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V SENTIMENTS DE SÉCURITÉ .pdf

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V SENTIMENTS DE SÉCURITÉ Les sociétés en proie aux attentats terroristes attendent de leurs gouvernants qu’ils garantissent leur sécurité. Le mot désigne ici la préservation de l’intégrité physique des individus, la protection des corps. Mais il peut être entendu dans un sens plus large : il renvoie...

V SENTIMENTS DE SÉCURITÉ Les sociétés en proie aux attentats terroristes attendent de leurs gouvernants qu’ils garantissent leur sécurité. Le mot désigne ici la préservation de l’intégrité physique des individus, la protection des corps. Mais il peut être entendu dans un sens plus large : il renvoie alors à un ensemble de prestations que les États doivent orir aux citoyens, à l’image de la « sécurité sociale » ou de la sûreté assimilée, comme chez Montesquieu, à la liberté des personnes. Ainsi dénie, la sécurité est le contraire de la précarité, de la vulnérabilité, de la fragilité, voire de la simple incertitude. Ces diérentes acceptions reètent une conception moderne du monde. À l’opposé d’une telle façon de penser, le fait de considérer la certitude du paradis pour les « martyrs » de la foi comme une sécurité paraît tout simplement absurde. Comment peut-on éprouver un tel sentiment en mourant ? Aussi étrange que cela puisse sembler, il y a eu — et il y a encore — des gens qui se sentent « en sécurité » au moment de leur mort : une telle impression vient de ce qu’ils sont sûrs, certains, assurés et donc rassurés de leur sort en l’autre monde. Entendue de façon plus large, par-delà la seule intégrité physique, la notion de sécurité traduit l’état dans lequel on se trouve quand on ne doute pas de ce qui va advenir : ce peut être la conviction que notre corps n’est exposé à aucun danger immédiat, cela a pu être aussi celle que l’on aura accès au Ciel pour les croyants particulièrement conants ou encore celle qu’un Panthéon de héros morts pour la patrie est promis aux combattants valeureux. En se plongeant dans son histoire, on perçoit que la sécurité n’est jamais qu’un sentiment de quiétude, un état de tranquillité, une quasi-certitude de posséder ou d’accéder à quelque chose — le confort matériel, la santé, la vie sauve, le paradis, le respect de ses droits fondamentaux. Celle que propose l’État moderne, la garantie de l’intégrité physique, en constitue une forme, dont il faut resituer les conditions d’émergence an de comprendre pourquoi nos sociétés, meurtries par les attentats terroristes, n’éprouvent plus le sentiment d’être en sécurité. Un retour à ses caractères originaux ore surtout la possibilité de dévoiler un sens oublié de cette notion, qui permet, par contraste, d’éclairer la manière dont les djihadistes se représentent le monde. Pour nous, Modernes, la sécurité — c’est-à-dire la préservation de l’intégrité physique de chacun — doit être garantie par l’État : l’armée au-dehors du pays, la police au-dedans. Au Moyen Âge, en revanche, chaque particulier devait être placé sous la protection d’une autorité : un seigneur, une ville, un monastère. On protégeait sa vie de façon plus personnelle, si l’on peut dire, du fait d’une allégeance formelle, et limitée géographiquement car, à l’extérieur de la seigneurie, du bourg ou du domaine conventuel, on se trouvait exposé à la violence. Mais je dois ici m’arrêter un instant pour préciser que, à cette époque, la préservation de la vie du corps ne constituait pas le cœur de la notion de sécurité. Pour saisir ce en quoi elle consistait, il faut se tourner vers son origine antique. Pour les stoïciens, épicuriens et autres sceptiques, la sécurité se concevait comme une tranquillité de l’âme qui découlait d’un eort de l’esprit et d’une certaine hygiène de vie. Elle se traduisait par une forme de sagesse ou de sérénité, notamment face à la mort. Plus tard, du IIe siècle à la n du Moyen Âge, émergea un autre sens du mot : la sécurité était conçue comme « une situation objective caractérisée par l’absence de dangers, l’eacement dénitif des périls 1 ». Des auteurs chrétiens avaient en eet puisé dans la Bible, principalement l’Apocalypse de saint Jean, l’évocation d’une période de mille ans avant le retour du Christ au cours de laquelle le monde serait débarrassé de toute forme de violence, où les hommes et les animaux vivraient dans une absolue concorde2. Dans cette vision « millénariste » — en référence à ces fameuses mille années —, la sécurité s’entendait comme une aspiration collective et non, comme dans l’acception antique, comme le résultat d’une ascèse individuelle. Cependant, de l’Antiquité à la veille de la Renaissance, la préservation de l’intégrité du corps ne constituait pas son objet spécique. Aux yeux des chrétiens du Moyen Âge, pour qui le principal péril n’était pas la mort mais la damnation, un comportement pur pendant le séjour terrestre permettait d’aronter l’épreuve du Jugement dernier, certainement pas goné de certitudes, mais avec une relative sérénité. Il fallait, pour s’approcher de cet état de quiétude, s’être laissé guider par les préceptes de l’Église. C’est la raison pour laquelle les papes pensaient pouvoir garantir aux croisés qui risqueraient leur vie lors de cette « sainte » expédition la rémission des péchés. Il s’agissait en réalité de rassurer le chrétien à propos de ce qui le préoccupait avant toute autre chose : le salut de son âme. Toutes proportions gardées, la même aspiration anime le combattant djihadiste d’aujourd’hui, qui pense mourir en toute sécurité, convaincu qu’il sera auréolé de gloire en l’autre monde. Ceux qui sont originaires des pays occidentaux le pensent d’autant plus que, dans certains cas, ils estiment avoir été privés des « sécurités » que l’État-providence promet à chacun de ses concitoyens : une existence en parfaite santé, enrichie par une bonne instruction, divertie par quelques aimables loisirs, dans un confort matériel susant, procuré par un emploi stable. Le deuxième sens du mot sécurité — l’idée d’absence de péril — a été entériné à l’époque des croisades, notamment à propos de l’institution, singulière entre toutes, des ordres religieux militaires. L’assurance dont croyait jouir le martyr par sa mort exemplaire — « martyr » signie témoin — était encore renforcée par sa propension à satisfaire le dessein divin en tuant. Cette doctrine, défendue aujourd’hui par les théoriciens du djihadisme, qui paraît d’une barbarie achevée aux Modernes, n’est donc pas étrangère à la culture médiévale en Occident. On la rencontre en particulier dans les écrits de Bernard de Clairvaux à propos des Templiers. Après la conquête de Jérusalem en 1099, la route des pèlerins chrétiens demeurait périlleuse. Hugues de Payns, un chevalier originaire de Champagne installé en Terre sainte, décida en 1120 de créer une « milice » destinée à protéger ces pérégrins. Ils furent huit chevaliers au départ qui prononcèrent les trois vœux propres aux ordres réguliers (obéissance, chasteté, pauvreté), auxquels ils ajoutèrent celui de combattre — par la prière autant que par les armes — pour le Christ. Ils furent autorisés à s’installer dans le temple, vraisemblablement l’ancienne mosquée al- Aqsa, que les croisés avaient conquise vingt ans plus tôt sans la détruire. Ce « temple » se situait désormais dans une aile du palais du roi de Jérusalem, Baudouin II : par référence à cet édice, le nom de « Templiers » leur restera. Quelques années plus tard, Bernard rédigea un Éloge de la nouvelle milice dont la datation prête toujours à controverse : il l’aurait rédigé après le concile de Troyes de janvier 1129, concile à l’occasion duquel l’ordre du Temple s’était vu conrmé et sa règle, inspirée par l’abbé de Clairvaux, approuvée 3. Bernard y soulignait d’entrée la nouveauté radicale de l’autorisation accordée à des religieux de prendre les armes. Dans la tradition chrétienne, en eet, les clercs ne pouvaient utiliser que la prédication, un moyen d’action par dénition non violent. Et c’est seulement s’ils avaient échoué par le prêche — le « ministère de la parole », disait saint Jean Chrysostome à la n du IVe siècle — que le pouvoir temporel pouvait et devait intervenir pour mater les corps. L’usage de la « violence légitime » se voyait ainsi relégué à une position à la fois inférieure, car moins noble que la prédication, et seconde, parce que postérieure à l’exhortation. Il faut rappeler que le droit d’user ou non de la force structurait la société médiévale de façon si fondamentale qu’il fut retenu comme le critère décisif permettant de distinguer les deux premiers ordres : les clercs (oratores) priaient et prêchaient en renonçant absolument à la coercition ; les nobles (bellatores) se battaient pour protéger l’Église et le royaume. L’interdiction du port d’arme à l’intérieur d’un monastère reste, dans le christianisme d’aujourd’hui, absolue. Témoin cette scène du lm consacré à sept moines contemplatifs de Tibhirine (Algérie) décapités en 1996 : le prieur, Christian de Chergé, y rappelle à un activiste du Groupe islamique armé (GIA) qui souhaite l’assistance d’un médecin que son monastère est « un lieu de paix » et que l’on « n’entre pas ici avec des armes ». « Si vous voulez nous parler, vous devez les laisser à l’extérieur du monastère ! » lui oppose-t-il fermement. Les « combattants » ne déposent pas les armes, mais le religieux obtient satisfaction : la discussion se déroule à l’extérieur du cloître. Tandis que leur chef, menaçant, exige des médicaments par un dénitif « Vous n’avez pas le choix », le frère trappiste — issu de l’ordre cistercien, comme Bernard de Clairvaux — fait entendre qu’il est prêt à mourir pour le respect de sa règle : « Si, nous avons le choix 4 ! » On lit dans l’Éloge composé par saint Bernard que les Templiers formaient « une milice d’un nouveau genre, inconnue aux siècles passés », parce qu’ils étaient chargés d’un « double combat » : la guerre spirituelle contre des ennemis immatériels, le vice et le démon, conduite par les clercs — spécialement les contemplatifs — était réunie à la lutte armée contre des ennemis de chair et de sang menée par ces religieux à cheval munis de leurs épées. Lors des batailles, le moine-soldat pouvait se montrer « intrépide » tout en restant « en parfaite sécurité » parce qu’il revêtait à la fois la « cuirasse de la foi » et la « cuirasse de fer ». Il risquait physiquement sa vie, certes, mais gagnait la certitude d’obtenir celle qu’il recherchait, la vie éternelle : « Quelle sécurité dans la vie qu’une conscience pure ! Oui, quelle vie exempte de trouble que celle d’un homme qui attend la mort sans crainte, qui l’appelle comme un bien, et la reçoit avec piété. » Suivent ces phrases surprenantes sous la plume d’un clerc : « Quelle gloire pour ceux qui reviennent victorieux du combat, mais quel bonheur pour ceux qui y trouvent le martyre ! [...] Que votre joie et votre allégresse soient doubles si la mort vous unit à Lui : sans doute votre vie est utile et votre victoire glorieuse, mais c’est avec raison qu’on leur préfère une sainte mort ; car s’il est vrai que ceux qui meurent dans le Seigneur sont bienheureux, combien plus heureux encore sont ceux qui meurent pour le Seigneur. » Si le Templier, vaincu, venait à mourir, il n’en sourirait aucune honte en l’autre monde. Au contraire, sa félicité n’en serait que plus grande car il ne se serait rapproché que plus rapidement du Seigneur, grâce à une sorte de faveur que Dieu lui aurait accordée. La gloire militaire, si vigoureusement dénoncée par les Pères de l’Église des premiers siècles, puisque assimilée à la bassesse d’un orgueil terrestre, se trouvait ainsi réhabilitée par le prédicateur cistercien, dont on connaît le rayonnement intellectuel. Elle ne permettait sans doute pas d’atteindre la perfection — accessible seulement au paradis — mais Bernard voyait dans la gloire terrestre une aspiration louable, honorable, utile, à condition toutefois que les armes fussent employées saintement. Unee telle conception renversait la perspective tracée au début du V siècle par saint Augustin, pour qui il fallait repousser toute soif de gloire sur terre : « [La cité terrestre] recherche la gloire auprès des hommes, alors que pour [la cité céleste], Dieu, témoin de sa conscience, est la principale gloire. [La cité terrestre], dans sa gloire, lève la tête ; la [cité céleste] dit à son Dieu : Tu es ma gloire, et tu élèves ma tête 5. » La disparition des chrétiens qui, après avoir vécu en aspirant à la sainteté, s’éteignaient en paix au soir de leur vie plaisait à Dieu. Mais, ajoutait Bernard, la mort sur un champ de bataille Lui importait d’autant plus qu’elle était « en même temps plus glorieuse ». Les courageux martyrs qui, à l’image des premiers chrétiens, avaient péri dévorés par des fauves dans les arènes romaines restaient célébrés par l’Église pour leur abnégation ; désormais se joignaient à eux ceux qui pouvaient s’enorgueillir, à l’instar de n’importe quel soldat, d’une gloire, certes mise au service de Dieu, mais qui n’en était pas moins toute humaine. La réhabilitation de ces vertus viriles démentait — Bernard en avait parfaitement conscience — l’irénisme prôné aux premiers siècles de l’ère chrétienne par Lactance ou par Tertullien. Toutefois, l’abbé de Clairvaux distinguait nettement les moines- soldats des simples chevaliers laïques lesquels, contrairement aux Templiers, devaient toujours craindre de « tuer [leur] âme » en donnant la mort ou en étant tués. En réalité, la cause pour laquelle ils combattaient pouvait, sans qu’ils le sachent, ne pas être juste tout comme l’intention de ceux qui avaient provoqué la guerre pouvait ne pas s’avérer droite. Celui qui, lors de la bataille, tuait animé par « quelques mouvements irrééchis de colère », « un vain amour de la gloire » ou le désir de conquête terrestre devait être considéré comme coupable d’un homicide. « Or il n’est pas bon d’être homicide, qu’on soit vainqueur ou vaincu, mort ou vif, c’est toujours une triste victoire que celle où on ne triomphe de son semblable qu’en étant vaincu par le péché, et c’est en vain qu’on se glorie de la victoire qu’on a remportée sur son ennemi. » Contrairement aux chevaliers laïques, les soldats du Christ combattent « en pleine sécurité » : en eet, expliquait Bernard, en éliminant un ennemi, ils n’avaient pas à craindre d’oenser Dieu et, s’ils étaient eux-mêmes fauchés, ils ne couraient aucun danger « puisque c’est pour Jésus- Christ qu’ils donnent ou reçoivent le coup de la mort ». Chargés d’exécuter les « vengeances du Christ » à la lettre, l’abbé de Clairvaux assurait qu’ils méritaient le titre de « défenseur des chrétiens » et que, pour eux, exécuter un indèle ne saurait être un homicide mais, expliquait-il en jouant sur les mots en latin, un « malicide ». Pour Bernard, Dieu n’avait suspendu l’interdiction faite aux clercs de porter l’épée que pour ceux qui défendaient Jérusalem. Grâce à leur force, les chrétiens pourraient ainsi conserver la « cité de Sion », « rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité peut venir s’abriter en toute sécurité ». Bernard allait tellement loin dans son exhortation aux Templiers que des islamistes radicaux d’aujourd’hui, références chrétiennes mises à part, ne désavoueraient pas nécessairement les propos qui suivent : « Taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez [...] tous ces hommes qui [...] brûlent du désir de s’emparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de Dieu. » La création des ordres monastiques militaires revêt une importance toute particulière parce qu’elle fait évoluer l’idée qu’avaient les contemporains de la notion de sécurité : les soldats du Christ ne protégeaient pas des frontières territoriales — on ne raisonne pas encore en ces termes au XIIe siècle — mais ils gardaient la Ville sainte et garantissaient l’accès à Jérusalem, ce lieu unique choisi par Dieu, si l’on en croit saint Jean dans son Apocalypse, comme point de jonction entre la terre et le royaume des Cieux, ce royaume dont chaque baptisé est « sujet6 ». Tenir la Jérusalem terrestre ne constituait pas, en soi, un objectif politique, mais c’était accomplir une ambition spirituelle : la ville représentait l’emplacement à partir duquel une élévation, une ascension, une assomption vers le Ciel serait facilitée. (Aujourd’hui encore, les croyants qui voyagent en Terre sainte aspirent souvent à une expérience plus spirituelle que touristique.) S’emparer de cette cité, fatalement par les armes, permettait de « sécuriser » le chemin qui mène de la vie terrestre à l’éternité en passant par la mort du corps, le Jugement dernier et la nouvelle naissance d’un être libéré du péché. Cette notion de sécurité, d’essence eschatologique, se rapproche nettement de celle que visent les djihadistes d’aujourd’hui ; elle va lentement reculer pour laisser prospérer celle, moderne, de préservation de la vie, sur fond de construction de l’État. L’historien médiéviste Ernst Kantorowicz a montré comment, au crépuscule de la féodalité (XIIIe et XIVe siècles), les monarchies naissantes avaient « recyclé » à leur propre prot la sacralité de cette « mort sécurisée », ce « grand voyage » que le combattant ne devait pas craindre parce que la félicité éternelle lui était promise7. L’expression « mourir pour la patrie » (Pro patria mori) a ainsi lentement changé de signication : tandis qu’elle était employée pour traduire l’assurance dont bénéciait celui qui mourait au service de Dieu de gagner la « patrie céleste » (patria aeterna), la formule fut peu à peu utilisée pour garantir aux soldats prêts à aller jusqu’au sacrice suprême pour protéger leur royaume une éternité décernée par une « mère patrie » terrestre, politique. La mort du soldat n’était plus « rémunérée » par la promesse de la vie éternelle comme l’avait été celle des Templiers de Bernard de Clairvaux, dans la sublime sérénité de la mort pour Dieu. À partir de l’époque moderne, elle sera rétribuée : par la reconnaissance des pairs à l’occasion des oraisons funèbres ; par l’élévation métaphysique au Panthéon des « morts pour la patrie », ce substitut civique de la « communauté des saints » ; par la promesse d’être reconnu comme un illustre acteur de l’histoire d’une « nation 8 ». La patria des Romains, que les Pères de l’Église du IIIe siècle avait détournée pour en faire un royaumeedes Cieux et dans les Cieux, est comme redescendue sur terre au XIV siècle pour faire revivre, bien que sous une forme nouvelle, la patrie politique des Anciens. Celui qui exposait sa vie pour son roi sacré se voyait promettre non seulement le paradis, mais aussi, à partir de la toute n du Moyen Âge, la qualité de membre d’une caste noble, peuplée de vivants et de morts qui feraient vivre pour l’éternité, dans leur admirable union, la communauté politique. D’une certaine façon, en « politisant » la mort, les monarchies « nationales » naissantes allaient (re)politiser la vie. Que le martyr « politique » obtînt, par ailleurs, son Ciel sur le plan religieux allait devenir, progressivement, une aaire plus individuelle ou, si l’on veut, moins politique. Le conit très vif entre Philippe le Bel et les Templiers, soutenus par le pape Boniface VIII, illustre à sa manière cette évolution de l’idée de sécurité au début du XIVe siècle. Les privilèges dont jouissait l’ordre du Temple — son absolue indépendance à l’égard des rois et des princes, les immunités qui avaient favorisé sa grande richesse — n’étaient justiés que par la mission spéciale qui lui avait été conée : protéger le tombeau du Christ. La perte de Jérusalem en 1187, la prise de Saint-Jean-d’Acre par le sultan mamelouk Al- Ashraf en 1291, puis le départ de Terre sainte allaient priver cet ordre militaro-religieux, nalement, de sa raison d’être. Pourquoi les soldats du Christ, au service du pape, conserveraient-ils leur emprise hors de Terre sainte puisque la défense de Jérusalem était leur mission première ? Les monarques, en particulier le très politique Philippe le Bel, virent dans les Templiers, assis sur un trésor considérable et maîtres de commanderies prospères, une sorte de « corps étranger » dans le royaume de France. Le conit opposa les deux partis entre 1307 et 1312 : à l’occasion de cette controverse et du procès qui s’acheva par la dissolution de l’Ordre, deux rapports antagoniques à la « sécurité » se sont fait face, qui révèlent les subtiles transformations de cette notion. De façon surprenante, Philippe le Bel, qui n’exerçait aucune autorité ecclésiastique à proprement parler, se permit d’accuser les Templiers d’hérésie : roi sacré, il estimait détenir son pouvoir directement de Dieu, sans le truchement de l’Église ; partant, il jugeait qu’il lui revenait de protéger l’orthodoxie religieuse au sein de son royaume. Ce faisant, il s’appropriait la fonction de « vicaire du Christ » dont le pape se disait dépositaire, en la limitant toutefois aux territoires soumis à son autorité. Pour Philippe le Bel, la vie éternelle restait pour tout combattant l’objectif premier mais, faute de pouvoir y accéder via l’emprise sur les lieux saints, puisqu’ils étaient perdus, il y accéderait en mourant pour le prince « très chrétien », spécialement chargé d’extirper les hérésies qui se développeraient sur ses terres. Si la « mort pour la patrie » demeurait une promesse d’éternité, le chemin conduisant à la Jérusalem céleste ne passerait plus par la Jérusalem terrestre ; le valeureux soldat franchirait le pas grâce à son absolue loyauté envers un roi, gardien et garant de la pureté des mœurs et de la perfection du dogme en son royaume. L’assurance de l’Au-delà promise au combattant prêt à exposer sa vie, toujours religieuse, dépendait désormais davantage d’une des politique envers un monarque dans un cadre territorial que d’une délité plus spirituelle à l’égard d’un prélat — le pape à la tête d’une res publica christiana sans frontières. En cette n de Moyen Âge, on assiste donc à une transformation tout en nesse de cette conception religieuse de la sécurité, selon laquelle la certitude de la félicité éternelle « rémunère » susamment le combattant pour qu’il bataille avec bravoure : tandis qu’une telle promesse était formulée par les papes au temps des croisades, elle le sera par des autorités temporelles à la veille de la Renaissance. Dans les deux cas, elle nous semble extrêmement lointaine, comme radicalement étrangère. Pourtant, le fait qu’elle ait été défendue, en Occident, pour les Templiers, doit nous aider à comprendre pourquoi les théoriciens du djihadisme d’hier et d’aujourd’hui arrivent à convaincre leurs « proies » que la mort brutale puisse être aimable, parce qu’elle serait une naissance à un monde meilleur. Tandis que la notion de sécurité des combattants évoluait, celle des « autres », les non- combattants, se transformait aussi sensiblement, ouvrant la voie à la conception moderne conçue comme la protection de l’intégrité physique des civils à l’intérieur d’un territoire fermement défendu. Cette approche nouvelle avait pu progresser à l’occasion d’un autre conit ayant opposé, quelques années auparavant, Philippe le Bel à Boniface VIII à propos d’une taxe levée sur le clergé. Selon les idées dominantes à la n de l’époque féodale, les membres du tiers état devaient être protégés par les nobles. Quand un péril menaçait le royaume, les chevaliers mettaient leurs armes au service du roi, garant de l’intégrité de son territoire. Ce « service » militaire rendu au prince expliquait le privilège scal dont bénéciait la noblesse : elle acquittait l’impôt par le sang versé. Le tiers état, lui, contribuait à la sécurité collective en payant ponctuellement la taille, prélèvement destiné à nancer la guerre, qui deviendra annuel et permanent à la n de la guerre de Cent Ans (1439). Restaient les clercs qui pouvaient contribuer sous la forme de « décimes » — un dixième de leurs revenus de l’année — à condition toutefois que l’argent fût destiné à une entreprise à caractère religieux, la croisade par exemple, et que le pape y ait consenti, conformément au 46e canon du concile du Latran de 1215. En 1295, Philippe le Bel leva un décime sur le clergé sans l’autorisation de Boniface VIII, pour combattre son rival Édouard III d’Angleterre dans une guerre qui n’avait rien de religieux. À cette occasion, il t prévaloir la conception politique de la sécurité contre l’approche ponticale qu’il jugeait, dirions-nous maintenant, dépassée : si les ecclésiastiques de France pouvaient prier en paix, c’était grâce à la force militaire du prince ; l’impôt qu’ils pouvaient être amenés à acquitter devait donc être décidé par l’autorité politique qui les protégeait, indépendamment du consentement du pape. Dans l’esprit du roi, la sécurité devait être entendue comme la protection physique de ceux qui priaient (les clercs) et de ceux qui travaillaient (le tiers état) par ceux qui portaient les armes (les nobles) sous l’autorité du prince que Dieu avait sacré. Le tournant des XIIIe et XIVe siècles voit ainsi la notion de sécurité s’orienter dans deux directions opposées et complémentaires. L’idée que l’on puisse être en sécurité alors même que l’on se met en danger ne disparaît pas car les royaumes naissants ont besoin d’avoir des hommes prêts à exposer leurs vies pour les défendre. Il faut ainsi leur promettre quelque chose. La récompense annoncée reste l’accès au paradis, mais cette promesse est désormais formulée par des princes territoriaux, non par l’autorité religieuse. Une nouvelle étape sera franchie, au XVIe siècle, quand la « récompense » annoncée ne sera plus la patria aeterna chrétienne mais l’entrée dans un Panthéon héroïque — martial, national, grandiose — réunissant ceux qui, par leur sacrice, ont contribué à préserver la vie de leurs « compatriotes ». La laïcisation de la promesse faite aux soldats s’accompagne d’une métamorphose de l’idée de sécurité chez les civils : d’un accompagnement des âmes par les clercs vers la dernière demeure, on passe à la prise en charge par l’État de l’intégrité des corps. L’idée que l’on puisse être « sécurisé » par son propre martyre a fait une dernière apparition en Occident au XVIe siècle avant d’être assimilée au fanatisme, voire à la démence. Après celles qui avaient eu pour théâtre la Terre sainte jusqu’au XIIe, de nouvelles croisades, dites « de l’intérieur », avaient été initiées par des monarques ; elles consistaient à extirper les « hérétiques » d’un territoire donné, à l’image des Albigeois ou même des Templiers. Au XVIe siècle, comme à l’occasion des précédentes « chasses aux hérétiques », la volonté d’anéantir les protestants ne procédait pas, ociellement du moins, d’ambitions territoriales ; elle visait à « purier » le royaume de ses indèles : des prédicateurs catholiques ou protestants assuraient que ceux qui, au nom de Dieu, tuaient des sujets du même roi que le leur ne commettaient ni péché ni homicide ; ils se voulaient les bras armés du Très-Haut, habilités à faire exécuter une juste sentence en vengeant les oenses qu’Il avait subies. Les opérations militaro-religieuses qui rythmèrent les guerres de Religion s’inscrivaient toutefois dans un environnement très diérent de celui des croisades car, entre-temps, l’État était devenu le principal « pourvoyeur de sécurité » pour les individus. Ainsi, un polémiste catholique de la n du XVIe siècle comme Claude de Sainctes, pouvait estimer qu’il était nécessaire et légitime de tuer les hérétiques, parce que, en oensant Dieu, ils ruinaient le « bien public » et mettaient en péril la stabilité des États. Il justiait paradoxalement l’extermination des hérétiques par l’impératif de bon ordre, de tranquillité et de « repos public », et non plus, comme jadis, en menaçant de damnation celui qui refuserait d’y participer. La sécurité n’était plus l’assurance de gagner son Ciel ; elle était devenue la préservation de la vie des sujets (catholiques) : les « hérétiques » se voyaient assimilés par cet homme d’Église à des malfaiteurs, si l’on peut dire, de « droit commun », loin des représentations démoniaques des dévots. La conviction que l’unicité de la religion constituait le meilleur moyen de garantir l’ordre public — idée qui sera retenue dans les traités de Westphalie de 1648, à l’issue de la sanglante guerre de Trente Ans — accompagne ce basculement dans la conception moderne de la sécurité : le « salut public » était devenu la priorité absolue des princes chrétiens. Une ultime étape de cette évolution allait être passée quand l’obéissance absolue due au roi, condition de l’ordre public et de la sécurité, s’est vue hissée au rang d’exigence « religieuse ». Renaud de Beaune de Semblançay, archevêque « loyaliste » de Bourges, armait ainsi dès 1593 que plus la désobéissance au roi était prônée pour des motifs religieux, plus la religion elle-même en sourait. Il rappelait par là qu’à l’époque où le royaume était « déchiré par des factions », des « temples [avaient été] employés à des usages profanes et indignes », des « pasteurs les [avaient] abandonnés, et toutes les personnes pieuses [avaient] gémi ». Si l’Église l’emportait « sur l’Empire par sa dignité et son excellence », elle n’en était cependant qu’une partie, de sorte que sa destinée dépendait de « celle de la République9 ». Pour ce dignitaire religieux, l’ordre et la sécurité dans l’État constituaient, en quelque sorte, un préalable à la quête du salut. Dix ans plus tard, pour certains, le respect de l’ordre ne représentait plus un simple moyen, mais une nécessité. Historien quasi ociel des guerres de Religion, héritier d’une grande lignée judiciaire, Jacques-Auguste de Thou assurait en 1604 que les lois du pays étaient « de seconds Dieux » et que ceux qui les violaient étaient coupables de parricide et de sacrilège, « quelque couleur ou prétexte de piété qu’ils y recherchent pour leur défense 10 ». Le vocabulaire religieux — « seconds Dieux », « sacrilège » — est ici mis au service de la cause d’une sécurité toute temporelle et politique, bien éloignée de l’horizon des ns dernières. L’évolution que l’on vient de retracer montre le retrait progressif de Dieu et l’entrée en lice de l’État en tant qu’instance capable de pourvoir à la sécurité. À l’époque féodale, elle consistait à appréhender la mort l’esprit tranquillisé par la quasi-certitude du paradis. L’apaisement de ceux qui trépassaient dans leur lit se mesurait au respect qu’ils avaient eu pour les préceptes de l’Église ; le soulagement des combattants de Dieu qui succombaient aux coups de leurs ennemis à l’assurance de la vie éternelle. À l’issue des guerres de Religion, l’État deviendra le principal pourvoyeur de sécurité : à ceux qui exposent leur vie pour lui, il promet le souvenir éternel et la gloire ; à ceux qui se contentent de lui obéir, il assure que seule une mort « naturelle » les emportera. Les djihadistes, pour qui la sécurité ne relève que de Dieu, apparaissent comme les ennemis absolus de l’État qui, précisément, L’a victorieusement privé de son empire « politique » sur la vie des hommes. 1. Frédéric Gros, Le Principe Sécurité, Paris, Gallimard, 2012, p. 52. 2. Apocalypse, XX, 1-6. 3. Liber de laude novae militiae ad milites Templi, in Œuvres de Saint Bernard, trad. Ravelet, Bar- le-Duc, Louis Guérin, 1870, t. II, p. 293 et suiv. 4. Des hommes et des dieux, lm de Xavier Beauvois (2010). 5. La Cité de Dieu, livre XIV, chap. 28. Augustin s’inscrit dans une tradition qui s’appuie notamment sur la deuxième lettre de saint Paul aux Corinthiens (X, 17-18) dans laquelle il indique qu’il « faut que celui qui se glorie, se glorie uniquement en Notre Seigneur, parce que celui-là n’est pas approuvé qui se fait valoir lui-même, mais celui que Dieu estime ». 6. Apocalypse, XXI, 1-6. 7. Ernst Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes, Paris, PUF, 1984. 8. Le mot est entendu ici dans son sens large, comme le fait Colette Beaune dans Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985. 9. Cité dans Jacques-Auguste de Thou, Histoire universelle, La Haye, Henri Scheurler, 1740, t. VIII (1591-1596), p. 241. 10. Epistre de Monsieur le président de Thou, au roy, Paris, Pierre Chevallier, 1614, p. 28.

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