LE POUVOIR A UN DRÔLE D.docx
Document Details
Uploaded by LuckiestChrysoprase
Full Transcript
LE POUVOIR A UN DRÔLE D’EFFET sur les gens... il est aussi très révélateur. Prenez Idi Amin Dada, dictateur des années 1970, homme corrompu, excentrique et brutal qui méritait amplement le surnom de « boucher de l’Ouganda ». Sanguinaire (il tua des centaines de milliers de personnes), sexuelle...
LE POUVOIR A UN DRÔLE D’EFFET sur les gens... il est aussi très révélateur. Prenez Idi Amin Dada, dictateur des années 1970, homme corrompu, excentrique et brutal qui méritait amplement le surnom de « boucher de l’Ouganda ». Sanguinaire (il tua des centaines de milliers de personnes), sexuellement hyperactif (il eut six épouses et serait le père de 54 enfants), son comportement était si obscène qu’il fut tourné en ridicule pas moins de quatre fois dans l’émission Saturday Night Live. Il s’octroya pour titre officiel : Son Excellence, président à vie, maréchal Al Hadji docteur Idi Amin Dada, croix de Victoria, ordre du service distingué, croix militaire, commandeur de l’Empire britannique, maître de toutes les bêtes de la Terre et des poissons de la mer et conquérant de l’Empire britannique en Afrique en général et en Ouganda en particulier. Il se revendiquait également roi d’Écosse. Les effets du pouvoir ont été décrits dans des récits de fiction, du Roi Lear à Citizen Kane, en passant par des séries plus récentes et plus légères comme The Office. Dans l’épisode « Prise de pouvoir », le personnage de Dwight Schrute – cadre avide de pouvoir incarné par Rainn Wilson – s’autopromeut directeur régional adjoint alors qu’il cherche à prendre le poste de Michael, actuel directeur régional. Dwight conspire avec Angela, pour laquelle il a un faible. Michael l’apprend et décide de ruser. Il annonce à Dwight qu’il part et qu’il lui laisse son poste. Illico, Dwight fiche une pagaille terrible, envisage de licencier à tour de bras et complote avec un collègue de futures conquêtes managériales. Tout le bureau est sous le choc. Michael dévoile qu’il n’en est rien et retire à Dwight ses nouvelles prérogatives. Il est évident que Dwight avait déjà ces tendances, mais elles sont apparues au grand jour quand il a enfin eu le pouvoir, révélant sa personnalité (et peut-être, s’il en avait eu le temps, modifiant sa personnalité). Amin Dada et Schrute n’ont rien en commun et The Office est (à peine !) une fiction, mais tous deux partagent la préoccupation d’eux-mêmes et de leur pouvoir, la tendance à ignorer le bien-être de leurs collaborateurs et un appétit sexuel assouvi par le pouvoir. Leurs histoires illustrent les faiblesses auxquelles quiconque en quête de pouvoir peut succomber. Comment expliquer ce sale comportement ? Pourquoi des dirigeants se montrent-ils à la hauteur quand d’autres se déclarent « maîtres de toutes les bêtes » ? Pourquoi le pouvoir transforme-t-il certains en monstres ou, pour être plus exact, révèle-t-il les monstres qui sommeillent en eux ? Comment empêcher que le pouvoir nous monte à la tête ? Abordons ces questions après avoir défini quelques termes, en commençant par le mot « pouvoir ». Nous utiliserons la définition du psychologue Dacher Keltner, qui en a étudié les effets pendant des années : « En psychologie, le pouvoir est défini par la capacité d’un individu à modifier la condition ou l’état d’esprit d’un autre individu en lui fournissant ou en le privant de ressources – nourriture, argent, savoir et affection – ou en le punissant par des blessures physiques, un licenciement ou un ostracisme social. » Notez que cette définition concerne des biens physiques, mais aussi des biens cognitifs. Certains dirigeants veulent contrôler ce que possède l’autre, d’autres ce qu’il pense. C’est pourquoi cette définition, qui traite du corps et de l’âme, est importante. Nous ne nous contenterons pas ici de définitions subjectives. Des méthodes d’études quantitatives existent. L’une d’elles, couramment utilisée par les écoles de commerce, est un concept baptisé « pouvoir social ». Il consiste à combiner en un seul chiffre le patrimoine d’un individu, son revenu annuel, son niveau d’éducation et son prestige professionnel (puisque, évidemment, pour la plupart, l’argent est lié au pouvoir). Plus le chiffre est élevé, plus le pouvoir social est grand. Domination sociale, influence mentale, pouvoir d’achat : peu importe le sujet d’une étude, le pouvoir est toujours une question de contrôle des ressources. Nous utiliserons la définition de Keltner et l’idée de pouvoir social pour identifier ce que le vrai contrôle fait aux vraies gens. Attention, spoiler : ce n’est pas toujours joli-joli (le « roi d’Écosse ») mais c’est parfois rigolo (le directeur régional adjoint). Des geôles et des joules Pourquoi cette obsession de contrôler les esprits et les biens ? Quelles modifications comportementales apporte l’acquisition du pouvoir ? La recherche comportementale le sait grâce aux résultats de deux des expériences les plus controversées de l’histoire de la psychologie menées sur les deux côtes des États-Unis – l’une à Stanford, l’autre à Yale. « L’expérience de Stanford » fut menée en Californie en 1971 par Phil Zimbardo, psychologue mythique. Zimbardo a étudié le comportement d’étudiants de premier cycle dans une prison fictive. Les uns, gardiens, jouissaient de tout le pouvoir relationnel ; les autres, prisonniers, étaient soumis au bon vouloir des gardiens. Zimbardo l’ignorait, mais l’expérience fut sur le point de déraper quand, au bout de 48 heures, les « gardiens » commencèrent à maltraiter les « prisonniers ». D’abord mentalement, puis physiquement... L’expérience fut stoppée au bout de seulement six jours au lieu des deux semaines initialement prévues. Le pouvoir, même dans des situations fictives, corrompt rapidement. Comme vous l’imaginez, cette expérience fut très controversée. Les uns objectèrent que certains aspects du travail original ne pouvaient être reproduits et soulignèrent des violations éthiques dans les données qui pouvaient être répétées. Malgré les polémiques, l’idée centrale – perturbante – demeurait : l’autorité change les gens, et pas pour le meilleur. Là où Zimbardo s’est focalisé sur les puissants, les expériences de Stanley Milgram, chercheur à Yale, se concentraient en 1963 sur le comportement des impuissants. Milgram réitéra son expérience vingt- six fois, sur des sujets d’âge varié. À chaque fois, trois personnes : une figure d’autorité (ici, un scientifique) ; un « complice » de laboratoire (un comédien rémunéré) et un sujet. L’expérience reposait sur un mensonge : il était dit aux sujets qu’ils avaient signé pour un test de mémoire entre eux et le « complice » (qu’ils ne connaissaient pas). À chaque mauvaise réponse, le sujet devait envoyer au complice une décharge électrique en appuyant sur des boutons de plus en plus puissants. Le dernier bouton, signalé par une tête de mort, libérait une décharge mortelle de 450 volts. Le sujet ne voyait pas le comédien, mais entendait ses réactions aux décharges. Au départ, le comédien manifestait un léger inconfort (« oh... ») quand le sujet appuyait sur le bouton. Mais son agitation verbale augmentait au rythme du voltage, et le comédien finissait par supplier que l’on arrête l’expérience, en allant même jusqu’à crier. Mais, à 450 volts, le silence régnait. Bien entendu, à aucun moment il n’y avait de décharge électrique. Milgram voulait simplement savoir combien de personnes iraient jusqu’à appuyer sur le bouton à tête de mort. La réponse était déprimante : près de 65 %. Ces expériences firent grand bruit, et pas seulement pour leur issue. On attaqua les méthodologies, l’interprétation, la faculté de reproduction et surtout l’éthique. Mais leurs effets étaient clairs : le pouvoir provoquait un truc bizarre dans le cerveau humain, ou plutôt – plus troublant – révélait un truc à propos du cerveau humain. Pas drôle.