Penser l’acte éducatif PDF

Summary

Cet essai explore l'importance du langage dans le processus éducatif. Il soutient que l'expérience, individuelle et professionnelle, ne produit de savoir que lorsqu'elle est traitée à travers le langage et les concepts. L'auteur examine les divers champs de savoir qui influencent le travail éducatif, soulignant la nécessité de construire des repères personnels et cohérents à partir de ces multiples disciplines.

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L’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos 1 « On pense contre le signifiant », disait Jacques Lacan. Pas de pensée sans cette dimension d’inscription langagière. Pas de pensée sans parole et sans écriture. Si l’homme pense, c’est parce que la pensée l’a fait homme. Lacan emploie...

L’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos 1 « On pense contre le signifiant », disait Jacques Lacan. Pas de pensée sans cette dimension d’inscription langagière. Pas de pensée sans parole et sans écriture. Si l’homme pense, c’est parce que la pensée l’a fait homme. Lacan emploie le néologisme de « l’appensée » (comme on dit l’appentis, pour la construction qui se tient contre – tout contre ! – une maison). Toute pensée s’inscrit dans le champ de savoirs constitués. Ainsi, on peut inscrire une pensée sur la pluie (c’est le cas aujourd’hui !) dans le champ de la poésie : « il pleure sur mon cœur, comme il pleut sur la ville », écrit Verlaine. On peut aussi lui donner forme dans le langage de la météorologie : dépression à 1 000 millibars, vent de force 6. Il est là question de codes et de discours. Questions d’épistémologie : l’épistémê 2Les discours et les codes, les champs de savoir, se déploient eux-mêmes sur une vaste toile de fond culturelle liée à un moment particulier de l’histoire de l’humanité dans chaque civilisation. Cette toile de fond, source des formes possibles de la pensée, les anciens Grecs l’appelèrent l’« épistémê » : champ de savoir constitué. On ne pense pas aujourd’hui comme au Moyen Âge. De la Renaissance à nos jours, on a connu deux grands champs épistémiques. L’un classique et l’autre, depuis la guerre de 1914, moderne. Guy Le Gaufey, dans son essai L’Éviction de l’origine , fait l’hypothèse que c’est le statut de la cause qui diffère. L’épistémê classique est caractérisée par un univers centré, où l’homme est au cœur de phénomènes orchestrés par une cause unique (Dieu, le Lord de Newton). 3L’épistémê moderne est caractérisée par un éclatement de la notion de cause, un morcellement, qui fait que les phénomènes peuvent être décrits de points de vue différents et divergents, non exclusifs. 4« Tout est relatif » dirait Einstein. Il n’existe pas de discours qui puisse rendre compte de la totalité du réel. Cependant toutes les formes de la pensée, que ce soit dans l’art, la science, les techniques ou le langage courant, sont modelées par ce fond partagé, qui est une certaine façon, commune à une socioculture, de vivre le monde. L’épistémê tire sa cohérence du fait que l’homme est assujetti et appareillé au langage. C’est cet assujettissement singulier (et l’on retrouve ici la racine du concept de sujet, de sub-jectus en latin : jeté dessous, sous-mis) que Claude Lévi-Strauss et à sa suite Jacques Lacan, ont nommé le « symbolique », puisqu’il est lié à la capacité de symbolisation de l’homme. Épistémologie et langage 5Chaque champ épistémique est balisé par un ensemble de signifiants particuliers que l’on peut appeler des concepts et qui permettent à chacun d’appréhender le monde d’un point de vue singulier, donc de construire une réalité, en s’inscrivant dans l’épistémê de l’époque. La praxis est la mise en œuvre des concepts sur un morceau choisi du réel. Les concepts décrivent la réalité subjective de chaque sujet, tout en la construisant au fur et à mesure à partir des matériaux sémantiques disponibles dans la culture. Il n’y a donc pas La Réalité, terme qui revient bien souvent comme référentiel dans le discours éducatif, mais des réalités subjectives en mouvement, vivantes, découpées pour chacun à la fois à partir de la transmission intrafamiliale et à la fois à partir du champ de savoir dont il emprunte le chemin pour se faire une place dans le monde. 6Bien entendu, cette idée met aussi en cause la hiérarchisation des savoirs. De l’inconscient à la culture, il y a un passage où le sujet, d’abord sujet du langage, prend naissance de façon permanente. Il y a autant de pertinence chez un jeune décrivant sa vie quotidienne, que chez un philosophe contemporain. Ils s’inscrivent tous deux dans le cadre de la même épistémê, mais la fenêtre par laquelle ils regardent et découvrent le monde est différente. De plus, la valorisation des discours, comme marchandises chargées d’un capital culturel, les distingue selon un ordre de valeurs. Langage et symbolique 7Les grands champs conceptuels qui croisent le travail éducatif tiennent à la façon de vivre ensemble des humains, singulière pour chacun et collective pour tous. Ces grands champs dont la philosophie classique débat sous les concepts d’individu et de société, se déroulent dans deux champs épistémiques distincts : le social, balisé par l’ethnologie, la sociologie, le droit, l’économie ; le sujet, couvert par la psychologie clinique et la psychanalyse. 9Ces deux champs de savoir permettent de construire deux types de réalités bien différentes : la réalité sociale et la réalité psychique. C’est à l’articulation de ces deux champs que travaillent les éducateurs. Il reste à repérer comment sont constitués ces champs de savoir et champs de discours, à quelles conditions l’on peut s’en servir, à quelles lois logiques obéit leur organisation, à partir de quels principes un éducateur peut s’appuyer sur eux pour penser son acte. Notons cependant que pour les éducateurs, ce ne sont pas les seuls champs de référence. Par exemple, on peut se demander ce qu’une science aussi moderne que la topologie pourrait amener dans la formulation des situations éducatives. Ou bien la poésie, le cinéma… 10Dans cet essai, je m’attacherai essentiellement à explorer les pistes ouvertes par l’invention freudienne pour décrire le territoire du travail éducatif. Cela nous permettra de déboucher sur une question cruciale et plutôt galvaudée dans le contexte social actuel : l’éthique. Lacan a proposé d’inscrire l’éthique à l’enseigne du « bien dire », non pas de dire le bien, ou pour faire bien, mais de dire au plus juste, au plus vrai, ce que l’on pense, ce que l’on fait, en inscrivant son dire ou son écrit dans les exigences des champs de savoir parcourus. 11On pourrait bien entendu envisager un ouvrage similaire du point de vue de la sociologie et de la psychosociologie, visant à prendre en compte, dans le travail éducatif, les phénomènes de groupe, la dynamique des collectifs et les questions posées par l’insertion des sujets dans le tissu de la communauté. Un tel ouvrage n’existe que de façon fragmentaire. Il appartiendra à d’autres chercheurs d’en faire la construction. Le choix que je soutiens ici est de formaliser l’acte éducatif dans la rencontre intersubjective de l’éducateur et des personnes que la société lui a confié la mission d’éduquer. Penser l’acte éducatif 12« L’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos. » Autrement dit, l’expérience n’éclaire en rien la route des professionnels. L’expérience, on l’a dans le dos. L’expérience ne suffit pas. Il ne sert à rien d’avoir de la bouteille, comme on dit, si l’on s’avère incapable de l’ouvrir pour en partager le contenu. 13« L’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos. » C’est un poète chinois qui a écrit cela, il y a bien 2 500 ans. Est-ce ce bon Chouang-Tseu, qui ne savait plus, après avoir rêvé qu’il se transformait en papillon, s’il était un papillon qui se rêvait homme ou un homme qui se réveillait papillon ? Ou ce fonceur de Li Po qui aimait tellement la lune, qu’une certaine nuit très arrosée, il voulut l’embrasser en se mirant dans le canal et mourut noyé ? Ou bien Li-Tseu qui fit l’apologie du vide ? 14J’ai découvert récemment que cette phrase est de Confucius. C’est une chinoiserie. Plus on a d’expérience, dit-on, plus on accumule de savoir et de savoir-faire. C’est un vieux mythe, peut-être valable pour le vin, qui se bonifie en vieillissant. Pour les humains, en revanche, c’est totalement faux. 15L’expérience que l’on viendrait cueillir, tel un fruit mûr, à l’issue d’une vie bien remplie et surtout bien longue, n’existe pas. L’expérience est un champ en friche qui ne se met à produire qu’à la condition qu’on le soumette au dur labour du soc du langage. Autrement dit, l’expérience de chacun, professionnelle et personnelle, les événements heureux ou malheureux, n’adviennent au monde pour constituer un savoir, que forgés et trempés au feu de la parole et du langage Joseph Rouzel, La parole éducative, Dunod, 2016 (2e édition).. C’est ce que Lacan, sur l’enseignement duquel nous appuierons ici notre démonstration, n’a cessé d’indiquer comme étant la dimension symbolique, qui nous fait, nous humains, fils et filles du langage. 16Pourquoi, s’étonnera le lecteur, faire tant cas du langage ? Je ne suis pas linguiste, ronchonne un éducateur. Tout d’abord notons que les éducateurs n’ont pas tiré toutes les conséquences de cette évidence : la relation avec les personnes accompagnées s’engage avant tout dans la parole. L’exercice des droits sociaux, juridiques, politiques et l’aide quotidienne apportée légitimement à des personnes en souffrance, prennent pleinement leur sens dans le cadre de l’entretien qu’il soit formel ou informel, individuel ou en groupe et se fondent avant tout sur des paroles échangées. Ensuite les usagers n’entrent en lien avec les éducateurs qu’au titre d’une classification d’âge, de difficultés sociales, physiques ou psychiques, édictées par l’Administration, la Médecine, la Justice, l’École… Ce qui implique que le premier acte éducatif consiste à se désaliéner de cette nomination issue de ces classifications, pour ouvrir la porte au sujet. Cela donne à peu près ceci : on a dit que vous étiez ceci ou cela et vous qui dites-vous que vous êtes ? Un jour, à Trousseau, Françoise Dolto reçoit un enfant d’une dizaine d’années. Et, on a beau être fin clinicien, que l’on ne trouve pas forcément la porte d’entrée. Dolto propose au gamin d’aller consulter son dossier. Celui-ci commençait à déchiffrer les lettres, il était très en retard sur le plan scolaire. C’est marqué que je suis chi-zo-frène. Qu’est-ce que ça veut dire ? Mais que tu n’as pas les yeux en face de trous mon bonhomme ! C’est vrai, commente l’enfant, je suis souvent dans la lune. 18Et le sujet ayant répondu à l’appel, la relation pouvait alors s’engager. 19A priori, il n’existe pas d’expérience qui produirait spontanément un savoir. Pour passer de l’expérience au savoir, la première condition, le b.a.-ba, c’est d’en passer par l’exigence du symbolique. Nous débouchons ainsi sur ce que dans la lignée de Marx, dans L’Idéologie allemande, on peut appeler une « praxis », au sens où cet acte de construction de la pratique modifie la pratique elle-même. « Qu’est-ce qu’une praxis ? » questionne Jacques Lacan, en 1964, dès le début de son séminaire consacré aux Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. 20 « C’est le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique. » 21Le réel étant ce qui échappe au langage. Expérience et langage 22Donc pas d’expérience qui n’en passe par des mots. Mais quels mots ? Les concepts ne sont pas des mots ordinaires, mais des mots assemblés entre eux selon ce que l’on appelle un « corpus théorique ». Les concepts font corps sous forme de discours. Et donc, le maniement des concepts obéit à certaines règles. De plus, les champs de savoir qui croisent l’acte d’un éducateur sont multiples. Dans cette forêt foisonnante de concepts, comment se frayer un chemin ? Si nous nous penchons sur les savoirs qui constellent la formation des éducateurs et leur pratique sur le terrain, nous constatons un émiettement des discours. On soumet les élèves (on parle aussi selon les endroits d’étudiants, ou plus justement de personnes en formation) à une véritable douche de savoirs en spray : quelques gouttes de sociologie, une pincée de psychologie, un zeste de droit, une cuillerée d’administration du secteur, une bonne louche de techniques éducatives, un soupçon de philosophie, une larme d’éthique, un filet de psychopédagogie… 23À partir de ce constat plutôt amer, nous débouchons sur deux questions. 1. Comment, à partir de ces savoirs en miettes, construire ses propres repères sur l’acte éducatif ? 2. Et, question subsidiaire, comment faire reconnaître le travail éducatif et en assurer la transmission, si l’on ne le met pas en forme ? On peut entendre, par cette expression de « mettre en forme », l’acte éducatif dans toutes ses équivoques. C’est sans doute la dimension exacte de la formation : permettre aux éducateurs de donner une forme à leur travail. L’acte éducatif et le discours 25C’est fort de ces questions que je me suis engagé il y a bien des années, après une formation initiale de trois ans, dans la profession d’éducateur, et un peu plus tard, dans celle de formateur. Mais j’avais exercé auparavant pendant plusieurs années, si j’ose dire, en franc- tireur, notamment dans la création et l’animation, avec mon épouse, à la campagne, d’un lieu d’accueil pour des jeunes et des adultes en grande difficulté. Dans la construction et la transmission d’un savoir sur l’acte éducatif, j’ai buté sur deux impasses : soit l’on raconte des anecdotes, des histoires ; soit l’on se bâtit une tour d’ivoire en béton sur la montagne de la théorie. En fait, au lieu de ces deux voies extrêmes et sans issue, je préfère passer par la voie du milieu : la praxis. Comment, à partir de l’acte éducatif, créer un discours qui obéit aux règles épistémologiques, qui soit transmissible et qui puisse dialoguer sur un pied d’égalité avec les autres discours, la médecine, la psychologie, la rééducation… ? Voilà la question qui a guidé, tout au long de ces années, mes pas tâtonnants. 26Ce travail d’élaboration, je l’ai mené sur le terrain, mais surtout en marge du terrain, dans différents groupes de réflexion. Depuis plusieurs années, dans le cadre de Psychanalyse sans frontière (PSF), j’anime un séminaire mensuel auquel participent activement des travailleurs sociaux, des enseignants, des formateurs, des psychologues, des psychanalystes. C’est un véritable laboratoire d’exploration de la clinique. Dans cette orientation, j’ai fait des choix et ma démarche est inscrite dans l’éthique de la psychanalyse Depuis janvier 2018, l’association l’@psychanalyse a pris le…. 27Pourquoi la psychanalyse ? D’abord pour des raisons personnelles que je ne puis évoquer ici. La transmission de la psychanalyse offre la particularité de ne s’enseigner ni dans les livres ni à l’université, mais dans la confrontation assez longue et assez pénible à son propre inconscient. Alors, au-delà des contingences personnelles, pourquoi prendre appui sur le discours analytique ? 28Pour éclaircir ma démarche, je dirai que dans la somme hétéroclite des savoirs que je citais plus haut comme présents dans les cursus de formation des éducateurs, je rappelle que l’on peut tracer une ligne de démarcation : un certain nombre de savoirs peuvent être regroupés autour des sciences sociales (sociologie, psychosociologie, ethnologie, économie, droit…) ; ils concernent la vie collective des sujets, l’inscription (et les difficultés d’inscription) de chacun dans la communauté. Un autre regroupement traite de ce qui se passe, comme on dit, « dans la tête de chacun ». Là, on trouve les sciences « psy » (principalement la psychanalyse, la psychologie clinique, la psychopédagogie…). Dans la pratique éducative, ces deux dimensions sont croisées, puisque la pratique éclate en deux territoires distincts : les relations sociales qui concernent la connaissance très fine des ressources du social et la capacité d’y mener des projets ; et la clinique, qui prend en compte la rencontre de chaque sujet en souffrance, au cas par cas, un par un. 29Dans ce champ de la clinique, la psychanalyse m’apparaît comme le seul discours opérant. D’abord, pour une raison non spécifique. En effet, il faut bien, pour rendre compte d’une expérience, un levier extérieur. « Donnez-moi un levier assez solide et un point d’appui assez résistant, disait Archimède, et je soulèverai le monde. » Pas d’expérience sans ce levier conceptuel. Mais pourquoi la psychanalyse ? Parce que c’est la seule approche épistémologique qui place au centre de la pratique et de la réflexion théorique, le désir du sujet et ses conditions d’émergence dans l’espace social, c’est-à-dire dans la parole et le langage. D’où cette affirmation qui me sert de guide autant dans ma pratique d’éducateur que dans celle de formateur : « Il n’y a de clinique que du sujet », phrase que Lacan nous a léguée comme un viatique pour la route. Évidemment, ce positionnement est éthique. Prendre toujours et partout la position clinique comme incontournable, éjecte de fait un certain nombre de pratiques et de discours fondés sur la manipulation de l’autre. 30La clinique éducative, que je définis comme une clinique du sujet désirant, s’oppose de fait à tout type de prise en charge de masse. Travailler avec le sujet, c’est travailler au cas par cas, en écoutant les dires de chacun, et selon des modalités de rencontre à chaque fois renouvelées, mais dont les principes sont bien repérés. Je m’oppose farouchement à toute tentative de traitement ou de gestion massive des populations. La position clinique débouche sur un positionnement politique. On sait où, en d’autres temps, nous ont conduits les idéologies de traitement et de manipulation de masse. Que l’on pense aux camps de la mort des nazis ou plus près de nous à l’intégrisme musulman, ou à l’épuration ethnique pratiquée par les Serbes. La gestion sociale de masse de ce qui fait l’essence de chaque sujet aboutit toujours, peu ou prou, à ce type de mise au pas, quand ce n’est pas de mise à mort (ce n’est pas la « macdonalisation » galopante de la planète qui le démentira). 31La massification des questions a tendance à ne vouloir voir qu’une seule tête et à trancher tout ce qui dépasse, comme Procuste avec son divan. Je mets formellement en garde les éducateurs, dont le penchant les mènerait à manipuler les grands nombres : quartiers en difficultés, tranches de population d’exclus, marginaux, jeunes, etc. Si ce type de découpage apporte des éléments de compréhension des mécanismes sociaux, lorsqu’il s’agit de prendre en compte la difficulté à vivre de chaque sujet, il s’avère néfaste et produit fatalement ce que Marx a stigmatisé sous le terme d’« aliénation ». Psychanalyse et éducation 32Cet ouvrage prend effet dans un contexte particulièrement éprouvant pour le travail éducatif. La profession est mise à mal de l’extérieur par un contexte social où l’on accuse les travailleurs sociaux d’un peu tous les maux. On leur reproche de n’être pas capables de palier les faillites d’une société dont les orientations politiques et économiques acculent de plus en plus de nos contemporains à l’exclusion. On leur reproche de ne pas réussir là où la société a failli. Le nombre de personnes « débranchées » du système de production et des échanges marchands a considérablement crû ces dix dernières années. Rien que pour la France, une enquête récente faisait état de 12 millions de personnes en marge de l’appareil de production. Sur 25 millions d’actifs recensés, c’est la moitié de la population qui est exclue (chômeurs, érémistes (RSA), handicapés, jeunes sur des voies de garage…) (Chiffres de 1997, les choses ne se sont pas améliorées depuis.) 33Dans de telles conditions, comment les travailleurs sociaux en général et les éducateurs en particulier, pourraient-ils être tenus pour responsables de cet état de désinsertion (quand ce n’est pas parfois de désertion) de franges entières de populations ? Que peuvent concrètement faire deux ou trois éducateurs dans un quartier difficile face à des milliers de jeunes en mal de vivre ? Ils servent bien souvent de faire-valoir aux responsables politiques, de boucs émissaires, alors que la question porte sur un changement global de société et ne se résoudra que dans une prise de conscience et une volonté affirmée de l’ensemble des citoyens. Éducateurs ou travailleurs sociaux ? 34De l’intérieur, la profession est également attaquée. Devant l’ampleur des dégâts, les explications et les injonctions simplistes fleurissent et il faut bien avouer que, dans un tel contexte de crise, les sciences sociales dominent de leur voix le discours tenu sur le social. À cela deux conséquences. L’aspect social mis en avant tend à niveler les différentes professions sous l’appellation, peut-être pratique, mais inopérante et sans fondement réel, de « travail social », et pour ses agents de « travailleurs sociaux ». Il s’ensuit logiquement une approche à dominante sociale des questions. Si on ne saurait nier sa pertinence dans le champ d’observation qui est le sien, elle demeure inopérante auprès des personnes en souffrance, si elle n’est pas solidement enracinée dans une pratique de la relation, autrement dit, et c’est l’axe de cet ouvrage, au cas par cas. Cette dimension de rencontre subjective, à chaque fois à réinventer dans l’acte éducatif, est évidemment à cent lieues des objets de la sociologie, qui prend justement pour terrain d’étude de grands ensembles de populations. Il faudrait concevoir l’appellation « travail social » comme celle du « bâtiment », qui n’est pas un métier mais un ensemble de métiers (architectes, maîtres d’œuvre, maçons, plombiers, éléctriciens, charpentiers, etc.) Tout le problème résidant dans l’articulation et la coordination de ces métiers entre eux ! 35Cette approche reste inscrite dans la pratique éducative comme espace de la clinique, ce que certains, surtout habités par la facilité et l’inflation d’une vision réductionniste, voudraient gommer. Une histoire drôle met en scène deux éducateurs : 36« Quel beau métier que le nôtre, dit l’un. Oui, mais dommage qu’il y ait les usagers », renchérit l’autre. 38Seule, l’approche sociologique du travail éducatif tendrait à nier les positions subjectives, au profit d’organisations groupales de masse aliénantes. La pratique éducative 39La clinique est inscrite dans la tradition éducative. Au fil des ans, elle s’est enrichie des apports de la psychanalyse et de la psychologie clinique. La formation actuelle des éducateurs, suite à la réforme de 1990, en porte encore les traces, puisque l’on parle, dans les textes officiels, des programmes d’observation clinique, d’ateliers cliniques, d’intervention clinique… 40Pour être tout à fait clair, la pratique éducative s’exerce dans trois directions Voir Joseph Rouzel, « De la clinique avant toute chose » in…. D’abord sur un plan social et politique. Les éducateurs sont aux avant-postes pour rendre compte des actions de terrain et proposer aux politiques (élus, responsables associatifs, représentants de l’État…) des projets pertinents. C’est sans doute cette branche d’activité qui s’est la plus développée ces dernières années. L’augmentation, à juste titre, des connaissances en droit, en sociologie, en économie dans les cycles de formation, correspond à cette prise de conscience du rôle social des éducateurs. 41Une autre dimension investie par les éducateurs, est l’institution, qu’à la suite des travaux de François Tosquelles et de Jean Oury Voir dans la deuxième partie « La psycho, terre-à-pies,…, il convient de distinguer de l’établissement. L’institution, au-delà des murs et des repères administratifs qui la fondent, vit à partir d’un groupe d’adultes, de techniciens, où chacun, du cuisinier au médecin psychiatre, a sa part dans le projet institutionnel qui se décline dans ses volets thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques. Le champ ainsi défini, très présent dans la réflexion, il y a une dizaine d’années dans le sillage de la psychothérapie institutionnelle, est malheureusement en forte régression. Penser au jour le jour l’institution, à partir de l’hypothèse qu’il s’agit d’un collectif social en mouvement, d’une communauté humaine en évolution, semble ringard. On constate, dans les institutions du secteur médico- social, un retour à des formes de pratiques anciennes : retour des chefferies et des directions monolithiques, durcissement des hiérarchies, infiltration rampante du management et du marketing social, dépossession des techniciens de leur responsabilité et de leur parole, confiscation des droits des usagers… Cela sous couvert d’impératifs économiques de rentabilité. Cet espace est marqué par la percée des théories de la réification, où la personne en souffrance est prise comme objet de manipulation : behaviorisme, thérapies brèves, comportementalisme, analyse transactionnelle, PNL, etc. On assiste malheureusement, sous les coups de boutoirs d’un discours qui vise la productivité, y compris dans le domaine du malheur et de la souffrance, au revival sous des atours sémantiques modernisés, de ce que, il y a quelques lustres, on pouvait dénoncer comme pratiques tortionnaires de redressement, d’orthopédie sociale ou de normalisation. Le Plan autisme de 2013 Le 5e plan autisme paru en 2018 ne fait qu’accentuer ce… qui donne la part belle aux méthodes cognitivo- comportementales en tentant de rayer de la carte toute approche inspirée de la psychanalyse, montre de quel côté penche une balance lourdement plombée par l’idéologie scientiste qui se déploie dans la prolifération des lobbys pharmaceutiques et des méthodes de rééducation héritées de Pavlov, dignes des camps chinois ou cambodgiens. Je suis féroce ? Que le lecteur aille voir sur le terrain les ravages produits par ce type d’approches Éric Laurent, La bataille de l’autisme. De la clinique à la…. 42Enfin, le troisième espace dans lequel s’exerce la profession éducative est celui de la clinique, que nous définirons ici, dans les termes mêmes du discours analytique que nous léguèrent Sigmund Freud et Jacques Lacan, comme clinique du sujet. 43Investir ces trois espaces, le social, l’institutionnel et la clinique, sans les confondre, mais sans en lâcher aucun, constitue la condition même du travail éducatif. Si dans le cours de cet ouvrage nous portons surtout l’accent sur l’espace de la clinique, espace de rencontre et de relation, c’est parce que ces dernières années ont enfoui dangereusement cette dimension centrale de la pratique, laissant croire même chez certains auteurs et praticiens, qu’il suffirait… de ne rien faire pour que les choses s’arrangent ou bien qu’il suffirait d’améliorer les conditions d’environnement des personnes prises en charge pour qu’elles s’épanouissent, comme par miracle. Si ce vœu est louable et ne peut qu’être partagé, c’est faire peu de cas des personnes handicapées lourdement sur un plan physique, psychique ou social, qui ne pourront vivre de façon autonome et dont il faut penser l’accompagnement à vie. 44Voici deux exemples flagrants de l’impertinence du discours sociologique dans l’espace de la clinique. Dans un centre d’accueil pour toxicomanes, une jeune sociologue, qui depuis a fait son chemin et fait autorité dans le domaine des théories de l’exclusion, accueillait les usagers en leur demandant de répondre à un questionnaire (« Vous habitez chez vos parents ? Vous vous droguez depuis combien de temps ? »). Comme accueil d’une personne en souffrance, on peut faire mieux ! Dans un autre établissement de prévention spécialisée, un directeur, qui se targuait de faire des enquêtes d’ethnologie, passait des heures à observer un groupe de jeunes dealers devant le service qu’il dirigeait. À aucun moment ne l’a effleuré l’idée qu’il était de son devoir d’intervenir. 45Cet ouvrage prend donc place dans un contexte de polémique, mais c’est à ce prix, sans s’y dérober, que les pratiques peuvent évoluer. Pour étayer nos propos et rompre un peu l’aspect théorique de l’ensemble, nous nous appuierons sur des exemples cliniques, soit tirés de notre pratique, soit tirés d’analyses de pratiques de personnes en formation. 46On peut se demander pourquoi l’auteur prend ici appui sur la psychanalyse pour cerner l’acte éducatif. Les raisons en tiennent à deux réalités. Tout d’abord, il faut noter que les acteurs de l’éducation spéciale (pour reprendre une expression chère au cœur de Maurice Capul) donnent peu à voir ce qu’ils font. On dit que les éducateurs n’écrivent pas, ne formalisent pas, ne conceptualisent pas. Ce qui est en partie faux. Toujours est-il que, praticien de l’éducation, c’est la question qui m’a mis au travail : mettre en mots la pratique éducative. Dans cette recherche, je le répète, j’ai rencontré le discours et la pratique analytiques, pour des raisons personnelles et professionnelles. Parce que c’est le seul discours d’allure rationnelle et scientifique (même si l’on peut à juste titre se demander si la psychanalyse est une science) qui prenne la parole des sujets pour point d’appui. Les praticiens de l’éducation n’ont pas tiré toutes les leçons de cette évidence : c’est dans la parole et le langage que se font les rencontres entre humains, et c’est donc dans cet espace particulier qu’exercent en premier titre les éducateurs. « Par-delà ou en deçà des prestations matérielles, en nature ou en argent comptant, de la consistance même de l’aide apportée à la population en perdition pour des raisons diverses, l’action se fonde sur un certain nombre de paroles échangées », affirme Jeanne Granon-Lafont dans son ouvrage intitulé Les Pratiques sociales… en dette de la psychanalyse Ouvrage épuisé. Reparu aux éditions Érès en 2019 sous le titre…. 47La seconde évidence est que la fonction éducative exerce, finalement comme toute rencontre entre humains, sous transfert, c’est-à-dire dans une rencontre qui ne laisse pas froid, où la part de l’émotion et de l’affectif, les projections d’amour et de haine, entrent en jeu. Pas de travail éducatif sans cette dimension opérationnelle du transfert. Mais les éducateurs – et nous consacrerons quelques pages à cette délicate question – ne disposent pas, contrairement aux psychanalystes dans le cadre de la cure, d’un dispositif fixe. Il leur faut trouver et souvent réinventer, au fil des situations, des points de repère pour que le transfert puisse se déployer. La psychanalyse, une référence 48Combler un vide conceptuel dans les pratiques éducatives, ouvrir une possibilité d’exporter du champ analytique quelques notions opératoires, et parce que dans ma pratique quotidienne, je participe de l’un et l’autre champ, analytique et éducatif, voilà ce qui a guidé ici mes pas. Cette tentative de lire la réalité éducative à la lumière des concepts analytiques n’est pas entièrement nouvelle. Historiquement issu des travaux d’August Aïchhorn, Fritz Redl, Bruno Bettelheim, et en France, Françoise Dolto, Georges Mauco et Maud Mannoni, le courant éducatif psychanalytique a perdu de son tranchant au cours des années. 49Ce n’est que récemment, sans doute face à l’urgence d’y voir clair dans une profession ballottée au fil des idéologies et des décisions politiques, qu’un nouvel intérêt se fait jour. Depuis plusieurs années, certains auteurs ont rendu publique leur réflexion. J’ai cité Jeanne Granon-Lafont, mais il faut ajouter Les Lieux d’accueil , de Martine Fourré Auteur également de Incasables, L’Harmattan, 2016, qui relate…, Le Rôle de l’éducateur , de Daniel Roquefort, qui tente une formalisation de l’acte éducatif à partir de l’enseignement de Jacques Lacan. C’est dans la même veine que furent publiés mes ouvrages, Parole d’éduc et l’Acte éducatif , reparus récemment en collection de poche. 50On peut noter également, même si ce n’est pas sans mal, un regain d’intérêt pour la psychanalyse dans les centres de formation, et plus globalement dans le champ de l’éducation. La participation d’éducateurs à des cercles de réflexion, des cartels, des journées de travail où la psychanalyse est au cœur des débats, témoigne à la fois de l’intérêt des praticiens sociaux pour cette pensée active, mais aussi de l’ouverture du champ analytique aux questions de société, auxquelles, il faut bien le dire, il a été jusqu’ici singulièrement sourd. Un ouvrage comme celui que Francis Imbert et le Groupe de recherche en pédagogie institutionnelle consacrent à l’Inconscient dans la classe , témoigne également de cette résurrection du discours analytique dans les pratiques pédagogiques. Retour à la clinique 51La clinique : voilà un mot qui est apparu dans le champ éducatif il y a une trentaine d’années, via le discours médical, surtout dans sa version psychiatrique, très présente à cette époque dans les établissements médico-sociaux. Il semble pour certains n’en demeurer que quelques signes fossiles, voire un vague souvenir puisque petit à petit le mot lui-même a été effacé des textes de formation. Cependant depuis peu, un peu partout en France, on assiste à un réveil, surtout sur le terrain : c’est une nécessité logique. Un livre qui s’offre un franc succès comme celui du regretté Jean Cartry, décédé en 2018, Petite chronique d’une famille d’accueil , en témoigne largement. La clinique éducative est à nouveau au cœur des débats, y compris par contrecoup, pour ceux qui affirment que cette dimension clinique est un leurre. 52Mais de quoi s’agit-il ? À l’origine du mot, en indo-européen, on trouve la racine klei, qui donne en grec clinein (coucher), clinè (un lit) et clinikos (le médecin qui visite les malades alités). Quant à la clinikè, origine directe du mot qui nous intéresse, elle désigne la technique ou l’art dudit médecin. Le Lexis Larousse, ouvert à l’entrée « clinique », nous apprend qu’il s’agit de « ce qui se fait près du lit du malade ». Dans cet usage, le terme apparaît en 1696. Le substantif la « clinique », (dont la première occurrence est datée de 1600) désigne la méthode de diagnostic par examen direct du malade. À partir de 1842 se répand le terme de « clinicien » avec le sens de « médecin qui étudie les maladies par l’observation directe du malade ». C’est à partir de ce noyau sémantique à coloration fortement médicale, que le mot a essaimé dans le champ de la psychologie (« psychologue clinicien »), de la psychanalyse, et dans les années d’après-guerre, de l’éducation spécialisée. 53Pour en cerner le sens dans le champ éducatif qui nous occupe, retenons avant tout cette notion sur laquelle insistent les définitions : le contact direct avec l’autre. Mais retenons aussi que, d’emblée, la place de l’autre, handicapé, jeune délinquant… est problématique. On peut en considérer pour preuve la prolifération des nominations pour le désigner. C’est un point sur lequel nous reviendrons un peu plus tard. L’autre que les éducateurs rencontrent dans l’exercice de leur profession, n’a pas vraiment de nom, ou alors il est noyé sous des appellations multiples et morcelées, dont certaines sont sujettes à caution. 54Toute clinique s’instaure à l’enseigne d’une rencontre directe avec l’autre. Qu’il soit « en souffrance » pour des raisons étiologiques liées à des déficiences ou handicaps physiques, sensoriels, mentaux, intellectuels ou sociaux, ce n’est pas une pathologie que l’on rencontre, mais un sujet humain dont la seule particularité est d’être immergé dans le langage (qu’il parle ou non !). Cette rencontre a lieu soit lors d’un face-à-face, en individuel, comme on dit (dans un centre d’accueil, par exemple), soit en collectif (dans un groupe de jeunes, dans un quartier…). Mais de toute façon, l’approche clinique implique une rencontre au cas par cas. Voilà ce qui caractérise la partie centrale de l’acte éducatif. L’autre volet étant occupé, nous l’avons déjà suggéré, par un travail de partenariat intra et interinstitutionnel (réunions d’équipe, coordination avec d’autres travailleurs sociaux, concertation avec les organismes de contrôle, rencontre avec un groupe d’élus…). Pour que la rencontre ait lieu en clinique éducative, il faut qu’elle soit repérée dans un cadre particulier, et qu’elle s’étaye sur les concepts de transfert et d’acte. Le cadre éducatif 55Si une rencontre a lieu entre un éducateur et un… (faut-il l’appeler éduqué ? éduquant ? Nous aborderons un peu plus loin cette question cruciale de la nomination des personnes), c’est parce qu’un certain nombre de points de repères sont clairement posés. La clinique éducative, espace de relation interhumaine s’il en est, ne saurait être soumise ni à l’arbitraire ni au bon vouloir des éducateurs ou des personnes en difficulté. Elle intervient dans un cadre institutionnel, même quand on pense et dit qu’il n’y en a pas, comme dans le travail de rue. L’établissement est agréé pour une certaine mission auprès d’un certain public et financé à ce titre. Il fait appel, pour mener à bien cette mission, à des professionnels, dont les éducateurs, et met en œuvre divers projets, dont des projets éducatifs qui ont pour caractéristique, depuis la refonte des Annexes XXIV, pour les établissements qui en relèvent – mais ce texte a donné le ton –, d’être individualisés en fonction de chaque cas. 56La question du cadre, que nous aborderons plus loin, renvoie à une notion de place et à un désir de l’occuper. Un éducateur ne peut manquer de se demander ce qu’il fait dans une situation donnée et de questionner son désir de s’y investir. Sans jamais perdre de vue les deux termes qui bornent sa position : la mission de l’institution et la demande de l’usager. Le transfert dans la clinique éducative 57Comme la clinique psychanalytique, la clinique éducative opère sous transfert. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que, comme le disent clairement les éducateurs, « avec un tel ça accroche bien » (ou parfois mal !). Cet « accrochage » s’inscrit sur un fond d’affectivité. Il y a de l’amour (et parfois de la haine) en jeu dans la rencontre, comme dans toute relation humaine d’ailleurs. Nous allons prendre un exemple. 58Dans un institut de rééducation de la région lyonnaise, une éducatrice, qui vient d’arriver, constate qu’une jeune fille de 13 ans est mise à l’écart. « Elle est bête ; elle n’est bonne à rien, on ne peut rien en faire », affirme l’équipe éducative découragée, qui arrive au bout de ses ressources. La jeune éducatrice, pas encore « usée », se prend d’affection pour cette jeune fille. Elle s’intéresse à elle. Cette dernière, touchée par l’intérêt réel et vivifiant de l’éducatrice, commence à changer de comportement. Elle sort de son isolement et de son mutisme, essaie de se mêler aux jeux de ses camarades. Les instituteurs constatent qu’elle est beaucoup plus calme en classe et qu’elle s’est même prise de passion pour la géographie. Elle cherche sur des cartes où est son village natal, puis elle enchaîne sur la région, la France, la planète. Elle commence à se situer, dans son histoire et à trouver sa place « sur terre ». Un problème se pose cependant, lorsque l’enfant rentre au pavillon où travaille l’éducatrice, elle n’a qu’une hâte, retrouver cette dernière pour ne plus s’en séparer. « Elle se colle… », « Elle est toujours fourrée dans ses jupes » plaisantent les autres membres de l’équipe. Comment s’en sortir ? Comment poursuivre l’action sans briser le processus dynamique déclenché par cette relation affective bien enracinée ? La théorie du transfert Pour de plus amples développements, voir mon ouvrage Le… 59« Le transfert désigne en psychanalyse, le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marquée. » Cette célèbre définition tirée du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, appelle plusieurs remarques et rectifications pour donner au concept de transfert sa charge opérationnelle dans le champ éducatif. 60Le transfert est la grande découverte de Freud. Constitué comme « tiers dispositif », comme l’écrit Daniel Sibony dans son ouvrage Entre dire et faire , le transfert entre finalement en jeu dans tout type de relation, dès que deux êtres humains se mettent à parler : « du seul fait que leurs paroles mettent en présence des bribes de leur mémoire ; cela déclenche des poussées de leur passé vers leur présent ou leur avenir, des coulées fantasmatiques qui les débordent, qui cherchent à se poser, à quels temps se conjuguer pour s’entretenir, se satisfaire ». 61C’est sans doute la première chose à retenir de la notion de transfert : ce qui se transfère dans une relation, ce sont avant tout des mots, des signifiants, dira-t-on plus tard. Mais Freud, n’ayant pas connu l’œuvre du linguiste Ferdinand de Saussure, n’avait pas à disposition ce concept de signifiant, surtout employé par Jacques Lacan. Les mots échangés actualisent à l’endroit de celui qui supporte le transfert, un certain nombre d’affects et de représentations refoulées, qui n’ont pas directement à voir avec la relation actuelle, objectivement parlant. Freud en étudiera le mécanisme d’abord dans le rêve, à partir de cette histoire triviale que Francis Imbert nous rappelle dans un ouvrage passionnant, L’Inconscient dans la classe. « Je suis tenté, écrit Freud au chapitre 7 de L’Interprétation des rêves , de dire que la représentation refoulée est comme le dentiste américain, qui ne peut exercer son métier dans nos pays que s’il trouve un médecin régulièrement diplômé, qui lui serve d’enseigne et le couvre aux yeux de la loi. Et, de même que ce ne sont pas les médecins les plus occupés qui concluent ces sortes d’alliances, ce ne sont pas, dans la vie psychique, les représentations préconscientes ou conscientes qui ont attiré sur elles le plus d’attention, qui serviront à couvrir les représentations refoulées. » L’invention du transfert 62C’est dans ses Études sur l’hystérie , ouvrage écrit en collaboration avec Josef Breuer, que Freud présente la notion de transfert, à la suite d’un fait inattendu : une de ses patientes, à l’issue d’une séance cathartique (il n’avait pas encore inventé le dispositif analytique), se jeta à son cou. Freud, non sans humour, note que ce n’est sans doute pas pour ses beaux yeux et précise que le transfert opère à partir d’une « mésalliance », d’un « faux rapport », d’une « fausse association », bref, qu’il y a erreur sur la personne. Mais Freud, loin de détromper la patiente, va avoir le trait de génie d’utiliser cette force vive, le transfert, qui est de l’ordre d’un transport amoureux, pour faire avancer la cure. « Pour la première fois dans l’histoire de la médecine, écrit Mustapha Safouan dans son ouvrage Le Transfert et le désir de l’analyste , un médecin, Sigmund Freud, s’était avisé d’entendre dans une déclaration d’amour qui s’adressait à lui personnellement, non pas l’appel d’une réponse complémentaire, mais l’expression d’une passion apparemment immotivée. » 63C’est dans la foulée de cette découverte capitale que Freud abandonna la méthode cathartique et l’hypnose, et inventa la cure analytique. Une patiente de Breuer avait vigoureusement interrogé les convictions de Freud. Soignée depuis plusieurs années par la méthode cathartique, Anna O. avait soudain déclenché « un état d’amour de transfert » sur la personne de Breuer, lui criant qu’elle était enceinte de lui et allait accoucher de ses œuvres. Josef Breuer avait paniqué devant cette scène et passé la main à Freud, qui ne fut pas long à remarquer l’étiologie sexuelle des troubles de la patiente, ce que Breuer refusait catégoriquement. Plusieurs auteurs admiratifs saluèrent le courage dont Freud fit preuve. Il ne se sauva pas en courant devant l’amour de transfert, mais il n’en tira pas non plus un quelconque avantage. 64Les années qui suivirent permirent à Freud d’affiner sa réflexion. Dès la découverte de l’Œdipe, il précise que le transfert actualise les imagos parentales. Il repère également en 1912, dans son article intitulé « La dynamique du transfert », que le transfert a deux faces : il favorise l’action du psychanalyste, mais s’oppose aussi comme résistance au traitement. L’amour facilite la relation, mais il est aussi un obstacle. De plus, Freud note assez tôt que le transfert peut s’exprimer selon deux voies : celle de l’amour (transfert positif), mais aussi celle de la haine (transfert négatif). 65C’est dans un article de 1914, « Remémoration, répétition et élaboration » que Freud amorce la question du maniement du transfert. « Là, à travers les réactions de répétition du patient, précise Francis Imbert dans l’ouvrage précité auquel le lecteur peut utilement se référer, il s’agit d’atteindre les souvenirs refoulés. » Dans son Introduction à la psychanalyse, recueil de conférences prononcées en 1916 en direction de médecins et travailleurs sociaux, Freud apporte une série de précisions sur le « maniement du transfert » : il s’agit, en prenant appui sur le mouvement transférentiel du patient, de « créer de nouvelles éditions des anciens conflits… mais en mettant cette fois en œuvre toutes ses forces psychiques disponibles, pour aboutir à une solution différente ». Autrement dit, il s’agit de rejouer une partie dont la donne est déjà ancienne, prise dans le réseau des constructions infantiles, pour lui donner une issue nouvelle. Une sorte de mise en scène, de théâtralisation, qui du fait d’être rejouée, permet d’échapper à la répétition que met en œuvre le symptôme. La personne de l’analyste concentre alors l’ensemble des mouvements d’amour et de haine. Et la fin de la cure visera à opérer un détachement, au fur et à mesure que les représentations apparaissent et prennent place dans le langage. Voilà les grandes lignes de la pensée de Freud sur le transfert. 66C’est dans cette optique que Jacques Lacan, dans les années soixante, poursuivra le travail, en apportant un certain nombre de modifications. En effet, ce qu’avait déjà entrevu Freud, c’est qu’à l’endroit du psychanalyste, du fait de la règle fondamentale de tout dire, c’est dans le langage qu’apparaissait le transfert. « Le transfert, note d’emblée Lacan, est un déplacement de signifiants. » « Mais qu’est-ce qu’un signifiant ? », questionne-t-il dès 1964. « Un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant », répond-il. Il n’y a donc pas erreur sur la personne, comme le pensait Freud, mais c’est du fait du déplacement métonymique des signifiants, que la personne de l’analyste est investie par le patient. Ce dernier projette sur l’analyste la possession d’un objet particulier, objet du fantasme, que Lacan cernera un peu plus tard sous la dénomination d’objet petit a (noté a dans les schémas et mathèmes lacaniens). 67On peut dire que l’analyste, dans le dispositif lacanien, vient en lieu et place de cet objet, qui pourrait compléter le sujet et fantasmatiquement gommer le manque qui le constitue. Cet objet, lors de son séminaire sur le transfert, Lacan ira l’étudier chez Platon, dans Le Banquet. Si Alcibiade aime Socrate, c’est parce qu’il pense que celui-ci possède en soi l’objet merveilleux, l’agalma, dit Platon, qui pourrait le combler. Alcibiade suppose à Socrate cet objet, et c’est ce qui à ses yeux le rend désirable. De cette élaboration de Lacan, on peut tirer deux formules qui nous seront utiles dans le cadre du travail éducatif. « Le transfert est de l’amour qui s’adresse au savoir » et la notion de « sujet supposé savoir ». Le transfert en pratique 68De la même façon pourrait-on dire, mais dans un cadre autre que la cure, un enfant, un adolescent, un adulte, supposent à un éducateur un savoir, sur soi, sur la vie, sur le monde. Ils lui prêtent ce savoir, et c’est pourquoi, comme disent souvent les éducateurs, « ça accroche ». Du fait de ce savoir supposé de l’autre, le sujet va, en paroles et en actes, transférer et adresser à l’éducateur les signifiants, les mots, les expressions, qui recouvrent et désignent cet objet précieux, que toute la théorie et la clinique analytiques désignent comme à jamais perdu. Cet objet est inscrit en creux au cœur du sujet. Il est ce qui lui manquerait pour être tout. C’est cette part manquante que Lacan nomme la « jouissance » et qui fait des ravages, puisqu’elle pousse sans cesse l’être humain à dépasser ses limites, à s’attribuer une toute-puissance fantasmatique. Sa prise dans le langage opère « un ravinement de la jouissance », dit Lacan. Cette indication clinique de Jacques Lacan est très importante : elle montre la voie dans laquelle on peut inviter le sujet, pour transmuter ce qui le fait souffrir, celle de la parole et du langage. Seule cette dimension d’humanisation permet à un sujet de pacifier la jouissance qui l’envahit et le dépasse dans les symptômes ou les passages à l’acte. 69La relation éducative va de fait être le lieu où s’élabore pour le sujet une certaine connaissance de soi. Ceci à condition que l’éducateur n’envahisse pas l’espace de la relation de ses propres fantasmes et représentations inconscientes, et ne cède pas aux avances d’amour ou de haine, qu’il sache se déplacer, pour laisser l’espace de rencontre désencombré et ouvert. Ceci ne va pas sans un travail parallèle de l’éducateur sur soi, sur ce que provoque en lui la relation. D’où l’ouverture indispensable, dans les institutions, de lieux d’élaboration clinique pour les éducateurs. Lieux qui peuvent prendre la forme de supervisions d’équipe ou de contrôles individuels. Nous en parlerons plus en détail un peu plus loin. 70L’aboutissement de la manœuvre du transfert passe par ce que Daniel Sibony et Jean Laplanche appellent justement « le transfert du transfert ». Il s’agit, dans la cure analytique, comme dans le cadre d’une relation éducative, d’éviter que le transfert ne s’enkyste. « Comment veiller à ce qu’un transfert ne s’enkyste pas ? Exigence éthique que ce transfert du transfert. Exigence clinique aussi : là où se crispe l’analyste (là où il pense avoir fait une bêtise…), c’est quand il oublie tout simplement le transfert du transfert. » Ce que Lacan appellera aussi « la manœuvre du transfert », vise à détacher le transfert de son objet dans la cure, soit la personne de l’analyste, pour le diriger vers d’autres objets. Non pas dans un mouvement de substitution, mais plutôt de destitution. Car au bout du compte, aucun objet ne peut satisfaire un sujet. Freud le notait à sa façon en précisant que « entre satisfaction recherchée et satisfaction obtenue, il y a toujours un écart ». 71L’objet que mettent en scène, dans son versant de récupération, différents mythes fondateurs comme celui du jardin d’Éden, est à jamais perdu. L’homme est à tout jamais chassé du paradis, ou des verts pâturages de l’enfance. L’homme est fondamentalement exclu, de la jouissance, du tout, de la complétude, de la perfection… C’est ce manque structural qui le fonde dans son humanité. D’où ce sentiment de profonde déréliction qui saisit le sujet en fin d’analyse lorsqu’il réalise qu’aucun objet ne pourra venir combler le manque qui le fonde. 72Ce passage par l’œuvre au noir, cette traversée du « désêtre », ne peuvent bien entendu être travaillés que dans l’espace et avec les outils de la cure analytique. Notons cependant que dans le travail éducatif un mouvement semblable devra apparaître, mais sans toucher à ce degré d’incomplétude du sujet. Même si l’éducateur, sensibilisé au travail analytique et à l’émergence de l’inconscient, n’est pas dupe des déplacements transférentiels, il ne peut, dans l’espace qui est le sien, mettre le sujet face à cette épreuve : il n’a pas le dispositif où cette question peut être vécue et explorée. Cette voie que dans l’analyse on désigne sous le terme de « castration, coupure, rupture », on peut la voir à l’œuvre dans le travail éducatif sous la forme de l’autonomie. 73Qu’un jeune (ou moins jeune, car l’inconscient n’a pas d’âge) s’appuie sur son amour pour un éducateur pour investir petit à petit d’autres types de relations et d’autres objets d’amour, lui permet d’opérer un déplacement, de la personne de l’éducateur vers une marge de manœuvre où il s’éprouve comme sujet responsable de sa propre histoire et de ses actes. Alors « de ces désirs inconscients parce que refoulés, refoulés parce qu’interdits (désirs sexuels incestueux, désirs de mort des parents…), l’investissement se fait sur des objets actuels, équivalents symboliques des anciens objets. Ces nouveaux objets ne sont pas nécessairement interdits. Tentative de répétition, certes, mais il ne s’agit pas d’une répétition à la lettre. Il y a aussi changement et possibilité de remaniement : une évolution est possible. De l’intérêt de pouvoir régler, contrôler le transfert source de re-vie », précisent Catherine Pochet, Fernand et Jean Oury, dans leur ouvrage L’Année dernière, j’étais mort… signé Miloud. Et François Tosquelles de conclure : « Je ne voudrais pas affoler les instituteurs (et nous ajouterons les éducateurs), ni peut-être un certain nombre d’analystes, mais cette possibilité de reprise, de résurgence, on l’appelle, depuis Freud, le transfert. » Dans une telle optique, l’ensemble de l’institution devient le théâtre du transfert. Il trouve à s’y déployer comme une constellation. 74L’éducation dite « spécialisée » joue sa spécialité en ce qu’elle met en travail des aménagements qui favorisent le transfert tous azimuts. Il conviendra donc, et ce sera l’objet d’un chapitre ultérieur, d’articuler, comme nous y invite Francis Imbert, la question du transfert et celle des médiations. « Le transfert opère sur des objets actuels… et la fonction de la médiation est de réaliser l’intervention d’objets qui soient autant d’éventuels pôles d’investissement, autant d’éventuels pôles de transfert. » Investissement des éducateurs et des divers techniciens, bien sûr, mais aussi de toute personne œuvrant dans le cadre de l’institution. J’ai ainsi vu à l’œuvre des transferts tout à fait opérants sur un cuisinier ou une lingère. Le dispositif de travail du transfert, son espace, comme l’est le dispositif de la cure, est à proprement parler celui des médiations elles-mêmes, donc celui de l’institution, de ce qui s’établit comme tiers dans la relation. La manœuvre du transfert 75Pour résumer ce développement sur le transfert, je propose ce schéma (figure 1.1). Figure 1.1 Schéma du transfert. 76Des théories analytiques du transfert et à partir de l’exemple commenté que le lecteur trouvera dans les pages suivantes, nous pouvons maintenant poser des points de repère. 77Dans ce cadre particulier, l’éducateur a pour tâche d’opérer ce que Jacques Lacan appelle « une manœuvre du transfert ». Dans d’autres textes, il emploie l’expression de « maniement du transfert ». Et surtout, comme Freud fit l’expérience d’une patiente qui se jeta à son cou, il n’a pas à s’imaginer que si l’autre « accroche », c’est pour ses beaux yeux. En position clinique, les éducateurs s’appuient sur le transfert, sur ce que d’autres en souffrance « transfèrent » sur leur personne, comme émotions, projets, désirs, images archaïques, signifiants souterrains, pour ouvrir des voies d’investissement nouvelles. 78Si dans la clinique psychanalytique le transfert est utilisé pour interpréter et éclairer le sujet sur son fantasme, dans la clinique éducative, il sert de point d’appui pour déboucher sur la transmission d’un certain savoir-faire. Dans la situation transférentielle, parce qu’il s’y prête, l’éducateur est mis en place, pour étendre un concept lacanien, de « sujet supposé savoir-y- faire ». Supposé savoir se débrouiller dans la vie et les relations. Supposé savoir y faire dans le lien social, comme on dit : parler, échanger, trouver une place dans l’espace social, dans les us et coutumes de la collectivité. C’est au titre de ce savoir qu’il suppose à l’éducateur que l’autre (souvent l’innommable !), enfant, adolescent, adulte, « accroche ». Et c’est aussi en prenant appui sur ce que l’autre lui transfère que l’éducateur va tendre à ce que le sujet s’approprie son propre savoir, sur lui-même, le monde et les autres. Notons que dans les psychoses, le transfert subit un renversement : le Sujet n’est plus supposé savoir, mais un sujet sachant absolu (SS), ce qui met le psychotique en position d’objet et de déchet de la jouissance de cet Autre. Toute la manœuvre du transfert consistant alors dans le traitement de cet Autre du psychotique qu’incarne dans la relation, à son corps défendant, l’éducateur Voir Joseph Rouzel, La prise en compte des psychoses dans le…. 79C’est au nom de cette relation, en lien étroit, qu’une personne élabore un savoir qui est le sien, en le prêtant d’abord à l’éducateur. D’où l’importance dans la clinique de repérer comment et pourquoi « ça accroche », et pour le praticien de se demander à quelle place l’autre l’assigne (pour qui me prend-il ? qui voit-il ? que vit-il, à travers moi ?). Ce n’est que par ce questionnement organisé, qui prend souvent dans les institutions la forme d’une régulation ou de supervision d’équipe, voire plus rarement celle de contrôle individuel, que l’éducateur peut se détacher, se déprendre de la part d’amour et de haine qui l’affecte dans la relation, et créer une ouverture dans le scénario d’une histoire marquée au sceau de la répétition et du symptôme. Celui-ci est comme une parole qui se répète en boucle pour n’avoir pas trouvé son destinataire, c’est comme une lettre en souffrance qui continue de circuler. 80Chez l’éducateur, à la condition que celui-ci s’emploie à désencombrer l’espace du transfert de ses propres projections, mouvements affectifs, projets, désirs pour l’autre… la personne que l’on dit prise en charge peut trouver quelqu’un à qui parler. Cette rencontre, lorsqu’elle a lieu dans toutes ses conséquences, permet bien souvent chez des sujets en panne, quelles que soient les manifestations de leur malaise ou de leur malheur, de relancer le désir. Bien entendu, la manœuvre du transfert est très délicate. Et on ne redira jamais assez aux professionnels qu’il faut se doter d’outils pertinents pour repérer ce qu’ils mettent en jeu dans chaque relation. Cette dimension est approchée en formation à travers les ateliers cliniques, que l’on appelle selon les lieux, « analyse de la pratique » ou « analyse de situation ». 81Je ne vais pas ici reprendre tous les concepts de base de la psychanalyse, ce n’est pas l’objet de cet ouvrage. Je me contenterai de montrer, dans une situation que j’ai vécue, comment à partir de ces prémisses, j’ai développé mon acte. Dans cette vignette clinique, on verra que se laisser guider par les principes du discours analytique produit une certaine efficacité. Pour précision, certains points de cette réflexion ont été collectés dans un ouvrage paru aux éditions Érès intitulé Parole d’éduc. Éducateur spécialisé au quotidien (1995). Cet ouvrage inaugure une collection que j’ai créée, consacrée à l’écriture des éducateurs et plus largement des travailleurs sociaux. Un cas clinique 82« C’est bien ici, parce que c’est gratuit », dit Jean dans les premiers temps où je le reçois au centre d’accueil pour toxicomanes où j’exerçais comme éducateur il y a quelques années. 83Comment, dans le travail social, partant de cette illusion de gratuité, accompagner le sujet vers le prix à payer pour l’assomption de son désir ? Tel est le trajet que je veux présenter. 84Tout d’abord, je dois une précision sur la spécificité de ce centre. À s’arrimer à l’éthique de la psychanalyse, ce que nous proposions à tout demandeur, quel qu’il fût, c’était de venir parler. Mais qu’est-ce que parler veut dire ? Les sujets qui venaient dans ce centre se présentaient, comme dit Lacan dans son séminaire sur le Sinthome, « appuyés au signifiant », précisant que « l’on s’appuie contre le signifiant pour penser ». C’est un point que j’ai posé d’emblée dès l’ouverture de cet ouvrage. Les personnes qui venaient dans ce centre s’adossaient à un signifiant particulier : « Je suis toxicomane. » 85Le problème avec le signifiant, c’est qu’il introduit de fait la division du sujet. Alors que gommer cette division signe la stratégie des toxicomanes. « Il n’existe pas d’autre définition de la drogue, affirme Jacques Lacan dans la conclusion d’une réunion des Cartels, que celle qui permet de rompre avec le petit-pipi. » Le concept de « petit-pipi » se trouve dans le cas clinique relaté par Freud, connu sous le nom de Petit Hans, une des Cinq psychanalyses. C’est le phallus, qui vient, pour l’un et l’autre sexe, marquer la différence sexuelle. Rompre avec le petit-pipi, c’est donc tenter d’échapper à cette différence entre hommes et femmes, autrement dit d’éviter la castration qui veut que pour ce qui est de créer un rapport d’harmonie entre les sexes, ça ne marche pas. Voilà pourquoi l’on peut dire, a contrario, que la drogue, c’est le bonheur, au sens où dans Malaise dans la civilisation , Freud nous présente l’intoxication chimique, comme une des pratiques les plus efficaces pour fuir les difficultés inhérentes à l’humanité. 86Et voilà aussi pourquoi les toxicomanes ne parlent pas et ont peu ou pas de rapports sexuels. Ils cherchent à supprimer la division qu’introduisent la parole et la rencontre de l’autre sexe. D’où la proposition logique faite dans ce service d’accueil pour toxicomanes, de venir parler. Du deal de la poudre au commerce de la parole, tel était le chemin sur lequel nous les invitions à avancer. L’histoire de Jean 87Chez Jean, un signifiant s’est mis à insister d’emblée : « gratuit ». La première rectification que j’ai faite alors qu’il m’énonçait la gratuité de son accompagnement fut de lui signifier qu’il n’y avait rien de gratuit. Il était pris en charge dans un hôpital psychiatrique la nuit, occupé le jour dans un centre pour personnes en difficulté et venait me voir chaque semaine. C’est d’ailleurs dans la mise en place de ce dispositif, de cet étayage éducatif dans la réalité, que je l’avais accompagné dans un premier temps. Le fait qu’il ne paie rien ne signifiait pas que ce fut gratuit. D’autres payaient pour lui, et finalement, à travers les impôts et les charges, un peu tous les citoyens du pays. 88Peu de temps après, Jean me présenta une étrange requête. Il me demanda, en entrant dans le bureau, de téléphoner à sa mère « parce que, disait-il, elle sait où j’habite ». Jean devait remplir des papiers pour toucher le RMI et dans la case où il devait inscrire ses coordonnées, il ne savait quelle adresse inscrire, de celle de ses parents ou de la sienne, puisqu’il avait un appartement qu’il n’occupait pas. De toute façon, dans les deux cas, il disait « chez ma mère ». À cette demande, j’opposais un non très ferme. Ce qui eut pour effet de le plonger dans une rage folle. Il donna des coups de pied dans la table et se précipita vers la sortie où je le rattrapai pour lui demander de revenir dans le bureau essayer de parler de ce qui lui arrivait. Il avait le visage en feu et les yeux exorbités. 89« C’était comme un mur, dira-t-il quelques minutes plus tard, Je ne vous voyais plus. J’étais un autre. » 90Assumer son désir hors de l’aliénation qui le fait coller à sa mère, « voler de ses propres ailes », pour reprendre une expression qu’il emploiera bien plus tard, payer le prix pour que sa parole et ses actes aient du poids, voilà ce qui faisait reculer Jean. 91Lorsqu’il toucha le RMI, la somme fut versée sur le compte de sa mère, qui lui remettait généreusement ce que Jean appelait « de l’argent de poche », comme les enfants. Cette façon de parler et d’agir en disait long sur le type de relation infantile que Jean entretenait avec sa mère. Je lui ai alors demandé de consulter le juge des tutelles afin d’obtenir que son argent soit géré par un tiers auquel il puisse se référer. L’effet produit, une fois la mesure de tutelle prononcée, fut que la mère de Jean se manifesta. Elle me téléphona pour se plaindre de son fils, ajoutant que depuis cette histoire, elle avait des crises de tétanie. Que son fils, à l’âge de 26 ans, commence à se séparer d’elle, la pétrifiait. Je lui proposai de venir en parler à un collègue de l’équipe, afin qu’elle puisse aussi prendre toute la mesure de son implication dans l’histoire de Jean. Elle accepta cette proposition qui permit de calmer le jeu : chacun avait ainsi un lieu pour explorer ses propres responsabilités. 92C’est environ vers cette époque que Jean m’affirma avoir lu un de mes articles dans une revue où j’expliquais ce qu’était la maladie mentale. Il m’arrive en effet de temps à autre d’écrire des articles dans certaines revues spécialisées ouvertes aux éducateurs (comme Lien Social, Empan ou VST), mais je n’ai jamais écrit un tel article. Toujours est-il que c’est à partir de ce signifiant qu’il me prêtait (la maladie mentale), en s’y adossant, à partir d’un savoir qu’il me supposait sur la folie en général et sur ses difficultés à vivre en particulier, que Jean commença à se définir à l’enseigne d’un certain symptôme : « Je suis trop sensible », dira-t-il. Il commença alors à envisager ses troubles du côté de la maladie psychique. La prise répétitive de drogue étant alors une façon de moins souffrir, de s’anesthésier. 93Au fil des rencontres, Jean retissait la trame de son histoire. Il se racontait et sa vie prenait une autre tournure. S’il se reconnaissait de moins en moins sous l’étiquette de toxicomane, cause de sa venue dans ce service, il se posait beaucoup de questions sur ce qu’il appelait « sa sensibilité ». Pendant quelque temps, alors que le signifiant de la gratuité avait chuté, il tourna autour du mot « payer ». Il disait payer pour n’avoir pas écouté sa mère. Et pourtant elle l’avait prévenu, quant à ses fréquentations qu’elle jugeait douteuses, et quant à la drogue… Il lui avait fait du mal. C’est alors qu’il retraça son itinéraire qui le conduisit à s’intoxiquer massivement. À 20 ans, il avait fait la connaissance d’une jolie jeune fille de 17 ans, préparatrice en pharmacie. Mais au fil des rencontres, il trouva que cette liaison tournait mal, car elle se moquait de lui. En fait, comme souvent dans les amours de jeunesse, elle en aimait un autre, tout simplement. Mais pour Jean, le monde s’effondrait. C’est lors d’un concert de rock qu’un de ses amis lui proposa un shoot d’héroïne en lui disant que tout allait s’arranger. En effet, la drogue est peut-être la seule façon de s’arranger avec ce qui n’est pas fait pour s’arranger : la différence sexuelle. 94Comme le précise Freud dans Malaise dans la civilisation : « La plus brutale, mais aussi la plus efficace des méthodes destinées à exercer pareille influence corporelle, c’est la méthode chimique, l’intoxication. » La drogue, selon Freud, est « un briseur de soucis ». C’est alors que Jean, si l’on suit son discours, a payé cher. Dans son corps, dans sa chair. Il a offert en sacrifice sur l’autel maternel ses forces vives, pour expier une faute qu’il ne comprenait pas. « Je paie pour une faute que je n’ai pas commise », me dira-t-il un jour. Sa mère était sa seule et véritable… héroïne. Il avait décroché de son travail d’homme d’entretien dans un lycée et s’était retrouvé pour plusieurs années à la rue, en galère, jusqu’à son arrivée au centre d’accueil où je l’ai reçu pendant quatre ans. C’est un médecin psychiatre dépassé par la situation qui l’avait aiguillé sur ce centre. Il attrapa une hépatite, reproduisant étrangement une affection qui frappait depuis trois générations tous les hommes de la famille. Son grand- père en était mort et Jean précisait que, dès lors, tout s’était mis à déraper. Sous cette transmission familiale d’un non-dit qui parasitait les corps, pointait la livre de chair à payer en nature pour ce qui n’arrivait pas à s’inscrire comme dette entre les générations. 95On peut évoquer la comédie de Shakespeare écrite en 1596, Le Marchand de Venise. Un jeune homme, Antonio, emprunte de l’argent à Shylock, un usurier juif, pour épouser Portia. Shylock lui prête la somme d’argent en lui précisant que s’il ne le remboursait pas, il devrait payer avec un morceau de son propre corps, une livre de chair. Antonio, inconscient, accepte le marché et évidemment, il ne peut rembourser. Au jour dit, Shylock se présente chez Antonio pour récupérer son dû : une livre de chair. C’est une comédie, l’affaire finit bien. Portia déguisée en avocat invoque la loi pour interposer un interdit à l’endroit de cette tractation infâme. 96Comment accompagner Jean pour qu’il passe de « payer dans son corps » à l’expression d’une dette symbolique ? Voilà la question qui guidait mes rencontres avec lui. C’est dans ce contexte que je demandai à Jean de réfléchir au fait de payer pour le travail qu’il venait faire avec moi. Cette fois encore, Jean se mit dans tous ses états : « C’est un ultimatum ? Vous êtes pire que Saddam Hussein ! » (On était en pleine guerre du Golfe.) Jean aurait aimé que ce soit un ultimatum. Ainsi, il n’aurait pas eu à en découdre avec son propre désir. Loin d’une injonction, c’était de ma part une proposition, pour que Jean puisse y réfléchir et en parler, afin que la question de « payer » s’inscrive dans le texte symbolique. L’hypothèse qui me servait de guide, prenant appui sur l’éthique de la psychanalyse, était que ce qui s’inscrit dans le symbolique disparaît du réel. C’est l’envers du passage à l’acte. C’est le passage par l’acte de parole. On sait que c’est un des points d’appui fondamentaux de la psychanalyse. Freud et, dans son sillage, Lacan, insistent pour poser que ce qui n’est pas inscrit (ce qui est forclos, dit Lacan) dans le symbolique réapparaît dans le réel. La parole permet le mouvement inverse. 97La rencontre qui suivit fut assez houleuse. Jean était en colère : « Pourquoi payer ? Je ne vois pas. Je paie déjà bien assez. Tout me coûte : venir vous voir, dormir à l’hôpital psychiatrique… On me prend pour un moins que rien. Ma parole n’a aucune valeur. Avant aussi, j’ai beaucoup payé… la drogue… la galère… Dans mon boulot (l’emploi d’homme d’entretien qu’il avait quitté), j’étais payé au lance-pierre… Justement, est-ce que vous ne pourriez pas envisager de payer autrement ? ai-je questionné. Drôle de cadeau de Noël », conclut Jean. 99En effet, nous étions en fin d’année, en pleine période de fêtes. Et Noël, c’est l’époque des chocolats. C’est pourquoi, en revenant des fêtes, Jean me dit triomphalement qu’il avait trouvé un truc : « Je vous offre une boîte de chocolats et on n’en parle plus. » Je lui demandai de garder ses chocolats, et de continuer à « en » parler. 100La semaine suivante, Jean revint à la charge : « Pourquoi payer ? Je suis embarrassé… C’est pas la somme, 10 000 ou 10 000 francs. C’est que (et alors il fit le geste de donner)… encore à un toubib… mais à un éducateur ! Déjà je paie trop. Alors, ça en plus… » 101Cette fois-ci, Jean termina l’entretien par un « ça calcule », qui est une expression du Sud- Ouest, pour dire que ça bouillonnait dans ses pensées. 102Dans les entretiens suivants, Jean revient sur sa relation avec sa mère qui venait de tomber malade. Et pour la première fois, et la seule en quatre ans, il évoque son père. Jean a peur pour sa mère, il reprend sa litanie : il lui a fait du mal et il paie… « Ma mère, c’est de l’or, ma mère, c’est moi » dit-il. « Mon père, il n’est pas vraiment inexistant, mais… », et il se met à pleurer. 103C’est vers la fin de ce travail d’entretiens éducatifs que Jean s’est mis, si j’ose dire, à tourner autour de son désir. « C’est dur de choisir », dit-il. Il fait des projets : va-t-il reprendre la ferme de ses grands-parents, faire un stage de mécanique moto, rester adulte handicapé ? C’est dur de choisir. En découdre avec son désir, c’est aussi en payer le prix. C’est à ce moment du travail qu’il décide de ne plus venir me voir. « De toute façon, c’est un centre pour toxicos. » Et il dit qu’il ne se reconnaît plus sous cette étiquette. Il me remercie de ne pas l’avoir lâché tout au long de ces années. Je lui précise que le travail engagé avec moi peut se poursuivre ailleurs, indiquant ainsi l’espace de la cure analytique. Mais cela lui appartient. Jean peut désormais, comme on dit souvent dans le jargon éducatif, assumer son autonomie. Voilà pour l’histoire de Jean. L’implication dans la rencontre 104Bien entendu, une telle mise à plat de la clinique ne rend pas compte de la densité de cette rencontre. L’accompagnement de Jean, c’est quatre ans de travail. À peu près une année pour le rencontrer, l’apprivoiser, je devrais dire nous rencontrer, nous apprivoiser l’un l’autre. Une année aussi durant laquelle j’ai mis en place avec Jean un dispositif de soutien et d’étayage dans la réalité : hôpital de nuit, centre de soin de jour, suivi psychiatrique, mesure de tutelle… Les entretiens hebdomadaires avec moi agissaient comme lieu d’élaboration, lieu de ressources pour qu’il puisse dire le sens de ce qui lui arrivait. J’ai proposé de nommer un tel lieu de ressourcement protégé et garanti par l’éducateur, « machine métaphorique » ou dans la foulée du psychanalyste anglais Masud Khan, « jachère ». (Sur ce point, on peut consulter mon ouvrage Parole d’éduc , au chapitre intitulé « La jachère ou l’espace du dire ».) Les entretiens se sont déroulés régulièrement tout au long de ces quatre années. Jean, au bout de quelques mois, définit à sa façon cet espace et le travail qui s’y déroule : « Ça fait comme une structure », précise-t-il. 105Un tel suivi appelle évidemment quelques questions et commentaires. Pour ma part, je retiendrai trois points importants. La question de l’argent 106Lors d’un exposé du cas de Jean à Paris, des travailleurs sociaux me sont tombés sur le dos en criant au scandale : pourquoi faire payer quelqu’un dans un service public ou du moins financé par de l’argent public ? Ma réponse alors, mais il faudrait prendre plus de temps pour la développer, a été que Jean, à mon avis, devait apprendre à payer pour ce que personne à sa place ne peut payer. Il devait payer pour ce qui est en plus de la maladie ou de la misère sociale, payer pour cette part de jouissance qui lui rongeait la vie, payer pour devenir responsable et comptable de ce qui lui arrivait. Il y a une petite anecdote où Freud, voyant venir une semaine plus tard un homme qui avait manqué sa séance, exige de lui qu’il paie la séance manquée. L’homme s’excuse, puis finit par s’énerver : en effet, la semaine précédente, il n’avait pu se rendre chez Freud, car, disait-il, un tram l’avait renversé et que blessé, il avait dû se rendre à l’hôpital. « Vous me paierez quand même la séance », conclut Freud. Il me semble que l’essentiel du travail éducatif est de déboucher avec les personnes sur la construction d’une dette symbolique investissable dans l’espace social. Comment faire quand tout est dû ? Si ce n’est marquer dans la matérialité du paiement que la dette est du côté du sujet. 107La dette, si l’on reprend les catégories de Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don , est ce qui permet, au-delà de donner et recevoir, de faire retour à la communauté, donc de s’insérer au sens propre, de prendre une place qui a de la valeur dans les échanges sociaux. Les personnes prises en charge n’ont pas une dette vis-à-vis des éducateurs qui les accompagnent, car ceux-ci sont payés pour ce qu’ils font ; ils ont une dette vitale envers la société. Ils ont à investir leur vie dans l’espace de la communauté humaine. Autrement dit, une façon de payer cette dette est l’insertion. Prendre la question de l’insertion par ce biais est la seule façon pour la poser comme processus où le sujet est actif. Chez les Maoris, peuple à partir des coutumes desquels Marcel Mauss pense la loi de l’échange, ce qui fait la « copule » entre A et B c’est le hau ou taonga. Mais le hau, ou esprit des choses fait partie du donateur. Donc « accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ». Or l’esprit des choses est féroce et veut revenir à sa source, pour la tuer. Il faut donc le forcer à circuler. À travers les échanges des objets c’est le hau qui circule. Pour Lévi-Strauss « le hau n’est pas la raison dernière de l’échange : c’est la forme consciente sous laquelle des hommes d’une société déterminée, où le problème avait une importance particulière, ont appréhendé une nécessité inconsciente dont la raison est ailleurs ». 108Donc A donne à B qui donne à C qui donne, etc. La vie sociale, le lien social ne se soutiennent que de cette circulation incessante des objets et des biens. L’individu ne peut se penser en dehors de cette circulation symbolique. Paroles et objets échangés produisent les liens qui tiennent ensemble les membres d’une même communauté. Le donateur se fait aussi récepteur à l’issue d’une chaîne symbolique complexe. Le don ne peut faire retour à l’envoyeur. En effet : « La poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux fins et à la paix de l’ensemble, au rythme de travail et de ses joies et – par l’effet en retour – à l’individu lui-même. » Chez les Maoris par exemple, trois groupes sociaux prédominent : les pêcheurs, les agriculteurs et les chasseurs. Les agriculteurs envoient aux pêcheurs et aux chasseurs des nattes ; les pêcheurs envoient aux agriculteurs et aux chasseurs des poissons ; et les chasseurs envoient aux pêcheurs et aux agriculteurs des oiseaux confits, etc. Cette triangulation permanente médiatise les échanges, garantit des places distinctes, structure par un tiers symbolique (le hau) une communauté autour d’une référence commune. La question du transfert 109À un moment de ce récit, Jean prend appui sur l’éducateur que je suis à partir d’un article qu’il m’attribue, où la question de la maladie mentale est présente. Je ne le contredis pas. Je ne cherche pas à lui prouver qu’il a tort. On voit ici à l’œuvre le transfert dans toute son essence puisque dans ses premiers textes sur la technique analytique, Freud précisait qu’au- delà des sentiments d’amour ou de haine, qui accompagnent tout transfert, ce qui se transfère dans l’espace de la rencontre sont avant tout des mots. Ces mots-là exprimaient pour Jean, et pour la première fois, sa difficulté de vivre, que je repérais du côté de la structure psychotique, la drogue lui servant alors d’automédication contre l’angoisse de morcellement. « Le transfert, nous dit Lacan, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir. » Non pas ici au savoir de l’inconscient comme dans la cure analytique, mais au savoir qu’une personne en souffrance suppose à un éducateur, sur la vie, les relations, la réalisation de soi… La différenciation entre cure analytique et accompagnement éducatif 110On l’a vu, je pose comme principe que comme la clinique analytique, la clinique éducative opère sous transfert. En revanche, ce qui démarque clairement ces deux espaces cliniques, articulés à un discours unique, celui de la psychanalyse, c’est leur champ d’application. La cure analytique intervient sur la réalité psychique et le fantasme, avec comme point de visée sa traversée ; la clinique éducative s’applique dans le champ de la réalité sociale, donc des échanges sociaux. La manœuvre du transfert vise dans cet espace à déplacer la charge affective que supporte la personne de l’éducateur (le sujet supposé savoir- faire, pour reprendre une expression de Lacan qui parle à propos du transfert dans la cure de « sujet supposé savoir ») vers d’autres objets d’investissement : expression, création, travail, formation, apprentissage, hébergement, liens sociaux… De fait, il y a lieu de se garder d’interprétations abusives, qui relèveraient d’une psychanalyse sauvage. 111Il s’agit au bout du compte, pour un éducateur, de transférer le transfert ! En effet, si le transfert que supporte l’éducateur est un moteur dans la relation éducative au début, avec le temps, il s’avère vite être un frein. Il faut donc assez rapidement proposer des voies de substitution, comme objets d’investissement. Il ne suffit pas, et c’est même une faute grave à mon avis, d’intimer à une personne « je ne suis pas ton père, je ne suis pas ta mère », ce qui produit un rejet et une coupure brusque, il faut accompagner en douceur mais aussi avec fermeté, le passage vers d’autres personnes, d’autres sources de questionnement et d’intérêt. Je dirai que si une personne, prenant appui sur la relation vraie engagée avec un éducateur, commence à éprouver un intérêt pour un métier, des apprentissages, des passions, des rencontres… c’est gagné. La charge désirante qui s’exprimait dans le transfert trouve ainsi son issue. 112La place des éducateurs est d’accompagner ce mouvement d’inscription dans la réalité. Cela ne va pas sans mal. En effet, l’être humain est ainsi fait, que soumis à l’ordre du langage, aucun objet au monde ne peut venir combler le manque qui le constitue. Les éducateurs sont trop souvent dans l’illusion de posséder le bon objet qui viendrait gommer la souffrance de l’autre, qui viendrait combler sa demande. Alors que la seule chose que nous puissions faire est de l’aider à faire avec l’incomplétude. Ce n’est qu’en acceptant nous-mêmes d’être manquants que nous pouvons aider les autres à être ce qu’ils ont à être, c’est-à-dire eux aussi manquants. Finalement, le travail éducatif doit laisser… à désirer. L’acte éducatif 113La question de l’acte en psychanalyse est posée clairement par Lacan qui y consacra toute l’année 1967-1968 de son célèbre séminaire. Nous pouvons en prendre de la graine. Lacan désigne comme acte, « l’intervention qui produit sur le sujet un effet de franchissement ». Il n’y a acte que si quelque chose bouge pour le sujet, dans son rapport à lui-même et aux autres. Et finalement, c’est bien ce que l’on attend d’un éducateur, qu’il puisse faire bouger la réalité quotidienne des personnes gravement affectées par le désordre dans leur corps, leur esprit et dans leur mode de relation. 114Posé ainsi, on ne peut reconnaître et mesurer l’impact d’un acte éducatif que dans l’après- coup. Comme dit le proverbe, on reconnaît l’arbre à ses fruits. Finalement, on peut se demander si l’acte éducatif ainsi défini est si fréquent. Même si quotidiennement les éducateurs mettent en œuvre un certain nombre d’actions qui permettent à des sujets en grande difficulté de ne pas sombrer, de survivre, l’action n’est pas l’acte. Les difficultés auxquelles sont confrontées les différentes personnes auxquelles les éducateurs ont affaire, tiennent à ce que l’on appelle des « handicaps divers », mais surtout à la façon dont chaque sujet « s’insère » dans les relations aux autres. C’est avant tout, au-delà de la pathologie qui entraîne son lot de douleur, ce vécu subjectif qui fait souffrir. Trop souvent, le vécu attribué au handicap est un peu l’arbre qui cache la forêt. Pouvoir agir, à travers les gestes de la vie quotidienne, à ce degré d’implication du sujet, justifie le travail éducatif en ce qu’il fonde un espoir de changement. Bien sûr, certaines affections ou inadaptations sont si lourdement invalidantes, que ce n’est pas sur ce plan que le changement peut opérer. 115Le niveau où intervient le travail éducatif est sur le vécu intime de la personne. La position que j’énonce ici, bien que peu répandue, mais sans doute parce que peu formalisée, est cependant représentée dans certaines institutions, qui prennent leurs marques dans le discours psychanalytique. Ainsi, le Courtil en Belgique est une institution centrée sur ce type de travail clinique. Accompagnant la réflexion de l’équipe soignante, paraît une revue, Les Feuillets du Courtil, qui tente de rendre compte de cette position. Par exemple, dans un numéro récent, Yves Vanderveken, éducateur qui partage le quotidien de jeunes psychotiques et névrosés graves, se demande ce qu’est un acte éducatif. Pour le comprendre, il propose un schéma. « Cet enfant, écrit-il, me disait ceci… il était pris dans telle situation (Y), voilà ce que je lui ai répondu, voilà comment je suis intervenu (X), il en a résulté ceci (Z). » 116« Que s’est-il passé en X ? En d’autres termes, comment intervenons-nous ? Que faisons- nous quand nous intervenons ? ». Quelles paroles, ajouterai-je, quels gestes, quelles attitudes ont été opérantes ? Quel savoir sur son acte un éducateur peut-il construire ? Quelle parole, quel acte, quelle décision, peut-il répéter, alors que chaque situation est toujours nouvelle ? Il y a un niveau de généralisation à construire sur l’acte éducatif, faute de quoi, l’éducateur tente de répéter une mise en situation qui par définition ne marche qu’une fois, ou bien il improvise, sans point de repère, au feeling, comme le prétendent certains, sans rien savoir de ce qu’il fait, autrement dit, en faisant n’importe quoi. Notons cependant que, si l’on peut dégager un certain nombre d’invariants de l’acte éducatif, les résultats en tant que tels sont rarement mesurables. Parfois on n’en a connaissance que bien longtemps après, au hasard des rencontres. Ainsi de ce jeune toxicomane que nous avions accueilli durant trois ans en lieu d’accueil. Il est devenu charpentier. Je le rencontre 15 ans plus tard et il me déclare : 117 « Tu te souviens, Joseph, de la fois où tu t’es mis en colère ? Pas le moins du monde. Eh bien, c’est là que tout a changé pour moi. » 118Cette petite anecdote devrait nous mettre la puce à l’oreille sur l’ineptie d’une évaluation qui prétend mesurer dans l’immédiat les retombées de l’action éducative. 119Un certain nombre d’institutions sont partie prenante de cette réflexion et de cette mise en acte de la clinique éducative. Sans alourdir ce texte, je citerai Maud Mannoni, malheureusement disparue, à l’École expérimentale de Bonneuil ; Odile Bernard-Desoria au Point de Capiton de Tours ; le réseau Solstices, fondé par Bernard Durey Voir le magnifique film de Bernard Richard, Solstices. Les… ; Jean-François Cottes aux Nonettes dans le Puy-de Dôme, qui éditait également la revue de psychanalyse Barca ! ; le Courtil en Belgique, déjà cité ; Transition à Toulouse… Des associations tiennent des séminaires et animent des groupes de réflexion sur cette approche : l’Efeps (Éthique freudienne et pratiques sociales) animé par Jeanne Granon-Lafont et Martine Fourré à Paris ; Crisis (Collectif de recherche et d’implication sur les structures intermédiaires) à Toulouse ; Psychanalyse sans frontière (PSF) que j’ai créé et que j’anime à Montpellier J. Rouzel (dir.), Psychanalyse sans frontière, Champ Social,…, etc. Au sein de l’École de la Cause Freudienne (ECF), fondée par Lacan, sa fille Judith Miller a impulsé avec une belle énergie un espace de rencontre entre psychanalyse et travail social, sous la forme d’un collectif intitulé : CIEN (Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant). S’y rencontrent dans une centaine de laboratoires en France et à l’étranger, différents partenaires ayant affaire aux enfants et aux jeunes : éducateurs, pédagogues, juges, médecins, etc. Cet espace de réflexion vise une ouverture dans le champ social du discours analytique, fondé sur une prise en compte du sujet dans un moment de désagrégation sociale dramatique et de ségrégation de franges entières de la population. Malheureusement on ne peut que constater que ce mouvement est trop souvent soumis au discours du maître émanant de l’ECF, ce qui colore les recherches d’un aspect d’entre-soi quasiment religieux. 120Voici donc jetées et ravivées les grandes bases de la clinique éducative. Il convient d’y revenir : c’est la colonne vertébrale du métier d’éducateur. Il semble que nous vivions un temps où les sirènes du social chantent la mort de cette profession, réduite qu’elle serait à un éclatement de microspécialités de pointe (coordinateur, chef de projet, ingénieur social…) qui naîtraient dans le sillage d’un fractionnement toujours plus éclaté de problèmes toujours nouveaux (délinquance, chômage, sida…). Or, ces problèmes ne sont pas nouveaux, même s’ils apparaissent chaque fois sous des aspects imprévisibles, ils sont liés au « malaise dans la civilisation », comme dit Freud ; et en cela nous ne les épuiserons jamais. 121En revanche, par leur pratique et le savoir clinique qu’ils ont développé, les éducateurs font preuve en la matière d’un savoir-faire irremplaçable. Encore faut-il essayer de répondre à la question toute simple que pose Yves Vanderveken : « Que faisons-nous quand nous intervenons ? » Chez les éducateurs, il y a bien un savoir-faire très riche, mais il reste à le faire savoir. Apparemment, c’est là que le bât blesse. Je souhaite que cet ouvrage soit reçu comme une invitation à ce « faire savoir » des éducateurs. Notes Joseph Rouzel, La parole éducative, Dunod, 2016 (2e édition). Depuis janvier 2018, l’association l’@psychanalyse a pris le relais du séminaire de PSF à Montpellier. www.apsychanalyse.org. Voir Joseph Rouzel, « De la clinique avant toute chose » in Pourquoi l’éducation spécialisée ?, Dunod, 2012. Voir dans la deuxième partie « La psycho, terre-à-pies, institue si on aile… ». Le 5e plan autisme paru en 2018 ne fait qu’accentuer ce déséquilibre entre sciences cognitives et approches cliniques inspirées de la psychanalyse, spoliant les parents de toute possibilité de choix socio-thérapeutique. Cependant un certain nombre de parents s’organisent pour maintenir ouvert et pluraliste l’accès aux soins et à l’éducation de leurs enfants. Par exemple : le RAAHP (Rassemblement pour une Approche des Autismes Humaniste et Plurielle). www.raahp.org. Éric Laurent, La bataille de l’autisme. De la clinique à la politique, Navarin, 2012. Ouvrage épuisé. Reparu aux éditions Érès en 2019 sous le titre de Traité sur la parole dans les situations d’aide. Auteur également de Incasables, L’Harmattan, 2016, qui relate son expérience de lieu d’accueil d’enfants psychotiques ou délinquants, à Dakar. Pour de plus amples développements, voir mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative, Dunod, 2014 (2e édition). Voir Joseph Rouzel, La prise en compte des psychoses dans le travail éducatif, Érès, 2013. Voir le magnifique film de Bernard Richard, Solstices. Les enfants de la parole, La Mare, 2010. J. Rouzel (dir.), Psychanalyse sans frontière, Champ Social, 2010.

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