Mythes et imaginaires de la Méditerranée ancienne 2024-2025 - HI1AOP1T
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Université Toulouse-Jean Jaurès
2024
Sandra Péré-Noguès
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This document is a course outline for a university class on myths and imagery of the ancient Mediterranean. The course covers various themes including myths of origin, gender, violence, and heroes, and provides insights into the reception of ancient mythology in modern culture. Specific examples and readings are referenced.
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HI1AOP1T Mythes et imaginaires de la Méditerranée ancienne Sommaire Mythes et Imaginaires de la Méditerranée ancienne – 123 pages Mme Sandra PERE-NOGUES Les modalités de contrôle des connaissances, éventuellement indiquées dans le document sont...
HI1AOP1T Mythes et imaginaires de la Méditerranée ancienne Sommaire Mythes et Imaginaires de la Méditerranée ancienne – 123 pages Mme Sandra PERE-NOGUES Les modalités de contrôle des connaissances, éventuellement indiquées dans le document sont données à titre indicatif, sous réserve de validation par les départements de l’Université. Elles sont donc susceptibles d’être soumises à modifications. Pour vérification, connectez-vous sur le site de l’Université https://www.univ-tlse2.fr/accueil/formation-insertion/inscriptions-scolarite/le-controle-des- connaissances Année universitaire 2024-2025 HI1AOP1T Mythes et Imaginaires de la Méditerranée ancienne Sandra Péré-Noguès 1 Objet du cours Chacun a déjà entendu parler d’Europe, d’Achille, d’Ulysse, de Pandore, d’Héraklès et des légendes autour de l’Atlantide, autant d’innombrables récits qui, autour de personnages mythiques, ont nourri l’imaginaire européen, tel qu’il se déploie dans la littérature, l’art, la musique, le cinéma, la BD. Ces récits, qui fascinent tout le monde, sont aussi des objets d’histoire. Produits dans des contextes donnés, issus de modes de pensée différentes des nôtres, mis en forme selon des procédés spécifiques, les mythes sont des façons de penser le monde et constituent un savoir partagé à une époque donnée. Leur richesse, leur polyvalence a en outre contribué à ce qu’ils soient « recyclés » dans des contextes postérieurs à l’Antiquité, très variés. On proposera donc des instruments de lecture de la catégorie « mythe » accessibles à un public de non spécialistes et des exemples de réception jusqu’à nos jours. Le cours sera organisé autour de quatre thématiques principales : « Mythes des origines », « Mythes et genre », « Mythes et violence » ; et « Vie et mort des héros et héroïnes ». Chaque thématique fera l’objet de deux séquences différentes (sauf trois séquences pour la première thématique), c’est-à-dire de deux chapitres se rapportant à un mythe précis tel qu’il circulait en Grèce ou à Rome. Des résumés et/ou des points-clés vous aideront à repérer l’essentiel des données à retenir. Une bibliographie pourra compléter la bibliographie sommaire qui suit. Une présentation d’un ou plusieurs exemples de réception de l’Antiquité seront aussi proposés et à connaître pour le QCM final. ATTENTION : le document imprimé sera complété durant le semestre par quelques approfondissements. Il vous faut donc travailler sur le document imprimé et sur les compléments mis en ligne sur Iris SED. Modalités d’évaluation QCM en ligne à la fin du semestre : 30 questions auxquelles répondre en 30 minutes avec une seule connexion. Toutes les questions portent sur l’ensemble du cours (document imprimé + compléments IRIS qui seront accessibles au cours du semestre). Responsable du cours : Sandra Péré-Noguès : [email protected] N’hésitez pas à m’écrire pour toute question. Un forum sera aussi ouvert à l’attention de toutes et tous. Je proposerai aussi une visioconférence au cours du semestre qui sera collective ou individuelle selon la demande. 2 Bibliographie générale (non exhaustive) P. BORGEAUD & F. PRESCENDI (éd.), Religions antiques. Une introduction comparée, Genève, Labor et Fides, 2e éd., 2015. P. BORGEAUD, Exercices de mythologie, Genève, Labor et Fides, 2004. J. BOTTERO & S.N. KRAMER, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris, Gallimard, 1989. C. CALAME, Qu’est-ce que la mythologie grecque ? Paris, Folio Gallimard, 2015. J. D’HUY, Cosmogonies. La Préhistoire des mythes, Paris, La Découverte, 2020. C. LEVI-STRAUSS, Mythologiques, 4 vol., Paris, Plon, 1964-1971 (diverses rééditions). S. SAÏD, Approches de la mythologie grecque. Lectures anciennes et modernes, Paris, Les Belles Lettres, 2008. J. SCHEID, J. SVENBRO, La tortue et la lyre. Dans l'atelier du mythe antique, Paris, CNRS Editions, 2014. P. SCHMITT-PANTEL, Les mythes grecs, Paris, PUF, 2016. B. SERGENT, Celtes et Grecs / I Le livre des héros, Paris, Payot, 1999. M.-L. SJOESTEDT, Dieux et héros des Celtes, Rennes, 1993. J.-P. VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974. P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil, 1983. Vous pouvez aussi consulter le numéro Hors-série de la revue L’éléphant de mars 2021. Cette revue trimestrielle vous fournira d’autres exemples de mythes pris dans les cultures orientales et extrême-orientales. Alors n’hésitez pas à le consulter ! Vous pouvez aussi écouter les émissions de Pierre Judet de la Combe sur France Inter « Quand les dieux rôdaient sur la Terre ». Sur la réception de l’Antiquité : T. A. BESNARD et M. SCAPIN (dir.), Age of Classics! L’Antiquité dans la culture pop. Catalogue de l’exposition présentée au Musée Saint-Raymond, Musée d’archéologie de Toulouse, du 22 février au 22 septembre 2019, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2019. C. BONNET et T. LANFRANCHI (dir.), L’Antiquité après l’Antiquité, Collection Les mots de, PUM, Toulouse, 2023. P. PAYEN, « L’Antiquité après l’Antiquité : parcours et détours d’un projet éditorial », Anabases [En ligne], 1 (2005), mis en ligne le 01 septembre 2011, URL : http://journals- openedition.org.gorgone.univ-toulouse.fr/anabases/1245 ; DOI : https://doi-org.gorgone.univ- toulouse.fr/10.4000/anabases.1245 3 SOMMAIRE Thématique 1 : Les mythes des origines Séquence 1 – La naissance du cosmos : de la béance à l’ordre de Zeus Séquence 2 – Le mythe de Prométhée Séquence 3 – L’Atlantide Thématique 2 : Mythes et genre Séquence 4 – Pandora Séquence 5 – Les femmes dans les récits mythiques Thématique 3 : Mythes et violence Séquence 6 – Dionysos mi-cuit Séquence 7 – Les Atrides Thématique 4 : Vie et mort des héros et héroïnes Séquence 8 – Deux héros, deux styles : Achille versus Ulysse Séquence 9 – Les Amazones 4 INTRODUCTION Qu’est-ce qu’un mythe ? Le mot mythe vient du grec muthos (mythos) qui signifie « récit », « histoire », « fable ». Dans son étude Mythe et société en Grèce ancienne, publiée en 1974, Jean-Pierre Vernant a montré comment au VIe siècle avant J.-C. a émergé une pensée rationnelle, le logos, qui s’est opposé au mythe, un mode de pensée archaïque que les Grecs tenaient eux-mêmes comme appartenant à l’imaginaire, au monde de l’irrationnel. Ainsi deux types de savoirs se sont définis du fait de ce que l’on nomme parfois le « miracle grec » : - le logos: un savoir démonstratif, étayé par des arguments et stable - le muthos: un savoir narratif, instable puisqu’il peut en exister des variantes innombrables. Le mythe est donc un objet complexe et pluriel qui dans la pensée moderne est souvent dévalorisée. Or nous trouvons des mythes dans toutes les cultures du monde et il est aujourd’hui établi que beaucoup d’entre eux remontent aux origines de l’histoire humaine. Tout un patrimoine mythologique s’est transmis au fil des générations depuis « nos lointains ancêtres ». C’est cette piste que suit par exemple l’historien Julien D’Huy par une approche de la phylogénétique des mythes, à savoir « la généalogie de grandes familles de mythes qui se sont propagées depuis des temps immémoriaux ». Les caractéristiques du mythe Si le mythe est un savoir instable, il n’est pas gratuit, sans fondement, car il répond aussi à plusieurs critères. C’est d’abord un récit qui s’inscrit dans un temps et un espace précis ; c’est ensuite un récit qui appartient à la mémoire d’une communauté. La notion du temps est par conséquent fondamentale! Le mythe prend la forme d’une performance: ✔ il est raconté devant un public, ✔ il est partagé dans des contextes d’énonciation précis (concours, fêtes…), et ces contextes en renouvellent la portée, ✔ il obéit aux conventions du genre dans lequel il est formulé: épopée, poésie, tragédie…. Il diffère donc selon le processus de transmission par lequel il est diffusé. Le mythe n’est pas le moyen par lequel se fait la transmission mais plutôt le contenu. Autrement dit, ce 5 n’est pas de la poésie car la poésie comporte des vers, un texte fixé; le mythe, c’est l’histoire elle-même et non la manière de l’énoncer qui, elle, peut différer d’un genre littéraire à l’autre. Ne pas oublier enfin que les mythes nous sont connus dans leur version « fossilisée », presque finale, « en bout de course » suite à tout un processus cumulatif (d’où les variantes) à l’exemple des épopées homériques. « Le cas de l’épopée homérique est à cet égard exemplaire. Pour tisser ses récits sur les aventures de héros légendaires, l’épopée opère d’abord sur le mode de la poésie orale, composée et chantée devant les auditeurs par des générations successives d’aèdes inspirés par la déesse Mémoire (Mnémosunè), et c’est seulement plus tard qu’elle fait l’objet d’une rédaction, chargée d’établir et de fixer le texte officiel. […] Mémoire, oralité, tradition : telles sont ben les conditions d’existence et de survie du mythe. » Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines, Paris, Le Seuil, 1999, p. 10-11. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? C’est par cette (fausse) question que l’historien Paul Veyne aborde le sujet en 1983. De fait, la question revient à vous demander si vous croyez aux contes de Blanche Neige ou du Petit Poucet ! Ces contes sont là pour apprendre à tout enfant des choses, lui donner des clés de compréhension du monde qui l’entoure. Le mythe offre également une « vision » largement fictionnelle mais riche d’enseignements de la manière avec laquelle les sociétés du passé ont représenté leur monde, leur environnement. Dans l’Antiquité, les mythes sont des récits à portée fondatrice ou étiologique (explicative), puisqu’ils abordent largement des sujets comme celui des origines, des parentés, des événements pour ne citer que ces exemples. Il s’agit par conséquent d’expliquer la place de l’homme dans son environnement et les principaux événements de sa vie. D’où le fait que les mythes entretiennent de très forts liens avec les religions, en particulier avec les rituels qu’ils servent à expliquer et même à justifier. Mais les mythes ne correspondent pas à un dogme, une vérité, un canon. C’est une vision globale du monde qui est acceptée par tous. Ils révèlent plutôt des « réseaux de sens », des relations entre les humains et les animaux, les dieux, les objets, la « nature » …. Pour les historiens, le mythe est un « objet d’histoire » remanié au cours du temps et selon les régions où il était présent. Les mythes ont donc leur propre histoire et évoluent comme tout mode de pensée, ce qui oblige à les recontextualiser, c’est-à-dire à les replacer 6 dans leur contexte d’énonciation. Depuis les travaux de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss sur la “pensée sauvage”, il est aujourd’hui admis que le mythe a des sens et non un seul sens. Par ailleurs, si certains mythes se rencontrent dans plusieurs sociétés, il n’existe pas un “mythe universel” mais des points de similitude et de différenciation entre les mythes. Le mythe donne du sens à ce qui entoure l’être humain. Deux grands spécialistes français de la mythologie comparée : Claude Lévi-Strauss (1908-2009) et Georges Dumézil (1898-1986). Un objet de réappropriation à travers des médias différents ✔ des traces orales qui ont fait l’objet de mises par écrit bien plus tard : c’est le cas des mythes de Mésopotamie comme l’Épopée de Gilgamesh qui a été fixée en akkadien seulement vers 1700 avant notre ère, à partir du moment où est apparue l’écriture cunéiforme ; de la même manière les mythes scandinaves, notamment l’Edda poétique, ont longtemps été transmis oralement par des scaldes (sorte de bardes celtiques ou d’aèdes grecs) avant d’être fixés par écrit dans un manuscrit islandais du XIIIe siècle de notre ère en vieux norrois, une langue de l’époque médiévale qui n’est plus aujourd’hui parlée ; ✔ des œuvres artistiques ou figurées, et même musicales, la musique étant dans l’Antiquité jouée pour les dieux. Ces diverses œuvres donnent à lire, voir ou écouter une manière de penser le monde qui diffère selon les lieux, les époques et les sociétés. PETITE BIBLIOTHEQUE DES GRANDS MYTHES Les Textes des Pyramides : Egypte, gravés sur les tombes royales, à partir de 2350 av. J-C. Les Veda : Inde, les plus anciens textes sacrés, à partir du IIe millénaire L’épopée de Gilgamesh : Mésopotamie, IIe millénaire L’épopée d’Atrahasis : Mésopotamie, récit du déluge, XVIIe siècle av. J.-C. L’Enouma Elish : Babylone, vers XIIe siècle av. J.-C. Le cycle de Baal : Ougarit, XIVe siècle av. J.-C. L’Avesta : Perse, c’est la parole de Zarathoustra et donc en lien avec le mazdéisme ou zoroastrisme, à partir du VIe siècle av. J.-C. L’Iliade et l’Odyssée : Grèce, VIIIe siècle av. J.-C. Le Mahabharata et le Ramayana : Inde, IVe siècle av. J.-C. –IVe siècle ap. J.-C. La Torah (Loi) : les cinq premiers livres de la Bible hébraïque, IVe siècle av. J.-C. 7 La réception des mythes Les mythes ont dès l’Antiquité fait l’objet de réappropriations diverses (voir texte de Photius ci-dessous), un phénomène qui perdure jusqu’à nos jours et que l’on observe à travers la BD, le cinéma, la musique, l’art ou la littérature. On peut considérer que les mythes sont protégés d’une sorte d’éternité car quelle que soit l’époque, certains ont été réactivés ; réutilisés et, parfois, déformé selon les contextes. Quand on étudie ces formes de réappropriation, on parle de « réception de l’Antiquité », c’est-à-dire qu’on analyse la façon dont les époques postérieures à l’Antiquité, (le Moyen Âge, l’époque moderne, l’époque contemporaine) ont reçu la matière antique (des événements – telle ou telle bataille – des acteurs – Aristote, Platon ou encore des inconnus – des mythes etc…) et ont réutilisé cette matière selon leurs propres codes, avec des intentions diverses. Il ne s’agit pas simplement de jouer au jeu des sept erreurs, mais plutôt de s’interroger sur la manière dont on fait usage de la référence à l’antique, les enjeux et les conséquences. La réception de l’Antiquité est devenue une discipline à part entière des sciences de l’Antiquité (voir P. Payen dans la bibliographie). Concernant le cas particulier de la mythologie et de l’usage des mythes dans différents médias, leur appropriation et leur réinterprétation dans des sociétés culturellement différentes doivent être examinées avec un regard critique tant ce processus de réception en dit long sur le mode de pensée de ces sociétés. Une fois encore, il faut insister sur un aspect : le propre du mythe est d’être multiple, protéiforme, plastique à toutes formes de réinventions, autant de caractéristiques qui sont là pour répondre, au mieux, aux questions que se posent les Hommes. 8 Focus : quand un érudit du IXe siècle après J.-C. lit les mythes A l’époque médiévale, un érudit Photius copie et recopie des œuvres entières de mythographes, dont celle d’Apollodore (mythographe ayant vécu entre le Ie et le IIe siècles après J.C.). Grâce à Photius, des œuvres entières nous sont parvenues (voir sur la transmission des textes antiques les ouvrages de Luciano Canfora dont Le copiste comme auteur). Apollodore avait écrit une Bibliothèque, ce qui signifie des livres en un seul livre! Ici Photius insiste sur l’ancienneté des récits, leur contenu et cite même l’introduction de l’ouvrage d’Apollodore dans laquelle la notion de bibliothèque est définie. Le terme palaia en grec a donné paléo, suffixe que l’on retrouve dans paléolithique (âge ancien de la pierre). « Dans le même volume, j’ai lu un petit ouvrage de l’érudit Apollodore; il s’intitule Bibliothèque. Il contenait les plus anciens récits des Grecs (ta palaitata ton Hellenon) : tout ce que le temps leur a donné à croire sur les dieux et les héros, les noms des fleuves, des pays, des populations, des villes, leur origine et, de là, tous les faits qui remontent aux époques anciennes. Il descend jusqu’aux événements de Troie; il passe en revue les combats que certains héros se sont livrés, leurs hauts faits et certaines pérégrinations de ceux qui revinrent de Troie, et en particulier celle d’Ulysse, avec qui se termine cette histoire des temps anciens. Le livre est en majeure partie un sommaire qui n’est pas sans utilité pour ceux qui attachent du prix à avoir en mémoire les vieux récits (ta palaia). Il porte cette suscription qui n’est pas sans élégance : « La succession des siècles, tu peux la puiser de mon érudition et tu peux connaître les fables anciennes. Ne va pas voir dans les pages d’Homère, ni dans l’élégie, ni chez la Muse tragique, ni dans la poésie mélique et ne cherche pas dans l’œuvre sonore des cycliques, mais regarde en moi et tu trouveras en moi tout ce que contient le monde. » Photius, Bibliothèque, 186, 142a-b 9 Thématique 1 Les mythes des origines 10 Séquence 1 La naissance du cosmos : de la béance à l’ordre de Zeus Introduction Etudier les « mythes des origines » revient à explorer l’une des manières selon laquelle les Grecs se représentaient la formation du monde dans lequel ils vivaient. Kosmos, en grec, signifie « un monde clos et ordonné », en opposition avec ce qu’on appelle khaos, le désordre sans forme. Mais le monde n’a pas toujours été kosmos, plusieurs étapes ont été nécessaires avant d’en arriver à un monde où les dieux, les humains et toutes les choses vivantes pouvaient exister. C’est cette transformation, qui permet de passer du khaos au kosmos, que nous vous proposons d’examiner dans cette séquence. 1- Hésiode, les Muses et la Théogonie Aux alentours du VIIIe s. avant J.-C., le poète Hésiode, se promène en Béotie, la région de Grèce où il est né. Sur une montagne, le mont Hélicon, il rencontre des déesses, des filles de Zeus, le roi des dieux, et d’une divinité qu’on appelle Mnémosyne, la Mémoire. Ces déesses sont appellées Mousai, en grec, les Muses. Leur nombre varie selon les traditions. Pour certains elles sont trois : Mélétê, Mnêmê et Aoidê, "Concentration", "Mémoire" et "Chant", qui correspondent aux étapes de la création poétique (d’abord on se concentre, ensuite on active sa mémoire et enfin on chante, un poème en Grèce étant pratiquement toujours un chant). Pour d’autres, comme notre promeneur Hésiode, elles sont neuf : Kalliope (Kalliopê, "qui a une belle voix "), Klio (Kléiô, "qui célèbre"), Erato (Eratô, "l’aimable"), Euterpe (Euterpê, "la toute réjouissante"), Melpomène (Melpoménê, "la chanteuse"), Polymnie (Polymnia, "celle qui dit de nombreux hymnes"), Terpsichore (Terpsichorê, "la danseuse de charme"), Thalie (Thaleia, "la florissante, l’abondante"), Uranie (Ourania, "la céleste") et chacune a une fonction liée à un art. Elles viennent au jour, nous dit toujours Hésiode dans la Théogonie, « pour être l'oubli des malheurs, la trêve aux soucis ». Les poètes les invoquent donc au moment de commencer leur chant, pour qu’elles les inspirent, au sens premier du terme, c’est-à-dire qu’elles parlent à travers eux : par exemple, « Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée » est le premier vers de l’Iliade, l’un des deux poèmes d’Homère. Cette « déesse », c’est la Muse, au sens générique. Mais revenons à Hésiode. Sur le mont Hélicon, les Muses lui racontent l’histoire de la naissance des dieux qui commence avec la naissance du monde, ce qui est, nous le verrons, 11 un peu la même chose. Le poète, inspiré par les Muses, retranscrit alors fidèlement – selon lui – ce qu’elles lui ont raconté dans son poème, la Théogonie, c’est-à-dire « la naissance des dieux » (theos = « dieu, divin » ; genos = « la naissance, la parenté »). C’est ainsi que nous a été transmise la « tradition hésiodique », c’est-à-dire la version d’Hésiode, des origines des dieux et, presque comme un effet secondaire, celle de la naissance du monde. Autrefois, à Hésiode elles enseignèrent un beau chant, tandis que, sous le Hélikôn sacré, il paissait ses agneaux. Et d’abord, elles me parlèrent ainsi, ces Déesses, les Muses Olympiades, filles de Zeus tempétueux : — Pasteurs, qui dormez en plein air, race vile, qui n’êtes que des ventres, nous savons dire des mensonges nombreux semblables aux choses vraies, mais nous savons aussi, quand il nous plaît, dire la vérité. Ainsi parlèrent les Filles véridiques du grand Zeus, et elles me donnèrent un sceptre, un rameau de vert laurier admirable à cueillir ; et elles m’inspirèrent une voix divine, afin que je pusse dire les choses passées et futures ; et elles m’ordonnèrent de chanter la race des heureux Immortels, mais, elles-mêmes, de toujours les chanter au commencement et à la fin. Hésiode, Théogonie, v. 823-832 (trad. Leconte de Lisle) 2- Au commencement, Khaos Au commencement, il y avait Khaos, la Béance, une espèce de grande déchirure sans fin, sans formes. De Khaos surgit Terre, que les Grecs appellent Gaia. Khaos et Gaia sont des sortes de puissances primordiales qui ont une volonté, qui parlent : Gaia est à la fois Terre et la Terre, sur laquelle on marche. Contrairement à Khaos, Gaia est une forme délimitée, solide, sur laquelle on peut marcher : Gaia c’est le « plancher du monde », disait l’historien Jean- Pierre Vernant. Il y a quelque chose d’autre qui surgit, en plus de Gaia, de Khaos : c’est Éros. Celui-ci vient avant celui qui évoque le désir amoureux, le désir de l’union entre deux individus de sexe différent. Tout simplement parce qu’il n’y a pas encore d’individus différents, il n’y a même pas encore d’individu au sens propre, Khaos et Gaia se confondant en deux entités très similaires. Ce vieil Éros, issu de Khaos, c’est une « poussée », un « élan », quelque chose qui provoque un « surgissement ». Ce qui est caché peut ainsi sortir, poussé par Éros. Grâce à lui, Gaia donne naissance, toute seule, à Ouranos, le Ciel étoilé et à Pontos, le Flot marin, sorte d’océan primordial qui entoure Gaia, qui la délimite. Ouranos, quant à lui, est l’exact égal de Gaia, c’est-à-dire qu’à chaque portion de Gaia correspond une portion d’Ouranos rigoureusement égale. Ainsi, Ouranos recouvre complètement Gaia et est 12 constamment couché sur elle, de sorte qu’il n’y a aucun espace entre les deux. Ciel n’a qu’une seule activité : ensemencer Terre sans arrêt. Naturellement, leur union engendre des enfants, ce qui diffère un peu du modèle précédent où Khaos et Gaia ont engendré seuls. Mais comme Ouranos est toujours collé à Gaia, ces enfants ne peuvent pas sortir du ventre de leur mère qui finit par ne plus le supporter. Les unions entre Ciel et Terre produisent trois groupes d’enfants : les Titans (six frères et six sœurs), les Cyclopes (qui n’ont qu’un seul œil foudroyant) et les Hékatonchires, c’est-à-dire les Cent-Bras (hékaton = « cent » ; cheires = techniquement, « la main », mais les Grecs ne font pas la distinction entre la main et le bras). Gaia ne supporte donc plus le comportement d’Ouranos et propose à ses enfants, toujours enfouis à l’intérieur d’elle, de se rebeller contre lui. Tous craignent trop Ouranos, sauf un : le dernier né des Titans, Kronos, à ne pas confondre avec Chronos, le Temps. Notre Kronos est celui que les Grecs appellent « Kronos aux pensées fourbes ». Armé d’une faucille que sa mère a créée au plus profond d’elle-même, Kronos se tient en embuscade à l’intérieur de Gaia, attendant le moment où Ouranos va à nouveau s’unir à elle. Dès qu’Ouranos commence son accouplement, il châtre son père avec la faucille d’acier et le membre coupé termine sa course dans le Flot marin. Ouranos s’éloigne alors vivement de Gaia et va se fixer le plus haut possible. Plus jamais le Ciel ne s’unira à la Terre ! En séparant Ciel et Terre, Kronos crée un espace où leurs enfants peuvent enfin sortir à la lumière : les Titans et les Titanes surgissent de Gaia, ils forment des couples et Kronos est leur roi. Quid des Cyclopes et des Hékatonchires ? Kronos est un dieu méchant et fourbe, il craint les forces brutes que représentent les Cyclopes et les Cent-Bras, les premiers à cause de leur maîtrise de la foudre dévastatrice qui réside dans leur œil unique et fulgurant, les seconds pour leur puissance physique monstrueuse qui ne connaît pas la fatigue. Il les enchaîne dans le Tartare, Tartaros, qui est un lieu, qui rappelle Khaos, situé très loin à l’intérieur de la Terre. Avec les Cyclopes et les Cent-Bras dans le Tartare, Kronos pense être sûr de sa position. Trois choses se sont cependant produites lors de la castration d’Ouranos qui vont avoir des répercussions sur la suite des événements : Ouranos a prononcé contre ses enfants une sorte de malédiction ; des gouttes de son sang sont tombées sur la Terre et du mélange de la semence d’Ouranos avec la mer naît l’écume marine de laquelle est née Aphrodite1. La naissance d’Aphrodite change la donne cosmique. Avec elle vient un cortège de puissances qui poussent au mélange, à la mixis : Himéros et Philotès mais aussi un nouvel Éros qui, celui-là, provoque le désir. Aphrodite préside ainsi à l’union sexuelle entre deux entités différentes pour en produire une troisième qui n’est plus identique à soi, qui est autre. Auparavant, Gaia avait engendré Ouranos qui était son égal parfait, identique ; ensuite, l’union 1 Si chez Hésiode Aphrodite est issue d’Ouranos, chez Homère elle est la fille de Zeus. Les deux traditions sont à peu près contemporaines ; les deux versions ont donc coexisté. 13 entre Gaia et Ouranos avaient engendré des êtres à la puissance similaire à celle de leurs parents, primordiale, à l’état brut, un peu chao-tique ; avec Aphrodite, c’est une nouvelle forme de procréation qui devient possible. En castrant Ouranos, Kronos a débloqué l’univers : alors qu’avant les enfants ne pouvaient pas naître et ne pouvaient pas prendre la place de leurs parents, coincés qu’ils étaient dans le ventre de leur mère, les générations peuvent maintenant se succéder. C’est là que va se situer le problème de Kronos. Des trois événements qui ont suivi la castration d’Ouranos, nous avons évoqué Aphrodite, restent les deux autres qui fonctionnent ensemble. Du haut du Ciel, Ouranos a prévenu Kronos : « à tendre trop haut le bras, ils avaient, disait-il, commis dans leur folie un horrible forfait, et l’avenir en saurait tirer vengeance2 ». Le moment venu, les gouttes de sang tombées sur Gaia, mêlées à la Terre fécondante, vont donner naissance à des déesses terribles : les Érinyes. Leur rôle est d’obtenir justice contre ceux qui ont commis un crime de sang entre des membres d’une même famille, peu importe le temps écoulé entre le crime et la vengeance. Ce sont les Érinyes qui punissent notamment les infanticides, les parricides et les matricides. Si on est coupable d’un tel crime, à moins d’une intervention divine, il est donc impossible d’échapper à la colère des Érinyes. Or, il s’avère que Kronos a pris pour épouse sa sœur, la Titane Rhéa. Ensemble, ils engendrent des enfants qui peuvent naître sans problème. Le problème surgit juste après la naissance, car Kronos ne souhaite pas se retrouver dans la situation d’Ouranos et être forcé de céder sa place à l’un de ses enfants. Il est à ce titre le premier politique, c’est-à-dire le premier à penser de façon à conserver le pouvoir. Aussitôt sortis du ventre de leur mère, les nourrissons sont ainsi dévorés, gobés, par leur père. Nous nous trouvons alors dans une situation similaire à la précédente, à ceci près qu’au lieu d’être coincés dans le giron, dans le ventre maternel, la nouvelle génération est prise au piège dans la bedaine paternelle. Cependant, Rhéa qui, comme sa mère Gaia – dont elle est une sorte de double et avec qui elle partage une certaine inclination pour la ruse – n’est pas du tout satisfaite des actions de son partenaire. Elle médite alors un stratagème et accouche d’un ultime enfant en secret, sur l’île de Crète, où il est gardé caché par des nymphes. En lieu et place de l’enfant, c’est une pierre emmaillotée qu’elle présente à Kronos qui, voracement, l’avale sans remarquer la ruse, il ne pense qu’à se remplir le ventre. Dans ce ventre paternel, existe toute une ribambelle de dieux et de déesses et par- dessus, la pierre ; et, sur l’île de Crète, un petit dieu qui grandit jusqu’à atteindre la force de l’âge, Zeus. Une fois devenu suffisamment fort, Zeus prend fait et cause pour sa mère et se propose de venger le crime commis contre Ouranos. L’action de Zeus est légitimée par les Érinyes. Mais Zeus est seul et Kronos est puissant. Avec l’aide de Rhéa, il décide donc de 2 HESIODE, Théogonie, v. 209-210 (traduction de Paul Mazon). 14 renverser le rapport de force en libérant ses frères et sœurs avalés. Il fait prendre une sorte de vomitif à Kronos qui recrache alors la pierre d’abord, puis ses enfants : Hestia sort la première, puis viennent Déméter, Héra, Hadès et Poséidon. Une guerre va commencer entre les dieux et les Titans, dont l’enjeu est la souveraineté. La « souveraineté », c’est à l’origine un terme juridique qui apparaît en France au XVIe siècle sous la plume de Jean Bodin. Celui- ci l’utilise pour analyser ce qui va devenir l’état moderne ainsi que deux termes qui lui sont corrélés : absolu et perpétuel. Détenir la « souveraineté », c’est donc exercer un contrôle absolu et perpétuel sur quelque chose. Au XIXe siècle, on a défini un peu plus fermement le concept de « souveraineté » en ajoutant la notion de volonté propre, c’est-à-dire, que ce contrôle, absolu et perpétuel, ne s’exerce que selon la volonté propre de celui qui en est le dépositaire. Pour revenir à nos dieux, ce qui est en jeu dans l’affrontement qui se prépare entre les Titans et les dieux, c’est le contrôle absolu et perpétuel de l’univers et de ce qui le compose, ou va le composer. 3- La Titanomachie Les Grecs donnent à cet affrontement le nom de « Titanomachie », la guerre des Titans (titano = « titan » ; makhos = « le combat ») : d’un côté Zeus, avec ses frères et sœurs fraîchement venus au monde, et de l’autre Kronos et les Titans. Chaque camp se poste sur une montagne et leurs affrontements ébranlent le monde. Cependant, tous les Titans ne sont pas contre Zeus, certains restant neutres, d’autres se rangeant de son côté. Il en est un notamment, dont le concours est crucial : Prométhée, le fils du Titan Japet (deuxième génération de Titan, donc). Il apporte avec lui une forme d’intelligence rusée, ce que les Grecs appellent la mètis, qui faisait encore défaut à Zeus. Ensuite il y a Gaia, toujours elle, qui conseille à Zeus d’obtenir la faveur des Cyclopes et des Hékatonchires que Kronos avait emprisonnés. Ce sont des êtres très puissants, qui possèdent une sorte de brutalité primordiale, et des puissances du désordre – comme les Titans – mais qui sont nécessaires pour instaurer l’ordre. Citons l’historien Jean-Pierre Vernant ici, « pour soumettre les puissances du désordre, il est nécessaire de s’incorporer la force du désordre3 ». Autrement dit, pour faire de l’ordre, il faut du désordre. Zeus s’en va donc libérer les Cyclopes et les Hékatonchires et, pour les convaincre de l’aider, leur garantit un droit au nectar et à l’ambroisie, nourriture d’immortalité, ce que mangent les dieux toujours vivants. Ainsi, la distinction se fait entre la génération d’êtres que sont les Titans, les Cyclopes et les Hékatonchires et celle de ceux qu’on appelle les « Olympiens » (car ils sont postés sur le mont Olympe). Cette distinction se fait, notamment, par la nourriture4. Les Cyclopes sont ceux qui vont apporter à Zeus son arme la plus puissante : la foudre. En recrutant les Cyclopes et les Hékatonchires, Zeus se 3 VERNANT, 1999, p. 34. 4 Pour les Grecs, la nourriture est aussi un point essentiel dans ce qui distingue les Hommes des dieux. 15 dote ainsi de l’œil qui foudroie et du bras qui domine. La bataille est terrible et un bouleversement cosmique se produit, une sorte de retour à Khaos, avec lequel nous avions commencé cette histoire. Mais ce retour n’est que provisoire, et Zeus, en remportant la victoire, réordonne en même temps l’univers. Les Titans sont mis à terre, écrasés par des montagnes de pierres que les Hékatonchires empilent sur eux. Ils sont immobilisés, incapables d’agir et emportés dans le Tartare, cette réminiscence souterraine de Khaos, loin à l’intérieur de Gaia. Poséidon construit un mur d’airain pour les garder et assigne les Cent-Bras à leur surveillance. L’ère des Titans est terminée et la souveraineté de Zeus peut commencer. Du moins, le croit-on à ce stade de l’histoire. Mais voilà que Gaia, peu satisfaite de la tournure des événements qui dompte, en quelque sorte, les puissances primitives et chaotiques dont elle fait partie, décide de remettre en jeu la souveraineté. Zeus doit maintenant se montrer capable de conserver l’avantage. Dans les profondeurs, Gaia s’unit avec Tartare, qui comme elle, est en même temps un lieu et une entité. Puissance du chaos lui aussi, leur union ne peut produire qu’une créature monstrueusement dangereuse. Gaia met donc au monde Typhée, ou Typhon. Il se caractérise par une mobilité perpétuelle, ses jambes sont constamment en mouvement et ses bras possèdent la puissance de ses demi-frères, les Cent- Bras. « Et elles étaient actives au travail les mains, et ils étaient infatigables les pieds du dieu robuste. Et de ses épaules sortaient cinquante têtes d’un horrible serpent, dardant des langues noires. Et des yeux de ces têtes monstrueuses, à travers les sourcils, flambait du feu, et de toutes ces têtes qui regardaient, jaillissait ce feu. Et des voix sortaient de toutes ces têtes affreuses, rendant des sons de toutes sortes, ineffables, semblables aux voix même des dieux, ou à la voix énorme d’un taureau mugissant et féroce, ou à celle d’un lion à l’âme farouche, ou, chose prodigieuse, à l’aboiement des petits chiens, ou au bruit strident des hautes montagnes » Hésiode, Théogonie, v. 823-832 (trad. Leconte de Lisle) Sa voix est multiple : il use à la fois du langage des dieux, des hommes et des cris des bêtes sans distinction, « c’est un mélange confus de toutes les choses5 ». En résumé, Typhon, c’est la pagaille généralisée. Il s’agit d’une menace sérieuse pour l’ordre de Zeus, parce que le monde des dieux est en crise. Néanmoins, Typhon est finalement vaincu par Zeus, grâce à son œil foudroyant, et, comme les Titans qui l’ont précédé, il est immobilisé, écrasé de rochers et reconduit dans les profondeurs du tartare d’où il était venu. Il existe plusieurs versions de l’affrontement entre Typhon et Zeus, postérieures à celle d’Hésiode (VIIIe s. avant J.-C.), notamment des récits du IIe s. après J.-C. Dans ces récits, Zeus est mis en difficulté par Typhon et doit recevoir l’aide 5 VERNANT, 1999, p. 47. 16 de personnages secondaires, en apparence peu redoutables, afin de triompher. Plusieurs fois il s’agit de son fils Hermès, habile lui aussi en subtilités, mais une version en particulier fait intervenir un mortel promis à une grande destinée, puisqu’il épousera plus tard une déesse au doux nom d’Harmonie. Cette dernière version est due à un auteur tardif, du IV-Ve s. après J.- C., Nonnos de Panopolis. Voici ce qu’il décrit : Typhon a provisoirement triomphé de Zeus et l’a immobilisé en lui coupant les nerfs des bras et des jambes qu’il a ensuite cachés soigneusement. Connaissant la tendance de Zeus à enlever de beaux mortels talentueux pour profiter de leurs arts à sa guise, il veut faire de même. Il a entendu le jeune Cadmos jouer de la flûte et en a été enchanté. Il décide donc de l’enlever et lui demande de chanter accompagné de sa lyre. Cadmos accepte mais à condition d’avoir le meilleur des instruments. Typhon accède à sa requête, lui demande ce qu’il veut, et le rusé Cadmos lui demande des cordes d’exception pour sa lyre. L’usurpateur se laisse prendre et donne à Cadmos rien de moins que les nerfs de Zeus pour cordes. Le mortel joue, Typhon s’endort, Zeus peut récupérer sa mobilité et ainsi vaincre le monstre. Que nous apprennent ces différentes versions du mythe ? D’une part, qu’un pouvoir souverain peut à tout moment voir surgir une crise qui le remet en cause. D’autre part, pour redresser la balance, Zeus a besoin de l’assistance de dieux « mineurs », ou même de mortels comme Cadmos. La puissance de Zeus s’appuie sur un réseau d’autres puissances dont la coopération garantit le maintien d’un kosmos ordonné. 4- Re-mettre en ordre le monde En effet, la victoire remportée, Zeus doit encore tenir sa parole envers ceux qui ont pris son parti et s’assurer la coopération des puissances restées neutres. Parmi elles, la déesse Styx occupe une place particulière. Il s’agit du fleuve qui coule dans le monde souterrain, dans le Tartare et qui jaillit parfois à la surface. C’est une déesse dangereuse : si un mortel boit de son eau, le malheureux meurt sur le champ. Même les dieux craignent les eaux de Styx qui peut les plonger dans un état à peu près catatonique, les rendre « inactifs ». Or le principe même d’une puissance divine est d’être une puissance « active ». Il s’avère que Styx est une déesse transfuge, ce qui veut dire qu’elle est passée d’un camp, celui des Titans, à un autre, celui de Zeus, pendant la guerre (du latin trans = préfixe au sens de « passer d’ici à là » et fuga = « fuir »). Avec Styx viennent ses enfants : Kratos et Biè. Kratos est le pouvoir de domination6 et biè désigne la force brute, en opposition avec la mètis, la ruse, que nous évoquerons avec Prométhée. Dorénavant, Zeus sera toujours encadré de Kratos et de Biè. Voyant cela, les Olympiens, c’est-à-dire les frères et sœurs de Zeus, décident, par eux-mêmes, que la souveraineté doit revenir à Zeus. 6 Nous retrouvons kratos dans « démocratie » : demos = « peuple » et kratos = « domination ». 17 « Cependant, après que les dieux heureux eurent accompli leur œuvre, en luttant contre les Titans pour les honneurs et la puissance, ils engagèrent, par le conseil de Gaia, le prévoyant Zeus à régner et à commander aux Immortels. Et le Kronide [c’est-à-dire Zeus, le fils de Kronos] leur partagea les honneurs avec équité. » Hésiode, Théogonie, v. 881-886 (trad. Leconte de Lisle) Restait donc à assigner une place à chacun. Zeus répartit entre les Olympiens honneurs et privilèges, ce que les Grecs appellent les timai, les parts d’honneur. Hestia, Héra, Hadès et Poséidon reçoivent donc de Zeus leurs timai, ce qui détermine leur place dans le nouveau système. Par exemple, à Hadès échoit le monde souterrain, le séjour des Morts. Quant à Poséidon, il préside aux océans, certes, mais sur ce terrain, il doit partager avec des puissances plus anciennes, presqu’aussi anciennes que Gaia et Ouranos, à savoir Okéanos, la ceinture d’eau qui entoure le monde et Pontos, le Flot marin. La spécialité de Poséidon est d’être, selon la formule d’Homère, l’Ébranleur du sol : il est responsable des tremblements de terre en particulier. Nous voyons avec Poséidon, Okéanos et Pontos, que les choses ne sont pas aussi distinctes qu’on pourrait le croire dans cette « répartition » ; il y a des choses qui se recouvrent, se recoupent entre différentes puissances divines. Poséidon n’est pas seulement le dieu de la mer ; ce serait réduire sa puissance, son champ d’action, à l’un de ses lieux d’habitation, les abysses marins. En plus de cette répartition, il faut aussi contenter ceux qui sont restés neutres afin qu’ils ne perturbent pas la stabilité de l’univers, du kosmos, voulu par Zeus. Parmi ceux-là, il y a une déesse très intéressante, qu’on ne connait pas très bien, Hécate. Elle introduit une part de hasard, d’aléatoire dans le monde structuré qui se met en place. Jean-Pierre Vernant écrivait : « Hécate accorde à sa guise le bonheur ou le malheur […] Ses privilèges sont immenses7 ». Tout est à présent en place, Zeus a instauré une nouvelle forme de souveraineté, par rapport à celle de Kronos, une souveraineté fondée sur un pouvoir accordé par ses pairs et une certaine forme de justice, garantissant à chacun les honneurs qui leur sont dûs. Il instaure notamment une « procédure » en cas de litige entre deux immortels, afin de ne pas provoquer un nouveau conflit cosmique qui mettrait en danger l’équilibre – et potentiellement – remettrait en cause sa souveraineté. Ainsi, si deux dieux sont en désaccord, toutes les puissances divines sont conviées à un banquet où Zeus présente aux deux partis en conflit une coupe pleine d’eau. Il ne s’agit pas d’une vulgaire eau de source, mais des eaux de Styx. En buvant de cette eau, le menteur est en quelque sorte paralysé pendant très longtemps, puis il regagne sa mobilité mais se voit encore interdire l’accès au banquet divin pendant dix fois la durée de 7 VERNANT, 1999, p. 41. 18 sa peine. Styx est donc une arme de dissuasion massive pour les dieux et participe à garantir la stabilité du kosmos de Zeus. Un point crucial reste néanmoins en suspens : la question du long terme, de la pérennité de l’ordre de Zeus. Car il existe une différence fondamentale entre Zeus et Kronos : Kronos craignait d’être détrôné (c’est le premier politique), en particulier d’être détrôné par l’un de ses enfants, comme lui-même avait acquis la royauté en se retournant contre son propre père. Kronos refusait donc le cycle des générations successives et avalait ses enfants. Ce n’est pas le cas de Zeus qui a beaucoup d’enfants à mesure que le temps passe. Ces enfants deviennent puissants et, pour maintenir son ordre, Zeus doit donc se prémunir contre cette fâcheuse habitude qu’ont les fils à renverser leurs pères, à leur succéder, et que Gaia et Rhéa (donc sa grand-mère et sa mère) qui sont des puissances prophétiques (ce qui veut dire qu’elles prédisent des événements), lui ont présenté comme une fatalité. La solution, c’est le mariage qui lui apporte. Zeus met en place une véritable stratégie matrimoniale dont Héra constitue l’aboutissement. Mais avant qu’elle ne devienne l’épouse définitive, plusieurs autres déesses s’unissent à Zeus et contribuent, en associant leur puissance à la sienne, à instaurer une royauté pérenne, faite pour durer. Et la première que Zeus choisit pour épouse porte un nom déjà rencontré : elle s’appelle Mètis. La mètis est une forme d’intelligence rusée, ce qui permet de tout prévoir, de n’être jamais pris au dépourvu. Zeus épouse donc Mètis et celle-ci tombe enceinte. Zeus est inquiet, que faire si c’est un fils qui, comme lui-même auparavant, cherche à renverser son père et à déstabiliser l’ordre en place ? Il décide alors que la meilleure façon de se prémunir contre ce danger sans cesse renouvelé, c’est de devenir lui-même Mètis puisqu’elle est une déesse dotée du pouvoir de métamorphose (elle peut prendre toutes les formes possibles). Zeus décide de la mettre au défi, et s’engage alors un duel de ruse entre les deux époux jusqu’à ce que, finalement, Zeus lui demande de se faire aussi petite qu’une goutte d’eau. À peine Mètis est transformée que Zeus avale la goutte d’eau ! Il est désormais littéralement plein de Mètis, et sa pensée ne pourra plus jamais être devancée par celle d’un autre, immortel ou mortel. Le kosmos de Zeus est en place pour durer. 5- La crise du pouvoir, l’établissement du kosmos et l’âge d’or Pourtant, Zeus doit encore surmonter une ultime épreuve : celle des Géants. Cet épisode n’est pas raconté par Hésiode mais par un auteur qu’on appelle « pseudo- Apollodore », parce qu’il n’est pas certain qu’Apollodore soit bien l’auteur de ce texte du Ier ou IIe s. de notre ère (voir introduction). Ce pseudo-Apollodore mentionne une Gigantomachie, c’est-à-dire un combat contre les Géants (giganto = « géant » ; makhos = « combat ») dans sa Bibliothèque, sorte d’abrégé de mythologie grecque. Les Géants sont des créatures nées de Terre, encore. Ils viennent au monde dans la force de l’âge, armés pour le combat et eux aussi convoitent la souveraineté. Une nouvelle 19 guerre des dieux s’ouvre mais les protagonistes ont changé : si on retrouve bien entendu Zeus et aussi sa sœur-épouse Héra, y sont également impliqués des enfants de Zeus, tels qu’Athéna, d’abord, née de la tête de Zeus après qu’il a avalé sa mère enceinte, Mètis ; ensuite Apollon, Artémis et Dionysos. Chacun y va de sa puissance, mais rien n’y fait. Les Géants sont des êtres à mi-chemin : ils sont entre l’enfance et la vieillesse, qu’ils ne connaîtront jamais ; ils sont entre les dieux et les Hommes, pas tout à fait mortels mais pas tout à fait immortels non plus. Zeus fait donc appel à un personnage lui aussi à mi-chemin : son propre fils, Héraklès (ou Hercule). Héraklès, c’est son nom en grec, est le fils mortel de Zeus et de la mortelle Alcmène. Son destin est, après de longues épreuves, d’accéder à l’Olympe et par la même occasion à l’immortalité, donc de devenir lui-même une divinité. La venue du demi-dieu au combat fait l’objet d’une prophétie fatale pour les Géants, ce qui inquiète leur mère, Gaia, car elle ne veut pas que ces êtres, auxquels elle a donné naissance, soient vaincus. Elle se met alors en quête d’une plante d’immortalité pour la leur donner. Mais Zeus est désormais la Prudence même : son esprit ne peut être devancé et lui-même devance donc Gaia, et cueille la plante. Personne ne deviendra immortel sans son accord. Tenaces ou pas, les Géants vont perdre et périr. Avec les Géants, la dernière menace cosmique est éliminée, Zeus occupe pour toujours « le trône de l’univers8 ». Chacun a sa place, ses prérogatives, ses privilèges, tout est en ordre, en tout cas chez les dieux. Le chaos et le désordre représentés en partie par les Géants et surtout par Typhon ne sont plus possibles dans le monde des dieux. Néanmoins, dans certaines versions du mythe, quelque chose de Typhon persiste malgré la victoire de Zeus. Selon le poète Pindare, qui vécut entre le VIe et le Ve s. avant J.-C., Zeus emprisonne Typhon, non pas dans le Tartare, mais sous l’Etna, le volcan de Sicile, dont il provoque les éruptions. Mais retournons chez Hésiode qui nous dit que de Typhon viennent les vents imprévisibles qui soufflent en mer et perdent les marins : Et de Typhon sort la force des vents au souffle humide, excepté Notos, Borée et le rapide Zéphyr, qui sont issus des dieux, et toujours très utiles aux Hommes. Mais les autres vents, sans utilité, soulèvent la mer, et, se précipitant sur le noir Pontos [vous vous rappelez le Flot marin], terrible fléau des Hommes, ils forment des tourbillons violents. Et ils soufflent çà et là, et dispersent les nefs [les navires] et les perdent les matelots ; car il n’y a point de remède à la ruine de ceux qui les rencontrent. Et sur la face de la terre immense et fleurie, les beaux travaux des Hommes nés d’elle, ils les détruisent, les remplissant de poussière et d’un bruit odieux. Hésiode, Théogonie, v. 869-880 (trad. Leconte de Lisle) 8 VERNANT, 1999, p. 62. 20 Un mal sans remède, voilà ce qui menaçait le monde en cas de victoire de Typhon : un égarement total qui précipite les mortels directement dans la mort. Une part de chaos persiste sous le règne de Zeus, non pas chez les dieux, mais bouté chez les Hommes pour lesquels tout commence quelque part dans une région de Grèce qu’on appelle Corinthe, sur la plaine de Mékôné. Mais c’est une autre histoire. Conclusion Pour en arriver à un monde ordonné, il faut d’abord qu’apparaisse le monde. À ce moment-là, un certain nombre d’entités, de puissances primordiales viennent elles aussi au jour. Ensuite, il faut une première rébellion, assortie d’une première naissance issue de l’union de deux êtres parfaitement contraires et complémentaires : de Gaia et d’Ouranos naît Kronos qui, pour réellement naître, c’est-à-dire sortir des entrailles de sa mère, se rebelle contre son père et débloque l’univers. Mais, sous le règne de Kronos, tout est encore soumis à la tyrannie, au désordre, à la monstruosité : le roi autoproclamé refuse à sa progéniture le droit de se développer en les avalant tout juste sortis du giron maternel. On voit là qu’une première étape a néanmoins été franchie : les enfants, potentiels successeurs, peuvent naître, mais leur croissance est avortée, ils ne peuvent atteindre l’âge de la succession, ce qui convient très bien à leur tyran de père. La situation, comme auparavant, est bloquée et doit donc être débloquée, à nouveau sous la forme d’une rébellion. C’est au tour du fils de Kronos de détrôner son père, mais cette fois, l’action individuelle ne suffira pas : il faut un rassemblement de puissances pour venir à bout de Kronos et des êtres de sa génération, les Titans. Une fois l’action accomplie, Zeus se voit remis la souveraineté de l’accord de tous. Il ne se l’accapare pas comme Kronos avant lui, mais instaure une justice, une équité entre les dieux, notamment en leur reconnaissant leurs parts d’honneur. Les enfants de Zeus peuvent naître et grandir, d’autant que Zeus s’est prémuni contre une menace éventuelle en absorbant Mètis. Néanmoins, comme dans toute structure politique, des crises surviennent : Typhon d’abord, les Géants ensuite, qui menacent la souveraineté de Zeus et risquent de faire sombrer le monde à nouveau dans le chaos primordial informe. Pour s’en sortir, Zeus ne peut pas être seul, ce sont toujours des alliés, très puissants – comme les Cyclopes qui ont forgé sa foudre – ou moins puissants – comme Hermès – ou encore des mortels – comme Cadmos ou Héraklès – qui lui permettent de se maintenir à la place qui est la sienne. Ces mythes des origines, des dieux et du monde, permettent de penser plusieurs choses : que sont les dieux ? comment sont-ils arrivés ? comment le monde est-il devenu tel qu’il est ? qu’est-ce qu’un bon ou un mauvais gouvernement ? qui a sa place parmi les immortels ? et qui doit disparaître dans les profondeurs du monde ? C’est le type de 21 questionnement auquel les mythes apportent des réponses qui ne sont pas toujours évidentes à décortiquer pour nous, au XXIe siècle. Un dernier point : au commencement était Khaos. Ensuite vient Terre (Gaia) et Ciel (Ouranos), puis tout le reste a suivi. Il s’agit de la version d’Hésiode, la tradition hésiodique. Pour Homère (voir thématique 4 pour sa présentation), dont l’œuvre est à peu près contemporaine de celle d’Hésiode, le couple originel n’est pas Gaia et Ouranos, mais Okéanos et Thétys, sa sœur-épouse, divinité marine elle aussi ; l’élément liquide serait donc à la source de toute chose (point de vue déjà adopté par Thalès au VIIe-VIe s. avant J.-C., et remarqué par Platon, au Ve s. avant J.-C. puis Aristote au IVe s. avant J.-C.). Mais ce n’est pas la seule option, les cosmogonies (kosmos = « monde » ; genos = « naissance, parenté ») orphiques, c’est-à-dire issues d’un courant religieux tardif qu’on appelle l’orphisme, proposent par exemple comme entité originelle Nyx, la Nuit. La version d’Hésiode est une possibilité, une tradition, qui est elle-même mêlée à d’autres. Il s’agit de l’une des plus anciennes connues, ce qui ne signifie pas que ce soit la première et ce n’est certainement pas la « vraie ». Points clés Dans sa Théogonie, c’est-à-dire son écrit sur la naissance des dieux (théos = dieu, divin et génos = naissance), le poète grec Hésiode, inspiré par les Muses, déesses filles de Zeus et de Mnémosyne, la Mémoire, nous raconte comment le monde tel que les Grecs le connaissaient, le pensaient, l’imaginaient, a pris forme. Nous verrons dans ce chapitre comme, de Khaos, la béance, le monde prend forme et s’organise jusqu’à s’ordonner sous la souveraineté de Zeus. Le cosmos établi, la vie humaine peut commencer. Mots clés Dieux, déesses, puissances divines, cosmogonie, souveraineté, Théogonie, Hésiode 22 Focus : l’exemple du film d’animation Hercule produit par les studios Disney en 1997 Comme premier exemple de réception de l’Antiquité, prenons le film d’animation des studios Disney, Hercule, sorti en 1997. Dans quel contexte nous trouvons-nous ? Il s’agit d’un studio de cinéma qui crée des films d’animation – mais pas seulement – à destination du jeune public. En 1997, l’entreprise connaît un nouvel âge d’or, après les succès de la Belle et la Bête et d’Aladdin. De plus l’accord passé avec les studios Pixar lui permet de faire un film différent, un film de « superhéros », Ron Clements et John Musker, les deux réalisateurs d’Aladdin, étant fans de comics. Dans cette optique, et celle d’un public cible jeune, Hercule met en scène une représentation très manichéenne des événements : il y a d’un côté, les gentils et de l’autre, les méchants. La seule figure un peu ambiguë est celle de Mégara, personnage féminin au caractère bien trempé, mais il est rapidement révélé qu’elle agit pour le compte des méchants sous la contrainte, trahie par son amour de jeunesse. En ayant en tête ce que nous venons d’étudier avec la cosmogonie selon Hésiode, nous constatons qu’un certain nombre d’étapes ont été éludées dans la mise en place du règne de Zeus. Certains aspects, comme la violence de Zeus envers son propre père par exemple, sont passés sous silence, le film présentant la société divine selon les clichés habituels. Cela relève de choix faits par les réalisateurs en fonction de leurs intentions. Comme il faut forcément un méchant, qui de mieux qu’Hadès, le dieu du monde souterrain, pour remplir ce rôle ? Pourtant les Grecs ne considéraient pas Hadès comme un dieu malfaisant, même s’il était la puissance qui présidait aux âmes trépassées. Bien au contraire, il n’était pas particulièrement cruel, mais souvent bienfaisant (il est représenté souvent avec une corne d’abondance qui symbolise tous les bienfaits dont il peut faire profiter le monde), ni en rivalité avec Zeus, ou Poséidon d’ailleurs. C’est le monde dans lequel il évolue qui est inquiétant, simplement parce qu’il rappelle aux Hommes leur propre mortalité. C’est pour ces raisons notamment, qu’il n’y a pas de lieu de culte à Hadès en Grèce, à part un seul, d’après un auteur du IIe s. après J.-C., Pausanias, à Élis, une cité du nord-est du Péloponnèse. L’assimilation d’Hadès à une puissance maléfique n’est en réalité pas nouvelle et s’explique par différents éléments dont l’influence judéo-chrétienne : pour les premiers chrétiens, déjà, l’enfer où les morts attendent la rédemption est un lieu souterrain, et le Christ « descend » aux enfers pour sauver les âmes qui s’y trouvent. Avec l’introduction du Purgatoire, l’enfer passe d’un lieu de jugement, tel qu’il était conçu par les Grecs, à un lieu de châtiment. C’est notamment le lieu où est précipité Satan – assimilé ensuite à Lucifer – pour le punir de sa rébellion contre Dieu. Au Moyen Âge, Satan et Lucifer sont utilisés pour désigner le diable. Le royaume d’Hadès ainsi que son souverain sont ainsi facilement associés au mal. Dans Hercule, Hadès est donc l’antagoniste principal, le Méchant. En plus de cette « tradition » 23 culturelle qui assimile le dieu au diable, le personnage d’Hadès s’inscrit dans la lignée des méchants des films Disney avec sa volonté de conquête, de domination mue par la jalousie et la revanche sur un frère, ce qui le rapproche par exemple d’un autre grand méchant flamboyant et de quelques années son aîné, Scar (Le roi lion, 1994). Selon la logique du happy end qui est la marque de fabrique de Disney, il faut que le public soit du côté des gentils, du côté d’Hercule. Or Hercule est le fils de Zeus, et il faut que Zeus soit vu sous un bon jour. Les aspects à la morale discutable, selon le compas moral judéo-chrétien de l’Amérique moderne, sont donc laissés de côté. Un point fondamental du mythe d’Hercule est notamment profondément modifié dans cette adaptation. Il est présenté comme étant non seulement le fils de Zeus, mais aussi celui d’Héra. Le personnage répond ainsi à un schéma familial traditionnel : il est l’enfant légitime du couple royal que forment Zeus et Héra, ce qui fait de lui un prince et donc un héros potentiel. Pourtant, l’antagoniste premier et principal dans l’histoire mythique d’Héraklès, c’est bien Héra ! En effet, Héraklès est le fils de Zeus et d’une mortelle noble, Alcmène, qui devient dans le film sa mère adoptive de basse extraction. Le choix fait par les studios Disney d’ignorer la nature adultérine de la naissance du héros participe, là encore, à mettre entièrement du côté du « bon » le personnage de Zeus, appliquant une fois encore à la matière mythique un filtre moralisateur cohérent avec la tradition judéo-chrétienne. Le héros Hercule ne pourrait pas prendre parti pour un père qui aurait commis ce que la société considère comme une « faute ». Alcmène devient donc la mère adoptive et Héra la mère « biologique » légitime. Le film offre donc l’exact inverse de ce que les mythes nous disent d’Héraklès. Héra y est en effet la cause de tous les désastres et difficultés qui ponctuent la vie du fils d’Alcmène. Néanmoins, Héra est également celle qui lui permet d’intégrer, à terme, la société divine en l’adoptant en son sein. C’est son rôle en tant que sœur-épouse de Zeus : ses actions visent à montrer qu’elle aussi a son mot à dire dans les relations de pouvoir, dans la souveraineté qu’elle estime être mise en péril par les aventures mortelles de son mari. Ce n’est pas par la reconnaissance paternelle de Zeus qu’Héraklès devient un dieu à part entière, c’est par celle d’Héra. Le nom même d’Héraklès est à la fois ambigu et révélateur : il est composé de deux termes dont le nom de la déesse, Hera associé à kléos qui signifie la gloire. Il peut alors se traduire de deux façons : « celui qui obtient la gloire par Héra » (c’est-à-dire que c’est en triomphant des difficultés qu’Héra met sur son chemin qu’il obtient la gloire) ; ou alors, Héraklès peut aussi être compris comme « la gloire d’Héra », car c’est à travers son parcours jusqu’à l’Olympe qu’Héra affirme sa propre puissance aux côtés de Zeus. Pour finir on notera un clin d’œil du film au genre du péplum, ces films très longs qui se passent en contexte généralement mythologique, ou historico-mythique, comme Ben Hur (1959), par exemple. Hercule est un des personnages phares de dizaines de péplums produits majoritairement dans les années 1960. En effet, la voix du narrateur entendue au début du 24 film est, en version originale, celle de Charlton Heston, acteur américain célèbre pour ses rôles héroïques, notamment dans de nombreux péplums des années 1960-1970. Pour prolonger le cours : JOUANNA Danielle, Le monde comme le voyaient les Grecs, Paris, Les Belles Lettres, 2019. VERNANT, Jean-Pierre, « Cosmogonie » dans Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, 1996. VERNANT, Jean-Pierre, L’univers, les dieux, les hommes : récits grecs des origines, Paris, Le Seuil, 1999. 25 Séquence 2 Le mythe de Prométhée Après la création du cosmos sur lequel règne Zeus, vient la création de l’Homme mais pas une création comme celle racontée dans la Bible. A l’exemple de ce qu’a souligné Pauline Schmitt-Pantel dans Les mythes grecs (voir bibliographie générale), le mythe de Prométhée relate “la séparation du monde des hommes du monde des dieux”. Aujourd’hui, Prométhée correspond à une « figure positive » de la mythologie grecque puisqu’il est clairement perçu comme le bienfaiteur de l’humanité. Pourtant, il est à l’origine de la « chute de l’humanité ». Prométhée est l’un des fils de Japet, l’un des Titans (dieux premiers). On compte parmi ses frères Atlas (voir séquence 3) et Epiméthée (voir séquence 4). D’un point de vue généalogique il est le cousin de Zeus même s’il appartient à la catégorie des Titans. Examinons l’étymologie de son nom et celui de son frère. Prométhée se décompose ainsi : le préfixe pro- qui signifie « avant »; le radical –mathein qui veut dire « penser, réfléchir ». Prométhée signifie donc « celui qui réfléchit avant », « le prévoyant ». À l’inverse, Epiméthée est « celui qui réfléchit après », « l’imprévoyant », le préfixe epi- signifiant « après ». L’étymologie est ici fondamentale car elle est très explicite. 1- La tradition hésiodique Le mythe apparaît dans l’un des plus anciens textes de l’Antiquité, chez le poète Hésiode à deux reprises, dans la Théogonie et dans Les Travaux et les jours. Ce n’est pas surprenant puisque Hésiode avait décrit le monde des dieux et la lutte entre Zeus et les Titans (voir séquence 1). Mais dès l’Antiquité, il était évident pour un historien comme Hérodote d’Halicarnasse qui vécut au Ve siècle avant notre ère et qui est considéré comme « le père de l’Histoire », qu’Homère et Hésiode étaient les premiers à avoir fixé dans leurs poèmes les récits qui circulaient sur les dieux. De quels parents chacun des dieux naquit, ou si tous existèrent de tout temps, quelles sont leurs figures, ils l’ignoraient jusqu’à une date récente, jusqu’à hier, peut-on dire. J’estime en effet qu’Hésiode et Homère ont vécu quatre cents ans avant moi, pas davantage; or, ce sont eux qui, dans leurs poèmes, ont fixé pour les Grecs une théogonie, qui ont attribué aux dieux leurs qualificatifs, partagé entre eux les honneurs (timai) et les compétences (technai), dessiné leurs figures. Hérodote, L’Enquête (Historiè), II, 53 (traduction Ph.-E. Legrand) 26 Le mythe de Prométhée chez Hésiode intervient dans un contexte où les hommes appartiennent au même monde que celui des dieux. Leur origine était en fait rapportée de façon très différente d’une région à l’autre de la Grèce ; si en certains endroits, les hommes étaient nés de la terre (autochtonie) comme à Athènes, dans d’autres ils étaient le résultat de la création de puissances divines. Dans tous les cas, c’est dans ce contexte de cohabitation entre dieux et hommes que s’inscrit la geste (les actions) de Prométhée. Mais lisons d’abord le récit de la ruse qu’il utilise pour tromper Zeus lors d’un sacrifice : Il faut dire qu’au jour où se réglaient les différends entre dieux et humains, à Mékônè, ce jour-là, donc, après avoir, d’un grand bœuf, fait de bon cœur les parts, il [Prométhée] les déposa devant tous en cherchant à berner l’esprit de Zeus : pour l’un, la viande et les abats riches en graisse – mais... il les disposa dans la peau de la bête, enveloppés, cachés dans la panse du bœuf; pour les autres, les os blancs du bœuf – mais... (c’est le savoir-faire rusé) il les disposa de belle façon, enveloppés, cachés dans la graisse luisante. Alors le père des hommes et des dieux lui dit : « Ô fils de Japet, remarquable entre tous les maîtres et seigneurs, quelle partialité, mon bon, dans ta répartition des lots ! » Ainsi parlait, d’un ton railleur, Zeus qui ne connaît que desseins impérissables. Mais, de son côté, Prométhée aux pensées retorses répliqua, avec un petit sourire et sans oublier le savoir-faire rusé : « Ô Zeus très glorieux, le plus grand des dieux éternels, mais choisis donc, de ces deux lots, celui que ton cœur dans tes entrailles, te dit de prendre ! » Voilà ce qu’il disait, n’ayant que ruse en tête. Zeus, qui ne connaît que desseins impérissables, reconnut – il fut loin de la méconnaître ! – la ruse; et il prévoyait en lui-même les maux qui attendaient les humains mortels : ceux qui, justement, allaient se réaliser. Mais, à deux mains, il souleva et prit pour lui la blanche graisse – et la rage lui serra les entrailles, la bile de la colère envahit son cœur, quand il vit les os blancs du bœuf (et le savoir-faire rusé). C’est depuis lors que, pour les immortels, les tribus des humains de la terre font brûler les os blancs, sur les autels odorants. Théogonie, v. 536-557 (traduction A. Bonnafé). Cette faute de Prométhée s’accompagne d’une autre faute tout aussi grave : le vol du feu. Les dieux ont caché aux hommes les ressources de la vie. Autrement tu aurais pu amasser en un seul jour de quoi te nourrir une année entière, même sans travail ; tu aurais suspendu le gouvernail à la fumée du foyer, et l’on eût vu cesser les travaux des bœufs et des mulets laborieux. Mais Zeus nous cacha ces ressources, irrité d’avoir été surpris par les ruses de Prométhée. C’est pour cela qu’il prépara aux hommes de si funestes fléaux. Il leur cacha le feu ; mais le fils de Japet le déroba pour l’usage des mortels, l’enfermant dans la tige d’une férule et trompant ainsi de nouveau le dieu prudent qui lance la foudre. Alors, indigné, Jupiter, le dieu assembleur de nuage, lui dit : « Fils de Japet, le plus rusé des dieux, tu t’applaudis d’avoir dérobé le feu et trompé mes conseils. Mais ce larcin te sera funeste, à toi et à la race future des mortels. Qu’ils jouissent du feu ; en retour, je leur enverrai un don fatal dont le charme séduira tous les cœurs, épris de leur propre fléau. » Les Travaux et les Jours, v. 42-58 (traduction de M. Patin) 27 Les deux fautes de Prométhée correspondent d’une part à la ruse dont il fait preuve lors du banquet en dérobant les parties nobles des animaux sacrifiés, d’autre part au vol du feu, qui est l’une des forces de Zeus. Dans les deux cas, Prométhée a trompé Zeus et rompu l’équilibre entre dieux et hommes. La punition de Zeus sera terrible puisqu’il s’agit de la création de Pandora (voir séquence 4). Quant à Prométhée, Zeus le fait enchaîner avec des « liens infrangibles » (Théogonie, v. 521), et lui fait dévorer le foie par un aigle (voir ci- dessous). Si Prométhée est décrit comme rusé, fourbe, il n’en est pas moins le jouet de la colère de Zeus contre les humains, et finalement l’agent de leur chute. Par ses provocations, il a contribué à ce que Zeus trouve une raison d’exercer sa propre vengeance. Quant au sacrifice, il rappelle le moment de partage entre les dieux et les hommes. Le mythe de Prométhée est en réalité un mythe étiologique (des deux composants grecs aitia- qui signifie la « cause »; et le verbe legein « dire ») sur la condition humaine. Il livre une vision pessimiste de la condition humaine puisqu’après avoir cohabité avec les dieux, les hommes doivent cultiver la terre pour se nourrir, recourir aux femmes pour se reproduire (voir Pandora), et sacrifier aux dieux pour les honorer. Ce qui est réaffirmé ici, c’est cette frontière infranchissable entre Immortels et Mortels. Prométhée dérobant le feu. Jan Cossiers 1637 (Musée du Prado) ©Wikimédia Commons 2- Le mythe chez Eschyle Eschyle (525-455) est l’un des trois plus grands auteurs de tragédies athéniens du Ve siècle avant J.-C. Il a composé toute une trilogie consacrée à Prométhée, dont une seule pièce nous est parvenue : le Prométhée enchaîné. Les deux autres sont perdues ou très fragmentaires : il s’agit du Prométhée délivré et du Prométhée porte-feu. 28 Le contexte de création de ces textes est donc historiquement daté puisque nous savons que ces tragédies étaient jouées dans la cité d’Athènes lors de compétitions théâtrales. Le public composé des citoyens athéniens connaissait le mythe lui-même et appréciait justement l’adaptation que pouvait en faire un auteur comme Eschyle. Celui-ci façonne une figure de Prométhée différente de celle d’Hésiode. Il n’est plus fils d’un Titan, mais Titan lui- même. La pièce de théâtre ne reprend pas non plus certains éléments : le banquet, la colère de Zeus et la fabrication de Pandora. Au contraire, il s’est allié à Zeus pour combattre les Titans et c’est à cause de cette aide que la persécution infligée à Prométhée par Zeus prend une autre dimension, celle d’une trahison. Le premier extrait donne la parole à Prométhée qui explique l’origine de ses malheurs : « Pour quel grief m’outrage-t-il [Zeus] ainsi ? je vais vous l’éclaircir. Aussitôt assis sur le trône paternel, sans retard, il répartit les divers privilèges entre les divers dieux et commence à fixer les rangs dans son empire. Mais aux malheureux mortels, pas un moment il ne songea. Il en voulait au contraire anéantir la race, afin d’en créer une toute nouvelle. A ce projet nul ne s’opposait, que moi. Seul, j’ai eu cette audace; j’ai libéré les hommes et fait qu’ils ne sont pas descendus, écrasés, dans l’Hadès [les Enfers]. » Prométhée enchaîné, v. 226-236 (traduction P. Mazon) Zeus avait donc décidé d’anéantir la race humaine afin d'en fonder une nouvelle. Seul Prométhée s'y oppose et sauve les hommes de la rage destructrice du dieu souverain. C’est d’ailleurs dans cette pièce d’Eschyle qu’apparaît pour la première fois le terme grec de « philanthrôpos ». Mais sur l’ordre de Zeus, Prométhée est enchaîné, à contrecœur, par Héphaïstos, dieu du feu et des métaux, à un rocher aux confins de la Terre. Quand Héphaïstos, lui-même fils de Zeus, s’adresse à Prométhée qu’il va clouer au Caucase, il lui précise : "Voilà ce que tu as gagné en jouant le bienfaiteur des hommes. Dieu que n’effraie pas le courroux des dieux, tu as, en livrant leurs honneurs aux hommes, transgressé le droit : en récompense, tu vas sur ce rocher monter une garde douloureuse..." Prométhée enchaîné, v. 18-21 Enfin, plus tard dans la pièce, Prométhée rappelle ce qu’il a apporté aux hommes : « Au début, ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et, pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. (..) je leur appris la science ardue des levers et des couchers des astres. Puis ce fut le tour de celle du nombre, 29 la première de toutes, que j’inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toute chose, labeur qui enfante les arts. Le premier aussi, je liai sous le joug des bêtes soumises, soit au harnais, soit à un cavalier (...) je leur montrai à mélanger les baumes cléments qui écartent toute maladie. Je classai pour eux les mille formes de l’art divinatoire (...) et de même les trésors que la terre cache aux humains, bronze, fer, or et argent, quel autre les leur a donc révélés avant moi ? Personne (...) tous les arts aux mortels viennent de Prométhée. » Prométhée enchaîné, v. 443-506 Prométhée leur a donné le feu (la connaissance) jalousement gardé par les dieux, et leur apprend la notion de temps, les mathématiques (le nombre), l'écriture, l'agriculture (par la soumission de l'animal), le dressage des chevaux, la navigation maritime, la médecine, l'art divinatoire et l'art métallurgique. Astronomie, mathématiques, littérature, domestication, médecine; arts et techniques (maîtrise des métaux) : Prométhée a donc apporté aux hommes des compétences et des bienfaits. Chez Eschyle, c’est donc la figure du héros qui prime avec des valeurs comme le courage, la détermination. Même en étant attaché et incapable de se libérer par son discours, Prométhée use de la liberté de parole et de la liberté de critiquer Zeus. Le personnage était apprécié par les Grecs, notamment les Athéniens, vu la fréquence avec laquelle le mythe a été réutilisé dans la littérature. De la même manière, les artisans athéniens, notamment les potiers, le considéraient comme leur patron et célébraient chaque année une fête, les Promethia, durant laquelle était organisée une course avec une torche à la main. 3- Prométhée créateur des hommes D’autres traditions sont en relation avec le mythe de Prométhée. L’une d’entre elles se trouve chez le poète Ésope qui a vécu au VIe siècle avant J.-C. : Prométhée et les hommes Prométhée, sur l’ordre de Zeus, avait modelé les hommes et les bêtes. Mais Zeus, ayant remarqué que les bêtes étaient beaucoup plus nombreuses, lui commanda d’en faire disparaître un certain nombre en les métamorphosant en hommes. Prométhée exécuta cet ordre. Il en résulta que ceux qui n’ont pas reçu la forme humaine dès le début ont bien une forme d’homme, mais une âme de bête. La fable s’applique aux hommes balourds et brutaux. Ésope, fable 322 (traduction E. Chambry) Nous avons là une variante du mythe qui fait donc de Prométhée le créateur des hommes. La version est ancienne, pleine d’humour et sans doute était-elle aussi populaire. 30 Une version plus complète se trouve dans l’un des traités du philosophe Platon (sur ce philosophe voir séquence 3). Platon raconte que Zeus aurait confié à Prométhée et à son frère Épiméthée la création de tous les êtres vivants : Il fut un temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas. Lorsque fut venu le temps de leur naissance, fixé par le destin, les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre, en réalisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui se mêle au feu et à la terre. Puis, lorsque vint le moment de les produire à la lumière, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de répartir les capacités entre chacune d’entre elles, en bon ordre, comme il convient. Épiméthée demande alors avec insistance à Prométhée de le laisser seul opérer la répartition : « Quand elle sera faite, dit-il, tu viendras la contrôler. » L’ayant convaincu de la sorte, il opère la répartition. Et dans sa répartition, il dotait les uns de force sans vitesse et donnait la vitesse aux plus faibles ; il armait les uns et, pour ceux qu’il dotait d’une nature sans armes, il leur ménageait une autre capacité de survie. A ceux qu’il revêtait de petitesse, il donnait des ailes pour qu’ils puissent s’enfuir ou bien un repaire souterrain ; ceux dont il augmentait la taille voyaient par là même leur sauvegarde assurée ; et dans sa répartition, il compensait les autres capacités de la même façon. Il opérait de la sorte pour éviter qu’aucune race ne soit anéantie ; après leur avoir assuré des moyens d’échapper par la fuite aux destructions mutuelles, il s’arrangea pour les prémunir contre les saisons de Zeus : il les recouvrit de pelages denses et de peaux épaisses, protections suffisantes pour l’hiver, mais susceptibles aussi de les protéger des grandes chaleurs, et constituant, lorsqu’ils vont dormir, une couche adaptée et naturelle pour chacun ; il chaussa les uns de sabots, les autres de peaux épaisses et vides de sang. Ensuite, il leur procura à chacun une nourriture distincte, aux uns l’herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d’autres encore les racines ; il y en a à qui il donna pour nourriture la chair d’autres animaux ; à ceux-là, il accorda une progéniture peu nombreuse, alors qu’à leurs proies il accorda une progéniture abondante, assurant par-là la sauvegarde de leur espèce. Cependant, comme il n’était pas précisément sage, Épiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes, qui ne parlent pas ; il restait encore la race humaine, qui n’avait rien reçu, et il ne savait pas quoi faire. Alors qu’il était dans l’embarras, Prométhée arrive pour inspecter la répartition, et il voit tous les vivants harmonieusement pourvus en tout, mais l’homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes. Et c’était déjà le jour fixé par le destin, où l’homme devait sortir de terre et paraître à la lumière. Face à cet embarras, ne sachant pas comment il pouvait préserver l’homme, Prométhée dérobe le savoir technique d’Héphaïstos et d’Athéna, ainsi que le feu - car, sans feu, il n’y avait pas moyen de l’acquérir ni de s’en servir -, et c’est ainsi qu’il en fait présent à l’homme. De cette manière, l’homme était donc en possession du savoir qui concerne la vie, mais il n’avait pas le savoir politique ; en effet, celui-ci se trouvait chez Zeus. Or Prométhée n’avait plus le temps d’entrer dans l’acropole où habite Zeus, et il y avait en plus les gardiens de Zeus, qui étaient redoutables ; mais il parvient à s’introduire sans être vu dans le logis commun d’Héphaïstos et d’Athéna, où ils aimaient à pratiquer leurs arts, il dérobe l’art du feu, qui appartient à Héphaïstos, ainsi que l’art d’Athéna, et il en fait présent à l’homme. C’est ainsi que l’homme se retrouva bien pourvu pour sa vie, et que, par la suite, à cause d’Épiméthée, Prométhée, dit- on, fut accusé de vol. Platon, Protagoras, 320c-322a (traduction L. Brisson) 31 Epiméthée a attribué à tous les animaux des dons spécifiques: ailes pour oiseaux, griffes pour prédateurs… Mais aucun don n’a été réservé aux hommes puisqu’ils sont nus et sans défense. On retrouve là le bienfaiteur Prométhée qui vole le feu et les arts à Athéna et Héphaïstos, comme dans la version d’Eschyle. En somme, un dieu civilisateur qui a apporté aux humains l’intelligence et assuré ainsi leur survie. Le mythe était tellement populaire qu’au IIe siècle après J.-C., un historien grec Pausanias racontait qu’on pouvait voir des morceaux d’argile en Phocide laissés inemployés par Prométhée quand il fabriqua les hommes. Cette image de Prométhée façonnant les hommes a fait l’objet de représentations à l’époque romaine comme le montre le bas-relief ci-dessous qui fait partie de la collection du Cardinal Albani, neveu du pape Clément XI (XVIIIe siècle). D’une hauteur de 55 cm, il figure Athéna casquée et portant l’égide à gauche et Prométhée à droite qui est en train de façonner des hommes. Bas-relief dit « La Création de l’homme par Prométhée » IIIe siècle après J.-C., Musée du Louvre (collection du Cardinal Albani) ©Wikimédia Commons 4- La punition de Zeus Concernant la punition terrible de Zeus, évoquée par Hésiode, il existe d’autres versions qui se sont enrichies au cours du temps. C’est le cas de la version fournie par Apollodore (sur Apollodore voir l’introduction du cours) : 32 Prométhée, ayant façonné les hommes à partir d'eau et de terre, leur donna aussi le feu, après l'avoir caché à l'insu de Zeus dans une tige creuse. Mais quand Zeus s'en aperçut, il ordonna à Héphaïstos d'attacher son corps au mont Caucase qui s’élève en Scythie. Donc après avoir été cloué sur celui-ci, Prométhée resta attaché pendant un grand nombre d'années; et chaque jour un aigle, en fondant sur lui, lui dévorait un morceau de son foie qui repoussait pendant la nuit. Et Prométhée subit ce châtiment pour avoir volé le feu jusqu'à ce qu'Héraclès, plus tard, le délivrât. Apollodore, Bibliothèque, 1, 7, 1 Cette version d’Apollodore circulait entre le Ier et le IIe siècles après J.-C., mais, comme pour d’autres textes, elle s’appuie sur une tradition plus ancienne. C’est ce que montre par exemple une céramique provenant de Sparte datée du VIe siècle avant J.-C. : Kylix laconien à figures noires du peintre Arcésilas (trouvé à Cerveteri) 560/550 avant notre ère Musée du Vatican. Rome ©Wikimedia Commons L’image figure deux personnages : à droite Prométhée attaché et dont le foie est dévoré par un aigle, à gauche son frère Atlas. On ne sait pas quand l’histoire de l’aigle dévorant le foie du prisonnier apparaît dans le mythe (probablement très tôt), mais il est sûr que l’aigle est l’animal de Zeus. Il est enfin à noter que dès cette époque, on avait conscience du point de vue médical que le foie repoussait. Les images et les textes montrent donc que le mythe était largement populaire et popularisé dès le VIe siècle avant notre ère. Conclusion Une figure mythique qui a traversé le temps comme le montre sa réutilisation par des auteurs comme André Gide, Albert Camus… C’est une figure mythique qui nous parle car elle renvoie à la condition humaine et/ou la création de l’homme en tant qu’animal doué de compétences, de raison, ce qui le sépare résolument des autres animaux. Prométhée « met 33 en place l’humanité » nous dit Pauline Schmitt-Pantel, mais sans oublier qu’il existe d’autres mythes sur l’origine des hommes comme le mythe des races chez Hésiode. Enfin le mythe de Prométhée va être interprété comme symbolisant la propension d’une jeune génération à dépasser la génération des pères ou des maîtres: c’est le complexe de Prométhée (Gaston Bachelard). Points-clés - La figure de Prométhée revêt de multiples facettes dans les récits antiques. - Il est celui qui a provoqué la séparation définitive entre dieux et humains, et en conséquence celui qui a réduit les hommes à leur condition mortelle (Hésiode), - mais il est aussi le bienfaiteur de l’humanité (Eschyle) et le fondateur de la civilisation (Platon). Mots-clés Prométhée, Zeus, Pandora, Épiméthée, Héphaïstos, aigle, sacrifice, feu. Pour prolonger le cours : P. Pucci, « Prométhée d’Hésiode à Platon », 2005, en ligne : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2005_num_78_1_2273 34 Séquence 3 Le mythe de l’Atlantide Le mythe de l’Atlantide est certainement l’un des mythes les plus célèbres de l’Antiquité. Dans l’imaginaire collectif, l’Atlantide est une île fabuleuse, bienheureuse pour certains, disparue, engloutie par la mer pour d’autres. Dès l’Antiquité, ces images étaient associées à l’Atlantide, notamment celle d’un « paradis perdu » comme le royaume des Hyperboréens chez Diodore de Sicile, ou l’île d’Ultima Thulè chère à Pythéas. Pour donner une idée de la popularité, de la fascination qu’exerce le mythe depuis des générations, il suffit de rappeler que la NASA a appelé l’une de ses navettes Atlantis. L’Atlantide est à l’origine un mythe fabriqué de toutes pièces et en toute certitude vers 355 avant J.-C. sous la plume d’un philosophe très connu Platon. Il n’en reste pas moins que le mythe a fasciné comme le montre la quantité extraordinaire de publications que l’on peut recenser sur internet (plus de 50.000 livres selon un compte sommaire). L’un des livres les plus intéressants est celui de Pierre Vidal-Naquet écrit en 2005, quelques semaines avant sa disparition. Récit historique ou fiction ? L’objectif sera de comprendre comment ce mythe s’est créé, comment il a été réapproprié, transformé selon des lectures et des interprétations nombreuses et diverses. 1- Platon dans son temps Pour comprendre le mythe il faut revenir sur la vie de son auteur/créateur mais aussi sur le contexte dans lequel le mythe a été fabriqué. Platon (428/7-348/7 avant notre ère) est issu d’une famille riche et renommée d’Athènes : Solon, législateur, était un de ses ancêtres du côté maternel. Son origine sociale suppose une éducation accomplie jusqu’à son terme, et probablement la fréquentation des sophistes (philosophes itinérants qui faisaient payer très cher leurs leçons), sophistes qu’il a beaucoup critiqués. Mais Platon est issu d’une famille qui va se diviser avec la guerre du Péloponnèse (431-404) puisque deux de ses oncles, Critias et Charmide, comptent au nombre des 30 citoyens désignés par Sparte pour instituer dans la cité la tyrannie des Trente (404). 35 Buste de Platon (marbre). Copie romaine d’un original grec du IVe siècle avant J.-C. Museo Pio Clementino (Rome) ©Wikimedia Commons Platon était en fait destiné à une carrière politique. Or deux décisions vont changer le cours de sa vie :il refuse de se marier, et il va consacrer sa vie à l’étude. Il fonde une école de philosophie dont le nom provient du lieu choisi, du gymnase public où avaient lieu des cours et des discussions, l’Académie. Très rapidement l’école devient célèbre et accueille beaucoup d’élèves dont Aristote. De plus, Platon se veut en rupture avec les sophistes dont l’enseignement était ouvert et s’exerçait dans la ville. Le philosophe crée une école universitaire, mais repliée sur elle-même, dont beaucoup de règles étaient inspirées du pythagorisme (courant philosophique et religieux du VIe siècle). Dans tous les cas, la fondation de l’Académie est un tournant dans l’histoire de la philosophie. Désormais les écoles philosophiques se distinguent par leurs doctrines, leurs méthodes et leur propre fonctionnement. L’Académie de Platon Mosaïque de Pompéi Ier siècle avant J.-C. Musée archéologique de Naples ©Wikimedia Commons Platon a été le disciple de Socrate (469-399 avant notre ère). Socrate n’a pas institué d’école et il n’a laissé aucun écrit. Il était un personnage « charismatique » dans la cité, et 36 d’origine modeste il avait vécu comme tout citoyen, remplissant ses devoirs dont celui de la guerre (il fut hoplite), mais vers la fin de sa vie il semble avoir vécu dans la pauvreté. Son activité philosophique si elle attira vers lui nombre d’élèves ne l’enrichit pas, ses « leçons » étant ouvertes à tous et gratuites. Sur Platon, il a eu une influence considérable comme le montre le fait que ce dernier a adopté la forme dialoguée dans beaucoup de ses écrits, dialogues où Socrate joue un rôle très important (du moins pour les premiers traités). C’est la démocratie athénienne qui avait condamné à mort Socrate en 399, un épisode dramatique qui permet de comprendre la volonté que manifeste Platon de défendre la mémoire de son maître. Cette démocratie accordait à son époque un poids énorme au dèmos, au peuple des citoyens. Or, elle était aux yeux de ses détracteurs, tels Platon, soumise aux éléments les plus radicaux. Le philosophe, lui, défendait une toute autre perspective : seul un homme qui détenait le savoir, un sage, pouvait prétendre à diriger une cité. Platon était donc plutôt partisan d’une vision élitiste de la pratique de la politique, ce qui explique son hostilité farouche à la démocratie athénienne, jugement qu’on va retrouver en filigrane dans le mythe de l’Atlantide. Après la mort de Socrate, Platon part en Italie du Sud vers 388/7 pour y rencontrer Archytas qui était un homme politique de la cité de Tarente, lui aussi philosophe et pythagoricien. Puis il est appelé en Sicile par le tyran Denys l’Ancien mais en raison de leurs mauvaises relations, Platon revient rapidement à Athènes. C’est à cette période qu’il ouvre l’Académie que va fréquenter pendant vingt ans Aristote entre 368/7 et 348/7. En 367/6 Platon retourne en Sicile à la demande de Dion, ancien élève de l’Académie et surtout beau-frère du tyran Denys le Jeune. Bien qu’il souhaitât convertir le jeune tyran à ses idées, il n’y parvint nullement et dut au contraire quitter précipitamment l’île. Un dernier voyage en 361/0 destiné à aider Dion qui s’est exilé se soldera par un échec. Dion meurt assassiné en 354 par un ancien élève de Platon, et le philosophe meurt en 348/7 alors qu’il travaille à la rédaction des Lois9. 2- Le mythe dans l’œuvre de Platon Le mythe devait apparaître dans trois œuvres tardives, probablement rédigées à partir de 355 avant notre ère. Pour ce faire, Platon aurait imaginé un triptyque, soit une trilogie de dialogues : Timée – Critias – Hermocrate, ce dernier n’ayant jamais vu le jour. Certains spécialistes pensent qu’il n’a pas eu le temps de l’écrire ; pour d’autres c’est le livre III des Lois qui complèterait l’ensemble, la trilogie, ce serait la 3e pièce de l’ensemble puisqu’il évoque l’histoire du Déluge jusqu’à l’Athènes contemporaine. Deux anomalies demeurent cependant : 9 Voir : https://reainfo.hypotheses.org/23313. 37 il n’existe pas d’Hermocrate dans le corpus hérité de Platon, et quant au Critias il semble être inachevé puisque le manuscrit s’interrompt brusquement. Au départ, le récit s’inscrit dans une volonté de la part de Platon de revenir à un récit des origines comme ses prédécesseurs, Hésiode par exemple. Il s’agit donc de montrer l’évolution du monde et des choses d’une échelle macroscopique (cosmos) à l’échelle microscopique (les hommes et les sociétés humaines). Les protagonistes des deux dialogues (Timée et Critias) sont au nombre de quatre : le philosophe Socrate, puis Timée originaire de Locres qui se propose de faire une cosmologie ; ensuite Critias, le plus connu des Trente qui avait participé au coup d’état à Athènes en 404 et qui était parent de Platon, et qui se proposait de décrire la cité idéale ; enfin Hermocrate, peut- être le célèbre général syracusain vainqueur d’Athènes lors de son expédition en Sicile, qui, lui, se chargeait de l’histoire de cette cité. 3- Le mythe platonicien Dans le prologue du Timée, Solon se rend en Egypte où il est informé par un prêtre égyptien de l’histoire la plus ancienne de l’homme, une histoire que les prêtres égyptiens conservent dans leurs temples où se trouvent leurs archives. Ces dernières ont été protégées des catastrophes naturelles (tremblements de terre, déluges…). Notons que les historiens Hérodote et Thucydide parlent de la même manière de la conservation des archives chez les Egyptiens. Prête donc l’oreille, Socrate, à un récit qui, même s’il est tout à fait étrange, reste absolument vrai, comme l’a affirmé il y a longtemps le plus sage des Sept sages, Solon. Solon avait des liens de parenté avec Dropidès, mon arrière-grand-père, pour lequel il avait en outre beaucoup d’affection, comme il l’a fait lui-même savoir en maints endroits de son œuvre poétique. Devant Critias, mon grand-père, il raconta – récit que celui-ci à son tour dans sa vieillesse me fit de mémoire – que, dans le passé, notre cité accomplit de grands et admirables exploits, dont le souvenir s’est effacé sous l’effet du temps et en raison des catastrophes qui ont frappé l’humanité, mais que, parmi ces exploits, l’un surpassait tous les autres. Platon, Timée, 20e (toutes les traductions sont de L. Brisson).