de l’attentat, an de réduire le nombre des morts. La légitime violence ne serait plus le monopole de l’État, la légitime défense généralisée aurait comblé le vide laissé par son désengagement. Que l’on entende restaurer l’État d’avant la mondialisation — faut-il préciser qu’il n’a jamais existé dans une forme pure et parfaite que dans les livres ? — ou que l’on considère cette forme politique comme déjà dépassée par un paradigme postmoderne, chacune de ces deux perspectives a sa cohérence. Et c’est peu de dire qu’aucune d’elles n’est sans conséquences pour les libertés. La restauration de la souveraineté supposerait une « démondialisation » assez radicale et la repolitisation d’une société qui en a perdu les repères. Les aventures collectives seraient de nouveau attirées, absorbées, aspirées par la nation, aux dépens des aliations idéologiques, religieuses, communautaires, locales, économiques, ou des réseaux sociaux virtuels qui saturent aujourd’hui nos existences. L’horizon dessiné par le modèle post-étatique ore le confort d’un monde ouvert et libre, mais il implique, à terme, l’inconfort de la destruction des bornes qui encadraient la vie privée, il est vrai déjà bien malmenées par l’entrée, volontaire celle- là, de millions d’individus dans le village « global » virtuel où tout se dit, tout se sait, ou nit par se découvrir. L’une comme l’autre de ces visions peut rassurer ou erayer. La première rassure les nostalgiques qui s’imaginent, sans doute un peu vite, que l’on puisse revenir à un avant. Un avant qui n’a d’ailleurs guère brillé par la douceur de ses mœurs : il n’est pas interdit de se souvenir que le nationalisme exacerbé, conséquence d’une foi envahissante en l’État-nation, a provoqué deux guerres mondiales épouvantables. La seconde apaise ceux qui ne goûtent ni la réaction ni même la nostalgie d’un monde révolu et idéalisé. Mais la perspective de la surveillance généralisée pour lutter contre le djihadisme donne des raisons sérieuses d’alarmer les plus ardents défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie. Il est malgré tout possible de considérer ces deux perspectives comme également funestes : il n’est pas plus souhaitable d’ériger à nouveau des murs et des frontières entre les États qu’il n’est heureux que les gouvernements détruisent, au nom de la sécurité, ceux qui protègent encore — un peu — la vie privée. L’on objectera que les terroristes s’engoureront dans les failles du système et qu’ils décimeront encore des centaines, des milliers d’innocents. Mais la lutte contre le djihadisme ne se réduit pas à une aaire de technique, de savoir-faire, d’ecacité opérationnelle ; la guerre est aussi culturelle et idéologique : on ne peut déraciner, par la force, une conviction, une foi religieuse, d’autant moins que l’on est prêt à mourir pour elle en martyr. Les sociétés démocratiques vaincront — car elles vaincront — moins grâce à la puissance de leurs armes que par l’adhésion enthousiaste que suscitera le modèle de libertés qu’elles proposent, dont chacun se sentira dépositaire, ce qui est impensable en y renonçant. Il y aura d’autres morts. Mais il ne faudra pas les considérer seulement comme des victimes. Il faudra les célébrer comme des martyrs modernes et des héros tragiques. Quant à ceux qui les abattent, il faut en faire des anonymes, les priver de leur gloire hideuse. La liberté n’a jamais cessé d’être un combat d’hommes prêts à lui sacrier leurs vies. Nos pères ont pris part à des révolutions, à des guerres et à des actes de résistance. À nous, face au djihadisme, de reprendre le ambeau à notre tour. Combat risqué, certes, éprouvant, onéreux à tous égards. Mais nous ne le gagnerons — car nous le gagnerons — que s’il est mené sans peur et sans faiblesse. 1. Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon. 2. Pour les juristes, ces trois éléments forment les composantes de l’ordre public « matériel », par opposition à un ordre public « immatériel » au contenu bien incertain, on a pu y placer les « exigences minimales de la vie en société », mises en lumière par exemple pour interdire, en 2010, la dissimulation du visage dans l’espace public, c’est-à-dire le port du voile intégral. 3. Stage qui peut être, par exemple, imposé à une personne qui serait condamnée pour avoir porté un voile intégral malgré l’interdiction de la loi de 2010.