Passeport PDF - Théâtre de la Renaissance
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2024
Alexis Michalik
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This document showcases the details of the play "Passeport", including its production year (2024) at the Théâtre de la Renaissance in Paris. The play, written by Alexis Michalik, features various characters with diverse backgrounds reflecting different experiences. It describes a situation where people are forced to leave their homes and encounter difficulties in seeking refuge.
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© Éditions Albin Michel, 2024 ISBN : 978-2-226-49184-8 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. Le spectacle PASSEPORT a été créé au Théâtre de la Renaissance, à Paris...
© Éditions Albin Michel, 2024 ISBN : 978-2-226-49184-8 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. Le spectacle PASSEPORT a été créé au Théâtre de la Renaissance, à Paris, le 26 janvier 2024 dans une mise en scène de l’auteur À la création, la distribution était la suivante : Christopher Bayemi : Lucas, l’infirmier, le journaliste Fayçal Safi : Ali, Stéphane, Morad, le pompier, le fonctionnaire Eurodac, un gendarme Jean-Louis Garçon : Issa Kevin Razy : Arun, Berthier, un Afghan, le radiologue, le serveur, un interne, un Syrien Manda Touré : Jeanne, Peggy, l’infirmière, la serveuse Patrick Blandin : Michel, Laville, l’urgentiste, le médécin, Manu, l’agent immobilier, l’agent de l’OFPRA, le banquier Ysmahane Yaqini : Yasmine, Chantal, Christine, la neurologue, la traductrice, une cliente du restaurant, la femme afghane Assistante à la mise en scène : Clotilde Daniault Décors : Juliette Azzopardi Accessoires : Pauline Gallot Costumes : Marion Rebmann Vidéo : Nathalie Cabrol Lumières : François Le Neveu Musiques : Sly Johnson PROLOGUE Les acteurs entrent et viennent face au public. MICHEL Je m’appelle Michel. Je suis français. Ma mère était alsacienne, mon père était du nord. Moi, je suis né à Calais. LUCAS Je m’appelle Lucas, mes deux parents sont français, et moi aussi. Je suis né aux Comores, à Mayotte, à côté de Madagascar. Mayotte, c’est un département français. Trois cent mille habitants, à peu près comme la Corse. Sauf que c’est vingt fois plus petit que la Corse. JEANNE Je m’appelle Jeanne. Mes parents sont maliens, mais je suis née à Toulouse. Et non, j’ai pas d’accent, parce que j’ai grandi à Paris. Enfin, en région parisienne, mais je préfère dire à Paris. À part quand je suis pas à Paris. Là, je dis Toulouse. ARUN Arun. India. YASMINE Et tes parents ? ARUN Mother : indian. Father : indian. Me : indian. ALI My name is Ali Mohammed Al-Majeed. (Yasmine lui fait signe : juste le prénom) My name is Ali. I am Syrian. You know where Syria is ? (Mimant avec des gestes les pays frontaliers) You have Turkey… Iraq… Lebanon… Le Liban ? Beirut ? Yes ? (Et au milieu :) Syria. (Il regarde Yasmine, qui lui fait signe de continuer) My parents ? (Elle acquiesce) My father was Kurdish. My mother was Arabic. And I’m a mess. YASMINE Je m’appelle Yasmine. Père algérien, mère marocaine et moi je suis née ici. Enfin, en Bretagne. Mes parents se sont installés en Bretagne. Y avait pas beaucoup d’Arabes en Bretagne, mais ils sont tombés l’un sur l’autre et moi je suis née là-bas et j’ai grandi là-bas. À Landerneau. Et puis je suis venue faire mes études à Paris et j’ai compris qu’on était pas les seuls Arabes de France. Elle se tourne vers Issa, le regard dans le vide. ISSA Je m’appelle… Je m’appelle… Je m’appelle… Il cherche dans sa mémoire, ne trouve pas. YASMINE Issa. Tu t’appelles Issa. Issa porte ses mains au visage. Son visage est recouvert de sang. Il s’effondre au sol. MICHEL, AU PUBLIC Imaginez un instant qu’une guerre éclate, ici, dans votre pays, sur votre continent. Vous perdez votre travail, votre logement, vos amis, parfois même vos papiers. 1. CAMP DE CALAIS Issa est étendu au sol, inerte, au milieu de la nuit. Peggy, une bénévole anglaise, le découvre. PEGGY, À ISSA Mister… Mister, are you ok ? MICHEL Si vous restez, votre vie est menacée, alors vous décidez logiquement de partir, et de rejoindre des membres de votre famille qui se sont installés depuis déjà quelque temps dans un autre pays, assez lointain. PEGGY, S’APPROCHANT D’ISSA Oh my god ! Somebody, help ! Somebody ! MICHEL Mais vous n’avez plus d’argent ni de papiers, alors grâce à l’aide de ceux qui vous aiment, vous empruntez une autre route, plus longue, plus dangereuse, en camion, à pied et sur des embarcations hasardeuses. D’autres silhouettes apparaissent, diverses langues, diverses nationalités. PEGGY Call the firemen ! Les pompiers ! Appelez les pompiers ! UNE SILHOUETTE No come. Fireman no come here. PEGGY, DÉCROCHANT SON TÉLÉPHONE Oh they better fucking come… Don’t touch him ! He’s bleeding ! UN AFGHAN Oh my god, his face ! MICHEL Beaucoup de vos compatriotes, camarades d’infortune, laisseront la vie sur cette route. Mais au terme d’un long périple, vous arrivez à la porte du pays espéré, et devant vous la frontière est fermée. PEGGY, AU TÉLÉPHONE Yes… (accent anglais) Euh oui, allô, il y a un blessé ! Un blessé grave ! Il faut venir ! Dans la jungle, Calais ! À Calais ! Comment ça ? No, il va mourir. Ok, si vous venez pas, il va mourir ! MICHEL Alors, avec des milliers d’autres voyageurs, on vous met dans un camp, derrière une bretelle d’autoroute, sur une zone boueuse, entourée par plus de mille policiers. PEGGY, AU TÉLÉPHONE If you don’t come, a man is gonna die, you hear me ? A MAN IS GONNA DIE ! MICHEL Vous vous retrouvez seul, sans moyens, dans une zone inhospitalière, dans un pays inconnu dont vous ignorez la langue, et qui ne veut pas de vous. PEGGY Ok. Ok. Ok. La bénévole raccroche. UN AFGHAN … They come ? PEGGY, APRÈS UN SOUPIR They come. MICHEL Dans notre histoire, ce pays, c’est la France et cette zone, c’est Calais. Un pompier arrive, portant un brancard. PEGGY About fucking time. LE POMPIER C’est vous qui nous avez appelés ? Vous parlez français ? PEGGY Oui, je parle, pourquoi vous mettez si longtemps ? LE POMPIER Ici, ils nous prennent pour des flics, d’accord ? Et comme ils aiment pas les flics, ils nous caillassent, d’accord ? Moi je suis là pour aider les gens, pas pour me faire caillasser, d’accord ? PEGGY Ok, ok. Thank you. LE POMPIER, CONSTATANT Ça va, il respire. Il peut m’aider, lui ? PEGGY, À L’AFGHAN Can you help him ? LE POMPIER Allez, prenez les jambes. Un deux, trois. Ils soulèvent le corps d’Issa et le posent sur le brancard. LE POMPIER Ça fait combien de temps qu’il est là ? PEGGY Au moins deux heures ! Wait ! Wait ! (Lui tendant son passeport) That’s his ! 2. HÔPITAL LE POMPIER On a un blessé, inconscient, contusions, plaies ouvertes, possible commotion cérébrale. L’URGENTISTE Oh là là, c’est pas beau tout ça, il saigne encore ? LE POMPIER Non, mais il répond pas. L’URGENTISTE Bon, allez on prend les constantes, il a une paupière intacte ? LE POMPIER À gauche, c’est la moins amochée. (Repartant) Allez, bon courage ! L’URGENTISTE, À ISSA Monsieur vous m’entendez ? Monsieur ! Vous pouvez ouvrir les yeux ? LE POMPIER, TENDANT SON PASSEPORT À UN INFIRMIER Je crois pas qu’il parle français, il est érythréen ! L’URGENTISTE, POUR LUI-MÊME Super… (À Issa) Mister, do you hear me ? L’INFIRMIER Tension 17 ! L’URGENTISTE, À ISSA I’m going to open your paupière ! Putain, ça glisse… j’ai pas ma lampe… quelqu’un ? (Quelqu’un lui tend un iPhone) Allez, on va faire avec. (Il fait réagir la rétine du patient) Allez monsieur… Come on, mister… Yes, c’est good, pupille réactive, pulsations cardiaques ? L’INFIRMIÈRE On est à 120. L’URGENTISTE C’est haut… Saturation oxygène ? L’INFIRMIER 100 %. L’URGENTISTE Bon, bah, déjà il respire ! (À Issa) Good, mister, you stay with us ! (Aux infirmiers) Salle de déchocage, constantes, vous le passez sous Ringer et s’il est toujours avec nous dans une heure, ça part au scan. L’INFIRMIÈRE Bien, docteur ! 3. RADIOLOGIE On amène le brancard au scan. LE RADIOLOGUE Ouh là, il va me mettre du sang partout, lui… Qu’est-ce qu’il a eu ? Il est tombé dans l’escalier ? L’INFIRMIÈRE Non. Il s’est fait agresser. LE RADIOLOGUE Oui, c’était une blague mais c’est pas passé… (L’infirmière le regarde, impassible) Non ? Même pas un sourire ? Dur. (Regardant son écran) Lui par contre, il va pas sourire tout de suite… Mâchoire cassée, nez cassé, arcades… la totale. L’INFIRMIÈRE Et le crâne ? Le radiologue regarde plus attentivement. LE RADIOLOGUE J’ai un doute là. L’INFIRMIÈRE Où ça ? LE RADIOLOGUE Vous voyez la zone d’ombre, là, vers l’hippocampe ? L’INFIRMIÈRE Oui. Qu’est-ce que c’est ? LE RADIOLOGUE Mon doute. Allez, à l’IRM. 4. CHAMBRE HÔPITAL Réunion entre le radiologue, la neurologue et l’urgentiste. LA NEUROLOGUE C’est un œdème, ça ? Il est gros, non ? LE RADIOLOGUE Ouais, il est gros. LA NEUROLOGUE Ça évolue comment depuis qu’il est là ? LE RADIOLOGUE C’est stable, mais c’est là. La neurologue fait défiler les images. LA NEUROLOGUE Bon. On le met sous bétaméthasone et on croise les doigts ? L’URGENTISTE, SANS Y CROIRE … Ouais. Si ça se résorbe pas, il va pas se réveiller. LA NEUROLOGUE Et même si ça se résorbe… (Les médecins se regardent) Bon, on verra. L’URGENTISTE Au pire, dans trois jours on est fixés. Un panneau : huit jours plus tard. 5. COULOIR HÔPITAL La bénévole arrive dans le couloir et retrouve la neurologue. PEGGY Docteur Ben Slimane ? I’m Peggy, association Help Calais… LA NEUROLOGUE Oui, Peggy, merci, les pompiers avaient votre contact, je me suis permis de… PEGGY Bien sûr, bien sûr, il est réveillé ? LA NEUROLOGUE Oui, cette nuit. Vous avez trouvé de la famille ? PEGGY No, mais vous savez, le camp, c’est surtout des jeunes hommes seuls… LA NEUROLOGUE Oui, oui. Et parmi les Érythréens ? PEGGY Non plus, mais y a des gens qui arrivent tous les jours, alors… Il… il va bien ? LA NEUROLOGUE Il est resté huit jours inconscient avec un gros œdème cérébral… qui s’est résorbé, mais forcément, ça laisse des séquelles. PEGGY Mais… il est… réveillé ? LA NEUROLOGUE Oui, mais… il a pas encore parlé. PEGGY Ok. LA NEUROLOGUE On sait pas s’il va reparler. PEGGY Oh. Ok. Et les blessures ? LA NEUROLOGUE Quelques côtes fêlées, c’est rien… PEGGY Et le visage ? LA NEUROLOGUE, EMBÊTÉE On opère pas un patient avant de savoir s’il va se réveiller, et là ça a pris huit jours, alors les… les os ont commencé à se ressouder. On pourrait tout casser, tout refaire, mais y a pas de famille, il parle pas et on a besoin du lit. PEGGY Oh. Ok. LA NEUROLOGUE C’est pas grave, ça, hein. Même avec le nez cassé il respire. Le pire, c’est… (montrant la tête). PEGGY Mais il peut marcher, ou… ? LA NEUROLOGUE Oui, oui, c’est plutôt les zones cognitives qui ont été touchées… langage, mémoire… PEGGY D’accord. LA NEUROLOGUE Vous êtes venue en voiture ? Si vous pouvez le ramener aujourd’hui ? PEGGY … Aujourd’hui ? Moi ? LA NEUROLOGUE Bah, c’est soit vous, soit la police. Avant 11 heures, ce serait bien. Merci. Les médecins laissent Peggy seule avec Issa, perplexe. 6. CHEZ MICHEL ET CHRISTINE Lucas sonne à la porte de chez ses parents. Michel vient lui ouvrir. Ils se dévisagent un instant. Lucas est noir. MICHEL Tu es en retard. LUCAS, REGARDANT SA MONTRE Pardon. MICHEL On est ponctuels, chez les Lefèvre. Dix minutes de retard, c’est… LUCAS Dix minutes de trop, je sais, pardon. Je me suis arrêté un peu en chemin, pour voir la mer. MICHEL Tu ne la voyais pas assez, en Guadeloupe ? LUCAS C’était pas la même mer. MICHEL La mer, c’est la mer. LUCAS Y avait des bouchons sur la rocade. MICHEL Ah ça, c’est n’importe quoi. Tout ça à cause des singes, là… LUCAS Des singes ? MICHEL Ils appellent ça la jungle, non ? Eh bah, dans la jungle, y a des singes. Il y a cinq ans on les croisait en ville, au supermarché, sur les points d’eau, mais maintenant ils sont partout ! Ils sont sales, agressifs, dangereux, vivement qu’ils le ferment, ce camp, parce que pour nous, Calaisiens, ça devient intenable. LUCAS Vous êtes quand même loin du centre-ville, non ? Vous êtes très dérangés ? MICHEL … Calais c’est chez nous, c’est tout. Tu es logé où ? LUCAS, AVEC HUMOUR J’ai galéré. Y a trop de CRS, c’est la crise du logement… MICHEL T’es pas CRS, t’es gendarme. LUCAS Oui, mais les CRS sont plus nombreux et ils sont arrivés avant. Y en a qui sont en mobil-home, d’autres qui dorment dans leur camion… et ceux qui sont à l’hôtel, à Coquelles, ils ont droit aux punaises de lit. MICHEL J’espère que tu ne nous as pas ramené des punaises de lit. LUCAS Mais non, je suis pas à l’hôtel, moi. Kevin me prête son studio. Tu te souviens de mon pote Kevin ? MICHEL Je vois pas pourquoi tu ne viens pas habiter avec nous. LUCAS … MICHEL Ça aurait fait plaisir à ta mère, depuis le temps qu’on t’a pas vu. LUCAS … Elle est où ? MICHEL Dans la cuisine. (Lucas se dirige vers la cuisine) Lucas ? Tu restes dîner, ce soir ? LUCAS Euh… non. Ce soir, je peux pas. MICHEL Tu es de service ? LUCAS Non. J’ai… un truc. MICHEL Un truc ? LUCAS Oui, un truc. MICHEL Pas de secrets dans cette maison. LUCAS J’ai un rendez-vous. Avec une fille. MICHEL Une fille du coin ? (Lucas fait signe : sans doute) C’est bien. Peut-être que tu vas finir par te ranger, enfin. LUCAS Oui, mon colonel. MICHEL Arrête avec cette blague. LUCAS … Oui, papa. Il entre dans la cuisine. 7. BAR À CALAIS Jeanne est assise, en train d’attendre. Elle est noire. LE SERVEUR Qu’est-ce que vous prendrez ? JEANNE Un mojito, s’il vous plaît. Le serveur secoue la tête et montre le menu. LE SERVEUR On a du vin, ou de la bière. JEANNE … Une bière. (Le serveur fait signe : laquelle ?) Ambrée. LE SERVEUR Locale ? JEANNE … Qui ça ? Moi ? LE SERVEUR … La bière. JEANNE Ah. Oui. Merci. Jeanne sort son ordinateur portable et commence à écrire. Lucas entre et la regarde un instant. Jeu de regards. Il s’assied. JEANNE Je termine juste un truc. LUCAS Pas de souci. Je peux m’asseoir ? JEANNE Ouais, vas-y. Elle écrit un instant. Il l’observe. Le serveur apporte la bière ambrée. LE SERVEUR Et pour vous ? LUCAS Euh… la même chose. Le serveur repart. JEANNE Pas de caractère, donc. (Lucas sourit. Jeanne range son portable) Voilà. À nous. LUCAS T’écrivais quoi ? JEANNE Un article. Je suis journaliste. LUCAS Oui, tu m’as dit déjà, sur… Ça fait longtemps que t’es là ? (Jeanne montre la bière) C’est peut-être ta huitième. JEANNE Je viens d’arriver. LUCAS Je crois que c’est la première fois que quelqu’un arrive à un rendez-vous avant moi. JEANNE Un peu sexiste, ça, non ? LUCAS Euh… non. Pardon. C’est juste que je suis toujours très ponctuel. JEANNE Faut croire que je suis plus ponctuelle que toi. LUCAS Ton père est militaire ? JEANNE Non, dieu merci. Mes parents m’ont toujours dit qu’il fallait que j’arrive à chaque fois avec cinq minutes d’avance, et que je parte cinq minutes après tout le monde, et que je ne m’énerve jamais. Parce qu’on me pardonnerait moins ces écarts qu’aux autres. LUCAS Quels autres ? JEANNE Tu sais. Les autres. LUCAS Et tes parents, ils étaient euh… enfin tu as été adoptée, ou… JEANNE Wow, t’enchaînes les pépites, toi. Pourquoi j’aurais été adoptée ? LUCAS Je sais pas, je… JEANNE Non, j’ai pas été adoptée, merci, j’ai des vrais parents, qui s’aiment, qui sont encore ensemble et qui vivent à Toulouse. Ils sont maliens, si c’était ta question. LUCAS Ok, pardon… C’était pas… Je peux te faire une confidence ? JEANNE Vas-y. LUCAS C’est aussi la première fois que je… JEANNE Que tu ? LUCAS Que je… « date »… une… (bas) reunoi. JEANNE, BAS Pourquoi tu chuchotes ? LUCAS Je sais pas, pardon. JEANNE T’as peur que les gens s’en rendent compte ? LUCAS Non, c’était très con, pardon. JEANNE Je te taquine. Donc, je suis ta première… Je suis flattée. Et pourquoi ? LUCAS Pourquoi ? Euh… je sais pas. T’as grandi ici, toi ? JEANNE Non ! Mon dieu, l’enfer, je me serais taillé les veines. (Comprenant)… T’as grandi ici ? LUCAS Ouais. JEANNE Ah. LUCAS Et j’ai été adopté. JEANNE, COMPRENANT Ah. Ok. LUCAS Et mon père est militaire. JEANNE Non ? LUCAS Ouais. JEANNE Mais pas toi ? LUCAS Non. JEANNE Ouf. LUCAS Moi, je suis gendarme. JEANNE Ha ha. (Constatant qu’il ne rit pas) Tu plaisantes, là ? LUCAS Non. JEANNE Ok. Bah, tu vois, ça, c’est une première, pour moi. Jeanne lève sa bière. JEANNE … Aux premières fois ? Ils trinquent, et boivent. 8. CAMP DE CALAIS Issa est assis dans le camp. Ses vêtements sont sales, il porte des gros pansements au visage. Un médecin MSF s’approche de lui. LE MÉDECIN Euh… je crois que… Bonjour. Hello. (Se retournant) Peggy ? Je l’ai trouvé, je crois ! Arrive la bénévole, accompagnée d’une traductrice érythréenne. PEGGY Oui, c’est lui, merci ! (À la traductrice) It’s him. (À Issa) Issa ? Issa, hi, you remember me ? (Pas de réaction) Can I… Can I see your papers again ? Your papers ? Issa fouille machinalement ses poches et lui tend son passeport, qu’elle donne à la traductrice. LE MÉDECIN Bon, déjà il entend, et il a pas de problèmes moteurs. Hello Issa, I am a doctor with Médecins sans frontières. (Montrant une enveloppe) Ça, c’est le dossier médical, je peux ? PEGGY Issa, do you speak english ? (Issa ne répond pas) Do you understand when I speak english ? ISSA Speak english ? PEGGY Ok, good. Yes, english. Do you understand ? Pas de réaction. Elle soupire. Ils regardent le passeport. LA TRADUCTRICE Issa Kidane. Yes, he’s from Eritrea. La traductrice tente de lui parler tigrigna, Issa comprend quelques mots, lui répond. Mais la discussion tourne court. LA TRADUCTRICE Ok, he speaks a bit tigrigna but no good. Maybe other dialect. (Elle lui demande en une autre langue, Issa ne répond pas) I don’t know all dialects. LE MÉDECIN Y a beaucoup de langues en Érythrée ? There is a lot of dialects ? LA TRADUCTRICE There is tigré, arabic, afar, saho, bilen, bedja, kounama… and english. And tigrigna, so nine. LE MÉDECIN Ah oui. Neuf langues, quand même. Ok. LA TRADUCTRICE Not everyone speaks tigrigna. PEGGY How big is Érythrée ? Is it a big country ? LA TRADUCTRICE Like Portugal. LE MÉDECIN, REGARDANT LES RADIOS Oh là là… Il s’est passé quoi, exactement ? PEGGY On sait pas… y a des tensions entre Soudanais et Afghans… Il s’est peut- être retrouvé au milieu… ou juste on l’a volé… LE MÉDECIN Ouais, bah, y a des dommages, c’est sûr… ISSA C’est sûr. LE MÉDECIN Hein ? ISSA C’est sûr. LE MÉDECIN Tu parles français ? ISSA Oui. LE MÉDECIN … Il a dit oui, là ? (Les filles acquiescent. À Issa) Comment tu as appris ? Ça fait longtemps que tu es là ? … Tu comprends ce que je te dis ? ISSA Oui. LE MÉDECIN Comment tu t’appelles ? ISSA Oui. LE MÉDECIN, LENTEMENT … Comment tu t’appelles ? ISSA … Issa. PEGGY, AVEC ESPOIR Il se souvient. LE MÉDECIN En même temps, vous l’avez appelé Issa y a trente secondes. Et ton nom de famille ? Tu t’appelles Issa comment ? PEGGY, ENCOURAGEANTE « Je m’appelle Issa… » ISSA Je m’appelle Issa… LA TRADUCTRICE, LUI TENDANT LE PASSEPORT Kidane, Issa Kidane. ISSA Kidane. Issa regarde son propre passeport, hébété. LE MÉDECIN … Ouais, bon, y a une amnésie. He has amnesia. PEGGY, À ISSA Do you remember why you wanted to go to England ? Pas de réaction. LE MÉDECIN Issa, pourquoi tu voulais aller en Angleterre ? ISSA Angleterre ? LE MÉDECIN Tu sais où tu es là, Issa ? ISSA … LE MÉDECIN Tu es en France. Tu es à Calais, dans un camp. ISSA Calais. LE MÉDECIN Tu as de la famille en Angleterre ? ISSA Je sais pas. LE MÉDECIN De quoi tu te souviens ? ISSA Je sais pas. LE MÉDECIN Est-ce que tu te souviens de quelque chose ? ISSA Je sais pas. LE MÉDECIN, À PEGGY … Bon, bah, au moins il sait dire « Je sais pas ». La bénévole fait signe au médecin de s’écarter. PEGGY Sa mémoire, elle peut revenir ? LE MÉDECIN Si on était dans un film américain, oui. Mais là, on est dans la vraie vie. Il a eu un œdème pendant huit jours… Il est grillé. Et puis il a pas de famille, pas d’amis… J’en ai vu plein, des comme lui… et qui avaient pas perdu la mémoire. Ils arrivent à Porte de La Chapelle, ils tombent dans le crack, et en trois mois c’est fini. PEGGY No, no, no… ISSA C’est fini ? Ils regardent Issa. LE MÉDECIN Au moins, il parle un peu français. Peggy regarde le médecin. 9. BORNE EURODAC Issa et Peggy arrivent à la borne Eurodac du camp, accueillis par un fonctionnaire. LE FONCTIONNAIRE Bonjour bonjour ! PEGGY Hello, bonjour, je suis Peggy. LE FONCTIONNAIRE Peggy, c’est ça, de Help Calais. Et vous êtes monsieur… ? ISSA Monsieur Issa. PEGGY … Kidane. Issa Kidane. LE FONCTIONNAIRE C’est ça, monsieur Kidane. Asseyez-vous, je vous en prie. Donc vous voulez vous inscrire dans le fichier, c’est ça ? PEGGY Oui, oui. (Elle fait signe à Issa) LE FONCTIONNAIRE Monsieur Kidane ? ISSA … Oui. LE FONCTIONNAIRE Parfait. Vous avez votre passeport ? (Issa lui tend le passeport) Merci. Vous parlez français ? ISSA Oui. PEGGY Un peu. Il parle un peu. LE FONCTIONNAIRE Ah. C’est bien, ça. Alors voilà, je vais juste vous demander de poser votre main ici, sur le boîtier. Les quatre doigts, bien fort. (Issa regarde Peggy, qui lui fait signe d’y aller) Merci. (Issa ne les enlève pas) C’est bon, merci. (Issa les enlève) Alors… (La machine émet un bip) Ah ? PEGGY Un problème ? LE FONCTIONNAIRE Non, non, non, c’est juste… Issa Kidane, vous m’avez dit ? (Il vérifie son passeport) Et bah oui, vous avez déjà… vous avez déjà un dossier. PEGGY Ah bon ? LE FONCTIONNAIRE Oui, apparemment, vous êtes déjà venu me voir, il y a un mois. C’était peut- être ma collègue, hein. Vous aviez oublié ? ISSA Oui. PEGGY Euh… Oui, il a… oui. LE FONCTIONNAIRE Ah. Eh bah, en tout cas, tout est bon de mon côté. Ça veut dire qu’on peut essayer de vous trouver une place en container plutôt qu’en tente. Ça vous intéresse ? Issa regarde Peggy, elle lui fait signe d’acquiescer. ISSA … Oui. Le fonctionnaire pianote sur son clavier. Peggy sourit. 10. CAMP DE CALAIS Peggy et Issa sortent de l’antenne Eurodac. PEGGY Alright Issa, tu as fait ton dossier, ça veut dire : tu vas rester en France, ok ? ISSA Ok. PEGGY Tu sais, moi, demain je retourne en Angleterre. ISSA Oui, je sais. PEGGY Ok. Juste… écoute, il faut pas que tu… restes seul, d’accord ? Si tu es tout seul, tu vas… tu vas… c’est pas bien, ok ? ISSA Ok. PEGGY Tu dois avoir des amis, ok ? Tu dois trouver des amis. ISSA Ok. PEGGY Tu promets ? ISSA Oui. PEGGY Ok. Et… (soupirant) Pas de drogue, d’accord ? Tu prends jamais jamais de drogue. ISSA Ok. Ils se prennent dans les bras. PEGGY Good luck, Issa. Bonne chance. ISSA Merci, Peggy. Toi aussi. Elle le laisse seul, à regret. Il la regarde partir. Un jeune Indien a tout vu : il s’agit d’Arun, aussi isolé que lui. ARUN Ahhhh, she likes you, my friend ! ISSA Hein ? ARUN She wanted kiss kiss. You understand ? (Il mime un baiser) « Je t’aime mon amour. » … Tu parles français ? ISSA Français, oui. Toi ? ARUN Oui. Moi oui. (Faisant signe : moyen) Comme ça. Moi Pondichéry. ISSA Issa. ARUN Non, Pondichéry, ma ville. Pondichéry, India. Big city. You know Pondichéry ? (Issa hausse les épaules) You know India ? (Issa hausse les épaules) Where you come from ? ISSA Érythrée. ARUN Eritrea ? (Comme s’il connaissait) Ahhhh. (Rupture) I don’t know. (Montrant les pansements) What happened ? You fight ? ISSA Je sais pas. ARUN Tu sais pas ? (Issa secoue la tête) Ok. (Tendant la main) Arun. ISSA, PRENANT SA MAIN Arun ? Issa. ARUN, MONTRANT SA MAIN They took your…? ISSA Quoi ? ARUN, SAISISSANT LA MAIN D’ISSA This. They took ? ISSA Ah. Les empreintes. Oui. Arun secoue la tête. ARUN It’s a trap. ISSA Trap ? ARUN Yes. Après… visa for England. Impossible. You stay in France. ISSA Oui. Je sais. ARUN Ah, you know ? Ok. (Montrant sa main) Moi donne aussi. Stupid. I want London. Big city ! (Issa acquiesce, pas sûr de comprendre) Ok. You have place to sleep ? (Mimant) Sleep ? ISSA Dormir ? ARUN Dormir, oui. Toi, où dormir ? ISSA Oui. Container. ARUN Ah, container, good good good. Moi aussi container. Mais container full. We want nice bed, we have to pay. ISSA Pay ? ARUN Yes, pay pour tout ici. Business, my friend, business. I find good place for us. If we pay. ISSA Moi… pas d’argent. ARUN You have telephone ? I sell your phone. (Issa secoue la tête) You have nothing ? Tu as rien ? (Issa secoue la tête) … Ok, you want work ? Travail ? ISSA Travail ? ARUN Come, french guy. Come. 11. BELGIAN KITCHEN L’un des restaurants du camp : Belgian Kitchen, tenu par un Belge sympa, Manu. MANU No, no, no, Mahmoud, I tell you : you cook more the rice. Sinon, c’est pas mangeable, tu sais ? UNE CLIENTE Manu, we waiting ! MANU Yes, ça vient, ça vient ! ARUN Manu, my friend ! MANU Non, Arun, je t’ai déjà dit : je n’ai pas besoin de nouvelles casseroles. ARUN No, no, no casserole. I find french guy for you : Issa. MANU Ah, bonjour Issa. ISSA Bonjour. MANU, INTÉRESSÉ Oh là là. Tu parles français, toi ? ISSA Oui. Un peu. MANU Super ! Tu es d’où ? ISSA Érythrée. MANU Érythrée ? Et tu parles français ? ISSA Oui. MANU Eh bah, super. (Montrant son visage) Et qu’est-ce qui t’est arrivé au… ? ISSA Je sais pas. MANU Tu sais pas ? Arun, you know ? ARUN I don’t know. MANU Ok. (À Issa) Et tu… tu… tu cherches du travail ? Parce que moi l’anglais, c’est pas mon fort, donc si je peux… ISSA Travail ? ARUN Yes, travail ! ISSA Où ça, travail ? MANU Bah… ici. Dans la cuisine. On sert à peu près cinq cents repas par jour, et mes commis essaient régulièrement de se faire la malle. Alors ? ARUN Alors oui. Il dit oui. (À Issa) Yes ? Good for money. Oui ? ISSA … Oui. ARUN Good good ! (À Issa) My friend, I see you tonight pour container ! Salut Manu ! MANU … Salut Arun, merci ! ARUN Pas problème ! Manu et Issa restent seuls, un moment. MANU Bon, bah, super. UNE CLIENTE Manu ! MANU Yes yes ! J’arrive ! Euh… Ali ! Come please. ALI Manu, we need you in the room ! Arrive Ali, un Syrien, qui dévisage attentivement Issa. MANU Yes, this is a new cook. You show him ! La kitchen ! Ok ? (À Issa) C’est quoi déjà, ton nom ? ISSA Issa. MANU Voilà, Issa, Ali, Ali, Issa. ISSA Bonjour Ali. MANU, À ALI He no speak english. Ali, après avoir longuement dévisagé Issa, retourne en cuisine. MANU Il parle pas beaucoup mais tu vas voir, il est très gentil. ISSA Ok. MANU Allez c’est parti, on lance le déjeuner ! Chaud ! Chaud Chaud ! 12. AUTOUR DU CAMP Lucas est accueilli par le lieutenant Berthier de la gendarmerie mobile. BERTHIER Gendarme Lefèvre ? LUCAS Mon lieutenant ? BERTHIER Lieutenant Berthier. C’est ton premier jour ? LUCAS Oui, j’étais en poste en Guadeloupe, mais j’ai été rappelé. BERTHIER Tu vas voir, c’est pas le même climat ! Première fois à Calais ? LUCAS Non, j’ai grandi ici. Enfin pas dans le camp, je veux dire… BERTHIER Je me doute. T’as pas une gueule d’Afghan, ni de Syrien. Remarque, tu pourrais être soudanais. T’es pas soudanais ? LUCAS Non, mon lieutenant. BERTHIER Bon. (Montrant l’horizon) Donc ça, là-bas, c’est le camp, tu vois ? Y a deux ans, ils étaient six cents, maintenant ils sont six mille. Et ils veulent tous passer en Angleterre. LUCAS Par la mer ? BERTHIER Y en a qui essaient, ouais, mais la Manche ça tangue fort, on les retrouve souvent au fond de l’eau, ou on les retrouve pas. Non, le gros des tentatives, c’est par le tunnel, là-bas. Y a cinq mille camions par jour qui traversent, et toutes les nuits, y en a qui sortent du camp pour essayer de monter sur un de ces camions. Nous, notre mission, c’est de les en empêcher. LUCAS D’accord. BERTHIER Tu vas voir y a de l’action. Ils ont des barres de fer, des cailloux, des couteaux… C’est pas la Guadeloupe. LUCAS Et dans le camp ? On intervient pas ? BERTHIER Non. On évite. Ils appellent ça la jungle, y a une raison. LUCAS Et qui gère alors ? BERTHIER De quoi ? LUCAS La jungle. Enfin le camp ? BERTHIER À l’intérieur ? Bah, ils se démerdent. LUCAS Mais les logements, les repas… ? BERTHIER Ah ça, c’est les assos. Qui nous font bien chier aussi… ramassis de gauchistes, là… t’es pas de gauche, toi ? LUCAS … Je vote pas. BERTHIER Ah bon ? T’es du genre premier de la classe ? LUCAS Non. Ni premier de la classe, ni gauchiste, ni soudanais. BERTHIER Tant mieux. Les Soudanais, ça va mais j’aime pas les deux autres. 13. BELGIAN KITCHEN Musique reggae. Manu, Issa et Ali sortent du restaurant. MANU Bravo, merci les amis, à demain, super service today, hein, thank you all ! See you tomorrow, hein ? Allez, peace and love everybody. (À Issa) Bon, bah, merci, Issa, t’as assuré grave. Hein, Ali, what you think ? Good cook, hein ? Issa ? Good cook, yes ? ALI … Yes, good cook. ISSA Merci Manu. MANU, S’ALLUMANT UNE ROULÉE Et du coup, tu faisais quoi avant ? En Érythrée ? ISSA Je sais pas. J’ai plus mémoire. MANU, INCRÉDULE Mais non ! T’as perdu la mémoire ? ISSA Oui. (Il mime un coup sur le crâne) Perdu toute la mémoire. Ali ne comprend pas. Manu s’en rend compte. MANU, TRADUISANT À ALI He says euh… he lose mémoire. He lose memory. Because bang bang on the head. ALI You lost memory ? ISSA Yes. ALI What ? Everything ? MANU, TRADUISANT Toute la mémoire ? ISSA Oui. Tout. MANU, TRADUISANT À ALI Yes. Everything. ALI … See you tomorrow. Ali s’en va. MANU À demain, Ali. ISSA Manu, pourquoi il est fâché, Ali ? MANU Ah, euh… je crois qu’il s’est fait virer de sa communauté. Les Syriens. ISSA Pourquoi ? MANU, ÉCARTANT LES BRAS Tu sais ici, y a plein d’embrouilles… Peut-être qu’il a insulté le chef, ou volé quelqu’un… ou peut-être une histoire de femmes… en tout cas au resto, il est super. Non ? ISSA Oui. MANU C’est un bon gars, je crois. Mais c’est facile pour personne, surtout quand t’es seul. Je te vois demain ? ISSA Oui. Merci Manu. 14. CONTAINERS Arun retrouve Issa. ARUN Issa ! My friend ! Work, good ? You like ? ISSA Oui, merci. ARUN Good. Tu donnes moi 10 %, ok ? ISSA … Quoi ? ARUN No ! It’s joke ! I joke. I found good container, for sleep… euh dormir, dormir good, you want see ? Issa remarque Ali, assis dans un coin, à l’écart. ISSA Arun. Viens. ARUN What ? Where ? Ils se rapprochent d’Ali, qui les évite du regard. ISSA Demande à lui ce qu’il a fait. ARUN, À ALI Hey my man. What did you do ? ALI What ? ISSA Pourquoi il est tout seul ? ARUN Why are you alone ? Ali lève les épaules. Arun regarde Issa et lève les épaules. ARUN Come on man, speak. (Montrant ses mains) You give fingerprints, too ? Ali secoue la tête. ALI I did something bad. ARUN, À ISSA Il a fait du bad. (À Ali) What, man ? ALI, APRÈS UN SOUPIR I let my temper control me. ARUN, À ISSA Euh… (Incapable de traduire) ALI Someone fight me. So I fight back. ARUN, À ISSA … Il a fait bagarre. ISSA Beaucoup de bagarres ici, non ? ARUN, À ISSA Oui, beaucoup. ISSA Il veut dormir avec nous ? Dans le container. ARUN What ? Non, mon ami, c’est pour deux. With fingerprints. ISSA Si c’est pour deux, c’est pour trois. ARUN Noooo ! Si c’est pour deux, c’est pour deux. ISSA Et si on échange ? ARUN What ? ISSA Si on échange deux lits contre une tente ? ARUN What ? What ? ISSA Business, Arun. Tu fais business. ARUN Pourquoi tente ? On a container. ISSA Container pour deux. Tente pour trois. Dis-lui. ARUN … Je sais pas. ISSA Allez. Arun soupire. ARUN Come, Syrian. We look for tent. (Ils vont vers les containers, Ali n’a pas compris) Come on ! Ali se lève et les rejoint. 15. AUTOUR DU CAMP Lucas est dans son véhicule, dans l’attente, sur son téléphone. D’autres gendarmes viennent le rejoindre dans le van tandis que sa conversation sms s’affiche. JEANNE, SMS Alors, ce premier jour ? LUCAS, SMS C’est calme. On verra ce soir. JEANNE SMS Tu n’as tabassé personne, encore ? LUCAS, SMS Non. C’est pas vraiment mon intention. JEANNE, SMS … Tu vas finir tard ? LUCAS, SMS Oui. … Tu voulais me voir ? JEANNE, SMS Oui. C’était sympa l’autre soir. Et toi ? T’as envie de me revoir ? LUCAS, SMS Bien sûr. T’es super. Même si tu me fais un peu peur. JEANNE, SMS Pourquoi je te fais peur ? LUCAS, SMS T’es beaucoup trop intelligente pour moi. JEANNE, SMS En même temps t’es gendarme, c’est pas compliqué. La conversation est interrompue par la radio. RADIO, OFF Mon lieutenant, on a un Afghan qui veut sortir pour des soins, mais il a pas d’empreintes. BERTHIER, À LA RADIO Oh bordel. C’est quoi, les soins ? RADIO, OFF Il a des douleurs de ventre. BERTHIER, APRÈS UN SOUPIR Bah non, il sort pas, il a qu’à prendre un Imodium. RADIO, OFF Bien, mon lieutenant. LUCAS Il a pas d’empreintes ? BERTHIER C’est les migrants… ils veulent pas donner leurs empreintes. Pour pas se faire dubliner. LUCAS « Dubliner » ? BERTHIER Les accords de Dublin. En gros, une fois que tu donnes tes empreintes dans un pays d’Europe, tu peux pas demander l’asile ailleurs. LUCAS D’accord. BERTHIER Par exemple, si un Afghan arrive en Italie et il donne ses empreintes, ça va dans le fichier. Si on le chope ici, alors qu’il essaie de passer en Angleterre et qu’on reprend ses empreintes, ça sonne et on le renvoie direct en Italie. LUCAS Ah ouais. BERTHIER Ouais. UN GENDARME Du coup, ils se brûlent les doigts. LUCAS Mais non. BERTHIER Si, à l’acide, ou direct au feu. Mais ça se reforme, tous les mois. Alors tous les mois, ils se brûlent les doigts. LUCAS Putain. BERTHIER Ouais. C’est bien chiant pour nous parce que les entrées et sorties du camp, c’est un système de reconnaissance palmaire, alors on fait comment, nous, pour les identifier ? Un bordel, je te dis… Lucas regarde ses doigts, perplexe. RADIO, OFF On a un dougar sur la N 216 à côté du stade, vous prenez ? BERTHIER Allez, ton premier dougar. (À la radio) On prend ! (À la cantonade) C’est parti, les gars ! Le camion de gendarmerie mobile se met en route. LUCAS C’est quoi un dougar ? BERTHIER Un bouchon. Ils mettent des branches sur la route, des pneus, n’importe quoi… comme ça, les camions s’arrêtent et ils essayent de rentrer dedans. LUCAS Pourquoi ça s’appelle « dougar » ? BERTHIER Ah bah, ça vient de chez toi. Ça veut dire « bouchon » en soudanais. 16. DOUGAR – VOIE RAPIDE Lucas, Berthier et les gendarmes arrivent sur site. BERTHIER Allez les gars, on se déploie ! On laisse les CRS dégager le dougar, nous on fouille les camions ! (À Lucas) Fais gaffe aux véhicules qui passent dans l’autre sens, hein ! La semaine dernière, y a encore eu un mort. LUCAS Un gendarme ? BERTHIER Non, heureusement. Mais quand même, c’était pas beau à voir. Prends ce camion ! Tu regardes partout ! Sous les essieux, à l’intérieur, cherche s’ils ont pas découpé la toile au cutter, et fais gaffe, ils sont violents. Lucas, dans l’agitation ambiante, les coups de klaxon des automobilistes, les cris des gendarmes, les courses-poursuites des migrants, s’attelle à sa tâche. Lampe de poche en main, il regarde dans tous les recoins du camion. Soudain, il tombe sur une Afghane, recroquevillée dans un coin. Elle lui fait signe de ne rien dire, suppliante. LUCAS Sortez, madame. L’AFGHANE Please. Please. I have child, please. LUCAS Get out. Now. L’AFGHANE Please. I just want go to England. Lucas hésite, un instant. LUCAS … Madame, out. L’AFGHANE Please. Please. BERTHIER Ah bien joué, prise facile, la chance du débutant. (Berthier entre dans le camion et va direct à l’Afghane) Mais faut que tu sois plus ferme que ça ou tu vas te faire bouffer. (Il la saisit par le bras) Allez, on embarque. L’AFGHANE No, no, please ! LUCAS Elle est calme, hein. BERTHIER Elle t’a fait les yeux doux, c’est ça ? Fouille ses poches, vas-y. (Lucas fouille ses poches, trouve un couteau) Et voilà, un couteau. LUCAS On l’amène où ? BERTHIER Cette question, on la ramène au camp ! Continue de fouiller. Et fais gaffe, y en a, c’est des violents ! Ils hésiteront pas à te caillasser. UN GENDARME Mon lieutenant, c’est dégagé devant ! BERTHIER Allez les gars, on termine la fouille et ça repart ! L’AFGHANE Please, no ! BERTHIER Allez hop, back to the camp ! L’agitation monte. Le bruit des voitures qui avancent. Lucas reste debout, un instant. 17. MAISON MICHEL ET CHRISTINE Chez les parents de Lucas, un midi. À table, fin de repas. MICHEL Lucas ? Lucas, tu es avec nous ? LUCAS … Oui, pardon. J’étais… J’étais ailleurs. MICHEL Ta mère t’a posé une question. LUCAS Pardon maman, tu disais quoi ? CHRISTINE Je te demandais juste si tu avais aimé la blanquette. LUCAS Oui, merci, c’était délicieux. T’as mis un truc en plus, non ? CHRISTINE Oui, tu arrives à deviner ? LUCAS Euh… des épices ? CHRISTINE Oui…mais encore ? LUCAS Du… gingembre ? CHRISTINE Bravo. Et des clous de girofle. LUCAS, EURÊKA Et des clous de girofle ! C’est ça. CHRISTINE Tu en as pensé quoi, Michel ? MICHEL Je préfère la version classique. CHRISTINE, LEVANT LES YEUX AU CIEL J’étais sûre. Vous voulez des cafés ? LUCAS Je veux bien, merci maman. MICHEL Un déca, pour moi. CHRISTINE, ALLANT À LA CUISINE Oui, toi je sais. MICHEL, À LUCAS … T’as eu ton frère, au téléphone ? LUCAS On s’est écrit. MICHEL Il a besoin de soutien, tu sais. C’est beaucoup de pression, son école. Avec tous ces fils de bonnes familles… c’est pas facile. LUCAS Je sais, papa. MICHEL Mais on est très fiers de lui, en tout cas. CHRISTINE, DE LA CUISINE De qui ? MICHEL De Jérôme. CHRISTINE Ah oui. Très fiers. MICHEL Tu lui diras ? LUCAS … Oui, papa. MICHEL Et dans la jungle, alors ? Ça va ? LUCAS Ça va. C’est… intense. MICHEL Intense ? Ne me fais pas rire. Vous risquez quoi ? Quelques jets de pierres ? Nous, en Afrique, c’était des balles. LUCAS Oui, papa. MICHEL Faut pas que tu te laisses marcher sur les pieds, c’est tout. Montre-leur pas que t’es un gentil. Sinon tu vas te faire bouffer. LUCAS Oui, papa. MICHEL Et cette fille alors ? Tu vas la revoir ? CHRISTINE, REVENANT AVEC LES CAFÉS Une fille ? MICHEL Il avait rendez-vous avec une fille. Alors ? LUCAS Euh… peut-être, oui. CHRISTINE Elle s’appelle comment ? LUCAS Jeanne. CHRISTINE C’est joli, Jeanne. MICHEL Elle fait quoi dans la vie ? LUCAS Elle est euh… elle est… journaliste. Un temps. Froid. 18. CHEZ JEANNE JEANNE T’es arrivé quand, en France ? Elle est allongée sur le lit. Lucas la rejoint, c’est le matin. LUCAS Euh… j’avais trois ans, je crois. JEANNE Tu crois ? LUCAS Ouais. J’ai pas de date de naissance précise. JEANNE … Tu viens d’où ? LUCAS Mayotte. Tu vois où c’est ? JEANNE Dans l’océan Indien, non ? LUCAS Voilà, pas loin de Madagascar. JEANNE Y a pas une histoire de surnatalité, là-bas ? Surtout dans les familles pauvres ? LUCAS Ouais, bien vu. JEANNE Et y a eu plusieurs coups d’État, non ? LUCAS Je crois, ouais. JEANNE … Plus ou moins soutenus par la France, d’ailleurs. LUCAS T’es pas journaliste pour rien, toi. JEANNE Je m’intéresse, c’est tout. LUCAS En tout cas, mon père était en poste là-bas et… ils arrivaient pas à avoir d’enfant avec ma mère, alors… JEANNE Ils t’ont adopté. LUCAS Ouais. Je crois que ma mère biologique avait déjà beaucoup d’enfants, et pas beaucoup d’argent… Donc un peu ce que tu disais… Après, on en parle pas trop, à la maison, et moi j’ai aucun souvenir, donc… voilà. JEANNE T’as aucun souvenir ? LUCAS Non. J’étais petit, quoi. JEANNE T’y es retourné, depuis ? LUCAS Euh… non. T’es retournée au Mali, toi ? JEANNE Ouais, plusieurs fois. LUCAS Tes parents viennent de là-bas, c’est pas pareil… Tu sais, j’ai vraiment grandi à Calais, hein. J’allais voir les matchs du CRUFC. JEANNE Du quoi ? LUCAS Le club de foot local… finale de Coupe de France en 2000… on a perdu, mais bon… j’y étais avec mon frère. JEANNE T’as un frère ? LUCAS Un petit frère, ouais. Jérôme. Ma mère est tombée enceinte, sur le tard. Il est en école de commerce. JEANNE Et toi, t’as toujours voulu être gendarme ? LUCAS Tu m’en poses, des questions ! JEANNE En même temps, c’est mon métier… Alors ? LUCAS J’ai jamais vraiment su ce que je voulais faire… Moi je peux rester assis des heures devant un paysage, mais bon, c’est pas un métier. J’aimais bien dessiner… J’ai fait un peu de théâtre aussi, mais mon père m’aurait jamais soutenu. JEANNE … Du coup, gendarme ? LUCAS J’ai fait du droit, pendant cinq ans, mais j’étais nul et j’aimais pas trop. Et puis mon frère a eu son école, qui coûte assez cher, et mes parents roulent pas sur l’or, alors… JEANNE … gendarme. LUCAS Ouais. Mon père m’a un peu poussé. C’est sa façon de m’aimer. Et toi ? Alors ? Des frères et sœurs, journaliste, Calais ? Pourquoi ? Raconte. JEANNE Tu veux pas venir m’embrasser, plutôt ? LUCAS Ah. Ok, ouais, on peut faire ça, aussi. Il s’approche d’elle. Ils s’embrassent. En vidéo, des flammes montent. Un brasier. Qui devient un incendie. 19. CAMP DE CALAIS Issa, Arun et Ali regardent les flammes. Un incendie dévore les tentes. Ali fume une cigarette. Issa n’a plus de pansements au visage. ARUN J’avais dit pas tente ! J’avais dit pas tente ! Now look ! ISSA On pouvait pas savoir. ALI « Ashes to ashes. Dust to dust. » ARUN, SANS COMPRENDRE … What ? ALI Sometimes, we need to burn the bridge to move on. ARUN Move on ? Move on where ? There is nothing ! On avait rien ! Maintenant, on a encore plus de rien ! ISSA Regarde, là-bas. Il y a des bus. ALI, MONTRANT AU LOIN Buses, yes. But to where ? ISSA Viens, Arun, on va voir le bus. Ali et Issa se dirigent vers les bus. ARUN Non pas le bus ! Le bus va où ? Pas le bus ! ALI Come, Arun. ARUN I don’t come. I don’t come. (Il regarde l’incendie, se ravise) My friends, wait ! Il les rejoint en courant. 20. DEVANT LES BUS Les trois amis sont accueillis par un agent de l’OFPRA. L’AGENT DE L’OFPRA Come, come, this way ! Vous êtes ensemble ? You are together ? ISSA Oui, on est ensemble. L’AGENT DE L’OFPRA Ah vous parlez français, c’est super ! Alors vous voulez aller où ? On vous propose plusieurs options de CAO : dans le Loir, Ardèche, Vaucluse, Haute- Loire, Alsace… ? ARUN, À ISSA Somewhere with business, ok ? Big city, ok ? ISSA Oui. Grande ville. L’AGENT DE L’OFPRA, PRESSÉ Bien, écoutez, montez dans ce bus, d’accord ? ISSA D’accord. Il va où ? L’AGENT DE L’OFPRA, CONSULTANT SES FICHES Alors ce bus-là, il va… dans… la Vienne ! ARUN Vienna ? Ah, Vienna, good. Vienna, big city ! 21. CAO – MIGNALOUX Les trois amis sont accueillis par Chantal, l’agente de l’OFPRA de Mignaloux, en périphérie de Poitiers. CHANTAL Bonjour, hello, welcome. ALI Hello. CHANTAL I am Chantal, the agent of the OFPRA, do you speak english ? French, maybe ? ISSA Français, oui. CHANTAL Ahh, merveilleux, because my english couci-couça, alors vous traduirez à vos… vos… vos petits amis, hein ? ISSA D’accord. CHANTAL Bien, donc ici nous sommes au CAO de Mignaloux-Beauvoir, en périphérie de Poitiers, le chef-lieu de la Vienne, la capitale, si vous préférez… ISSA Capitale ? CHANTAL Oui, Poitiers, c’est une ville importante, c’est ici qu’en 732 Charles Martel a repoussé les… (se rendant compte) Enfin c’est une ville chargée d’histoire, quoi. ISSA D’accord. CHANTAL Mais ici à Mignaloux, nous ne sommes qu’une simple petite bourgade de quatre mille modestes âmes, où vous allez rester pendant quelques semaines, dans notre CAO, et où je vais m’efforcer de vous aider dans vos démarches pour vos demandes d’asile dans notre beau pays ! (À Arun) Vous comprenez tout ce que je dis ? ARUN, SANS COMPRENDRE … What ? ISSA Oui, oui. Je comprends. CHANTAL Bien. Alors ici, les lits sont un peu petits, à l’origine, c’est un centre d’accueil pour mineurs, donc n’hésitez pas à vous recroqueviller un peu pour dormir, je vois que vous êtes assez euh… assez grands. ISSA … D’accord. CHANTAL Bon. Bah, je vous laisse vous installer et puis vous venez me voir quand vous… quand vous voulez pour que je vous explique un peu la… la procédure ? (Elle va pour sortir) Ah, et là ce sont les douches, si jamais vous… hein ? Voilà. Les trois restent seuls dans le centre. Ali s’allonge dans le lit, ses jambes dépassent. Arun regarde Issa. ARUN This is not Vienna ! 22. CHEZ JEANNE Jeanne est sur son portable, elle lit. JEANNE T’as vu ce nouveau truc, là ? Les CAO ? LUCAS Quel nouveau truc ? JEANNE Les centres d’accueil temporaires ? (Lucas ne voit pas) Bon, tous les réfugiés qui sont au camp, ils veulent aller où ? LUCAS En Angleterre. JEANNE Voilà, mais l’Angleterre ne veut pas d’eux, donc ils paient la France pour les empêcher de passer et la France les a mis dans un camp, sauf que maintenant le camp est surpeuplé, donc la France veut s’en débarrasser. Donc, où est-ce qu’on met les réfugiés ? Dans des bus, sans leur dire où ils vont. LUCAS Je crois qu’ils leur disent, quand même… JEANNE Oui, enfin « Poitou-Charentes », pour quelqu’un qui ne parle pas français, ça veut rien dire. LUCAS J’avoue. JEANNE Donc, on les met dans les bus et on les envoie aux quatre coins de la France, là où y a pas de camp mais pas de travail non plus. LUCAS C’est toujours mieux que la jungle, non ? JEANNE Franchement, je sais pas. T’y es déjà allé ? Dans la jungle ? LUCAS Euh… non. JEANNE C’est pas ce que tu crois, tu sais. Y’a des restos, des magasins… une vraie vie sociale… LUCAS T’y es allée, toi ? JEANNE Non, mais j’aimerais bien. Tu sais pourquoi ça s’appelle la jungle ? LUCAS Parce que c’est le bordel ? JEANNE En 2002, ils ont démantelé le camp de Sangatte. Du coup, les migrants se sont retrouvés dans la forêt, avec leurs tentes. C’était surtout des Afghans. Et « forêt », en persan, ça se dit « Jengal ». Jungle. LUCAS … Comment tu sais tout ça ? JEANNE Ce que je comprends pas, c’est pourquoi toi, tu sais pas tout ça ? LUCAS … Pour que tu puisses me l’apprendre. 23. CAO – MIGNALOUX Issa toque au bureau de Chantal. ISSA Madame Chantal ? Je peux entrer ? Je ne vous dérange pas ? CHANTAL Oui, Issa, bonjour, bien sûr, entre, c’est impressionnant, tes progrès en français, c’est très très bien, ça. ISSA Merci. CHANTAL Alors, dis-moi tout ? Tu permets que je te tutoie ? ISSA Oui, oui. Euh… je voudrais savoir comment… comment on fait pour la demande d’asile en France. CHANTAL Oui. Très bien. Alors, assieds-toi, je vais tout t’expliquer et après je te donnerai la brochure récapitulative, d’accord ? ISSA, S’ASSEYANT D’accord. CHANTAL Bien. Alors. Tout d’abord tu dois obtenir une adresse de domiciliation administrative et un rendez-vous à la préfecture. ISSA À la préfecture. CHANTAL Voilà, la préfecture qui dépendra de ton adresse. ISSA D’accord. CHANTAL Pour obtenir le rendez-vous, il faut passer par une SPADA. ISSA Une SPADA ? CHANTAL Une Structure de Premier Accueil des Demandeurs d’Asile. C’est moi. Et la SPADA va organiser la prise de rendez-vous au GUDA de la préfecture. ISSA Au GUDA ? CHANTAL Le Guichet Unique des Demandes d’Asile. ISSA D’accord. CHANTAL Ensuite, tu devras obtenir une autorisation provisoire de séjour. Est-ce que tu viens d’un pays considéré par l’administration française comme sûr ? ISSA Je sais pas. CHANTAL Tu viens d’où, déjà ? ISSA Érythrée. CHANTAL Voilà, donc ça, très bien parce que l’Érythrée, c’est pas du tout un pays sûr. Enfin, c’est très bien, je veux dire pour… pour être placé dans une procédure de demande d’asile normale. ISSA Et après, c’est bon ? CHANTAL, SECOUANT LA TÊTE Non. Après tu dois obtenir les conditions d’accueil auprès de l’OFII. ISSA L’OFII ? CHANTAL L’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, ce qui te permettra de demander une place en CADA. ISSA En CADA ? CHANTAL En Centre d’Accueil de Demandeur d’Asile. Mais je te préviens les places sont assez rares. Tu pourras aussi obtenir une allocation de demandeur d’asile, de 6,80 euros par jour. Soit 214 euros par mois. Et tu auras droit gratuitement aux transports en commun et aux soins. ISSA D’accord. CHANTAL Ensuite tu dois envoyer ta demande d’asile à l’OFPRA. ISSA L’OFPRA ? CHANTAL L’Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides. Et ensuite, et là c’est important, écoute-moi bien. ISSA D’accord. CHANTAL Si ton dossier passe, et la réponse peut prendre quelques mois, tu auras un entretien à l’OFPRA. Et là c’est le grand oral. Tu devras raconter d’où tu viens et pourquoi tu dois rester ici. ISSA … D’accord. CHANTAL Et je te conseille de donner un maximum de détails sur ton pays d’origine : les coutumes locales, la géographie, l’architecture… ISSA Ah ? CHANTAL Oui, parce que ce sont ces détails qui convaincront le jury, si je puis dire… ISSA Ah. CHANTAL Ensuite, tu devras raconter tout ton périple jusqu’en France, avec le plus de précisions possible. Et enfin tu donneras les raisons précises pour lesquelles tu es menacé si tu devais retourner dans ton pays d’origine, et donc pourquoi tu dois absolument rester en France. Et c’est cet entretien qui déterminera si, oui ou non, tu mérites un titre de séjour. ISSA, ABATTU … D’accord. Elle lui tend le prospectus. 24. CAO – MIGNALOUX Arun lit le prospectus. ARUN, PROSPECTUS EN MAIN Oh my god ! Procédure so long ! Impossible to be in France. ISSA, ABATTU Arun, je peux pas raconter d’où je viens. J’ai tout oublié. ARUN Ah, yes. (Traduisant à Ali) He can’t tell story because he forget everything. Ali et Arun regardent leur ami. ALI One thing at a time, my friend. ARUN C’est vrai. D’abord, il faut l’adresse ! Oui ? ISSA … Oui. ARUN Allez my friends, on part ! Mignaloux no good, Ali, the bed, no good ! Business, no good. Let’s go to big city. Let’s go to Paris. On trouve travail. On trouve adresse pour toi. ALI Paris ? Paris is very expensive. The food, the hotel, the transportation… ARUN We take the bike. ISSA The bike ? ARUN Vélo. Regarde, là, vélo. ISSA Tu veux voler le vélo ? ARUN Personne utilise le vélo ! ALI You want to go to Paris on this bike ? The three of us ? ARUN No ! We put it on the train. Dans le train. ISSA Et l’adresse ? ARUN J’ai cousin, il dit qu’il a maison pour nous. Et travail aussi. Alors ? (À Issa) Toi tu as adresse. (À Ali) And you sleep in normal bed. Alors ? Come on, let’s go ! Let’s do business ! Let’s go to Paris ! Moulin-Rouge ! Tour Eiffel ! Yes ? Paris ! La ville de l’amour ! La ville lumière ! 25. PARIS – SOUS UN PONT Une tente Quechua est dépliée. Arun, Ali et Issa la contemplent. Issa tient un vélo. Issa et Ali regardent Arun, accusateurs. ALI, IRONIQUE Beautiful house, my friend. Look : we have air conditionning. ARUN C’est temporaire. On va trouver maison, ok ? D’abord, travail. Travail, c’est l’important, oui ? D’abord travail, après adresse. Allez, Issa, viens. Ali ? You come ? (Ali le regarde, furieux) … Ok, you stay here. Keep the bike, yes ? 26. RESTAURANT STÉPHANE Les cuisines d’un bistrot parisien tenu par un restaurateur bourru, Stéphane. LA SERVEUSE Stéphane, tu me sors l’addition de la 12, steuplé ? STÉPHANE Putain, Amir, j’ai déjà dit mille fois, faut prendre de l’avance sur les entrées ! La mayo, tu mets de l’indus, te fais pas chier ! LA SERVEUSE Stéphane, l’addition de la 12 ? STÉPHANE Quoi, déjà ? Ils ont pris quoi ? Trois formules, pas de vin… putain, c’est pas là-dessus que je vais m’y retrouver. ARUN Stéphane ? STÉPHANE Oui, quoi ? T’es qui, toi ? ARUN Je suis Arun, cousin Shahrukh. STÉPHANE Hein ? ARUN Shahrukh, il a travail ici. STÉPHANE Ah. Oui, et alors ? ARUN Je viens pour travail. Et lui, aussi. STÉPHANE Ouais, non, j’ai qu’une seule place de libre, là. T’as de l’expérience en cuisine ? ARUN Bien sûr. STÉPHANE Bon. Viens demain à 8 heures, je te dirai les conditions. ISSA Et pour moi ? STÉPHANE J’ai rien là, peut-être dans une semaine, peut-être dans un mois. LA SERVEUSE Stéphane ? L’addition de la 12 ? STÉPHANE Oui, J’ARRIVE ! Arun et Issa restent seuls. ARUN Tu vois, déjà, moi j’ai travail. C’est bien non ? Non ? 27. PARIS – SOUS UN PONT Ali est en train de faire chauffer du thé lorsque ses deux amis le rejoignent, penauds. ALI Come, my friends, the tea is ready. ARUN Ah you see ! Good news ! On a thé et on a travail ! ALI You found work ? Really ? ISSA, MONTRANT ARUN Juste lui. Pas moi. Ali soupire, et sert le thé. ARUN But soon. Bientôt. Bientôt. Trust me. ALI … I talked to our neighbours. They are from Syria, too. They gave me the tea. ARUN Nice ! What they say ? ALI They saw the bike. (À Issa) Maybe I have work for you. ISSA What ? ARUN Il a travail pour toi ! Ali tend son téléphone à Issa. ISSA, PRONONÇANT À LA FRANÇAISE « Deuliveero »? ALI, PRONONÇANT À L’ANGLAISE Deliveroo. We deliver food to people. With the bike. ARUN Ahh, ok. It’s good money ? ALI No. But it’s better than nothing. (À Issa) You work in the day, I work in the night. One bike, two jobs. Issa sourit, met la main sur l’épaule d’Ali. ARUN Ok, so we good ? Yes ? Yes, my friends ? On entend le tonnerre. Il se met à pleuvoir. 28. CHEZ MICHEL ET CHRISTINE Lucas vient déjeuner chez ses parents. Dehors il pleut. MICHEL, OUVRANT LA PORTE Dépêche-toi, dépêche-toi. (Lucas entre, enlève son manteau) Attention, essuie tes pieds, tu vas encore en mettre partout. LUCAS Pardon… La voiture est pas là ? MICHEL Ta mère est partie faire une course. Ça a chauffé hier, non ? LUCAS Où ça ? MICHEL Au camp. Encore des tentes brûlées. LUCAS Ah, oui. Ils essaient de les pousser vers le camp nord. MICHEL Qui ça, ils ? LUCAS Bah… les CRS. J’y étais pas, moi. MICHEL Accroche ton manteau. LUCAS Oui, pardon. Dis, papa, je voulais te demander un truc. MICHEL Je t’écoute. LUCAS Je voulais te demander, enfin… c’était qui, ma mère ? MICHEL Comment ça ? Ta mère, c’est ta mère. LUCAS Oui, oui, mais ma mère… biologique ? À Mayotte ? MICHEL Pourquoi tu me demandes ça ? LUCAS Je sais pas, je suis curieux. MICHEL Et ça te prend tout d’un coup ? … C’est cette fille, c’est ça ? La journaliste ? LUCAS Mais non ! MICHEL C’est des vieilles histoires, tu sais. Elle avait besoin d’argent, elle avait déjà quatre enfants, et… et voilà, on lui a rendu service. LUCAS Elle s’appelait comment ? MICHEL … Je sais plus. LUCAS Tu sais plus comment elle s’appelait ? MICHEL Non. LUCAS … Et moi ? MICHEL Quoi, toi ? LUCAS J’avais un autre prénom ? MICHEL Bon, écoute, tu t’appelles Lucas, tu es français et tu es notre fils, ça ne te va pas ? LUCAS Si… si… Pardon, papa. MICHEL Parle pas de ça devant ta mère. 29. CHEZ JEANNE JEANNE Putain, c’est un mur. LUCAS Il est comme ça, c’est tout. JEANNE, SE RAPPROCHANT Et toi, t’es pas comme ça. Et c’est ce que j’aime chez toi. (Elle l’embrasse) Ça a chauffé hier soir, non ? Au camp ? LUCAS Ouais. JEANNE Tu y étais ? LUCAS Non. JEANNE Et alors ? Y a pas un mec qui a brûlé ? LUCAS … Si, ouais. Mais nous on est pas là pour ça, on est là pour les empêcher de sortir. JEANNE Oui, je sais. Tu sais combien ça leur coûte ? LUCAS De quoi ? JEANNE De sortir. De passer la Manche. LUCAS Le prix du passeur, tu veux dire ? JEANNE Ouais. LUCAS C’est beaucoup, je crois… JEANNE Entre 3 000 et 15 000 euros par tête. LUCAS Ah oui, c’est beaucoup. JEANNE Les mecs ont déjà tout perdu, mais ils paient une fortune, juste pour essayer de passer en Angleterre. Juste pour essayer. LUCAS Ouais. Et nous, pour 1 250 euros par mois, on les en empêche. 30. STUDIO AUBERVILLIERS Arun, Ali et Issa visitent un studio, à Aubervilliers. L’AGENT IMMOBILIER Donc, ici vous avez la pièce principale, au sol, c’est de la moquette, là vous avez le coin cuisine, la fenêtre qui… (Il essaie d’ouvrir) qui résiste un peu… (Il ouvre, le bruit des voitures qui passent envahit la pièce) Et là, vous avez la salle d’eau, les toilettes sont sur le palier. Payable en liquide mais il me faut trois mois de loyer d’avance. ARUN, TENDANT UNE ENVELOPPE Oui, voilà. L’AGENT IMMOBILIER, RECOMPTANT Super, bon, je vous fais confiance parce que je connais votre cousin mais… je recompte quand même, oui, c’est bon, merci. (Il leur tend les clés) Eh bah, bienvenue chez vous ! Il les laisse dans le studio. Ali ferme la fenêtre. ARUN Alors ? Joli, oui ? ISSA, SURSAUTANT Ah ! C’est quoi ça ? ARUN C’est rien ça ! C’est cafard ! C’est petit cafard. ISSA « Petit » ? Il était pas petit ! ARUN Ça va ! On va mettre le produit, ça va. Ali ? You like the flat ? Ali regarde par la fenêtre. ALI Arun, you see that kid on the bike ? ARUN, REGARDANT À SON TOUR Yes, I see. ALI It looks like our bike, no ? ARUN Yes, it looks. ALI It is our bike. He’s stealing our bike. ARUN Son of a… Arun court vers la sortie. ALI Arun ! Arun ! (Arun revient) It’s too late. ISSA On a perdu notre vélo ? Ali acquiesce et s’assied, dépité. ALI, S’ALLUMANT UNE CIGARETTE You know, before, in Syria, I was a teacher at the university. I taught English literature. Shakespeare, Byron, Keats. ARUN Yes, yes, we know. On sait. ALI Now I live with two men in a studio with cafards and I deliver food on a bike. And now there is no more bike. ARUN It’s ok, my friends. We have a roof ! On a le toit ! ISSA Oui ? Et comment on va le payer, le toit ? Sans travail ? Sans papiers ? Sans vélo ? ARUN … Ok. J’ai une idée. Business. Good business. … We open restaurant. ISSA Quoi ? ARUN, À ISSA On ouvre restaurant. Moi j’ai vu Stéphane, le restaurant, il marche pas. Mais moi, je sais comment. (À Issa) Moi, je fais le business, et toi, tu fais le chef. ISSA Je suis pas un chef. ALI Yes, you’re a good cook. I saw you cook. ISSA, SECOUANT LA TÊTE Et Ali ? Il fait quoi ? ARUN Ali, il fume les cigarettes et il soupire. (Ali tire sur sa cigarette et lève les yeux au ciel) Ali, il fait le serveur ! En France, le serveur, il faut qu’il fait la gueule. ISSA Arun, pour ouvrir un restaurant, il faut de l’argent. On a pas d’argent. ARUN On demande à la banque. (Ali et Issa regardent Arun, sceptiques) What ? Si tu as la carte de séjour, on fait le prêt. Good idea ! Big dream, my friend. Big dream. ALI, CORRIGEANT « Dream big », not « Big dream »… ISSA, IL SOUPIRE Tu crois qu’ils vont nous donner un prêt ? À nous ? ARUN Ali, c’est quoi ta phrase, là ? The thing you say on hope.. ALI « The miserable have no other medicine but only hope. » Shakespeare. Issa regarde Arun, interrogatif. ARUN Euh… « Les pauvres, ils ont que l’espoir. » C’est mieux en anglais. ISSA J’ai l’espoir, mais j’ai pas la mémoire. Même si j’ai le rendez-vous, je peux pas raconter mon voyage. Pardon, Ali, mais c’est pas Shakespeare qui va me donner une carte de séjour. ALI Shakespeare can do a lot. (Eurêka) … I can do like him. I can write your story ! ISSA Quoi ? ALI Look, my friend, where are you from ? Eritrea, yes ? ISSA Yes. ALI So if you are here, you had to come by the sea. You had to cross Egypt, or Libya, right ? ISSA Je sais pas. ARUN He doesn’t know. ALI It doesn’t matter if you don’t know ! You invent ! I invent. For you, my friend ! You speak french, don’t you ? ARUN Tu parles français, oui ? ISSA Oui. ALI Why ? Why do you speak french ? ISSA Je sais pas. ALI Because you lived in Cameroun ! Or Sénégal ! Or Algeria, or Morocco ! And that is where you learned to be a chef ! ISSA Mais c’est un mensonge… ARUN C’est pas mensonge ! C’est mieux ! ALI, S’EMBALLANT You were fleeing oppression, your whole family was murdered ! But you kept on going, because you were dreaming of France ! Of Paris ! Of french cuisine ! ARUN Déjà je pleure. ISSA Mais il va falloir donner beaucoup de détails… ALI Yes ! So you have to read books. A lot of books. ARUN Tu dois lire des livres ! Beaucoup de livres. ALI On Erithrea, of course, and on Sudan, Libya, Egypt, Cameroun ! ARUN Et sur la cuisine, tu dois lire des livres sur la cuisine ! ALI Yes ! And I, Ali Mohammed Al-Majeed, I will write your story. Like Shakespeare ! ARUN Et moi, je fais la traduction ! Voilà ! Tu voulais l’adresse, tu as l’adresse. Tu veux la carte de séjour ? On va avoir la carte de séjour !… Et après, on ouvre le restaurant. ALI, À ISSA Hope, my friend. Hope. ARUN L’espoir. 31. BIBLIOTHÈQUE Issa pénètre dans une bibliothèque parisienne. Il semble perdu. YASMINE Oui, monsieur, je peux vous aider ? Il se retourne sur la bibliothécaire, Yasmine. ISSA Euh… oui, merci. Je cherche des livres sur l’Érythrée. YASMINE Sur l’Érythrée… Le pays ? ISSA Oui. Et sur l’Afrique, aussi. YASMINE Alors, géographie, c’est la rangée sept, à droite. ISSA Merci. YASMINE Je vous en prie. Issa se dirige vers la rangée indiquée. 32. RESTAURANT STÉPHANE STÉPHANE Putain, mais c’est n’importe quoi, cette cuisine ! Arun, comment tu coupes le céleri ? T’as déjà utilisé un couteau ? ARUN Ah c’est ça, céleri ? STÉPHANE, CONSTATANT L’ABSENCE D’UN COMMIS Non mais je rêve ! Il est où Amir ? Amir ? AMIIIR ? LA SERVEUSE Il est pas venu aujourd’hui. STÉPHANE Eh bah, super. Super, c’est la troisième fois. (Il soupire) Arun, ton pote, il cherche toujours du boulot ? ARUN Ah oui ! Il cherche. Il cherche, oui. STÉPHANE Demain, 8 heures ! Il a intérêt à savoir couper le céleri ! 33. BIBLIOTHÈQUE Issa est assis sur le sol, en train de lire un livre, depuis des heures. YASMINE … Vous êtes encore là, monsieur ? ISSA Oui, pardon… Combien de temps je peux rester ici pour lire ? YASMINE Combien de temps ? Euh… Toute la journée. ISSA Ah, toute la journée ? D’accord. YASMINE Enfin on ferme à 18 heures, quoi… ISSA D’accord. Merci. YASMINE … Vous êtes bien, assis sur le sol ? ISSA Oui, oui, ça va, merci. YASMINE, MONTRANT DES CHAISES Parce qu’on a des chaises, juste là. ISSA Ah, merci. Mais ça va, vraiment. YASMINE D’accord. Bon, je vous laisse lire alors. (Elle part, revient) Vous savez que vous pouvez les emprunter ? Les livres ? ISSA Hein ? YASMINE Vous pouvez les emprunter et les ramener après. ISSA Merci, mais je n’ai pas l’argent. YASMINE C’est gratuit. ISSA Hein ? YASMINE Il faut juste une pièce d’identité, vous avez une pièce d’identité ? ISSA Oui, j’ai mon passeport. YASMINE Voilà et il faut remplir le formulaire d’inscription mais je peux vous montrer si vous voulez ? ISSA … D’accord. 34. RESTAURANT STÉPHANE STÉPHANE Chaud, chaud, chaud ! Arun, c’est quoi ça ? Faut tenir ton espace propre, hein ? ARUN Oui, chef ! ISSA Bonjour. STÉPHANE, À ISSA T’es qui toi ? ISSA Moi, je suis Issa. STÉPHANE, À ISSA Ah oui. Issa. C’est bon, Arun t’a briefé ? ISSA Oui, oui, s’il y a un contrôle de police, on sort par la petite porte et on court. STÉPHANE Oui, bon, ça aussi, mais les conditions, tout ça ? ISSA Oui, merci, Stéphane. Tout est bon. Mais si j’ai le titre de séjour, on pourra déclarer, tu crois ? STÉPHANE On en reparlera quand t’auras le titre de séjour ? ISSA, COUPANT VITE D’accord, Stéphane, merci. STÉPHANE, À ISSA C’est bien comme tu coupes, là. Arun, regarde comme il fait, il va vite, lui. ARUN Oui, chef. STÉPHANE, À ISSA Tu as déjà travaillé en cuisine ? ISSA Oui, à Calais. STÉPHANE Ça se voit. Vous sortiez combien de repas par jour ? ISSA Cinq cents. STÉPHANE, INCRÉDULE … Cinquante, tu veux dire ? ISSA Non, non, cinq cents repas. STÉPHANE, IMPRESSIONNÉ … D’accord. (Apercevant son livre) C’est quoi, ce livre ? Des recettes ? ISSA, TENDANT À STÉPHANE Ah non, ça c’est un livre sur l’Érythrée, mon pays. Je révise. Tu savais qu’en Érythrée il y a qu’un seul parti politique ? Un seul. C’est des socialistes. Bon, par contre, il n’y a pas d’élections. 35. BIBLIOTHÈQUE Issa arrive à l’accueil de la bibliothèque. YASMINE Bonjour Issa, vous allez bien ? ISSA Oui, merci, vous vous souvenez de moi ? YASMINE Oui, j’ai rempli votre fiche quand même. ISSA Ah oui, c’est vrai. Et toi ? … Et vous ? YASMINE Et moi ? ISSA Le prénom ? YASMINE Ah. Euh… c’est Yasmine. ISSA Yasmine. C’est joli. YASMINE, ÉLUDANT Je vois que vous avez pris plein de livres sur l’Afrique, ça vous passionne, décidément. ISSA C’est pour ma demande d’asile. YASMINE Ah ? ISSA Oui parce qu’il faut que je parle de mon pays mais j’ai eu un accident et j’ai perdu la mémoire, alors il faut que j’invente. Mais avec précision. YASMINE Vous avez perdu la mémoire ? ISSA Oui. YASMINE Mais… toute la mémoire ? ISSA Oui. YASMINE Mais… comment ? ISSA J’ai oublié. YASMINE Bien sûr. Et les livres de cuisine, c’est pour la demande d’asile, aussi ? ISSA Non, ça c’est pour mon travail. YASMINE, POLIMENT D’accord. ISSA Je suis cuisinier. YASMINE D’accord. ISSA Chef. Chef cuisinier. J’étais juste commis, mais le chef il est parti parce que le patron il est pas facile-facile, mais moi ça va, j’aime bien, alors… (Il fait signe de monter les échelons) Promotion. YASMINE Ah bah, bravo Issa. ISSA Merci Yasmine. YASMINE Pardon, mais je vais devoir prendre les personnes derrière vous… ISSA Ah. Pas de problème. C’est moi, pardon. YASMINE Bon, bah… bonne journée ? ISSA Oui. Toi aussi. Vous aussi. Toi aussi ? 36. RESTAURANT STÉPHANE STÉPHANE Issa ! Issa c’est quoi ce bordel ? ISSA Quel bordel ? LA SERVEUSE, ARRIVANT Deux plats du jour pour la cinq ! ARUN, FORT Ça part ! STÉPHANE, MONTRANT LE MENU À ISSA Ça ! Ça, là, je t’ai dit de faire un bourguignon, c’est pas un bourguignon, ça ! ISSA Ah ça non, ça c’est Tchep de mon pays. Mais revisité. STÉPHANE « Revisité ? » Monsieur revisite des plats, maintenant ? ISSA Oui. Tu as goûté, Stéphane ? LA SERVEUSE, REVENANT Un autre plat du jour pour la douze ! ARUN Ça part ! STÉPHANE, À ISSA C’est pas la question, la question, c’est que tu fais ce que je te dis parce que si tu fais pas ce que je te dis, c’est la porte, c’est clair ? ISSA Oui chef. Pardon chef. LA SERVEUSE Et tu peux remettre trois plats du jour, Arun ! ARUN Ça part mais après y a plus ! STÉPHANE Eh bah, t’en refais ! C’est quoi, le plat du jour ? LA SERVEUSE, EN PARTANT C’est le Tchep ! ISSA, TENDANT À STÉPHANE Goûte, Stéphane. J’ai remplacé le riz avec lentille corail et curcuma. Stéphane goûte. Mâche. Regarde Issa, qui feuillette son livre. STÉPHANE Putain, mais c’est super bon ! ISSA Merci Stéphane. Tu savais que l’Érythrée, c’est un des berceaux de l’humanité ? On a trouvé un fossile humain qui date de un million d’années. Donc en fait, si ça se trouve, toi, moi, tout le restaurant, là… on vient tous d’Érythrée. 37. BIBLIOTHÈQUE Issa revient à l’accueil. YASMINE Bonjour, Issa. ISSA Bonjour Yasmine ! Ça va ? YASMINE Oui, et vous alors, cette demande d’asile ? ISSA J’ai rendez-vous lundi. Pour l’oral. Ça fait un an que j’attends ça. YASMINE Ah, je croise les doigts alors. Vous avez bien révisé ? ISSA Oui, oui. Je crois. YASMINE Vous prenez des romans, maintenant ? ISSA Oui. J’aime bien. Et après je donne à mes amis Ali et Arun, je vous ai déjà parlé d’eux ? YASMINE Oui, oui. Plusieurs fois. ISSA Et euh… Yasmine ? Vous avez pas trouvé un papier dans les livres la semaine dernière ? YASMINE Un papier ? ISSA Oui. J’avais mis un… j’ai perdu un papier. YASMINE Quel genre de papier ? ISSA Comme… une lettre. Dans une enveloppe ? YASMINE Euh non, ça ne me dit rien. ISSA Ah, d’accord, d’accord, pas de problème. 38. OFPRA Un agent de l’OFPRA « auditionne » Issa. L’AGENT DE L’OFPRA Merci, monsieur Kidane… ISSA Kidané. L’AGENT DE L’OFPRA Kidané, pardon. Merci, vous nous avez beaucoup parlé de l’Érythrée et c’était passionnant, hein, on sent que vous êtes très attaché à vos racines, et bravo au passage pour l’apprentissage de la langue française, mais à présent, on aimerait en savoir un peu plus sur votre périple jusqu’à nous. ISSA Oui, bien sûr. Je… je vous raconte ? L’AGENT DE L’OFPRA S’il vous plaît. ISSA Alors, au début moi je voulais aller au Soudan, et puis remonter en Égypte et prendre le bateau jusqu’en Grèce. Mais quand je suis arrivé au Soudan, je me suis trompé de sens. Au lieu d’aller au nord, je suis allé vers le sud. L’AGENT DE L’OFPRA Comment ça ? ISSA Oui, parce que je parle pas la langue, et puis je n’ai pas d’argent, et c’est la guerre, aussi. Alors au début j’ai marché, longtemps, longtemps. Peut-être deux semaines. Mais les routes elles sont très dangereuses alors un jour, j’ai croisé un camion avec un chauffeur très gentil. Donc même si je le comprenais pas, je l’ai suivi. Et c’est comme ça que je suis arrivé en Centrafrique. Et là j’ai travaillé dans un restaurant, pendant six mois. 39. RESTAURANT STÉPHANE C’est le coup de feu dans la cuisine. LA SERVEUSE On a deux yabandas, trois vékés et un kanda pour la huit. ISSA Deux yabandas, trois vékés, un kanda, d’accord ! STÉPHANE « Yababa véké bamba » ? Je comprends plus rien à la carte, c’est quoi ça ? ISSA C’est des plats typiques de la cuisine centrafricaine, Stéphane. Le yabanda, c’est du bœuf servi avec du manioc et des bananes plantains, le kanda, c’est du poisson fumé que j’accompagne d’une petite salade de mâche… ARUN Issa, arrête de parler, y a des commandes ! Travaille ! ISSA Oui, pardon. STÉPHANE Centrafricaine ? Mais tu viens pas d’Érythrée, toi ? ISSA Si, oui, mais j’ai vécu six mois en Centrafrique. À Délimbé, un petit village vers la frontière. 40. OFPRA L’AGENT DE L’OFPRA Et ensuite ? Vous êtes reparti ? ISSA Oui, parce que j’avais mis assez d’argent de côté pour payer le voyage en Libye. L’AGENT DE L’OFPRA Et passant par le Tchad, donc ? ISSA Voilà, mais au Tchad, c’était la guerre aussi, alors j’ai dû contourner par le Cameroun et le Nigeria, et au Cameroun je pouvais parler français, que j’avais appris en Centrafrique. Et pour le Nigeria, j’ai dû aussi apprendre un peu l’anglais. L’AGENT DE L’OFPRA Et vous êtes resté longtemps ? Au Cameroun ? ISSA Non, ça c’était rapide. Juste quelques semaines, parce que je suis tombé malade et j’ai failli mourir, parce que je pouvais pas payer le médecin. Mais ça va, je suis pas mort. 41. RESTAURANT STÉPHANE C’est le coup de feu dans la cuisine. LA SERVEUSE Un poisson braisé, un kondre, trois ndolés et deux poulets DG pour la 6 ! STÉPHANE « Poulet DG », c’est quoi ça, « DG » ? ISSA « Directeur Général », parce qu’avant c’était le plat réservé à l’élite camerounaise. C’est du poulet frit avec une touche de piment et de gingembre. ARUN Issa ! Travaille ! ISSA Oui, pardon, Arun. STÉPHANE Camerounaise ? T’as vécu au Cameroun aussi ? ISSA Juste quelques semaines. ARUN Stéphane, tu sais, y a trop de clients, maintenant, il faut embaucher en cuisine. STÉPHANE Je sais, Arun. ARUN Et en salle, aussi. Simina, elle est toute seule ! STÉPHANE Je sais, je sais, je cherche ! ISSA Et si je peux me permettre, il faut organiser la cuisine en brigade. STÉPHANE En brigade ? ISSA Oui, il faut acheter des uniformes et mieux répartir les tâches. STÉPHANE Des uniformes ? Tu as bossé à la Tour d’argent, ou quoi ? ISSA Alors non. Mais j’ai lu un livre. Sur la Tour d’argent. 42. OFPRA L’AGENT DE L’OFPRA Et vous êtes arrivé en Libye ? ISSA Oui, en passant par le Niger. Mais le Niger j’ai juste traversé, parce que j’avais travaillé au Nigeria et j’avais mis un peu d’argent de côté, du coup. Mais c’est vite parti, parce qu’on me l’a volé. L’AGENT DE L’OFPRA Ah. Désolé. Et en Libye, vous êtes resté longtemps ? ISSA Un peu, oui. Parce que le passeur que j’avais payé m’a en fait livré à un trafiquant d’esclaves. Et j’ai été vendu à un propriétaire agricole, pour à peu près 300 euros. Parce que j’étais jeune et en bonne santé. L’AGENT DE L’OFPRA Ah. Vous avez subi le travail forcé ? ISSA Oui, forcé, oui. Ils m’ont fait travailler dans une ferme, pendant quelques mois. C’était pas facile. Et puis je me suis enfui, mais c’était pas facile non plus, parce qu’il fallait traverser le désert à pied, enfin une partie. Et le désert, c’est très chaud, et j’ai failli mourir. Mais ça va, je suis pas mort. Et quand je suis arrivé à Tripoli, j’ai travaillé dans un autre restaurant, juste assez longtemps pour pouvoir payer le bateau. L’AGENT DE L’OFPRA Et le bateau ? Comment était-il ? ISSA Trop petit, trop chargé, dangereux, une embarcation de fortune, mais comme dit Shakespeare : « Les misérables n’ont d’autre remède que l’espoir. » 43. RESTAURANT STÉPHANE C’est le coup de feu dans la cuisine, réorganisée, avec des uniformes pour tout le monde, et Issa aux commandes. LA SERVEUSE Deux shakshukas, trois batatas, une chorba, quatre couscous libyens ! ISSA Deux shakshukas, trois batatas, une chorba, quatre couscous libyens ! TOUS Oui, chef ! ISSA Elle est trop sèche, la shakshuka, on rallonge ! COMMIS Oui, chef ! ISSA Et il faut plus d’épices, sur les batatas ! COMMIS Oui, chef ! ISSA Je veux du rythme dans cette cuisine ! On est pas ensemble, là ! Je veux entendre les couteaux, les tamis, les spatules, les fouets, tout au même rythme ! TOUS Oui, chef ! 44. OFPRA Autour d’Issa, le bateau se forme, rempli de réfugiés. ISSA Lorsque le bateau part, personne ne se regarde. Les yeux tournés vers l’avenir, vers l’horizon, tout le monde espère simplement arriver de l’autre côté. Au début, le voyage est tranquille, dans la nuit, l’onde est calme et reposante, et le silence des étoiles berce cette assemblée d’anonymes. Puis, la mer se réveille. (Une tempête éclate) La mer se fâche, malgré nos prières, et soudain ces étrangers se tiennent les mains. Érythréens, Soudanais, Syriens, Éthiopiens, Tchadiens, Maliens, Somaliens, nous ne formons qu’un seul peuple pour affronter ensemble la peur d’être engloutis par l’océan invincible. Lorsqu’un enfant se met à pleurer, on voudrait tous pouvoir l’accompagner dans ses sanglots mais pour affronter nos angoisses et le rassurer, l’un d’entre nous se met à chanter, comme un cri, et sa voix couvre celle de l’enfant stupéfait, puis quelqu’un d’autre se met à taper dans les mains, en rythme, et très vite, tous nous tapons dans les mains, alors que la mer pourrait nous avaler à chaque instant, le rythme de nos mains ne forme qu’un seul battement de cœur, une pulsation qui ne veut pas s’arrêter, un cœur qui veut battre, un cri qui dit que l’Europe nous attend ! En Europe, il n’y pas de guerre, en Europe, il n’y a pas de famine, en Europe, il y a du travail, et la démocratie, et la sécurité sociale ! Et nous avons survécu jusqu’ici, et nous sommes encore vivants, alors ce n’est pas la mer qui va nous engloutir, nous allons survivre, nous allons vivre ! Et le rythme de nos mains nous donne le courage de traverser la fureur de cette tempête ! (La musique et la mer se calment, d’un coup) Et puis la mer se calme, et avec les premiers rayons de l’aube, au loin, nous apercevons la terre. (Tous se lèvent et contemplent l’horizon) Nos mains se lâchent. Nous avons survécu. Bientôt, nos jambes foulent le sol de cette terre que nous espérons depuis plusieurs mois de ces effroyables périples, tous uniques, tous différents, tous terribles. Les anonymes se séparent et cette famille, ce peuple éphémère de cette fragile bicoque s’oublie en un instant. Chacun part sur sa route, conscient qu’ensemble nous avons bravé la mort, espérant qu’à présent tout sera plus simple. Le voyage s’achève. Nous sommes en Europe. (Tout le monde se disperse, laissant Issa seul face au micro) … Et me voilà devant vous. L’AGENT DE L’OFPRA Merci, monsieur Kidane. ISSA Merci à vous. 45. CHEZ ARUN, ALI ET ISSA Issa rentre à la maison, avec un livre. Ali est assis, en train de fumer. ALI, À ISSA So ? ISSA, HAUSSANT LES ÉPAULES On verra. J’espère que c’était pas trop littéraire. ALI, FAUSSEMENT OFFUSQUÉ « Littéraire » ? It was my finest work. ISSA, TENDANT LE LIVRE Tiens, c’est pour toi. ALI, À ISSA What’s that ? (Lisant) « Assimil ». ISSA Pour apprendre le français. Speak french. ALI, FEUILLETANT LE LIVRE Aïe aïe aïe… ISSA … Ali, pourquoi tu n’es pas allé en Angleterre ? ALI Because I had to take care of you. Je dois m’occuper de toi. (Issa sourit. Ali brandit une enveloppe qui se trouvait dans la méthode Assimil) Hey. What’s this ? Issa saisit l’enveloppe et en sort une lettre, qu’il commence à lire. YASMINE « Cher Issa, J’ai bien reçu votre jolie lettre, cachée à la dernière page de La Vie devant soi. J’ai été surprise, d’abord, par la méthode, que j’ai trouvée aussi délicate que subtile ; impressionnée, ensuite, par vos qualités d’écriture, et les auteurs – principalement anglophones, d’ailleurs – que vous avez choisi de convoquer. Les vers de Shakespeare font toujours leur effet. J’ai été également touchée par la simplicité de la démarche et finalement troublée de constater que ces quelques mots résonnaient joliment dans ma tête le lendemain, et les jours suivants… J’espère de tout cœur que votre grand oral s’est bien passé, et quelle qu’en soit l’issue, j’accepte avec plaisir votre invitation à dîner. Bien à vous, Issa Kidane, votre bibliothécaire, Yasmine Ben Mahmoud. » 46. DEVANT CHEZ MICHEL ET CHRISTINE Lucas et Jeanne viennent dîner chez les parents de Lucas. LUCAS Merci encore hein, d’avoir accepté. JEANNE Tu plaisantes ? Je suis curieuse. LUCAS Je sais que ça fait pas si longtemps que ça qu’on se voit, mais ils ont assez insisté, et… JEANNE Tout va bien. LUCAS Juste, euh… Je t’aime vraiment bien, quoi. JEANNE Pourquoi tu me dis ça ? On part à la guerre ? LUCAS Tu crois pas si bien dire. JEANNE Je vais pas te quitter à cause de tes parents, hein. LUCAS Tu promets ? Elle l’embrasse. JEANNE Sonne. LUCAS Ok. 47. CHEZ MICHEL ET CHRISTINE On sonne. CHRISTINE C’est eux, Michel ! MICHEL Oui, j’ai entendu ! (Pour lui-même) Au moins ils sont ponctuels, c’est pas comme la dernière, là, qui arrivait une demi-heure en retard à chaque fois… CHRISTINE Sois gentil, Michel. MICHEL Oui, oui. (Il ouvre la porte) Bonsoir, bonsoir, entrez. LUCAS Bonsoir papa. Je te présente Jeanne. JEANNE Bonsoir Michel. Vous faites la bise, ou… ? MICHEL, SUBISSANT LA BISE Euh… Bonsoir. (Petit moment de gêne) Ah. Vous êtes… JEANNE Oui ? MICHEL … Lucas ne m’avait pas prévenu. JEANNE Prévenu que… ? CHRISTINE Bonjour ! Je suis Christine, la maman de Lucas. JEANNE Bonjour. CHRISTINE Bienvenue, Jeanne. Oh que vous êtes jolie. JEANNE Merci. CHRISTINE Ce sont vos vrais cheveux ? JEANNE Non, je les ai piqués à une Indienne. Je plaisante, oui, c’est… c’est mes cheveux. CHRISTINE Ils sont très beaux, en tout cas. LUCAS Y a besoin d’aide, en cuisine, maman ? CHRISTINE Oui, mon chéri, viens m’aider. JEANNE Vous voulez que je… ? CHRISTINE Non, non, c’est bon. Michel, sers à boire à Jeanne. Lucas et Christine sortent. Un temps. JEANNE Il vous avait pas dit que j’étais noire ? MICHEL Il avait effectivement omis ce détail. JEANNE Vous êtes au courant qu’il est noir, aussi ? MICHEL Dans cette maison, on ne distingue pas la couleur de peau. Lucas est français, c’est tout. JEANNE D’accord. MICHEL … Vous buvez de l’alcool ? JEANNE Oui. MICHEL Vous n’êtes pas musulmane, alors ? JEANNN Euh… Non. Et vous ? MICHEL Et moi ? JEANNE Vous n’êtes pas musulman ? MICHEL C’est une blague ? JEANNE … Oui. Les blagues sont interdites, ici ? MICHEL Les bonnes, non. Rouge ou blanc ? JEANNE … comme vous. MICHEL Rouge, alors. JEANNE Parfait, merci. Michel sert un verre aux deux. MICHEL Sénégal ? Cameroun ? JEANNE Nigeria… Ouganda… Maroc… On fait la liste des pays d’Afrique ? MICHEL Vous avez de l’esprit, c’est bien. Vous êtes née où ? JEANNE Moi ? À Toulouse. MICHEL À Toulouse ? JEANNE Eh oui. Mais j’ai grandi à Paris. MICHEL … Et vos parents ? JEANNE Ils vivent encore à Toulouse. Et ils vont bien, merci de demander. Michel lui tend son verre. MICHEL … Mali. JEANNE C’est le nom du vin ? MICHEL Ils viennent du Mali. Vos parents. JEANNE Bien vu. MICHEL J’ai été au Mali. Beau pays. Il boit. 48. À TABLE Ils sont en fin de repas. Michel a un peu bu. CHRISTINE Alors, le gigot, ça vous a plu, Jeanne ? JEANNE Merci, oui, c’était délicieux. CHRISTINE J’étais pas sûre s’il fallait que je fasse du porc, alors je me suis dit agneau, ça met tout le monde d’accord ! JEANNE Je mange pas beaucoup de viande, normalement, mais là vraiment je suis contente d’avoir fait une entorse. MICHEL Ah oui ? Pourquoi vous ne mangez pas de viande ? JEANNE Euh… le réchauffement climatique, la planète, tout ça. MICHEL Il faudrait plutôt arrêter de prendre l’avion. JEANNE C’est vrai. J’essaie de me limiter. MICHEL Vous ne retournez pas au Mali ? JEANNE … Si, parfois. MICHEL Donc vous pouvez manger de la viande. JEANNE … Oui. Et je répète que c’était délicieux, merci Christine. LUCAS Merci, maman. JEANNE Vous ne cuisinez pas, vous, Michel ? MICHEL Non. Moi j’ai travaillé toute ma vie, pour donner un toit à cette famille. JEANNE Ça pourrait être une passion. MICHEL Pas la mienne. De toute façon, les Français ne cuisinent plus, vous n’avez qu’à voir dans les restaurants : aux fourneaux, y a que des immigrés ! Petit moment de gêne. JEANNE Peut-être parce que c’est les seuls qui acceptent ce genre de conditions. MICHEL Oui. Enfin bon, du coup, ils font baisser les salaires des Français. Jeanne regarde Lucas, hésite. JEANNE Je sais pas si je peux me permettre de vous contredire. MICHEL Allez-y ! C’est un pays libre. JEANNE En fait, je crois que l’impact sur le salaire des Français, enfin des autochtones, est assez minime. MICHEL Ah bon ? JEANNE Oui. Parce que ce ne sont pas les mêmes métiers qui sont visés. Les immigrés font tous les métiers que les Français ne veulent pas faire, justement parce que le salaire est trop bas. MICHEL Enfin ils profitent quand même sacrément des avantages sociaux de la France, hein ? (Jeanne fait la moue) … Quoi ? Vous allez me dire que c’est pas vrai ? JEANNE, DIPLOMATE Je veux pas vous vexer mais j’ai un peu étudié le sujet… MICHEL Oh, vous n’allez pas me vexer pour si peu. JEANNE, APRÈS UNE HÉSITATION Le gros des avantages sociaux, ça concerne les retraités, comme vous et votre épouse, ou les étudiants, comme votre fils à Paris, qui peut-être… touche les APL ? MICHEL Oui, il touche les APL. Sans ça, on ne pourrait pas… JEANNE Voilà. Mais la grande majorité des migrants, c’est une population jeune et active, pas étudiante, pas retraitée, et qui cotise donc plus que ce qu’elle reçoit. Et en cotisant, elle paye les retraites des Français. MICHEL Ah voilà, on va tous nous remplacer. JEANNE Alors non, non. Pour remplacer tout le monde, il vous faut 60 millions d’immigrés, donc en vingt ans, ça fait 3 millions d’arrivées par an. Et en France, c’est 100 000 par an, donc trente fois moins. On en est quand même très très loin. Et ça impliquerait un doublement de la population totale, donc on le verrait un peu venir. MICHEL, MESQUIN Alors on fait quoi, on ouvre les frontières, c’est ça ? JEANNE C’est sûr que sans une politique migratoire plus ouverte, on n’aura pas de quoi payer les retraites dans vingt ans. MICHEL Vous voyez pas le bordel que c’est, déjà ? Ils sont six mille, dans la jungle. JEANNE Oui. Mais même si on les régularisait tous, je ne pense pas qu’avec six mille immigrés de plus, on sombrerait dans le chaos. MICHEL Mais le lendemain ils seraient encore plus nombreux ! La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. LUCAS, SENTANT MONTER L’ORAGE Jeanne… JEANNE Ce n’est pas le cas. Désolée, hein, mais ce n’est plus le cas depuis longtemps. Déjà la plupart des pays les plus pauvres envoient leurs travailleurs les plus qualifiés, donc ce n’est pas vraiment la misère du monde… Et puis, on ne peut pas accueillir tout le monde, mais on pourrait clairement en accueillir plus. Vous savez ce que c’est le pourcentage total d’immigrés en France ? Je vous pose vraiment la question. MICHEL Je ne sais pas mais c’est beaucoup. JEANNE 10 %. 10 % de la population totale. La moyenne de l’OCDE, c’est-à-dire l’Europe et les États-Unis, les pays riches en gros, c’est 13 %. Aux États- Unis, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, c’est 13 % ! Au Canada et en Australie, c’est 20 %. MICHEL Je ne sais pas d’où vous sortez ces chiffres, mais vous voyez bien qu’on est envahis… JEANNE Du site de l’OCDE, Michel. Que je vous conseille d’aller consulter. Et au passage, l’Afrique, c’est 1,2 milliard d’habitants. En France la population totale issue de l’immigration africaine, c’est 4 millions, soit 0,3 % du total, 0,3 %, vous appelez ça un envahissement ? MICHEL Mais enfin en France, le chômage monte ! Ça vous ne pouvez pas le nier. Il y a bien un coupable, non ? JEANNE Oui, le chômage monte, et vous savez quelle partie de la population est la plus touchée par le chômage ? Les immigrés ! Deux fois plus que les autochtones. Et le coupable, c’est l’État français et sa politique d’intégration déplorable. MICHEL Ah voilà, le coupable, c’est la France, la vérité sort enfin. JEANNE Mais je suis française, moi, Michel ! Je bois du vin, je mange du jambon, et même si je suis le fruit des horreurs de la colonisation, même si je hais son passé, j’aime mon pays ! MICHEL Je croyais qu’il était coupable ? JEANNE Oui. Mais comme tous les coupables, il peut s’améliorer, et vous savez de qui ça dépend ? De nous. De vous. De ceux qui votent. De ceux qui ont la chance de vivre encore dans une démocratie. Mais si vous pensez que plutôt que d’améliorer les conditions d’accueil des immigrés, il vaut mieux les parquer dans des camps et les blâmer de tous les maux lorsqu’ils en sortent, alors cette démocratie est menacée car le spectre du fascisme rôde toujours et il se nourrit de l’ignorance, de l’intolérance et du racisme. MICHEL Le racisme ? Moi ? Enfin, mon fils est noir ! JEANNE Ah bon ? Je croyais qu’il était français, qu’on ne distinguait pas la couleur de peau ici ? MICHEL Raciste ? Moi ? Raciste ? JEANNE Oui, Michel, vous ! MICHEL Lucas ! Lucas, dis quelque chose. JEANNE Ouais, vas-y, Lucas, dis quelque chose. (Lucas ne bronche pas) Lucas. … Lucas, dis quelque chose. Lucas ne dit rien. Jeanne soupire, dégoûtée. MICHEL Je n’ai pas l’habitude de me faire insulter sous mon propre toit. Je vais vous demander de partir, Jeanne. JEANNE, SE LEVANT Oh, j’avais compris. C’est votre solution à tout. Elle sort, Lucas se lève et la rejoint. LUCAS Jeanne, attends ! MICHEL Lucas ! Lucas se retourne vers son père, puis suit Jeanne. 49. VOITURE Jeanne et Lucas se retrouvent dans la voiture. Ils ne disent rien. Ils arrivent devant chez Jeanne. LUCAS Je suis désolé. C’est mon père. Il est comme ça, c’est tout. JEANNE C’est pas ton père, le problème, Lucas, là. C’est pas ton père. Elle le regarde, il baisse le regard, impuissant. Jeanne secoue la tête et sort de la voiture. JEANNE C’est con. Moi aussi, je t’aimais bien. Elle le laisse là. Il se retrouve seul, immobile, perdu dans la voiture. 50. CHEZ YASMINE Issa se réveille pendant la nuit, chez Yasmine. Il va se mettre de l’eau sur le visage. Yasmine se lève à son tour. YASMINE Issa ? Qu’est-ce qu’il y a ? Ça va ? ISSA J’ai fait un cauchemar. Elle le prend dans ses bras. YASMINE … Tu as toujours peur ? ISSA Un peu. YASMINE Tu sais que ça y est, tu as ta carte de séjour. Ils peuvent plus te renvoyer. ISSA … J’ai rêvé que tu me quittais. Yasmine se relève, allume la lumière. YASMINE Pourquoi je te quitterais ? ISSA Je sais pas. YASMINE J’ai un homme qui me fait à manger, matin, midi et soir. Je vais pas tuer la poule aux œufs d’or. ISSA Ah, c’est pas moi que tu aimes, c’est ma cuisine. YASMINE Bien sûr. Et ton physique. Et ta douceur. Et ton beau visage. ISSA … Tout cassé. YASMINE Je l’aime, ton visage tout cassé. Ils s’embrassent. ISSA J’ai un prénom qui m’est venu. Dans mon rêve. YASMINE Un prénom ? Quel prénom ? ISSA … Lucas. YASMINE Lucas. C’est quelqu’un que tu connaissais ? ISSA Oui, je crois. Dans le camp. YASMINE C’est joli, Lucas. C’est un joli prénom pour un garçon. ISSA Tu veux qu’on ait un bébé ? YASMINE Ouh là, non je disais ça comme ça. Enfin, je… Pourquoi pas, mais tu sais, j’ai fait quatre fausses couches, moi, et je suis plus toute jeune, donc je sais pas si… et puis une chose à la fois, quoi… On habite même pas ensemble. ISSA … Tu veux qu’on habite ensemble ? YASMINE Essaie déjà d’avoir le prêt de la banque, et puis… on verra. (Souriant) Peut- être. ISSA, TENDREMENT Ah voilà, donc tu m’aimes pour mon argent. YASMINE Bien sûr, je me suis tout de suite dit : lui, il est blindé aux as. Ils s’embrassent. 51. RESTAURANT STÉPHANE Dimanche soir, au restaurant, fermé. Issa, Arun et Ali en cuisine. STÉPHANE Bon, euh… ça va que c’est dimanche, hein. (Il tend les clés à Issa) Tu fermes tout à 23 heures, d’accord ? ISSA Oui, Stéphane. STÉPHANE Parce que les voisins… ISSA Oui, Stéphane, je sais. STÉPHANE, À ARUN Et la cuisine… nickel, hein ? ARUN Comme d’hab, Stéphane. STÉPHANE Et puis bon, bah… même si ça me ferait chier de te perdre, hein, euh… faites-lui péter ses papilles, au banquier. ISSA D’accord. LE BANQUIER Bonjour, c’est bien ici, la… la dégustation ? STÉPHANE Oui, oui, c’est là. (Montrant Issa) Je vous laisse avec le chef. Bonne soirée ! ISSA Merci Stéphane ! LE BANQUIER Bonjour, monsieur Kidane. ISSA Bonjour. Asseyez-vous, asseyez-vous. LE BANQUIER Merci. Alors je vous répète que la décision ne dépend pas que de moi, hein… ISSA Oui, oui, bien sûr. Bien sûr. Je vous présente Ali, qui va être votre serveur pour la soirée. LE BANQUIER Ah. Bonjour. ALI, LÉGER ACCENT SYRIEN Bonjour monsieur, souhaitez-vous entendre la carte du soir ? LE BANQUIER Avec plaisir. ALI, LÉGER ACCENT SYRIEN Alors, aujourd’hui le chef vous propose : en entrée, un thiéboudienne de seiches sur son lit de fenouil, suivi d’une pastilla végétarienne aux cinq épices, un yassa de poulet servi froid en gelée avec des frites de patates douces, et on terminera sur une note sucrée avec un sorbet au manioc et à la mangue. Les plats seront accompagnés d’un jus d’hibiscus maison. Que je vais chercher de ce pas. LE BANQUIER Merci beaucoup. En passant, Ali croise Issa, qui lève le pouce. 52. CHEZ LUCAS Lucas est au téléphone. LUCAS, AU TÉLÉPHONE Allô, Jeanne, c’est moi. Encore. Pardon. Et pardon pour tous les messages. J’ai pas envie de te… enfin je comprends que tu veuilles du temps, et pas de souci, mais… j’aimerais juste savoir si ta décision est définitive ou si… ou si y a de l’espoir. Voilà. Rappelle-moi. Ou envoie-moi un texto. Ou une lettre. Ou un pigeon. C’est nul. Pardon. J’arrête de t’appeler. Il raccroche, désespéré. 53. RESTAURANT STÉPHANE Fin de repas. Issa va au banquier. ISSA Alors ? Le repas vous a plu ? LE BANQUIER Délicieux, vraiment. Je ne suis pas un expert hein, mais c’est léger, fin, exotique… non, vraiment je me suis régalé. ISSA Merci. Et le business plan, vous avez lu ? LE BANQUIER, SORTANT LE DOSSIER Alors oui, bien sûr, je l’ai avec moi d’ailleurs et… C’est vous qui l’avez fait ? ISSA … Non, c’est Arun, mon associé. Il est là-bas, en cuisine. Il a fait le dîner, mais avant il faisait l’import-export. Arun fait coucou. LE BANQUIER C’est… c’est… c’est solide. ISSA Oui ? LE BANQUIER, APPRÉCIATIF Extrêmement bien rédigé, aussi, le français est impeccable, presque littéraire. C’est Arun qui l’a écrit ? ISSA Ah non. Non. C’est Ali, le serveur. Il était professeur d’anglais à l’université en Syrie et maintenant il étudie le français. Ali fait coucou. LE BANQUIER Ah oui ? ISSA Et aussi ma fiancée a aidé un peu. Yasmine. LE BANQUIER Yasmine. D’accord. Et elle est du même pays que vous ? ISSA Non, elle est française. C’est pour avoir les papiers. C’est une blague. LE BANQUIER Ah ! Oui. Ha ha. (Après une hésitation, se levant) Eh bien écoutez… je crois que je serais ravi de vous accompagner dans votre entreprise. ISSA … Ça veut dire que tu me donnes le prêt ? LE BANQUIER Ça veut dire que… enfin il faut passer à l’agence, il y a quelques démarches à… Ma hiérarchie va devoir valider, bien sûr, mais… oui, je te donne le… enfin je vous donne le prêt, oui. Issa enlace le banquier. 54. CAMION DES GENDARMES Berthier et Lucas, dans le camion. Lucas est sur son téléphone. À l’écran s’affiche une recherche pour des vols Paris-Mayotte. BERTHIER Toujours la même gonzesse ? LUCAS Hein ? BERTHIER La fille à qui t’envoies des textos à longueur de journée… C’est avec elle que tu veux partir ? LUCAS, REFERMANT SON TÉLÉPHONE Ah… Non, je regardais juste les prix des vols. Mais c’est trop cher. BERTHIER Guadeloupe ? LUCAS Non, non… BERTHIER Soudan ? (Lucas secoue la tête, pas envie de rire) Ça va ? T’as pas dit un mot depuis trois jours. D’habitude, t’es une vraie pipelette. (Lucas hausse les épaules) C’est cette gonzesse, encore ? Elle t’a largué ? LUCAS, BAISSANT LA TÊTE J’ai pas envie d’en parler. BERTHIER Ah merde… désolé. Tu sais ce qu’on dit hein ? Une de perdue… LUCAS, TRISTE Ouais. L’AGENT, OFF On a un dougar sur la N 16. BERTHIER Allez, c’est pour nous. (À Lucas) Ça va te changer les idées. 55. DOUGAR Les hommes arrivent sur les lieux, c’est le chaos. Les voitures klaxonnent, les migrants courent… BERTHIER Putain, y a du monde aujourd’hui… Attention les gars, ça grouille ! Lucas, bien ferme, hein ! LUCAS Oui, mon lieutenant ! Lucas sort sa lampe de poche et patrouille les camions. Une silhouette surgit et tente de passer en force. C’est Ali, mais dans la pénombre on ne le distingue pas forcément. LUCAS Eh ! Eh ! Stop ! You stop ! ALI Let me go ! Let me go ! Ils luttent, tous les deux. Ils vont au sol. LUCAS Calm down ! You calm down ! ALI Let me go ! Ali parvient à arracher le casque de Lucas. LUCAS Reste là ! Reste là, putain ! Ali et Lucas luttent, puis Ali se relève et se met à courir, mais il est plaqué au sol par Lucas, qui commence à l’étrangler. LUCAS I said calm down ! Ok ! Ok ! ALI Please… I can’t breathe… I can’t breathe… Lucas le retourne, le menotte et commence à appuyer son genou sur la nuque. LUCAS Et là, tu respires mieux ? Hein ? ALI Stop… Stop… Please. Ali ne peut plus respirer. Lucas ne relâche pas la pression. BERTHIER, ARRIVANT, À LUCAS Attention quand même… y’a des gens qui regardent. Lucas relève son genou, Ali respire enfin. Il se retourne, les deux hommes se regardent. Lucas saisit Ali par le bras et l’amène vers le camion. 56. CAMION DES GENDARMES Ali et Lucas se font face, dans le camion. On commence désormais à le reconnaître. ALI Why do you do this ? I just want to go to England. I’m not a criminal. I’m an english literature professor. BERTHIER Qu’est-ce qu’il dit ? Je parle pas anglais. LUCAS Rien. (À Ali) Shut up, ok ? ALI Why ? I just want to see my family. Don’t you have a family ? A wife ? A girlfriend ? LUCAS, LE PRENANT PAR LE COL, MENAÇANT Shut up ! You shut up now ! (Lucas lui envoie des claques, qui deviennent des coups) You shut up, ok ? ALI, PRENANT PEUR Ok, ok ! Stop ! Please, stop ! 57. DEVANT LE CAMION Ali est emmené par d’autres gendarmes. Berthier retient Lucas, un instant : BERTHIER Eh. Attends. T’es sûr que ça va ? LUCAS Ouais, ouais. BERTHIER … Bon. Parce que si ça va pas, tu peux me le dire, hein ? Va pas faire une connerie. LUCAS Quelle connerie ? … Tout va bien, mon lieutenant. Berthier le regarde un instant, puis le laisse seul. 58. RESTAURANT LA JUNGLE Issa et Yasmine arrivent dans le resto d’Issa. Yasmine porte un larg