Altricialité secondaire : Vulnérabilité et dépendance de l'enfant humain PDF

Summary

Ce document traite de l'altricialité secondaire, un concept lié au développement prolongé de l'enfant humain après sa naissance. Il explique comment cette caractéristique marque l'espèce humaine et affecte les structures sociales en insistant sur la dimension biologique et les conséquences sociétales.

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# Altricialité secondaire : vulnérabilité et dépendance de l'enfant humain "Je te veux à ton plus faible, vulnérable, fragile et tendre, totalement dépendant de moi." - Paul Thomas ANDERSON, Phantom Thread, 2017. L'altricialité secondaire peut se définir en disant que, comparée à de nombreuses aut...

# Altricialité secondaire : vulnérabilité et dépendance de l'enfant humain "Je te veux à ton plus faible, vulnérable, fragile et tendre, totalement dépendant de moi." - Paul Thomas ANDERSON, Phantom Thread, 2017. L'altricialité secondaire peut se définir en disant que, comparée à de nombreuses autres espèces, l'espèce humaine est caractérisée par une naissance "prématurée" et par une très longue période de développement (physiologique, et notamment cérébral) extra-utérin. Cette période de développement est un temps de vulnérabilité et de dépendance de l'enfant, qui suppose des stimulations et des interactions permanentes avec les adultes. "Altricialité" vient de l'anglais altricial, qui vient lui-même du latin altrix signifiant "nourrice" ou "celle qui nourrit". L'altricialité secondaire désigne ainsi la prolongation du temps de dépendance de l'enfant vis-à-vis des adultes nourriciers. Je ferai l'hypothèse ici que l'altricialité secondaire est l'un des grands faits dont découlent de très nombreuses caractéristiques des sociétés humaines. Par exemple, cette relation de dépendance entre parents et enfant est une relation affective, d'attachement mutuel et de protection, mais aussi, qu'on le veuille ou non, qu'on s'en défende ou non, une relation de domination, une relation d'autorité du parent sur l'enfant qui s'exerce sur une longue période. Et, comme le faisait remarquer Françoise Héritier, le "besoin de protection peut se pervertir en autoritarisme et en subordination". On verra donc que l'expérience humaine se structure d'emblée autour d'un rapport de domination, d'une relation de transmission culturelle et d'un lien affectif réciproque. Le concept d'altricialité secondaire, introduit par le zoologiste suisse Adolf Portmann dans les années 1950, est celui qui a été assez largement retenu dans la littérature scientifique la plus récente, et notamment en paléoanthropologie, en éthologie et en biologie. Mais l'on trouve aussi un équivalent plus ancien dans la littérature scientifique qui est le terme de "néoténie". D'autres auteurs, qui ne nomment pas le processus lui-même, décrivent la situation en évoquant l'« impuissance », l'« immaturité », l'<< impéritie », la « haute dépendance », ou encore, concernant la première année post-partum, l'idée d'un *fœtus en extérogestation* (ou *exogestation*). Portmann reconnaît que les qualifications sont rarement totalement satisfaisantes. Ainsi, même s'il peut paraître évident d'un certain point de vue que l'espèce humaine est altricielle, Portmann dit que, pour être véritablement altriciel comme les petits des autres espèces de mammifères, un enfant humain devrait naître aux alentours de cinq mois de gestation, alors que ses organes sensoriels sont encore peu développés. L'espèce humaine n'est pas la seule espèce à naître inachevée, mais elle est la seule à connaître une période de développement extra-utérin aussi étendue, d'où le qualificatif de "secondaire". Aux espèces altricielles s'opposent les espèces précoces (ou "précocielles", selon les auteurs), et l'on parle aussi d'espèces nidifuges (dont les petits sont capables de "quitter le nid" rapidement après leur naissance, chez les poissons et les reptiles par exemple) et d'espèces nidicoles (dont les petits "restent au nid" après leur naissance). Les poussins des oiseaux nidifuges ou précoces naissent couverts de duvet, les yeux ouverts et sont capables de se déplacer immédiatement après l'éclosion pour suivre leurs parents. Ils disposent de capacités de thermorégulation relativement efficaces dès la naissance. Au contraire, les poussins des espèces nidicoles naissent presque nus, quasiment aveugles et incapables de survivre sans l'aide des adultes. Et il existe, bien sûr, de nombreuses espèces intermédiaires entre ces deux pôles. Lorsque les sociologues prennent acte du fait d'altricialité secondaire ou de néoténie, ils en déduisent généralement que cela fait de l'être humain un être social par excellence, un être hyper-culturel qui dispose de très peu d'instincts pour agir adéquatement dans le monde, et que c'est le développement extra-utérin, permettant une socialisation ou un apprentissage précoce, qui apporte l'essentiel de ce que les enfants doivent savoir et savoir faire pour s'adapter à un état culturel donné de la société. Cela est vrai mais, s'en tenir à ce constat, c'est faire de l'altricialité secondaire ou de la néoténie une donnée de départ permettant aux sociologues de s'affranchir une fois pour toutes de la prise en compte du biologique. Peter Berger et Thomas Luckmann ne disaient pas autre chose lorsqu'ils écrivaient que « la nécessité de l'ordre social en tant que tel résulte de l'équipement biologique de l'homme », mais qu'aucun ordre social existant ne peut être « issu d'une donnée biologique ». Une autre façon classique en sociologie de se débarrasser de la question de l'altricialité secondaire, ou plus exactement des conséquences sociales de cette propriété biologique sur les rapports parents-enfants, consiste à centrer l'attention sur les seules variations qui s'enrouleraient autour d'un axe considéré comme allant de soi. Ainsi Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron écrivaient-ils en 1970 : "S'il n'est pas question d'ignorer la dimension proprement biologique de la relation d'imposition pédagogique, i.e. la dépendance biologiquement conditionnée qui est corrélative de l'impuissance infantile, il reste que l'on ne peut faire abstraction des déterminations sociales qui spécifient dans tous les cas la relation entre les adultes et les enfants, y compris lorsque les éducateurs ne sont autres que les parents biologiques (e.g. les déterminations tenant à la structure de la famille ou à la position de la famille dans la structure sociale)." Ce passage autorise à rêver d'un programme scientifique parfaitement équilibré, qui tiendrait compte des deux aspects du problème (biologique et social), mais la reconnaissance de *la dépendance biologiquement conditionnée qui est corrélative de l'impuissance infantile* est toute rhétorique. La réflexion sociologique exclut de fait cette question pour se concentrer exclusivement sur les variations selon la classe sociale de la famille de l'enfant. Elle se condamne alors à passer à côté d'un invariant anthropologique majeur, qui conditionne de nombreux rapports sociaux, et pas seulement les rapports parents-enfants ou les rapports d'apprentissage. Je propose d'aller dans cette direction négligée par les chercheurs en sciences sociales en montrant que l'altricialité secondaire a une valeur matricielle et a eu toutes sortes de conséquences très lourdes sur la structuration des sociétés humaines. Le développement humain a été considérablement ralenti et allongé par rapport au développement animal. Nous naissons prématurément comparativement à l'ensemble des autres espèces animales et l'origine de cette altricialité est attribuée par un grand nombre de chercheurs à la combinaison de deux grands faits : d'une part, la bipédie et les contraintes locomotrices qui ont mécaniquement entraîné le rétrécissement du bassin de la femme; et, d'autre part, le processus d'encéphalisation (au sens d'augmentation, dans une lignée animale, de la taille du cerveau par rapport au reste du corps) des hominidés qui fait que le bébé humain a un cerveau particulièrement gros. Au croisement de ces deux processus évolutifs, qui créent ce que les chercheurs appellent le "dilemme obstétrique", les femmes humaines ont été confrontées à la nécessité d'accoucher longtemps avant le développement complet du cerveau (dont la taille définitive n'est atteinte que vers l'âge de douze ans), la tête du bébé ne pouvant pas passer par un canal obstétrical trop étroit. L'altricialité secondaire est donc une preuve, parmi bien d'autres, du fait que l'adaptation n'est jamais parfaite mais qu'elle est bien souvent affaire de "compromis" : entre la taille du bassin adaptée à la bipédie, la nécessité tissulaire de pouvoir "supporter" les organes, et la contrainte pour une tête (et un cerveau) de plus en plus volumineuse de pouvoir sortir du ventre de la mère. D'autres chercheurs pensent en revanche que l'accouchement avant complet développement du bébé est davantage lié aux "limites du métabolisme maternel", sachant que la mère doit puiser dans ses ressources pour se nourrir et nourrir l'enfant à gros cerveau qu'elle porte. Si l'on insiste souvent sur le fait que l'enfant humain naît prématuré, les auteurs de l'étude montrent toutefois que "le cerveau néonatal humain est plus grand que celui des autres singes, à la fois en termes absolus et par rapport à la taille corporelle de la mère". Il est 47 % plus grand que celui des gorilles et sa masse corporelle est deux fois plus importante. Mais l'accouchement à un stade de développement très précoce en raison du ralentissement général de la croissance caractéristique de l'espèce s'explique par la "lourde charge métabolique (mesurée en calories consommées)" qui pèse sur la mère. La parturition débuterait lorsque les demandes énergétiques du fœtus dépassent, ou "croisent", la capacité de la mère à répondre à ces demandes. Les deux hypothèses (dilemme obstétrique ou charge métabolique) ne sont pas incompatibles, et ne modifient en rien les multiples conséquences sociales de l'altricialité secondaire. L'enfant humain naît donc sans autonomie : on le nourrit, on le lave, on le protège, on le cajole, et il dépend entièrement des adultes. Il a le crâne encore ouvert et les fontanelles ne se referment complètement que plusieurs mois après la naissance. Il a une faiblesse musculaire et des os fragiles. Il n'aura ses premières dents en général qu'à partir de l'âge de six mois, et jusqu'à l'âge de trois ans, et ses dents définitives n'apparaîtront qu'entre six et douze ans environ. Il se caractérise par un long apprentissage de la marche (acquise vers l'âge de douze mois) et des habiletés motrices, un long apprentissage du langage, une maturité sexuelle tardive et une fin de croissance vers vingt ans (onze ans chez les chimpanzés et les gorilles). La conséquence de cette lenteur de développement et de cette faiblesse générale est la dépendance durable à l'égard des adultes et l'importance de la socialisation primaire qui s'effectue alors que le cerveau est encore en pleine croissance. L'altricialité secondaire crée les conditions de liens durables entre la mère et l'enfant, et plus généralement entre l'ensemble des participants à l'élevage d'un être particulièrement fragile qui exige une attention permanente (père, grands-mères, sœurs ou frères aînés, etc.). Comme l'écrivait le médecin et psychothérapeute autrichien Alfred Adler : "Si l'on considère le lent développement de l'enfant, on constate qu'il ne peut être question d'un déploiement de la vie humaine que s'il existe une communauté protectrice". Bien évidemment, dans le cas d'une espèce aussi culturelle que l'espèce humaine, qui cumule ses expériences sous deux formes, incorporée et objectivée, le temps de dépendance vis-à-vis de ceux qui savent dure beaucoup plus longtemps que le temps de l'enfance, et même que les temps de l'enfance et de l'adolescence réunis. Après les parents, ce sont les enseignants, les formateurs et les experts en tout genre (qui ont accumulé de l'expérience dans tel ou tel domaine de la pratique), qui prennent le relais et placent les individus dans des rapports d'apprentissage pouvant, dans certains cas, durer quasiment toute la vie. Les sociétés qui ont une très longue histoire cumulée imposent notamment des processus très longs d'apprentissage des savoirs les plus sophistiqués (scientifiques, techniques, artistiques, etc.) durant une grande partie de la vie. Plus les sociétés accumulent de la culture (artefacts et savoirs ou savoir-faire), plus le temps de dépendance avant d'être reconnu comme un membre plein et entier de la communauté s'allonge. Pour désigner cette dépendance généralisée de l'humanité à l'égard des experts dans tous les domaines, dépendance qui s'est affirmée tout au long du processus d'accumulation culturelle et de division sociale du travail, je parlerai d'altricialité tertiaire : L'ensemble des outils, des coutumes, des institutions et des mœurs sont les ajustements faits par les peuples pour s'adapter à leurs conditions de vie. Au lieu de griffes, d'ongles, de fourrure ou d'antennes, la société est capable de fournir à l'enfant des outils, des vêtements et des armes de toutes sortes qui sont des ajustements supérieurs aux besoins matériels de la vie. Dans tous les cas, ils représentent des formes matérialisées d'ajustements mentaux ou d'idées. La culture ou la civilisation est un ensemble de formes et de processus adaptés dont l'enfant est doté et qui lui permettent de surmonter son incapacité physique naturelle. La période de l'enfance, dans un sens social, est donc la période pendant laquelle l'enfant fait l'expérience d'une forme de récapitulation des ajustements passés aux conditions de vie. Ceux-ci sont réappris à chaque génération. La période de l'enfance est une période de dépendance à l'égard des autres pour la subsistance et l'aide dans tous les domaines jusqu'à ce que l'enfant ait été équipé de son héritage culturel. [...] La petite enfance est essentiellement la période d'apprentissage social. À mesure que la société se développe, cette période se prolonge proportionnellement. Les sociétés les plus simples et les moins évoluées (qui font l'objet de notre étude) ont les périodes relativement les plus courtes pendant lesquelles l'enfant est totalement dépendant de ses parents et de son peuple. [...] Les tendances innées de l'enfant, qui résident dans un complexe d'ajustements automatiques, suffisent à le guider vers l'auto-maintien. Mais au fur et à mesure que se développent les phénomènes sociaux tels que les outils, les instruments et les procédés de chasse, de pêche et de culture, une période s'allonge lentement, consacrée uniquement à l'acquisition de ces aides à la culture. [...] Il sera nécessaire d'aller au-delà de ces années [d'enfance] pour les comparer avec la condition des enfants des sociétés plus développées, dans lesquelles pratiquement toutes les années d'adolescence physique et de jeunesse peuvent être incluses dans la conception de l'enfance sociale. Pendant longtemps dans l'histoire de l'humanité, avant que l'invention de l'institution scolaire ne commence à changer assez radicalement la donne en inversant parfois les rôles du point de vue de la transmission des ressources culturelles (de jeunes adultes pouvant être rapidement plus experts que des adultes plus âgés), le différentiel de savoir et d'autorité a correspondu à un différentiel d'âge. Le premier grand différentiel, qui n'est pas propre à l'Homme mais qui est particulièrement fort dans une espèce aussi culturelle et aussi altricielle, est celui entre les parents et leurs enfants, et plus généralement entre les adultes et les plus jeunes. Cela constitue un fait transculturel et transhistorique massif. L'ethnopsychiatre français Edmond Norbert Le Guerinel résumait ainsi la situation des sociétés tribales : Au sein d'une culture homogène (disons, pour faire bref, la société tribale), deux statuts revêtent une importance particulière : ceux de l'enfant et du vieillard, parce qu'ils se situent aux deux extrémités de la chaîne des générations – l'un ne sait pas, l'autre sait. L'initiation est le lieu et le moment de la rencontre entre le non-savoir et le savoir. L'enfant reçoit de l'ancien le savoir sur le mythe, les origines, la loi, les ancêtres, c'est-à-dire sur les fondements culturels du groupe. Comme nous le verrons tout au long des chapitres suivants, dans les sociétés sans État, l'autorité et le savoir sont incarnés par les plus vieux, et ce principe de séniorité d'ancienneté ou de privilège de l'antériorité s'applique dans tous les secteurs de la société : du point de vue familial, les parents dominent les enfants et les aînés dominent les cadets; du point de vue religieux, les ancêtres mythiques ou réels dominent les vivants; du point de vue politique, les anciens (les sages) dominent les plus jeunes; et, dans tous les secteurs de la vie sociale, les plus vieux ou ceux qui ont accumulé de l'expérience et une expertise dominent les plus jeunes, ceux qui "débutent" ou qui ont moins d'expériences à leur actif. Un fait biologique, celui de l'altricialité secondaire, a donc des conséquences sociales ou des implications sociologiques majeures : structure familiale relativement stable, faits de dépendance-domination réels ou symboliques (avec la pensée magico-religieuse), allongement de la période de l'enfance et de l'adolescence, augmentation du temps d'apprentissage, hiérarchies basées sur l'ancienneté, l'antériorité ou l'expérience acquise (parents-enfants, aînés-cadets, anciens-nouveaux entrants, etc.).

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