Le Temps de l'innocence (1920) by Edith Wharton PDF
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Summary
This is a book about, the life of Edith Wharton in 1920s New York, which examines social conventions, love, and changing times during this era. The book, from the 1920s, explores the experiences of characters in a society where social rules and norms are important. It details how Newland Archer's life is impacted by the struggles of Ellen Olenska.
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Edith Wharton Le Temps de l’innocence Présentation de Diane DE MARGERIE Dossier, chronologie et bibliographie de Virginia RICARD Traduction de Madeleine TAILLANDIER avec le concours d’Edith WHARTON GF Flammarion Titre original : The Age of Innocence © William R. Tyler. © Éditions Flammarion, P...
Edith Wharton Le Temps de l’innocence Présentation de Diane DE MARGERIE Dossier, chronologie et bibliographie de Virginia RICARD Traduction de Madeleine TAILLANDIER avec le concours d’Edith WHARTON GF Flammarion Titre original : The Age of Innocence © William R. Tyler. © Éditions Flammarion, Paris, 1985 pour la traduction française ; 1987 pour cette édition. Édition revue en 2024. ISBN Numérique : 9782080458254 ISBN Web : 9782080458223 Le livre a été imprimé sous les références : ISBN : 9782080451583 Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix) Présentation de l'éditeur Dans la bonne société new-yorkaise de la fin du XIXe siècle, où les conventions sociales sont sacro-saintes et où règne la quête permanente du « bon ton », le jeune Newland Archer s’apprête à épouser la respectable May Welland. Mais l’arrivée de la comtesse Ellen Olenska, séparée de son époux dans des circonstances jugées scandaleuses, ébranle les certitudes de Newland, attiré par cette femme en décalage avec son milieu. Plus qu’une énième histoire d’amour impossible, Le Temps de l’innocence (1920) est le récit d’une libération manquée, entravée par les lois du clan. Avec une modernité déconcertante pour son époque, Edith Wharton peint la violence des passions refoulées, mises en lumière par le personnage d’Ellen, qui bouleverse les mœurs figées du « vieux New York ». DOSSIER La satire d’une communauté La communauté en péril Tout change, rien ne change Le Temps de l’innocence Présentation L’ambiguïté de l’innocence chez Edith Wharton Edith Wharton écrit Le Temps de l’innocence en 1920 alors qu’elle vit à Paris, rue de Varenne, où elle s’est installée juste avant la guerre. Elle se remet d’intenses tristesses : la séparation, inévitable, d’avec un mari neurasthénique, les horreurs de la guerre, la mort de plusieurs amis dont Henry James, avec qui elle avait une relation privilégiée – sans parler de tous ces morts anonymes disparus dans la tourmente. « Il me fallait quitter le présent », écrit-elle de cette époque, dans son autobiographie, A Backward Glance. Sachant qu’il n’y a de meilleure thérapeutique que celle de la création, elle voyage à rebours, grâce à l’imaginaire, vers cette Amérique d’autrefois, avec ses robes fraîchement arrivées de chez Worth, mais aussi ses rituels tout-puissants et ses critères implacables. Le snobisme des origines, la nécessité d’une fortune, les prestiges de la beauté et l’artifice d’un code de l’honneur souvent hypocrite rejettent hors du sein de la communauté tout être qui prétend avoir ses propres lois pour sortir de la norme. Le roman a une double résonance autobiographique : célèbre, amie de tous les écrivains, Edith Wharton est libre et riche ; elle peut d’autant mieux imaginer les tribulations de son héroïne Ellen Olenska, que le sort a défavorisée malgré son intelligence et sa beauté. D’autant mieux décrire la vie de devoir menée par Newland Archer, jouet du destin. Ce récit, qui est celui d’une libération manquée, elle est faite pour le raconter, elle qui a réussi la sienne après avoir connu les joies de la sécurité, puis les affres, les hésitations et les certitudes durement conquises d’une femme qui a fait son choix : une certaine solitude intérieure inséparable de l’écriture. Dans son Portrait d’Edith Wharton, Percy Lubbock nous éclaire sur l’origine de la traduction que nous donnons ici, pages qui prouvent à quel point cette amie de Paul Bourget et de Charles Du Bos était proche de la France et de la langue française. Comme elle n’était pas entièrement satisfaite de la première version française du roman, Edith Wharton fit appel en 1921 à Mme Saint-René Taillandier, qui accepta de la mettre au point avec sa fille, traductrice remarquée de Galsworthy. Edith Wharton elle-même participe à ces longues séances de travail, et on les imagine toutes les trois, près de Paris, à Saint-Brice, remaniant leur premier texte qu’elles avaient voulu absolument littéral, pour ensuite le travailler et le retravailler dans la bibliothèque décorée d’aquarelles, tout en discutant de leurs sujets favoris présents dans l’œuvre : la psychologie des êtres, l’acuité des mots. Une fois ce labeur achevé, une autre vie commençait pour la romancière, où il n’était plus question de création littéraire. Richesse de la vie d’Edith Wharton ! À la fois adonnée aux autres et, dans ses heures de discrète solitude, complètement repliée sur les grandes questions : la liberté de l’amour, l’atteinte du temps, les aventures spirituelles. Cette vie, scindée en deux, laisse deviner un don exceptionnel d’adaptation et de métamorphose, même si les femmes sont depuis toujours habituées, comme on le sait, à jongler entre leurs obligations concrètes et leur vie rêvée. Ce don d’ubiquité, Edith Wharton le possédait à un point rare. C’est ainsi que dans ce roman elle se trouve à deux points opposés de la courbe : elle est revenue au temps de la vieille New York, mais elle n’y est revenue que par la pensée ; car son regard a depuis observé d’autres mœurs, d’autres milieux, et ce regard sait juger le poids étouffant de ce qui, sur le moment, pouvait paraître une coquille protectrice. C’est donc avec des sentiments mitigés qu’elle se penche sur ces années 1870, mais avec cette vision tout en nuances qu’elle a des choses, Edith Wharton n’en est-elle pas le peintre magistral ? Dans le vieux débat entre l’ignorance du mal, et son expérience, ce roman s’inscrit avec éclat, car si, en apparence, il oppose l’évidente innocence de la jeune May Welland – fiancée-femme idéale – à la romanesque et troublante Mme Olenska, il ne sera pas si facile de déterminer si May Welland est blanche comme neige ou si Mme Olenska porte uniquement les couleurs vives de la passion. Pour le savoir, il faut le temps d’une vie qui se confond avec le temps du roman, et son dévoilement progressif. Mme Olenska, étrangère au clan, séparée de son époux, d’autant plus livrée aux racontars qu’elle vit seule et songe au divorce, n’est pas une femme qui fait le mal (comme tant de femmes tyranniques chez Henry James), mais une femme qui le subit. Une femme qui préfère la solitude de la vérité aux manigances sociales, aux facilités d’un faux retour auprès d’un époux riche et volage dont elle ne serait que la fausse maîtresse entretenue. Pourtant la comtesse Olenska est celle par qui le scandale arrive. Adoptée par le clan des vieilles familles puritaines, pour qui un époux est un époux, elle ne joue toutefois pas le jeu de ses mensonges. Le Temps de l’innocence restitue à merveille l’atmosphère à la fois frivole et cruelle de ces Américains aisés au milieu desquels d’autres, moins fortunés ou roués, disparaissent comme dans un gouffre. Le grand sujet de la romancière n’est-il pas de montrer à quel point le carcan social provoque la déchéance spirituelle des êtres ? Dès 1905, Chez les heureux du monde analysait en effet le processus de la dégradation d’une femme qui, sans avoir une force suffisante, refuse cependant de se fondre au groupe et finit par se perdre. Aucun personnage ne vivra ici la déchéance cruelle et complète de Lily Bart, mais certains devront, d’une façon secrète, parcourir les étapes d’un enfer intime : celui du renoncement. Marié à la pure May Welland, Archer est loin de savoir où le mène ce brillant mariage et qu’une main de fer se dissimule sous le gant de satin blanc. Virginité du corps et du cœur sont ici comme des armes aux mains d’un clan avisé, préoccupé de sa survie. L’aventure de Newland Archer est l’une des plus tristes que l’on puisse traverser puisqu’elle consiste en la volatilisation d’une âme, la perte d’une personnalité qui aurait pu s’affirmer. Si, avec Portrait de femme (1881), Henry James nous donne l’admirable analyse du caractère d’Isabel Archer mariée à Osmond, liée à ce mari malfaisant par un obscur attrait du mal dont elle est la victime, Edith Wharton, avec Newland Archer, nous trace le portrait non moins aigu d’un être conventionnel, faible et bon, jouet d’un milieu qui le tient comme le marionnettiste dirige son pantin. Edith Wharton aurait-elle gardé en mémoire, par admiration de son ami Henry, ce nom de Archer qui revient ici comme un écho, accolé cette fois à un prénom masculin (Newland : « terre nouvelle », nom ironique, s’il en est), mais placé dans une situation psychologique qui n’est pas sans affinités avec celle d’Isabel Archer dans Portrait de femme ? Newland Archer est lui aussi un être piégé, manœuvré, intimement sollicité par le halo obscur qui entoure Mme Olenska (son mari polonais, volage, vicieux peut-être), et l’autre vie de plaisir menée avec lui, tout comme Isabel était fascinée par Osmond : de plus, ni l’un ni l’autre de ces personnages ne sauront transformer leurs velléités en volonté. Non que cette allusion à son illustre ami prétende réduire Edith Wharton au seul rôle de disciple. Les deux écrivains ont en commun nombre de thèmes : celui de la frustration, par exemple, et celui du « trop tard ». Cependant Edith Wharton s’aventure, bien naturellement, plus profondément dans les domaines féminins : la maternité, la procréation, la sensualité féminine ; elle n’hésite pas à affronter le concret – la pauvreté, par exemple – dans Ethan Frome. Les joutes de l’esprit le cèdent ici aux joutes de l’être avec la société ou avec les traquenards de la vie. Elle n’a pas son pareil pour habiller ses personnages de vêtements qui conviennent à la teneur de leur nature : ainsi, les splendides toilettes de Mme Olenska sont toujours vivantes : douceur du velours, animalité des fourrures ; tandis que May, vestale du foyer, prêtresse de l’ordre établi, porte des vêtements blancs qui évoquent à la fois la jeune fille sportive qu’elle est et la déesse que son orgueil lui dicte d’imiter. Si le corps est très présent (avec tout ce qui le concerne, depuis le vêtement jusqu’au geste, timide, mais brûlant), Edith Wharton demeure l’admirable interprète des passions contrariées – refoulées dans Ethan Frome, lentement assassinées dans Le Temps de l’innocence. Il ne s’agit pas ici de sublimation, ni d’un renoncement qui ferait progresser l’être dans la lumière des vérités humaines, mais plutôt du tâtonnement aveugle d’un homme qui préfère tuer un sentiment que de déranger le plan préétabli dont il devient le pion. De l’« innocence » incarnée par May et qui pare le couple d’une bonne conscience et de l’illusion de « bien » agir (mais aussi de robes satinées et d’hermines, de diamants et de silences feutrés), Edith Wharton montre le dangereux attrait pour la virilité de l’homme qui se croit en sécurité, tandis qu’il s’émascule. Conscient de la fadeur sévère, de la monotonie qui l’attend, du caractère prédateur de la perfection conjugale, Newland Archer sait que plus rien chez sa femme ne viendra le surprendre ni le combler. Très vite, il se sent un mort-vivant. De ce mariage avec l’innocence naîtront des enfants qui continueront à épouser les autres enfants de la caste dont ils sont issus, et s’il y a un espoir de changement, ce n’est pas grâce à leur volonté ni à leur originalité qu’il aura lieu, mais bien grâce au Temps, ce grand maître de la danse, et parce que tout finit toujours par changer – malgré la médiocrité des êtres. À toute cette société opaque, mais organisée, s’oppose la belle Mme Olenska, amie des artistes et des écrivains (comme l’était Edith Wharton), hésitant à divorcer (comme elle hésita à le faire), décidée à ne pas retrouver son mari quand la vie qu’il lui propose paraît impossible à reprendre parce qu’elle a soudain rencontré un amour véritable. L’ironie cruelle du livre est que ce sentiment fort, qui pourrait marquer la renaissance de cette femme remarquable, est éprouvé pour un homme qui, par faiblesse, et parce qu’il est trop tard, refuse de sacrifier sa situation sociale à la passion imprévisible. Personne n’est à blâmer dans ce trio qui se rencontre quand les jeux sont faits, mais chacun est à plaindre, immolé comme il l’est à ce clan qui, lentement, les broie un par un, tous les trois. Malgré d’inoubliables scènes de passion, où des lèvres effleurent la paume laissée nue sous le gant, on sait que le milieu a tellement coulé ses victimes dans un moule que, si elles parviennent à prendre conscience de leurs brûlantes ardeurs, c’est déjà là une action d’éclat. Une autre dimension de ce roman est de montrer l’inconsciente mauvaise foi d’Archer. Fiancé, ayant rencontré Ellen Olenska, femme mûrie par l’expérience, il ne comprend plus « le produit redoutable du système social dont il faisait partie et auquel il croyait : la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout » et qui lui apparaît maintenant « comme une étrangère ». En fait, il a peur. Ce qu’il lui faut, c’est un appui social, non pas un être qui doit se faire à son côté. Quand il s’exclame, au sujet de Mme Olenska, la cousine de sa fiancée, « Les femmes doivent être libres, aussi libres que nous », il se fourvoie doublement dans l’ambiguïté : d’abord parce qu’il dissimule son désir de voir Ellen vivre seule, sans homme, et donc dépendante de son amour, ensuite parce que jamais il n’accorderait à sa femme légitime cette liberté désirée pour la maîtresse rêvée. La liberté de la femme n’est envisagée par Newland Archer que chez les femmes déjà libres ; les jeunes filles, par leur virginale attente, l’inquiètent comme tout puritain dissocié qui ne se marie que pour perpétuer les traditions et la race. Archer se perd, car il se ligote. En même temps, il trahit un être neuf qui espérait vivre à ses côtés, et il prétend être libre aux yeux d’une femme qui, comme Ellen, est déjà indépendante. Edith Wharton se sert admirablement de ces fiançailles entre Archer et May pour montrer l’injuste différence qui sépare chacun des futurs mariés : que l’homme ait un passé, rien d’étonnant, mais justement, Ellen Olenska en a un, ce qui fait scandale et la menace dans son appartenance au clan. Archer veut bien qu’Ellen ait un passé : elle n’est pas sa femme légitime, après tout, elle n’est que son amour, ou sa future maîtresse. Il est tranquille chez lui : avec May n’existent que lui et le présent. Mais comme, tout de même, cet ensemble injuste et viril de ressentiments flous à l’égard de la liberté féminine le dérange, il se dérobe grâce à la voie la plus facile, celle d’une condescendance affichée. Sa jeune fiancée « était franche, la pauvre chérie, parce qu’elle n’avait rien à cacher ». « La beauté radieuse » de May est pour Newland Archer un atout, un colifichet dont il se revêt pour appâter autrui ; à ce tableau cruel et lucide du jeune homme en mal de mariage, il ne manque même pas la narcissique volupté d’être le premier à susciter les émois de la jeune fille. Féroce Edith Wharton ! (Mais elle réserve sa tendresse à ceux qui ont traversé les incendies de la vie.) La coterie veillera à ce que tout essai d’envol s’enlise. Elle tordra le cou de l’ardeur, silencieusement, sans « effusion de sang ». Les dialogues entre Newland Archer et Ellen Olenska restituent ce climat de brûlante communion avortée : « Quoi, vous aussi ? » se demandent-ils, n’osant parler de leur amour autrement qu’à mots couverts, et pourtant, quelle force nostalgique avec ce « vous aussi ? ». Dans le bilan que fait Newland Archer resté, malgré tout, mari fidèle et père attentionné, demeure la poignance du regret : « Il savait pourtant ce qui lui avait manqué : la fleur de la vie. Mais il y pensait maintenant comme à une chose hors d’atteinte. Lorsqu’il se souvenait de Mme Olenska, c’était d’une façon irréelle, avec sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l’image de tout ce dont il avait été privé. » La nouvelle génération bouscule toute cette opacité ; le jeune Archer, parlant à son père du couple que formaient ses parents, attaque leur discrétion qu’il juge dépassée : « Vous ne vous êtes jamais rien demandé l’un à l’autre, n’est-ce pas ? Et vous ne vous êtes jamais rien dit. Vous êtes restés l’un devant l’autre, à observer, à deviner ce qui se passait en dedans – un duo de sourds-muets… » Ainsi Newland Archer a-t‑il vécu la vie d’un autre, ou plutôt s’est-il contenté d’une fausse vie, brillante en apparence, mais creuse en réalité, et le roman s’achève sur cette image d’un homme assis sur un banc de Paris, près des Invalides, regardant la vie – la vie des autres – s’écouler comme un fleuve. De son côté, Ellen Olenska a dû regarder le réel en face ; elle a vu, selon son expression, « la Gorgone » qui loin de rendre « les gens aveugles […], leur ouvre les yeux tout grands » et « leur coupe les paupières ». Car Edith Wharton le sait : rien ne sépare plus sûrement les êtres qu’une vision non partagée de la vérité. Mais survient la fin du roman, et, avec elle, une révélation : loin d’être ignorante de l’amour éprouvé par son mari pour Ellen, May savait. Sans mot dire, en dehors des pages que nous avons lues avec cette compassion que suscitent les passions lentement mises à mort, s’est déroulée toute une autre histoire dont nous ne savions rien (comme si Edith Wharton voulait dire que derrière le livre écrit, il y en a toujours un autre prêt à l’être). Toute une vie stoïque, sans illusions, muette : la vie de May Welland, aux aguets, mais aussi, souvent, aux abois. Ce renversement dans l’esprit du lecteur, habitué à taxer l’épouse des malheurs arrivés aux protagonistes si romantiques du récit, cette pitié et cette admiration que l’on nous demande soudain pour elle sont bien une preuve du talent de la romancière. Et si nous nous étions trompés ? Ne serait-ce pas May, finalement, l’héroïne, et non la sémillante comtesse toujours occupée à séduire, à charmer ? Mme Olenska ne serait-elle pas un peu une « allumeuse », et May une force capable de se sacrifier jusqu’à la sainteté ? Elle meurt, d’ailleurs, avant les autres, pour mieux se faire regretter. Oui, décidément, peu de livres montrent mieux que celui-ci l’ambiguïté de l’innocence. Chacun en est doté, mais de façon singulière : Ellen Olenska qui croit à une renaissance grâce au mari d’une jeune amie avec lequel elle consomme, délicieusement, un adultère « moral » ; Newland Archer qui, à force de se laisser mener, conduit sa barque à travers les tempêtes vers le havre du conformisme de la réussite ; May, qui concentre sa volonté sur l’édifice familial, ce qui la justifie à ses propres yeux ; le jeune Archer qui, fiancé à une fille du clan, accuse ses parents de n’avoir pas su communiquer tandis que, dans sa franchise affichée, percent un soupçon de vulgarité et un zeste de cynisme à la mode. Mais qui a jamais prétendu que l’innocence existait à l’état pur ? Certes pas Edith Wharton, dont le plaisir pris à dénoncer les mœurs étouffantes d’antan se teinte de mélancolie à leur chatoyante évocation. Diane DE MARGERIE Le Temps de l’innocence LIVRE I 1 Un soir de janvier 187., Christine Nilsson chantait la Marguerite de Faust à l’Académie de musique de New York. Il était déjà question de construire – bien au loin dans la ville, plus haut même que la Quarantième Rue – un nouvel Opéra, rival en richesses et en splendeur de ceux des grandes capitales européennes. Cependant, le monde élégant se plaisait encore à se rassembler, chaque hiver, dans les loges rouge et or quelque peu défraîchies de l’accueillante et vieille Académie. Les sentimentaux y restaient attachés à cause des souvenirs du passé, les musiciens à cause de son excellente acoustique – une réussite toujours hasardeuse –, et les traditionalistes y tenaient parce que, petite et incommode, elle éloignait, de ce fait même, les nouveaux riches dont New York commençait à sentir à la fois l’attraction et le danger. La rentrée de Mme Nilsson avait réuni ce que la presse quotidienne désignait déjà comme un brillant auditoire. Par les rues glissantes de verglas, les uns gagnaient l’Opéra dans leur coupé, les autres dans le spacieux landau familial, d’autres enfin dans les coupés « Brown », plus modestes, mais plus commodes. Venir à l’Opéra dans un coupé « Brown » était presque aussi honorable que d’y arriver dans sa voiture privée ; et au départ on y gagnait de pouvoir grimper dans le premier « Brown » de la file – avec une plaisante allusion à ses principes démocratiques –, sans attendre de voir luire sous le portique le nez rougi de froid de son cocher. Ç’avait été le coup de génie de Brown, le fameux loueur de voitures, d’avoir compris que les Américains sont encore plus pressés de quitter leurs divertissements que de s’y rendre. Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. Le jeune homme aurait pu arriver plus tôt, car il avait dîné à sept heures, seul avec sa mère et sa sœur, et avait lentement fumé son cigare dans la bibliothèque aux meubles gothiques, la seule pièce où Mrs. Archer permettait qu’on fumât. Il s’était attardé, d’abord parce que New York n’était pas une de ces villes de second rang où l’on arrive à l’heure à l’Opéra – et ce « qui se fait » ou « ne se fait pas » jouait un rôle aussi important dans la vie de Newland Archer que les terreurs superstitieuses dans les destinées de ses aïeux, des milliers d’années auparavant. Le second motif de son retard était tout personnel. Il avait flâné en fumant parce que, étant au fond un dilettante, savourer d’avance un plaisir lui donnait souvent une satisfaction plus subtile que le plaisir même. Cela était vrai surtout quand il s’agissait d’un plaisir délicat – comme l’étaient du reste la plupart des siens –, et, dans cette occasion, le moment qu’il escomptait était d’une qualité si rare et si exquise que, s’il avait pu fixer avec le régisseur la minute précise de son arrivée, il n’aurait pu choisir un moment plus propice que celui où la prima donna chantait : « Il m’aime – il ne m’aime pas – il m’aime », en laissant tomber, avec les pétales d’une marguerite, des notes limpides comme des gouttes de rosée. Naturellement, elle chantait « m’ama », et non « il m’aime », puisqu’une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte allemand d’un opéra français, chanté par des artistes suédois, fût traduit en italien, afin d’être plus facilement compris d’un public de langue anglaise. Cela semblait aussi naturel à Newland Archer que toutes les autres conventions sur lesquelles sa vie était fondée : telles que le devoir de se servir de deux brosses à dos d’argent, chiffrées d’émail bleu, pour faire sa raie, et de ne jamais paraître dans le monde sans une fleur à la boutonnière, de préférence un gardénia. « M’ama – non m’ama », chantait la prima donna, et « M’ama ! » dans une explosion finale d’amour triomphant. Pressant sur ses lèvres la marguerite effeuillée, elle levait ses grands yeux sur le visage astucieux du petit ténor, Faust-Capoul, qui, sanglé dans un pourpoint de velours violet, coiffé d’une toque emplumée, essayait vainement de paraître aussi sincère que sa candide victime. Newland Archer détourna les yeux de la scène pour les plonger dans la loge d’en face. C’était celle de la vieille Mrs. Manson Mingott, qu’une monstrueuse obésité empêchait depuis longtemps de se rendre à l’Opéra, mais qui s’y faisait toujours représenter, les jours de première, par quelques personnes de sa famille. Ce soir-là, le devant de la loge était occupé par sa belle- fille, Mrs. Lovell Mingott, et par sa nièce, Mrs. Welland ; et un peu en arrière des matrones embrocardées était assise une jeune fille en toilette blanche, dont les yeux extasiés ne quittaient pas les amants sur la scène. Comme le « m’ama » de Mme Nilsson vibrait dans la salle silencieuse – les loges se taisaient toujours pendant l’air de la marguerite –, un incarnat plus vif monta aux joues de la jeune fille, embrasant son front jusqu’aux racines de ses tresses cendrées et envahissant le contour de sa jeune poitrine, où une modeste guimpe de tulle était attachée par un seul gardénia. Elle abaissa les yeux sur l’énorme bouquet de muguets posé sur ses genoux, et Newland Archer la vit caresser doucement les fleurs du bout de ses doigts gantés de blanc. Il poussa un soupir satisfait, et se retourna vers la scène. Aucune dépense n’avait été épargnée pour les décors, dont la beauté satisfaisait même les familiers des Opéras de Paris et de Vienne. Le devant de la scène, jusqu’à la rampe, était recouvert d’un drap vert émeraude. Au second plan, dans des parterres symétriques, en laine verte moussue, et bordés d’arceaux de croquet étaient plantés des arbustes en forme d’orangers, mais fleuris de roses variées. Sous ces rosiers, dans la mousse, poussaient des pensées gigantesques, toutes pareilles à ces essuie-plumes que les vieilles filles brodent pour leur pasteur. Çà et là une marguerite s’épanouissait sur une branche de rosier, présageant déjà les futurs prodiges du célèbre horticulteur Luther Burbank. Au centre de ce jardin enchanté, Mme Nilsson écoutait les déclarations passionnées de M. Capoul. Elle était vêtue d’une robe de cachemire blanc, ornée de crevés de satin bleu ciel. Une aumônière pendait de sa ceinture bleue, et ses épaisses nattes jaunes étaient soigneusement disposées de chaque côté de sa chemisette de mousseline. Elle affectait une ignorance ingénue lorsque, de la parole et du regard, l’amoureux lui indiquait la fenêtre du rez-de-chaussée du pimpant chalet de briques qui sortait de biais de la coulisse droite. « L’adorable enfant, pensa Newland Archer, son regard revenant vers la jeune fille aux muguets, elle ne se doute même pas de ce que cela veut dire. » Et il contempla le joli visage pensif avec un frémissement où l’orgueil de son initiation masculine se mêlait à un tendre respect pour la pureté profonde de la jeune fille. « Nous lirons Faust ensemble au bord des lacs italiens », se dit-il, les scènes de sa future lune de miel se confondant vaguement dans sa pensée avec les chefs-d’œuvre de la littérature que son privilège d’époux lui réservait de révéler à sa jeune femme. C’était seulement dans ce même après-midi que May Welland lui avait permis de deviner ses sentiments et déjà les rêves du jeune homme, allant plus loin que la bague de fiançailles, le premier baiser et la Marche nuptiale de Lohengrin, la lui représentaient à ses côtés dans quelque paysage magique de la vieille Europe. Loin de vouloir que la future Mrs. Newland Archer fît preuve de naïveté et d’ignorance, il désirait qu’elle acquît à la lumière de sa propre influence un tact mondain et une vivacité d’esprit la mettant à même de rivaliser avec les plus admirées des jeunes femmes de son entourage : car dans ce milieu c’était un usage consacré d’attirer les hommages masculins, tout en les décourageant. Si Archer avait pu sonder le fond même de sa propre vanité – ce qui lui arrivait parfois –, il y aurait trouvé le souci que sa femme fût aussi avertie, aussi désireuse de plaire que cette autre femme dont les charmes avaient retenu son caprice pendant deux années. Cependant, chez la compagne de sa vie, il n’admettait, naturellement, aucune faiblesse semblable à celle qui avait failli gâcher l’avenir de cette malheureuse, et qui avait dérangé ses projets à lui pendant tout un hiver. Comment créer un tel miracle de feu et de glace, et comment le maintenir en équilibre, Newland Archer ne s’en inquiétait guère. Il se contentait de ce point de vue sans l’analyser, le sachant partagé par tous ces messieurs, giletés de blanc, aux boutonnières fleuries, qui se succédaient dans la loge du cercle, échangeant avec lui de légers propos, et lorgnant en amateur les femmes qui étaient les produits de ce système. Par sa culture intellectuelle et artistique, le jeune homme se sentait nettement supérieur à ces spécimens choisis dans le gratin du vieux New York. Il avait plus lu, plus pensé, et plus voyagé que la plupart des hommes de son clan. Isolément, ceux-ci trahissaient leur médiocrité intellectuelle ; mais en bloc, ils représentaient « New York », et, par une habitude de solidarité masculine, Newland Archer acceptait leur code en fait de morale. Il sentait instinctivement que, sur ce terrain, il serait à la fois incommode et de mauvais goût de faire cavalier seul. – Bon Dieu ! s’exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa lorgnette de la scène. Lawrence Lefferts était, somme toute, le premier arbitre de New York en matière de « bon ton ». Non seulement il avait probablement consacré plus de temps qu’aucun autre à cette étude compliquée et captivante, mais il y avait un sens inné et particulier du « bon goût » chez cet homme qui savait porter avec tant d’aisance des vêtements impeccables et tirer parti de sa grande taille avec tant de grâce nonchalante. Pour en être convaincu, on n’avait qu’à voir le modelage fuyant de son front chauve, le pli de sa magnifique moustache blonde, les longs escarpins vernis qui terminaient sa mince et élégante personne. Un de ses jeunes admirateurs avait dit : « Si quelqu’un peut décider quand on peut mettre ou non la cravate noire avec l’habit, c’est Larry Lefferts. » De même, sur l’alternative des escarpins ou des souliers « Oxford », son autorité n’était jamais discutée. – Bon Dieu ! répéta-t‑il, et, silencieusement, il tendit sa lorgnette au vieux Sillerton Jackson. Newland Archer suivit le regard de Lefferts et vit, avec surprise, que son exclamation avait été occasionnée par l’entrée d’une jeune femme dans la loge de Mrs. Mingott. Cette jeune femme était svelte, un peu moins grande que May Welland, et ses cheveux bruns, coiffés en boucles serrées contre ses tempes, étaient encerclés d’une étroite bande de diamants. Le style de cette coiffure, lui donnant ce qu’on appelait alors une « allure Joséphine », était souligné par la coupe un peu théâtrale de sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne. La jeune femme, qui semblait inconsciente de l’attention qu’attirait sa toilette originale, s’arrêta un moment, refusant du geste la place que Mrs. Welland voulait lui céder à droite de la loge ; puis, avec un léger sourire, elle se soumit et s’y installa à côté de Mrs. Lovell Mingott. Mr. Sillerton Jackson avait rendu les jumelles à Lawrence Lefferts. Tous les messieurs de la loge se retournèrent pour écouter ce qu’allait dire Mr. Jackson, car son autorité sur le chapitre de la « famille » était aussi incontestée que celle de Lawrence Lefferts sur le chapitre du « bon ton ». Il connaissait toutes les ramifications des cousinages de New York, et pouvait non seulement élucider les parentés compliquées des Mingott (par les Thorley) avec les Dallas de la Caroline du Sud, et celles des Thorley de Philadelphie – branche aînée – avec les Chivers d’Albany (en aucun cas ne confondre avec les Chivers d’University Place), mais il pouvait aussi énumérer les caractéristiques de chaque famille : comme, par exemple, la fabuleuse avarice de la branche cadette des Lefferts – ceux de Long Island –, ou encore la propension des Rushworth à faire des mariages insensés, ou encore la folie périodique de chaque seconde génération chez les Chivers d’Albany, avec lesquels leurs cousins de New York avaient toujours refusé de s’entre- allier, à la désastreuse exception de la pauvre Medora Manson, – mais aussi, sa mère était une Rushworth ! Outre cette forêt d’arbres généalogiques, Mr. Sillerton Jackson portait, entre ses tempes étroites et creuses, et sous le chaume de ses cheveux argentés, un registre de la plupart des scandales et mystères qui avaient couvé sous la surface paisible de New York depuis un demi- siècle. Ses informations s’étendaient, en effet, si loin, et sa mémoire était si fidèle qu’on le croyait seul à pouvoir dire qui était réellement Julius Beaufort, le banquier, et quel avait été le sort de l’élégant Bob Spicer, le père de la vieille Mrs. Mingott. Celui-ci, quelques mois après son mariage, avait disparu mystérieusement, emportant une grosse somme d’argent qui lui avait été confiée, le jour même où une séduisante danseuse espagnole, qui faisait les délices de New York, s’était embarquée pour Cuba. Mais ces secrets, et beaucoup d’autres, étaient soigneusement gardés sous clef dans le for intérieur de Mr. Jackson. Non seulement son sévère sentiment de l’honneur lui imposait de ne pas répéter ce qui lui avait été confié, mais il se rendait compte que sa réputation de discrétion augmenterait encore les occasions d’apprendre ce qu’il voulait savoir. Ces messieurs attendaient donc avec un visible intérêt l’oracle qu’allait rendre Mr. Sillerton Jackson. De ses yeux bleus troubles, ombragés de vieilles paupières sillonnées de veines, il scruta en silence la loge de Mrs. Mingott ; puis, relevant sa moustache d’un air songeur, il dit simplement : « Je n’aurais jamais cru que les Mingott oseraient cela. » 2 Newland Archer, pendant ce bref incident, s’était senti dans un étrange embarras. Il lui était désagréable que la loge où sa fiancée se trouvait assise entre sa mère et sa tante devînt le point de mire de toute la curiosité masculine de New York. Il ne put d’abord identifier la dame en robe Empire, ni comprendre pourquoi sa présence suscitait un tel émoi parmi les initiés. Puis, subitement, il comprit ; et il eut un sursaut d’indignation. Non, vraiment, personne n’aurait pu supposer que les Mingott oseraient cela. Ils l’avaient osé cependant : ce n’était que trop évident. Les propos échangés, à voix basse, dans la loge derrière lui ne laissaient subsister aucun doute : la jeune femme était la cousine de May, cette cousine dont on parlait toujours dans la famille comme de la « pauvre Ellen Olenska ». Archer savait qu’elle venait d’arriver inopinément d’Europe : même, Miss Welland lui avait dit (et il ne l’en avait pas blâmée) qu’elle était allée voir « la pauvre Ellen », qui était descendue chez la vieille Mrs. Mingott. Archer approuvait entièrement la solidarité de famille, et admirait, chez les Mingott, le courage qu’ils montraient à défendre les quelques brebis galeuses que leur souche irréprochable avait produites. Dans le cœur du jeune homme il n’y avait place pour aucun sentiment mesquin ou malveillant, et il lui plaisait que sa future compagne ne fût pas empêchée par une fausse pruderie de témoigner de la sympathie, dans l’intimité, à sa cousine malheureuse. Mais recevoir la comtesse Olenska en famille était bien autre chose que de la produire en public, et surtout à l’Opéra, à côté de la jeune fille qu’il devait épouser, comme tout New York l’apprendrait le lendemain. – Non, il partageait l’avis du vieux Sillerton Jackson : il n’aurait pas cru que les Mingott oseraient cela. Archer n’ignorait pourtant pas que Mrs. Manson Mingott, la matriarche de la famille, avait l’habitude de pousser son audace jusqu’aux dernières limites. Il avait toujours admiré cette vieille dame hautaine et autoritaire, « qui avait su s’allier au chef de la riche lignée des Mingott, marier ses filles à des étrangers » – un marquis italien et un banquier anglais – et, pour comble de témérité, avait fait construire, dans le quartier lointain de Central Park, une grande maison en pierres de taille blanches, alors que la pierre brune n’était pas moins de rigueur que la redingote l’après-midi. Et cependant, elle n’était que Catherine Spicer, sans fortune ni position sociale suffisante pour faire oublier que son père s’était publiquement déshonoré. Ses filles mariées à l’étranger avaient passé dans la légende. Elles ne revenaient jamais voir leur mère, et celle-ci, devenue, comme beaucoup de personnes d’esprit actif et de volonté impérieuse, corpulente et sédentaire, restait philosophiquement chez elle. Mais la maison en pierres blanches qui prétendait imiter les hôtels de l’aristocratie parisienne était là, signe visible de son courage. Elle y trônait, entourée de meubles du XVIIIe siècle et de souvenirs de Louis- Napoléon – car elle avait brillé aux Tuileries dans son été –, elle y trônait avec une placidité complète, comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire à vivre au-delà de la Trente-Quatrième Rue et dans une maison où les fenêtres n’étaient pas à guillotine, mais ouvraient comme des portes à la française. Tout le monde, y compris Mr. Sillerton Jackson, était d’accord pour reconnaître que la vieille Catherine n’avait jamais eu de beauté : un don qui, aux yeux de New York, justifiait tous les succès et excusait un certain nombre de faiblesses. Des esprits malveillants disaient que, comme son impériale homonyme, elle avait réussi par la force de sa volonté, sa dureté de cœur, et une sorte de hauteur audacieuse qui semblait se justifier par la décence et la dignité parfaite de sa vie. Le vieux Manson Mingott, mort au moment où elle atteignait ses vingt-huit ans, avait lié sa veuve par des dispositions testamentaires dictées par sa défiance à l’égard des Spicer ; mais l’audacieuse Catherine poursuivit son chemin sans crainte, se mêla à la société étrangère, maria ses filles dans Dieu sait quels milieux mondains et corrompus, fréquenta des ducs et des ambassadeurs, fraya familièrement avec des catholiques ultramontains, reçut des artistes de l’Opéra, fut l’intime amie de Mme Jenny Lind – sans que jamais (comme Mr. Sillerton Jackson était le premier à le proclamer) aucun souffle eût terni sa réputation – le seul point, ajoutait-il, sur lequel elle se distinguât de l’autre Catherine. Mrs. Manson Mingott avait réussi, depuis longtemps, à libérer la fortune de son mari, et elle vivait dans l’abondance depuis un demi-siècle. Mais le souvenir de ses embarras financiers l’avait rendue parcimonieuse, et, bien qu’elle montrât un goût luxueux quand elle achetait un vêtement ou un meuble, elle ne pouvait se résoudre à dépenser pour les plaisirs passagers de la table. Sa famille considérait que cette mesquinerie discréditait le nom de Mingott, toujours associé à la conception d’une vie large ; mais on continuait à venir chez la vieille dame, en dépit des plats de chez le restaurateur et du champagne de pacotille. Elle répondait en riant aux observations de son fils, qui essayait de remonter le crédit de la famille en ayant le meilleur cuisinier de New York : « À quoi bon deux chefs dans la famille, maintenant que j’ai marié mes filles et que le beurre me fait mal au foie ? » Newland Archer, tout en rêvassant sur ces choses, avait de nouveau porté le regard vers la loge des Mingott. Il vit que Mrs. Welland et sa belle-sœur faisaient face aux critiques de la salle avec l’aplomb que la vieille Catherine avait inculqué à toute sa tribu. May Welland seule – peut-être parce qu’elle se sentait regardée par son fiancé – semblait se rendre compte de la gravité de l’incident. Quant à la cause de toute cette émotion, elle restait gracieusement assise dans son coin de loge, les yeux fixés sur la scène. Se penchant en avant, elle révélait un peu plus de poitrine et d’épaule que New York n’était accoutumé d’en voir, au moins chez les personnes qui avaient des raisons pour vouloir passer inaperçues. Peu de choses semblaient à Newland Archer plus pénibles qu’une offense au « bon goût », cette lointaine divinité dont le « bon ton » était comme la représentation visible. Le visage pâle et sérieux de la comtesse Olenska lui semblait convenir à la fois à la circonstance et à son malheur. Par là, elle lui plaisait ; mais la manière dont le velours libre du corsage glissait de ses fines épaules le choquait et le troublait. La pensée de May Welland exposée à l’influence d’une jeune femme si insouciante des principes du bon goût lui était insupportable. – Après tout, entendit-il dire à un tout jeune homme derrière lui (il était convenu que l’on pouvait causer dans les loges pendant la scène de Méphistophélès et de Marthe), après tout, qu’est-il arrivé au juste ? – Mais elle l’a planté là, tout simplement. Personne ne le nie. – C’est une affreuse brute, n’est-ce pas ? continua le jeune homme, qui, évidemment, se préparait à prendre la défense de la dame. – La pire des brutes. Je l’ai connu à Nice, dit Lawrence Lefferts avec autorité. Un individu à moitié paralysé, couleur de cire, cynique, méchant. Une tête plutôt distinguée, du reste. Tenez, quand il n’était pas avec les femmes, il collectionnait des porcelaines ; voilà le type, et, dans les deux cas, il payait le prix fort. Il y eut un éclat de rire, et le jeune champion insista : – Et après ? – Eh bien ! elle a décampé avec le secrétaire de son mari. – Ah ! La figure du champion s’assombrit. – Ça n’a pas duré longtemps. J’ai entendu dire que, quelques mois plus tard, elle vivait seule à Venise, où j’imagine que Lovell Mingott est allé la chercher. La famille prétend qu’elle était horriblement malheureuse. C’est possible, mais tout de même je ne vois pas la nécessité de la faire parader à l’Opéra. – Peut-être, hasarda le tout jeune homme, est-elle trop malheureuse pour qu’on la laisse seule à la maison ? Il y eut un nouveau rire, et le jeune homme rougit violemment et fit semblant d’avoir voulu risquer une insinuation malveillante. – Eh bien ! c’est osé d’avoir amené Miss Welland le même soir, dit quelqu’un à mi-voix, en jetant un regard de côté sur Newland Archer. – Oh ! cela fait partie du plan de campagne ; les ordres de la grand-mère, sûrement, répondit Lefferts en riant. Quand la vieille dame a un but à atteindre, elle n’y va pas par quatre chemins. L’acte finissait, et il y eut un remue-ménage général dans la loge. Tout à coup, Newland Archer se sentit amené à une action décisive. Son désir d’être le premier à entrer dans la loge de Mrs. Welland, de proclamer publiquement ses fiançailles avec May et de la soutenir au milieu des difficultés, quelles qu’elles fussent, où la situation compromise de sa cousine pouvait la jeter mit fin d’un seul coup à ses scrupules et à ses hésitations. Il se leva, et par le corridor circulaire gagna l’autre côté de la salle. En entrant dans la loge de Mrs. Mingott, il rencontra le regard de Miss Welland, et vit qu’elle avait immédiatement deviné pourquoi il était venu. La réserve que tous deux considéraient comme une si haute vertu ne permit pas à la jeune fille de formuler sa pensée ; mais le fait même qu’ils se comprenaient sans mot dire, elle et Archer, les rapprocha plus qu’aucune explication n’aurait pu le faire. Le jeune homme lisait dans ses yeux clairs : « Vous voyez pourquoi maman m’a amenée ce soir », et elle devinait dans les siens la réponse : « Pour rien au monde je n’aurais voulu que vous ne fussiez pas venue. » – Je crois que vous connaissez ma nièce, la comtesse Olenska, dit Mrs. Welland, en serrant la main de son futur gendre. Archer salua ; Ellen Olenska inclina légèrement la tête, sans lui tendre la main gantée de clair dans laquelle elle tenait son éventail de plumes d’aigle. Ayant adressé ses hommages à Mrs. Lovell Mingott, une dame épanouie harnachée de satin craquant, Archer s’assit près de May, et lui dit à voix basse : – J’espère que vous avez dit à Mme Olenska que nous sommes fiancés. Je veux que tout le monde le sache. Voulez-vous m’autoriser à l’annoncer au bal ce soir ? Miss Welland rougit de plaisir, et lui jeta un coup d’œil radieux. – Sans doute, si maman consent ; mais pourquoi changerions-nous ce qui est déjà arrangé ? Il ne répondit que des yeux, et elle ajouta, souriante, à voix basse : – Annoncez-le vous-même à ma cousine, je vous le permets. Elle m’a dit que vous étiez des camarades d’enfance. Miss Welland repoussa un peu sa chaise, pour permettre au jeune homme de s’approcher de sa cousine ; immédiatement, et avec un peu d’ostentation, dans l’espoir que toute la salle verrait ce qu’il faisait, Archer s’assit auprès de la comtesse Olenska. – Nous avons joué ensemble, n’est-ce pas ? demanda-t‑elle, en tournant vers lui ses yeux graves. Vous étiez un mauvais sujet et m’avez embrassée une fois derrière la porte ; mais c’était de votre cousin, Reggie Newland, qui ne s’occupait jamais de moi, que j’étais amoureuse. Elle promena son regard sur la courbe étincelante des loges. – Ah ! comme tout ici me rend le passé ! Je revois tous les hommes en costumes d’enfant, et les femmes en petits pantalons brodés dépassant de leurs jupes courtes, dit-elle de son accent étrange, légèrement traînant, et ses yeux cherchèrent de nouveau ceux du jeune homme. Si agréable que fût leur expression, Archer fut choqué qu’ils reflétassent, de l’auguste tribunal qui à l’heure même la mettait en jugement, une image si peu respectueuse. Rien n’était de plus mauvais goût qu’une impertinence mal placée, et il répondit avec une certaine raideur : – En effet, vous avez été absente très longtemps. – Oh ! des siècles et des siècles ! Si longtemps, dit-elle, que je m’imagine être déjà morte et enterrée, et que cette chère vieille Académie me semble être le Paradis. Ce qui, pour des raisons qu’il ne put définir, parut à Newland Archer une manière encore plus irrespectueuse de décrire la société de New York. 3 Cela se passait invariablement de la même manière : jamais Mrs. Julius Beaufort ne manquait de se montrer à l’Opéra le soir de son bal annuel. Pour donner ce bal, elle choisissait avec intention un jour de représentation, marquant ainsi qu’elle dominait de haut les soucis d’une maîtresse de maison, et se reposait sur un état-major de serviteurs stylés pour l’organisation de chaque détail de la réception. La maison des Beaufort était une des rares demeures de New York possédant une salle de bal. À une époque où il devenait « province » d’étendre une toile à danser sur le tapis du salon et de transporter le mobilier à l’étage supérieur, une salle de bal, réservée à ce seul usage, fermée pendant trois cent soixante-quatre jours de l’année, avec ses chaises dorées rangées contre les murs et son lustre emprisonné dans une housse de tarlatane, constituait une incontestable supériorité et rachetait ce que le passé des Beaufort pouvait avoir eu de regrettable. Mrs. Archer, qui aimait à mettre en axiomes sa philosophie sociale, disait : « Nous avons tous quelques chéris dans la racaille. » Encore qu’elle fût osée, la phrase était juste, et plus d’un membre de cette société exclusive en avouait secrètement la vérité. Mrs. Beaufort appartenait, il est vrai, à l’une des plus honorables familles américaines : elle avait été la ravissante Regina Dallas, de la branche de la Caroline du Sud, une beauté sans fortune, lancée dans la société de New York par sa cousine la folle Medora Manson, qui faisait toujours par bonne intention ce qui n’était pas à faire. Être apparenté aux Manson ou aux Rushworth, c’était avoir « droit de cité » (comme disait Mr. Sillerton Jackson) dans la société de New York ; mais ne le perdait-on pas en épousant un Julius Beaufort ? En effet, qui était Beaufort ? Il passait pour anglais, il était agréable, bel homme, coléreux, hospitalier et spirituel. Arrivé en Amérique muni de lettres de recommandation du gendre de Mrs. Manson Mingott, le banquier anglais, il s’était créé rapidement une importante situation dans le monde des affaires. Il avait des habitudes de dissipation, une langue mordante, des ascendants inconnus, et lorsque Medora Manson annonça que sa jeune cousine lui était fiancée, on estima que la pauvre Medora ne faisait qu’ajouter une nouvelle folie à la longue liste de ses imprudences. Néanmoins, deux ans après le mariage de la jeune Mrs. Beaufort, sa maison était devenue la plus recherchée de New York. Personne ne savait exactement comment le miracle s’était accompli. Mrs. Beaufort était indolente, passive, les malveillants la disaient même ennuyeuse ; mais, parée comme une châsse, couverte de perles, devenant plus jeune, plus blonde, et plus belle d’année en année, elle vivait en souveraine dans son opulent palais et y attirait la société entière, sans même lever son petit doigt chargé de pierreries. Les gens bien informés prétendaient que c’était Beaufort lui-même qui dressait les domestiques, apprenait au chef de nouveaux plats, indiquait aux jardiniers les plantes de serre à cultiver pour les salons, et pour la table faisait les listes d’invités, préparait le punch de l’après-dîner. En tout cas, son activité domestique s’exerçait dans l’ombre, et on ne le connaissait que sous l’aspect d’un maître de maison hospitalier et nonchalant, qui errait dans ses salons avec le détachement d’un invité, en disant : « N’est-ce pas que les gloxinias de ma femme sont des merveilles ? Je crois qu’elle les fait venir de Kew. » Le succès de Beaufort (tout le monde en convenait) tenait à une certaine manière de s’imposer. Le bruit courait bien qu’il avait dû quitter l’Angleterre, avec la connivence secrète de la banque dont il faisait partie ; mais cette rumeur passait avec le reste, quoique l’honneur de New York fût aussi chatouilleux sur les affaires d’argent que sur les questions de mœurs. Tout pliait devant Beaufort : tout New York défilait dans ses salons. Il y avait vingt ans qu’on disait « Je vais chez les Beaufort » sur le même ton de sécurité qu’on aurait eu pour dire : « Je vais chez Mrs. Manson Mingott » ; et on avait, de plus, l’agréable perspective d’y être traité avec des plats et des vins de choix au lieu d’un insipide champagne de l’année, et de croquettes réchauffées. Mrs. Beaufort avait donc, selon l’usage, fait son apparition dans sa loge juste avant « l’air des Bijoux » ; selon l’usage, elle s’était levée à la fin du troisième acte ; et, ramenant sa sortie de bal sur ses nonchalantes épaules, elle avait disparu. Cela voulait dire qu’une demi-heure plus tard, le bal commencerait. La maison des Beaufort était de celles que les New-Yorkais montraient avec fierté aux étrangers, surtout un soir de bal. Les Beaufort avaient été des premiers qui, au lieu de louer le matériel du bal, avaient à eux un tapis rouge dont leurs domestiques couvraient les marches du perron les jours de réception, et une tente pour abriter les invités à leur descente de voiture. C’étaient eux aussi qui avaient inauguré la coutume d’installer le vestiaire des dames dans le hall au lieu de les faire monter dans la chambre à coucher de la maîtresse de maison, où elles bouclaient leurs cheveux à l’aide d’un fer à friser. Beaufort passait pour avoir dit, de son air méprisant, que toutes les amies de sa femme avaient certainement des caméristes capables de veiller à ce qu’elles fussent correctement coiffées avant de sortir. De plus, la salle de bal faisait partie de la maison. Au lieu d’y accéder en s’écrasant dans un étroit couloir – comme chez les Chivers –, on y arrivait par une pompeuse enfilade de salons : le « vert d’eau », le « cramoisi » et le « bouton d’or », d’où l’on voyait déjà scintiller sur le parquet les nombreuses bougies de la salle de bal, et tout au fond, dans les profondeurs verdoyantes d’un jardin d’hiver, des camélias et des fougères arborescentes, entremêlant leur feuillage au-dessus des sièges de bambou doré. Newland Archer, comme il convenait à un jeune homme de son monde, arriva assez tard. Après avoir laissé sa pelisse entre les mains des valets de pied en bas de soie – les bas de soie étaient une des rares fatuités de Beaufort –, il avait flâné quelques instants dans la bibliothèque tendue de cuir de Cordoue, meublée de Boule et ornée de bibelots en malachite, où quelques messieurs causaient en se gantant ; puis il avait rejoint la file des invités que Mrs. Beaufort recevait à la porte du salon « cramoisi ». Archer était décidément nerveux. Il n’était pas allé à son cercle après l’Opéra – selon la coutume des jeunes élégants –, mais, la nuit étant belle, il avait remonté une partie de la Cinquième Avenue avant de prendre la direction de la maison des Beaufort. Il appréhendait nettement que les Mingott n’allassent trop loin, et que, par ordre de la grand-mère, ils n’amenassent au bal la comtesse Olenska. Le ton des propos échangés dans la loge du cercle lui avait fait comprendre qu’une telle erreur serait grave. Bien qu’il fût plus que jamais décidé à ne pas abandonner la position, son ardeur chevaleresque s’était légèrement refroidie depuis le bref entretien qu’il avait eu avec la comtesse Olenska. Se dirigeant vers le salon « bouton d’or », où Beaufort avait eu l’audace d’accrocher L’Amour victorieux (le nu si discuté de Bouguereau), Archer trouva Mrs. Welland et sa fille près de la porte de la salle de bal. Quelques couples glissaient déjà sur le parquet luisant, et la lumière des bougies éclairait de tournoyantes jupes de tulle, des têtes virginales enguirlandées de modestes fleurs, les aigrettes audacieuses, les ornements étincelants des jeunes femmes, les plastrons raides et les gants glacés des danseurs. Prête à se joindre à eux, Miss Welland, ses muguets à la main (elle ne portait pas d’autre bouquet), se tenait à l’entrée de la salle de bal, le visage un peu pâle, les yeux brûlant d’une profonde animation. Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles l’entourait. Ils échangeaient, avec force poignées de main, des rires et des plaisanteries, auxquels Mrs. Welland, qui se tenait d’un pas en arrière, accordait un regard d’approbation tempérée. Il était clair que Miss Welland annonçait ses fiançailles, tandis que sa mère adoptait l’air de condescendance et de regret qui convenait en la circonstance. Archer s’arrêta un moment. C’était sur son désir formel que la nouvelle était annoncée, et cependant il répugnait à faire connaître son bonheur de cette façon. Le proclamer dans la cohue d’une salle de bal, c’était lui ravir le charme de l’intimité qui convient aux sentiments profonds. La joie du jeune homme était si sincère que cette superficielle profanation en laissait l’essence intacte, mais il aurait voulu que la surface même demeurât sans ombre. Ce lui fut une satisfaction de s’apercevoir que sa fiancée sentait comme lui. Elle lui jeta un regard suppliant qui disait : « Souvenez-vous que nous faisons cela parce que c’est bien. » Aucun appel n’aurait pu trouver dans son cœur un écho plus immédiat, mais il eût désiré que la nécessité d’annoncer si vite leurs fiançailles fût venue d’un motif autre que la défense de la pauvre Ellen Olenska. Dans le groupe qui entourait Miss Welland, on accueillit le jeune homme avec des sourires bienveillants, puis, ayant pris sa part des félicitations, il entraîna sa fiancée au milieu de la salle. – Maintenant, nous n’avons plus besoin de parler, dit-il en souriant de tout près aux yeux candides de la jeune fille, tandis qu’il s’élançait avec elle sur les flots rythmiques du Danube bleu. Elle ne répondit pas : un sourire tremblait sur ses lèvres, mais ses yeux restèrent lointains et sérieux, comme fixés sur quelque douce vision. – Ma chérie, murmura Archer en la pressant dans ses bras. Pour lui, les premières heures des fiançailles, même passées dans une salle de bal, avaient quelque chose de grave et de sacramentel. Quelle vie nouvelle il envisageait, avec cette blancheur, ce rayonnement, cette bonté, à ses côtés ! La danse terminée, tous deux se dirigèrent, comme il convenait à des fiancés, vers le jardin d’hiver, et s’assirent derrière un grand écran d’arbustes exotiques. Newland porta à ses lèvres la main gantée de la jeune fille. – Vous voyez, j’ai fait ce que vous m’avez demandé, dit-elle. – Oui, je ne pouvais pas attendre, répondit-il en souriant. Puis, après un moment, il ajouta : – Seulement, j’aurais désiré que ce ne fût pas dans tout ce bruit. – Oui, je sais. (Ils échangèrent un regard de compréhension mutuelle.) Mais, après tout, même ici, nous sommes seuls ensemble, n’est-ce pas ? continua-t‑elle. – Ô bien-aimée, oui, toujours ! s’écria Archer. Évidemment, elle comprendrait toujours : elle dirait toujours ce qu’il faudrait. Cette découverte fit déborder la coupe de sa félicité, et le jeune homme continua gaiement : – Mais je voudrais vous embrasser et je n’ose pas ! Tout en parlant, il jeta un regard rapide autour de la serre, s’assura d’une solitude momentanée, et, attirant la jeune fille, il posa un léger baiser sur ses lèvres. Pour atténuer l’effet de cette audace, il la mena vers un endroit moins retiré du jardin d’hiver et, s’asseyant auprès d’elle, il prit une fleur de son bouquet. Ils restèrent silencieux, et l’avenir s’étendit à leurs pieds comme une vallée ensoleillée. – Avez-vous annoncé nos fiançailles à Ellen ? demanda-t‑elle un moment après, parlant d’une voix de rêve. Se ressaisissant, Archer se rappela qu’il ne l’avait pas fait. Une invincible répugnance à parler d’un tel sujet avec l’étrangère avait arrêté les mots sur ses lèvres. – Non, après tout, je n’en ai pas eu l’occasion, dit-il, improvisant une excuse. May parut déçue, mais doucement résolue à obtenir gain de cause. – Hâtez-vous, alors, dit-elle, car je ne l’ai pas avertie. – Bien sûr. Mais n’est-ce pas plutôt à vous de lui parler ? Elle réfléchit : – Oui, si je l’avais fait au bon moment. Mais maintenant, je crois que vous devriez lui expliquer que je vous avais prié de lui annoncer la nouvelle avant que nous ne la disions à tout le monde. Elle pourrait croire que je l’ai oubliée. Vous comprenez, elle est de la famille, et comme elle a été si longtemps absente, il est naturel qu’elle soit un peu susceptible. Archer regarda la jeune fille avec enthousiasme. – Oui, cher ange, je le lui dirai sûrement. (Il jeta un regard du côté de la salle de bal.) Mais je ne l’ai pas encore vue ; est-ce qu’elle est là ? Miss Welland secoua la tête. – Non. Au dernier moment elle a renoncé à venir. – Au dernier moment ? releva-t‑il, trahissant sa surprise que la comtesse Olenska eût envisagé un instant de paraître au bal. – Oui, elle adore danser, dit simplement la jeune fille, mais tout à coup, elle s’est avisée que sa robe n’était pas assez habillée, bien que nous la trouvions ravissante, et ma tante a dû la ramener. – Tant pis ! dit Archer, avec une insouciance joyeuse. Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation à tous deux : l’obligation rituelle d’ignorer ce qui est déplaisant. « Elle sait aussi bien que moi, pensa-t‑il, la vraie raison de l’absence de sa cousine ; mais je ne lui laisserai jamais deviner que je sais qu’il y a l’ombre d’une ombre sur la réputation de la pauvre Ellen. » 4 Le jour suivant fut consacré au cérémonial des fiançailles. Le rite était précis et inflexible : Newland Archer, accompagné de sa mère et de sa sœur, fit visite à Mrs. Welland ; puis, avec sa fiancée et sa future belle-mère, il se rendit chez Mrs. Manson Mingott pour recevoir la bénédiction de l’aïeule. Pour le jeune homme, c’était toujours un événement amusant qu’une visite chez Mrs. Manson Mingott. L’habitation, en elle-même, était déjà un document historique, quoiqu’elle n’eût pas l’ancienneté de certaines vieilles maisons de famille d’University Place ou du bas de la Cinquième Avenue. Celles-ci étaient du plus pur 1820, avec un mobilier d’une harmonie sévère ; tapis aux guirlandes de grosses roses, meubles de palissandre, cheminées cintrées en marbre noir, grandes bibliothèques vitrées. Au contraire, la vieille Mrs. Manson Mingott, dans sa maison de construction plus récente, avait hardiment rejeté le lourd mobilier de sa jeunesse, mariant aux anciens meubles du XVIIIe siècle qui lui venaient des Mingott la frivole décoration du Second Empire. Elle se tenait habituellement dans son petit salon du rez-de-chaussée, installée près de la fenêtre, comme pour attendre tranquillement que le flot de la vie mondaine, gagnant son quartier, déferlât jusqu’à ses portes. Sa patience égalait la certitude où elle était que, bientôt, les terrains à bâtir, les carrières, les bistrots, les misérables potagers avec leurs serres délabrées, et les rochers d’où quelques chèvres mélancoliques considéraient ce triste tableau, disparaîtraient dans le surgissement de résidences aussi somptueuses que la sienne, et que les gros pavés sur lesquels les omnibus cahotaient avec fracas seraient remplacés par un asphalte uni comme celui dont se revêtaient, disait-on, les rues de Paris. En attendant, elle ne souffrait pas de son isolement. Tous ceux qu’elle désirait voir allaient à elle et, sans corser le maigre menu de ses dîners, elle attirait dans ses salons autant de monde que les Beaufort. L’avalanche de graisse qui l’avait envahie dans son âge mûr, comme un flot de lave submergeant une ville, avait changé la petite femme potelée, au pied fin, à la cheville cambrée, en quelque chose d’aussi vaste et majestueux qu’un phénomène de la nature. Elle avait accepté cette submersion avec philosophie, comme toutes ses autres épreuves, et maintenant, dans l’extrême vieillesse, son miroir lui offrait l’agréable image d’une masse blanche et rosée sans rides, d’où émergeaient les traits d’un visage mignon qui semblait attendre d’être dégagé de ce bloc de chair. Une succession lisse de doubles mentons conduisait jusqu’aux profondeurs d’une poitrine encore nacrée, voilée de neigeuses mousselines sur lesquelles reposait la miniature de feu Mr. Mingott, tandis qu’autour d’elle, et jusqu’à ses pieds, débordant des bras d’un spacieux fauteuil, s’écroulaient des vagues et des vagues de gros-grain noir, sur la crête desquelles deux petites mains blanches se balançaient comme des mouettes. Depuis longtemps, le fardeau de son embonpoint avait rendu impossible à Mrs. Mingott l’usage des escaliers et, avec son esprit d’indépendance, elle avait mis ses appartements de réception à l’étage supérieur et s’était établie – violant toutes les habitudes de New York – au rez-de-chaussée de sa maison. Ainsi, quand on se trouvait près d’elle, devant la fenêtre de son boudoir, on avait, dans l’ouverture d’une portière de damas jaune, la perspective inattendue d’une chambre à coucher avec un immense lit tapissé comme un divan, et une table de toilette enguirlandée de dentelles. Les visiteurs étaient étonnés et quelque peu scandalisés par cet arrangement. Ne rappelait-il pas à de pudiques Américains certaines scènes de romans français où la galanterie est presque suggérée par le décor ? C’était donc ainsi que s’installaient, dans les vieilles sociétés libertines, les femmes du monde qui avaient des amants ! Newland Archer, dont l’imagination situait les scènes d’amour de Monsieur de Camors dans la chambre à coucher de Mrs. Mingott, s’amusait du contraste entre un tel souvenir et la vie irréprochable de la vieille dame ; mais il se disait, non sans admiration, que, s’il avait plu à cette femme intrépide d’avoir un amant, elle se le serait offert sans l’ombre d’une hésitation. À la satisfaction générale, la comtesse Olenska n’avait pas assisté à la visite des fiancés. Mrs. Mingott expliqua qu’elle était sortie : ce qui, par un soleil resplendissant et à l’heure mondaine, sembla un peu osé de la part d’une femme compromise. En tout cas, elle épargnait aux jeunes gens l’embarras de sa présence et l’ombre légère que son malheureux passé aurait pu projeter sur leur radieux avenir. Comme on pouvait s’y attendre, la visite se passa sans nuage. La vieille Mrs. Mingott se montrait enchantée des fiançailles, qui, depuis longtemps prévues par des parents avertis, avaient été discutées en conseil de famille ; et la bague de fiançailles, un gros saphir monté sur d’invisibles griffes, eut toute son approbation. – C’est la nouvelle monture, qui laisse à la pierre toute sa beauté, mais qui paraît un peu nue à des yeux accoutumés à la vieille mode, expliqua Mrs. Welland, avec un coup d’œil conciliant du côté de son futur gendre. – Des yeux accoutumés à la vieille mode ?… J’espère que vous n’entendez pas parler des miens, ma chère. J’aime toutes les nouveautés, dit l’aïeule, en levant la pierre vers ses petits yeux brillants qui n’avaient jamais connu de lunettes. Très distinguée ! dit-elle, c’est un beau bijou ! De mon temps, on se serait contenté d’un camée entouré de perles. Mais c’est la main qui fait valoir la bague, n’est-ce pas, mon cher Mr. Archer ? (Elle balança une de ses petites mains aux doigts effilés, dont des plis de vieille graisse encerclaient les poignets comme des bracelets d’ivoire.) La mienne a été modelée à Rome par le célèbre Ferrigiani. Vous devriez faire faire celle de May. Il n’y manquera pas, ma petite. Elle a la main grande, mais blanche ; les sports modernes épaississent les jointures. Et à quand le mariage ? s’interrompit-elle, en regardant Archer. – Oh ! murmura Mrs. Welland, pendant que le jeune homme, souriant à sa fiancée, répondait : Le plus tôt possible, si vous voulez bien m’appuyer, chère madame. – Nous devons leur donner le temps de se connaître un peu mieux, tante Catherine, intervint Mrs. Welland, affectant une hésitation de convenance. L’aïeule répondit vivement : – Se connaître ? Quelle plaisanterie ! Tout le monde à New York a toujours connu tout le monde. Laissez-le faire, ma chère ; n’attendez pas que le vin ait perdu sa mousse. Chaque hiver maintenant, je risque une pneumonie, et je veux donner le repas de noces. Ces déclarations successives furent accueillies avec les sourires et les protestations qui convenaient, et la visite se terminait sur un ton de douce plaisanterie quand la porte s’ouvrit devant la comtesse Olenska. Elle entra en chapeau et en costume de ville, suivie – à l’étonnement de tout le monde – par Julius Beaufort. Les dames s’exprimèrent mutuellement leur plaisir, et Mrs. Mingott tendit au banquier la main modelée par Ferrigiani. – Ah ! Beaufort ! Voilà une rare faveur ! Elle avait l’habitude exotique d’appeler les gens par leur nom de famille. – Merci. C’est une faveur que je voudrais vous faire plus souvent, dit le banquier de son ton d’arrogance habituelle. Je suis généralement très pris à cette heure-ci ; mais j’ai rencontré la comtesse Ellen dans Madison Square, et elle a été assez aimable pour me permettre de l’accompagner. – J’espère que la maison sera plus gaie, maintenant qu’Ellen est ici, s’écria Mrs. Mingott avec une superbe audace. Asseyez-vous, asseyez-vous, Beaufort. Approchez le fauteuil. À présent, je vous tiens, et nous pouvons potiner à notre aise. J’ai su que votre bal était magnifique, et j’ai très bien compris que vous ayez invité Mrs. Lemuel Struthers. Ma foi, je serais curieuse de la connaître. Elle avait oublié ses hôtes, qui se dirigeaient vers l’antichambre sous la conduite d’Ellen Olenska. La vieille Mrs. Mingott avait toujours professé une grande admiration pour Julius Beaufort ; ils se ressemblaient par une certaine similitude dans leurs manières dominatrices et par les raccourcis qu’ils faisaient à travers les grands chemins des conventions. En ce moment, elle désirait vivement savoir ce qui avait décidé les Beaufort à inviter pour la première fois Mrs. Lemuel Struthers, la veuve du richissime fabricant de cirage. Celle-ci était revenue l’année précédente d’un long séjour initiateur en Europe, décidée à faire le siège de la petite citadelle fermée qu’était la société de New York. – Naturellement, si vous et Regina l’invitez, la question ne se pose plus. C’est vrai, nous avons besoin de sang et d’argent nouveaux ; et on dit qu’elle est encore très bien, dit la vieille dame carnivore. Dans le hall, pendant que Mrs. Welland et May s’enveloppaient dans leurs fourrures, Archer s’aperçut que la comtesse Olenska le regardait avec un sourire où se lisait une interrogation discrète. – Sûrement, vous savez déjà la nouvelle, dit-il, répondant à ce regard en riant d’un air confus. May m’a reproché de ne pas vous l’avoir apprise hier à l’Opéra. Elle m’avait recommandé de vous annoncer nos fiançailles ; mais je n’ai pas pu, dans cette foule. Le sourire de la comtesse Olenska, de ses yeux descendit à ses lèvres. Elle parut plus jeune, plus pareille à cette Ellen Mingott, brune et hardie, sa camarade d’autrefois. – Naturellement je sais… je vous félicite et je vous excuse. On n’annonce pas ces choses-là dans une foule. Les dames étaient sur le seuil de la porte et la comtesse leur tendit la main. – Adieu. Venez me voir un jour, dit-elle en s’adressant brusquement à Archer. Dans la voiture, en descendant la Cinquième Avenue, ils parlèrent de Mrs. Mingott, de son âge, de son esprit, de toutes ses étonnantes originalités, mais personne ne fit allusion à Ellen Olenska. Archer savait cependant que Mrs. Welland pensait : « C’est une erreur qu’Ellen commet de se promener, le lendemain de son arrivée, avec Julius Beaufort dans la Cinquième Avenue à l’heure de la foule élégante. » Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement : « Elle devrait savoir qu’un fiancé ne passe pas son temps chez les dames ; mais c’est probablement l’usage dans le monde où elle a vécu, et où l’on n’a pas autre chose à faire. » Et, en dépit des goûts cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d’être un citoyen de New York, et sur le point de s’allier à une jeune fille de son espèce. 5 Le lendemain soir, le vieux Sillerton Jackson vint dîner chez les Archer. Mrs. Archer, personne timide et retirée du monde, aimait néanmoins à être bien informée de ce qui s’y passait. Mr. Sillerton Jackson appliquait à l’investigation des affaires d’autrui une passion de collectionneur et une science de naturaliste. Il vivait avec sa sœur, Miss Sophy Jackson, qu’on invitait, à défaut de son frère, quand on ne pouvait pas mettre la main sur lui, et qui lui rapportait ainsi des bribes de menus racontars qui remplissaient quelquefois utilement les vides de ses informations. Quand Mrs. Archer désirait un renseignement, elle demandait à Mr. Jackson de venir dîner ; et, comme elle honorait peu de personnes de ses invitations, et qu’elle et Janey formaient un excellent auditoire, Mr. Jackson acceptait presque toujours, au lieu d’envoyer sa sœur. S’il avait pu dicter ses conditions, il aurait choisi un soir où Newland était sorti… non par manque de sympathie pour le jeune homme (ils s’entendaient merveilleusement à leur cercle), mais parce que le vieux conteur sentait quelquefois, chez Newland, une tendance à peser ses témoignages que les dames de la famille ne mettaient jamais en doute. Si la perfection pouvait exister sur la terre, Mr. Jackson aurait demandé aussi que la chère fût un peu meilleure chez Mrs. Archer. Mais de mémoire d’homme, New York était divisé en deux grands groupes fondamentaux : celui des Mingott, des Manson et tout leur clan, qui appréciait l’élégance, la bonne table et le luxe, et la tribu des Archer, Newland, Van der Luyden, qui, eux, s’intéressaient aux voyages, à l’horticulture, à la lecture des romans sérieux, et affectaient de mépriser les jouissances matérielles. On ne pouvait pas tout avoir. Quand on dînait chez les Lovell Mingott, on dégustait du canard sauvage apprêté à la Maryland, du terrapin et des vins de cru ; chez Adeline Archer on parlait de voyages en Suisse et des romans de Hawthorne. Aussi, quand un amical appel venait de Mrs. Archer, Mr. Jackson disait-il à sa sœur : « J’ai ressenti un peu de goutte depuis mon dernier dîner chez les Lovell Mingott, il sera bon pour moi de me mettre à la diète chez Adeline. » Heureusement, du reste, le vin de Madère des Archer avait « fait le tour du Cap ». Mrs. Archer, veuve depuis longtemps, habitait avec son fils et sa fille dans la Vingt-Huitième Rue. Le deuxième étage de sa maison était consacré à Newland, et les deux femmes s’étaient cantonnées dans les pièces du premier. En parfaite harmonie de goûts et d’intérêts, elles cultivaient dans des petites serres, sur le rebord de leurs fenêtres, des fougères rapportées de leurs voyages, faisaient de la dentelle et de la tapisserie, collectionnaient la faïence lustrée « coloniale », et lisaient les romans de Ouida, dont elles goûtaient l’atmosphère italienne et la description des paysans, quoique en général elles préférassent les romans mondains où il s’agissait de « gens comme il faut ». Elles parlaient sévèrement de Dickens, qui n’avait jamais su peindre un « gentleman », et considéraient Thackeray moins à l’aise dans le grand monde que Bulwer – qui, cependant, commençait à se démoder. Au cours de leurs voyages à l’étranger, Mrs. et Miss Archer recherchaient et admiraient surtout les paysages : elles considéraient l’architecture et la peinture comme des sujets réservés aux hommes, aux lettrés qui lisaient Ruskin. Mrs. Archer était née Newland, et la mère et la fille, qui se ressemblaient comme deux sœurs, étaient, disait-on, de vraies Newland, toutes deux pâles, légèrement voûtées, avec un long nez, d’aimables sourires, et la distinction, la langueur de certains portraits de Reynolds. Leur ressemblance eût été complète, si l’embonpoint de l’âge mûr n’avait tendu le corsage de satin broché noir de Mrs. Archer, tandis que les popelines brunes et violettes de Miss Archer pendaient, à mesure que s’écoulaient les années, plus mollement sur ses formes virginales. Newland se rendait bien compte, pourtant, qu’au point de vue de leur mentalité, la ressemblance était moins complète que ne le faisaient croire leurs manières si exactement semblables. L’habitude de vivre ensemble dans une étroite intimité leur avait donné le même vocabulaire, l’habitude de commencer leurs phrases par « Maman trouve », ou « Janey est d’avis », selon que l’une ou l’autre désirait émettre une opinion personnelle. Mais, tandis que la sereine quiétude de Mrs. Archer se reposait facilement dans ce qui était accepté et familier, Janey était sujette à des envolées inattendues qui montaient de sources romanesques depuis toujours comprimées. La mère et la fille s’adoraient et vénéraient leur fils et frère. Archer les aimait avec tendresse, et l’admiration qu’elles lui prodiguaient, et dont il jouissait, désarmait en lui toute critique. Après tout, se disait-il, c’était une bonne chose pour un homme que d’exercer chez lui une autorité incontestée, même si, dans son for intérieur, il lui arrivait de la discuter. Dans cette occasion, le jeune homme savait parfaitement que Mr. Jackson aurait préféré le voir dîner dehors ; mais il avait ses raisons personnelles pour rester. Mr. Jackson voulait sans doute parler d’Ellen Olenska, et naturellement, Mrs. Archer et Janey brûlaient de savoir ce qu’il avait à en dire. Tous les trois seraient gênés par la présence de Newland, maintenant que ses projets d’alliance avec le clan Mingott étaient connus, et de voir comment ils se tireraient de la difficulté intriguait et amusait le jeune homme. D’abord, ils tournèrent autour de la question, en parlant de Mrs. Lemuel Struthers. – Il est regrettable que les Beaufort l’aient invitée, commença doucement Mrs. Archer, mais Regina subit toujours l’influence de son mari, et Beaufort… – Certaines nuances échappent à Beaufort, dit Mr. Jackson, en inspectant l’alose et en se demandant pour la millième fois pourquoi la cuisinière de Mrs. Archer calcinait toujours ses grillades. Newland, qui se posait depuis longtemps la même question, connaissait bien chez son vieil ami cette expression mélancolique. – Oh ! bien entendu, Beaufort est un homme vulgaire, reprit Mrs. Archer ; mon grand-père Newland disait souvent à ma mère : « Quoi que vous fassiez, ne permettez jamais que ce Beaufort soit présenté à vos filles. » Mais, en tout cas, il a le mérite d’être lié avec des gens du monde, en Angleterre aussi, dit-on. Tout cela est incompréhensible. Elle s’arrêta, jetant un coup d’œil à Janey. Elle et Janey connaissaient tous les détails du mystère Beaufort, mais en public Mrs. Archer persistait à prétendre que le sujet n’était pas convenable pour les jeunes filles. – Mais cette Mrs. Struthers, qui est-elle, dites-vous, Sillerton ? – Elle sort d’une mine, ou plutôt d’une buvette de mineurs. Puis elle a fait une tournée de « tableaux vivants » en Nouvelle-Angleterre, et lorsque la police s’en est mêlée, elle s’est mise avec… Mr. Jackson, à son tour, regarda Janey, dont les larges paupières commencèrent à battre. Tout cela était nouveau pour elle. – Et puis, poursuivait Mr. Jackson (pourquoi permettait-on au maître d’hôtel de couper les concombres avec un couteau d’acier ?), et puis, vint Lemuel Struthers. Il paraît que son agent de publicité s’est servi de la tête de la jeune femme pour ses affiches de cirage. Vous savez qu’elle a des cheveux très noirs, genre égyptien. En tout cas, Struthers a fini par l’épouser. La manière dont Mr. Jackson faisait valoir chaque syllabe de cette phrase contenait un monde d’insinuations. – Oh ! au point où nous en sommes aujourd’hui, cela n’a pas d’importance ! dit Mrs. Archer avec indifférence. En ce moment, pour les dames, l’intérêt n’était pas là : le sujet d’Ellen Olenska était trop nouveau, trop passionnant pour ne pas les absorber toutes. En réalité, le nom de Mrs. Struthers avait été lancé dans la conversation uniquement pour permettre à Mrs. Archer d’ajouter : « Et la nouvelle cousine de Newland était au bal ? » Il y avait une petite pointe d’ironie dans l’allusion à son fils. Archer le comprenait et s’y attendait. Mrs. Archer, qui donnait rarement une entière approbation aux événements de ce bas monde, trouvait les fiançailles de son fils parfaitement satisfaisantes. Elle en était particulièrement heureuse « à cause de cette affaire absurde avec Mrs. Rushworth », avait-elle confié à Janey, faisant allusion à ce qui semblait encore à Newland une affreuse tragédie, dont son âme garderait toujours le souvenir et la blessure. Il n’y avait, à aucun point de vue, de meilleur parti à New York que May Welland. Bien entendu, un tel mariage n’apportait à Newland que ce qu’il était en droit d’espérer ; mais les jeunes gens sont si sots et si déconcertants, et certaines femmes tellement séduisantes et dénuées de scrupules, que c’était un miracle de voir son fils doubler victorieusement le cap des Sirènes pour entrer dans le port d’un mariage irréprochable. Tout cela, Mrs. Archer le sentait, et son fils savait qu’elle le sentait, mais il comprenait aussi qu’elle avait été troublée par l’annonce prématurée des fiançailles, ou plutôt par la raison qui l’avait dictée ; c’est pourquoi, étant après tout un maître tendre et indulgent, il était resté à la maison ce soir-là. – Ce n’est pas que je critique l’esprit de corps des Mingott ; mais je ne vois pas pourquoi les fiançailles de Newland seraient mêlées aux faits et gestes de « cette Olenska », se plaignait Mrs. Archer à Janey, seul témoin des légers écarts qui se produisaient dans la parfaite urbanité de sa mère. Chez Mrs. Welland, son attitude avait été parfaite (en fait de tenue, personne ne la surpassait), mais Newland savait – et sa fiancée l’avait sûrement deviné – que tout le temps de la visite, la mère et la fille étaient sur le « qui-vive », dans l’attente d’une intrusion possible de Mme Olenska, et quand ils eurent pris congé, Mrs. Archer s’était permis de dire à son fils : « J’ai été contente qu’Augusta fût seule à nous recevoir. » Ces manifestations de trouble intérieur trouvaient Newland d’autant plus sensible qu’il était lui-même d’avis que les Mingott étaient allés un peu loin. Cependant, comme les règles de leur code s’opposaient à ce que la mère et le fils fissent allusion au sujet qui les préoccupait, Archer avait simplement répondu : « Il faut passer par la période des réunions de famille quand on va se marier. Le mieux est de s’en débarrasser le plus vite possible. » Et sa mère s’était contentée de serrer un peu les lèvres sous le voile en dentelle qui tombait de sa capeline en velours gris, garnie de raisins givrés. Sa revanche, Archer le savait, sa revanche légitime, serait, ce soir-là, de faire jaser Mr. Jackson sur la comtesse Olenska, et lui, Archer, ayant fait son devoir en public comme futur parent des Mingott, ne voyait aucun inconvénient à entendre discuter sur la dame dans l’intimité, encore que le sujet commençât de l’ennuyer. Mr. Jackson avait pris une tranche de filet tiède que le maître d’hôtel lui avait servie d’un air morose et sceptique, et avait refusé la sauce aux champignons après l’avoir flairée imperceptiblement. Il paraissait découragé, affamé, et Archer fit la réflexion que, probablement, il finirait son repas en parlant d’Ellen Olenska. Mr. Jackson se renversa sur sa chaise et regarda les portraits des Archer, Newland et Van der Luyden, dans leurs cadres sombres sur les murs sombres. – Comme votre grand-père Archer prenait plaisir à un bon dîner, mon cher Newland ! dit-il, les yeux sur le portrait d’un jeune homme dodu, à poitrine bombée, cravate haute et habit bleu, qui se détachait entre les colonnes blanches d’une maison de campagne. Eh bien ! Eh bien ! continua-t‑il, je voudrais savoir ce qu’il aurait dit de tous ces mariages étrangers ! Mrs. Archer ne releva pas cette allusion à la cuisine ancestrale, et Mr. Jackson ajouta délibérément : « Non, elle n’était pas au bal. » – Ah ! murmura Mrs. Archer d’un ton qui voulait dire : « Elle a eu cette décence. » – Peut-être les Beaufort ne la connaissent-ils pas, suggéra Janey avec une malice naïve. Mr. Jackson fit claquer sa langue, comme s’il goûtait un invisible madère. – Mrs. Beaufort, peut-être ; mais Beaufort la connaît certainement, car tout New York a pu la voir cet après-midi, remontant avec lui la Cinquième Avenue. – Miséricorde ! murmura Mrs. Archer, s’apercevant évidemment qu’il était vain d’expliquer par de la délicatesse les faits et gestes des étrangers. – Porte-t‑elle un chapeau rond ou une capeline dans l’après-midi ? hasarda Janey. Je sais qu’à l’Opéra elle avait une robe de velours foncé sans garnitures, et tout à fait plate, comme une chemise de nuit. – Janey ! dit sa mère, et Miss Archer rougit en essayant de prendre un air assuré. – En tout cas, c’était de meilleur goût de ne pas aller au bal, continua Mrs. Archer. Un esprit pervers poussa son fils à expliquer : – Je ne crois pas que ce soit pour elle une question de tact ; May m’avait dit qu’elle devait y aller, mais que la robe en question n’était pas assez brillante pour le bal. Mrs. Archer sourit, voyant sa pensée confirmée. – Pauvre Ellen ! fit-elle, ajoutant avec compassion : Il faut tenir compte de l’éducation excentrique que lui a donnée Medora Manson. Qu’attendre d’une jeune fille à qui l’on a permis de porter une robe de satin noir le soir de son premier bal ? – Ah ! je me la rappelle bien dans cette robe ! dit Mr. Jackson, et il ajouta : Pauvre fille ! du ton d’un homme qui, tout en se plaisant au souvenir de cette vision, comprenait ce qu’il en fallait augurer. – C’est étrange, remarqua Janey, qu’elle ait gardé un vilain nom comme Ellen. Je l’aurais changé pour Elaine. Elle promena son regard autour de la table pour juger de l’effet de ses paroles. Son frère se mit à rire : – Pourquoi Elaine ? – Je ne sais pas : c’est plus polonais, plus frappant… – Plus frappant ? Ce ne doit pas être précisément ce qu’elle désire ! dit Mrs. Archer d’un ton un peu hautain. – Pourquoi pas ? demanda son fils, soudain discuteur. Pourquoi ne se ferait-elle pas remarquer si c’est son bon plaisir ? Pourquoi se dissimulerait-elle comme une femme déshonorée ? Elle est « la pauvre Ellen », parce qu’elle a eu la mauvaise chance de faire un détestable mariage ; mais je ne vois pas que ce soit une raison pour se couvrir la tête de cendres, comme si c’était elle qui fût coupable. – Je suppose, dit posément Mr. Jackson, que c’est le point de vue qu’adoptent les Mingott. Le jeune homme rougit. – Mon avis ne dépend pas du leur, si c’est cela que vous voulez dire, monsieur. Mme Olenska a mené une existence malheureuse, cela ne la met pas hors la loi. – Il y a certaines histoires, commença Mr. Jackson, jetant un coup d’œil du côté de Janey. – Oh ! je sais, le secrétaire ! releva le jeune homme. Ne soyez pas absurde, mère, Janey n’est pas une enfant. On dit, n’est-ce pas, continua-t‑il, que le secrétaire l’a aidée à quitter son butor de mari, qui la tenait, pour ainsi dire, prisonnière ? Eh bien ! après ? J’espère qu’il n’y a pas un homme parmi nous qui n’en ferait autant. Mr. Jackson jeta par-dessus son épaule un coup d’œil au morose maître d’hôtel, pour demander : – Peut-être, cette sauce, après tout… seulement un petit peu… Puis, s’étant servi, il remarqua : – On m’a dit qu’elle cherchait une maison. Elle a l’intention de s’établir ici. – Il paraît qu’elle a demandé le divorce, dit Janey, audacieuse. – J’espère qu’elle l’obtiendra ! fit Archer. Le mot était tombé comme une bombe dans la paisible salle à manger. Mrs. Archer arqua ses sourcils délicats, d’une manière qui signifiait : « Le maître d’hôtel ! » et le jeune homme, comprenant, se mit à raconter sa visite à la vieille Mrs. Mingott. Après le dîner, selon la coutume de la maison, Mrs. Archer et Janey montèrent, en traînant derrière elles leurs longues draperies de soie, jusqu’au salon d’en haut, tandis que les messieurs restaient en bas pour fumer. Sous la lampe coiffée d’un globe gravé, se faisant face, de part et d’autre d’une table à ouvrage en bois de rose, elles se mirent à travailler chacune à un bout d’une bande de tapisserie destinée au futur salon de la jeune Mrs. Newland Archer. Pendant que ce rite s’accomplissait, Newland installait Mr. Jackson dans un fauteuil près du feu, dans la bibliothèque gothique, et lui tendait un cigare. Mr. Jackson s’enfonça dans le fauteuil avec satisfaction. Il alluma le cigare sans défiance ; c’était Newland qui le pourvoyait en cigares. Étendant devant le feu ses maigres chevilles, il dit : – Vous prétendez que le secrétaire l’a simplement aidée à s’enfuir ? Mon cher, c’est entendu ; mais il l’y aidait encore un an plus tard, car quelqu’un les a rencontrés vivant ensemble à Lausanne. – Vivant ensemble ? Eh bien ! pourquoi pas ? Qui a le droit de refaire sa vie, si ce n’est elle ? Je suis écœuré de l’hypocrisie qui veut enterrer vivante une jeune femme parce que son mari lui préfère des cocottes. Il se retourna avec colère, allumant son cigare. – Les femmes devraient être libres, aussi libres que nous le sommes, déclara-t‑il, faisant une découverte dont il ne pouvait, dans son irritation, mesurer les redoutables conséquences. Mr. Sillerton Jackson se rapprocha encore du feu et fit entendre un sifflotement sardonique. – Mon Dieu ! dit-il après une pause, Olenski partage évidemment votre manière de voir, car je n’ai jamais entendu dire qu’il ait fait le moindre effort pour retrouver sa femme. 6 Après que Mr. Jackson eut pris congé, et que les dames furent montées se coucher, Newland Archer regagna son cabinet au deuxième étage. Une main vigilante avait, comme de coutume, entretenu le feu, préparé la lampe. La chambre, avec ses rangées de livres, ses murs où pendaient des reproductions de tableaux célèbres, sa cheminée drapée de velours rouge et garnie de statuettes d’escrimeurs, était accueillante et intime. Comme il se laissait choir dans son fauteuil près du feu, son regard tomba sur une grande photographie de May Welland, que la jeune fille lui avait donnée aux premiers jours de leur idylle, et qui remplaçait maintenant sur son bureau tous les autres portraits féminins dont il avait jadis été orné. Avec une sorte de terreur respectueuse il contempla le front pur, les yeux sérieux, la bouche innocente et gaie de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit redoutable du système social dont il faisait partie, et auquel il croyait : la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout, lui apparaissait maintenant comme une étrangère. Encore une fois, il se rendit compte que le mariage n’était pas le séjour dans un port tranquille, mais un voyage hasardeux sur de grandes mers. Le cas de la comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles convictions traditionnelles. Son exclamation, « Les femmes doivent être libres, aussi libres que nous », avait touché la racine d’un problème considéré dans son monde comme inexistant. Il savait que les femmes « bien élevées », si lésées qu’elles fussent dans tous leurs droits, ne revendiqueraient jamais le genre de liberté auquel il faisait allusion ; et les hommes se trouvaient, dans la chaleur de l’argumentation, d’autant plus disposés à la leur accorder. De telles générosités verbales n’étaient qu’un plaisant déguisement des inexorables conventions qui réglementaient le milieu où il vivait. Néanmoins, il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée, une liberté que jamais il n’accorderait à sa femme, si un jour elle venait à la revendiquer. Le dilemme ne se présenterait évidemment jamais, puisqu’il n’était pas un grand seigneur débauché, ni May une sotte comme la pauvre Gertrude Lefferts. Mais Newland Archer se représentait aisément que le lien entre lui et May pourrait se relâcher pour des raisons plus subtiles, et non moins profondes. Que savaient-ils vraiment l’un de l’autre, puisqu’il était de son devoir, à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à celle-ci de n’en pas avoir ? Qu’arriverait-il si un jour, pour des causes imprévues, ils en venaient à ne plus se comprendre, à se lasser, à s’irriter mutuellement ? Passant en revue, parmi les ménages de ses amis, ceux qu’on disait heureux, il n’en trouva pas un qui réalisât même de loin la camaraderie tendre et passionnée qu’il imaginait dans une intimité permanente avec May Welland. Il comprit que cet idéal de bonheur supposerait de sa part à elle une expérience, une adaptabilité d’esprit, une liberté de jugement que son éducation lui avait soigneusement refusées ; et il frissonna en songeant qu’un jour leur union, comme tant d’autres, pourrait se réduire à une morne association d’intérêts matériels, soutenue par l’ignorance d’un côté et l’hypocrisie de l’autre. Lawrence Lefferts se présentait à son esprit comme étant le mari qui avait le mieux réussi à tirer de ce genre d’association tous les bénéfices qu’il comportait. Devenu le grand prêtre du bon ton, il avait si bien façonné sa femme à sa convenance que, malgré ses liaisons affichées, elle se plaignait en souriant du « puritanisme de Lawrence », et baissait pudiquement les yeux quand on faisait allusion devant elle aux deux ménages de Julius Beaufort. Archer se dit qu’il n’était pas un grand imbécile comme Larry Lefferts, ni May une oie blanche comme la pauvre Gertrude ; mais s’ils étaient plus intelligents, ils avaient pourtant les mêmes principes. En réalité, ils vivaient tous dans un monde fictif, où personne n’osait envisager la réalité, ni même y penser. Ainsi, Mrs. Welland, qui savait parfaitement pourquoi Archer la pressait d’annoncer ses fiançailles chez les Beaufort, et qui n’attendait rien moins du jeune homme, avait fait semblant de s’y opposer, et de n’agir que contrainte et forcée. La jeune fille, centre de ce système de mystification soigneusement élaboré, se trouvait être, par sa franchise et sa hardiesse même, une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre chérie, parce qu’elle n’avait rien à cacher ; confiante, parce qu’elle n’imaginait pas avoir à se garder ; et sans autre préparation, elle devait être plongée, en une nuit, dans ce qu’on appelait « les réalités de la vie ». Newland était sincèrement, mais paisiblement, épris. Il se délectait dans la beauté radieuse de sa fiancée, sa santé exubérante, son adresse au tennis et à cheval. Sous sa direction, elle s’était même essayée à la lecture, et déjà elle était assez avancée pour se moquer avec lui de la fade sentimentalité des Idylles de Tennyson, mais non pour goûter la beauté d’Ulysse et des Lotophages. Elle était droite, fidèle et vaillante, et Archer s’imaginait même qu’elle possédait le sens de l’ironie, puisqu’elle ne manquait jamais de rire à ses plaisanteries. Enfin, il croyait deviner, dans cette nature innocente et fraîche, une ardeur qu’il avait la joie d’éveiller. Néanmoins, ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté factice, si adroitement fabriquée par la conspiration des mères, des tantes, des grands-mères, jusqu’aux lointaines aïeules puritaines, n’existât que pour satisfaire ses goûts personnels, pour qu’il pût exercer sur elle son droit de seigneur, et la briser comme une image de neige. Cette idée lui oppressait le cœur. De telles réflexions étaient sans doute habituelles aux jeunes gens à l’approche de leur mariage ; mais Newland Archer ne ressentait ni la componction ni l’humilité dont elles s’accompagnent souvent. Il n’arrivait pas à déplorer – comme si souvent les héros de Thackeray (et cela l’exaspérait) – de n’avoir pas un passé sans tache à offrir à sa fiancée. S’il avait eu la même éducation qu’elle, ils n’eussent pas été plus préparés à affronter les épreuves et les vicissitudes de la vie que deux nouveau-nés. En réalité, hors son plaisir et la satisfaction de sa vanité, il ne pouvait trouver aucune raison valable pour refuser à sa fiancée une liberté d’expérience égale à la sienne. De telles pensées, à un tel moment, devaient nécessairement lui traverser l’esprit ; mais il se rendait compte que leur persistance et leur précision étaient dues à l’arrivée inopportune de la comtesse Olenska. Au moment de ses fiançailles, au moment des pensées pures et des espérances sans nuages, il était pris dans les répercussions d’un scandale, et ce scandale soulevait des problèmes sociaux qu’il aurait préféré laisser dormir. « Au diable cette Ellen Olenska ! » grogna- t‑il, en recouvrant son feu et en se préparant à se coucher. Pourquoi sa destinée serait-elle mêlée à celle de la pauvre Ellen ? Mais il sentait vaguement qu’il commençait seulement à mesurer les risques du cousinage que ses fiançailles lui imposaient. Peu de jours après, l’orage éclata. Les Lovell Mingott devaient donner un dîner de cérémonie pour la nouvelle arrivée : ce qui impliquait régulièrement trois domestiques en extra, deux plats pour chaque service, et un sorbet avant le rôti. Les invitations portaient en tête : « Pour rencontrer la comtesse Olenska », selon la coutume américaine qui traite les étrangers comme des princes, ou tout au moins comme leurs ambassadeurs. Les convives avaient été triés avec un discernement où les initiés pouvaient reconnaître la main résolue de Catherine la Grande. Avec les Selfr