Caractéristiques du Langage (PDF)
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Summary
Ce document présente les caractéristiques du langage selon Charles F. Hockett. Il détaille des concepts comme l'utilisation du canal vocal-auditif, la rapidité de disparition des signaux, et la possibilité de mentir. L'objectif est d'illustrer les propriétés qui distinguent le langage humain des autres systèmes de communication.
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Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage CHAPITRE 2 : LES CARACTÉRISTIQUES DU LANGAGE 1- LES CARACTÉRISTIQUES DU LANGAGE SELON CHARLES F. HOCKETT Parmi les linguistes qui se s...
Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage CHAPITRE 2 : LES CARACTÉRISTIQUES DU LANGAGE 1- LES CARACTÉRISTIQUES DU LANGAGE SELON CHARLES F. HOCKETT Parmi les linguistes qui se sont intéressé aux caractéristiques du langage, c’est-à-dire aux propriétés qui le distinguent de tous les autres modes de communication, on peut citer Charles F. Hockett, linguiste américain né en 1916 et mort en 2000. Ce professeur de linguistique et d’anthropologie a notamment cherché à identifier ce qui différencie le langage de la communication animale. Il note que, malgré les variations que l’on observe d’une langue à l’autre, toutes ont en commun une série de caractéristiques ou de propriétés basiques qui n’apparaissent ainsi regroupées dans aucun autre système de communication : certaines de ces propriétés peuvent apparaître isolément dans d’autres modes de communication, mais on ne les trouve jamais toutes réunies. Hockett dresse donc une liste de 16 caractéristiques, que nous allons passer en revue, en nous attardant un peu plus longuement sur les plus importantes d’entre elles. Utilisation du canal vocal-auditif (Vocal-auditory channel) Le langage se caractérise par l’utilisation du canal vocal-auditif : les signaux sont produits par les organes phonatoires et perçus par le système auditif. On peut noter que l’utilisation du canal vocal-auditif est une caractéristique propre des mammifères car presque tous les mammifères produisent des sons vocaux. Mais, chez les humains, l’importance de la bouche et de l’oreille est encore plus grande que chez les autres espèces et cela se manifeste notamment à travers la très grande place qu’occupent dans le cerveau les zones correspondant à ces deux organes. La différence par rapport à n’importe quel grand singe, par exemple, est énorme. En outre, cette première caractéristique attire notre attention sur le fait que le langage est avant tout oral, l’écriture n’étant qu’un système secondaire, qui vient après, et qui tente de reproduire graphiquement le système oral (tout au moins pour les écritures alphabétiques). Depuis la Renaissance au moins, l’idée qui domine est que les langues sans écriture sont fluctuantes et informes, voire « inférieures » ; l’invention de l’imprimerie est sans doute pour beaucoup dans cette opinion. Le caractère définitif de la chose écrite (verba volant, scripta manent) lui a donné un prestige considérable, qui, cependant, ne doit pas faire oublier que les signes du langage humain sont en priorité vocaux. Transmission par diffusion (Broadcast transmission) La transmission des signaux de communication se fait dans toutes les directions. Extinction rapide du signal (Rapid fading) Une autre propriété, inhérente à n’importe quel système de communication qui utilise un canal sonore, est le fading, c’est-à-dire l’affaiblissement et la disparition des signaux. Il est vrai que n’importe quel message est sujet au fading : une inscription cunéiforme d’il y a 6000 ans peut être encore lisible aujourd’hui mais à un moment ou à un autre elle se détériorera. Cependant, à l’échelle d’une génération, il faut distinguer les systèmes dont les signaux doivent être reçus au moment même de leur émission et ceux pour lesquels l’information peut être emmagasinée. Un aspect positif du fading rapide c’est -1- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage qu’il empêche que les messages déjà émis occupent le canal de communication et rendent impossible la transmission de nouveaux messages (ce qui se passe par exemple, quand on dispose d’un tableau, d’une craie mais pas de brosse pour effacer). Les inconvénients du fading rapide ont été compensés en partie par l’invention de systèmes d’enregistrement dérivés, dont le premier est l’écriture. On n’a encore rien découvert de semblable dans le règne animal. Réversibilité ou interchangeabilité (Interchangeability) Tous les messages peuvent être à la fois émis et compris par chaque membre d’une communauté linguistique. Une même personne peut alternativement émettre et recevoir des messages ; il n’y pas de spécialisation : ce serait le cas si certains individus ne pouvaient qu’émettre et d’autres seulement recevoir des messages. Rétroalimentation totale ou retour total (Total feedback) Mis à part certaines exceptions pathologiques, n’importe quel locuteur entend ce qu’il dit au moment où il le dit (il perçoit les signaux qu’il émet). Cette propriété permet toute une série de réajustements, de corrections, de la part du locuteur pendant l’émission même de son discours. D’autre part, associée à la réversibilité, elle autorise l’intériorisation par un seul locuteur des rôles de plusieurs et donc la possibilité de maintenir une conversation avec soi-même. Spécialisation (Specialization) Les signaux produits à des fins de communication sont spécialisés car ils ne sont pas le résultat involontaire et dérivé d’un autre comportement. Sémanticité (Semanticity) Il existe un lien fixe entre les signaux et les éléments auxquels ils réfèrent, c’est-à-dire auxquels ils renvoient. C’est un point très important, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir : la « valeur » d’un signe (son sens, sa signification) est toujours la même. Caractère arbitraire (Arbitrariness) Le lien entre la forme des signaux et les éléments du monde auxquels ils réfèrent est arbitraire : il résulte d’une convention. Ainsi, il n’y a pas de ressemblance entre la suite de sons qui forme le mot chien et la réalité qu’il désigne. Nous reviendrons sur cette caractéristique très importante dans la suite du cours. Caractère discret (Discreteness) Les messages sont constitués à partir d’unités discrètes (les sons). Discret est ici un terme emprunté aux mathématiques, qui s’oppose à continu. Est continu ce qui ne présente pas d’intervalles ; est discret ce qui est discontinu, c’est-à-dire formé d’unités distinctes. -2- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage Déplacement (Displacement) Les messages peuvent se rapporter à des choses, des événements, éloignés dans le temps ou dans l’espace. Cette propriété est apparemment très rare, le seul exemple attesté en dehors de l’homme semble être celui de la danse des abeilles (voir infra). Mais cette dernière fait forcément référence à un objet éloigné alors que pour le langage humain, c’est une simple possibilité et non une obligation. D’autre part, les abeilles ne peuvent retarder leur message indéfiniment. Productivité ou créativité (Creativity, Productivity) Il s’agit de la possibilité de créer de nouveaux messages, jamais produits auparavant. De ce fait, le nombre de messages est illimité. Cette propriété est caractéristique d’un système dit ouvert. Transmission traditionnelle ou culturelle (Traditional transmission) Le système de communication se transmet d’une génération à une autre par un apprentissage culturel. Les adultes transmettent leur langue aux enfants. Cette caractéristique contraste avec les systèmes de communication basés sur une transmission génétique. Double articulation (Duality of patterning) Le langage humain est doté d’une articulation double. Il s’articule d’une part en unités de sens (ne correspondent pas nécessairement à des mots) et d’autre part en unités de sons. Si bien qu’il y a deux sortes de maillons : les maillons sonores (dénués de sens) servant à former des maillons de niveau supérieur, dotés de sens, qui s’articulent à leur tour en phrases complexes. L’idée d’une double articulation est également très clairement exposée par André Martinet, linguiste français (1908-1999). Pour Martinet (1980, § 1.8, p. 13), chaque unité de la langue est segmentable à deux niveaux : Première articulation (1er niveau) : tout fait d’expérience à transmettre s’analyse, se décompose en une suite d’unités douées chacune d’une forme vocale et d’un sens. Le message « J’ai mal à la tête » comporte six unités ayant un sens : j’ – ai – mal – à – la – tête. Aucune de ces unités ne dit ma douleur, c’est la combinaison des six qui permet de transmettre cette information. Ces unités de première articulation sont les plus petites unités significatives existantes ; on les appelle des morphèmes. Les avantages du système sont énormes : si à chaque situation correspondait un cri par exemple, il serait impossible de tous les retenir, la mémoire de l’homme ne le pourrait pas. Alors que le langage, avec ses quelques milliers d’unités que l’on combine entre elles, permet de produire une infinité de messages. Deuxième articulation (2e niveau) : chacune de ces unités de première articulation possède une forme vocale et un sens. On ne peut l’analyser en unités plus petites ayant un sens ; par contre, la forme vocale est analysable en unités plus petites dépourvues de sens : [tet] comprend 3 unités phoniques (3 sons). Ces unités phoniques, dépourvues de sens sont appelées phonèmes. Là encore, l’économie du système est remarquable : avec quelques sons (très peu nombreux) on peut produire des milliers de mots. -3- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage Possibilité de mentir ou prévarication (Prevarication) Les messages peuvent être faux, trompeurs ou dépourvus de sens. D’une façon plus générale, il est important de comprendre que la réalité ne détermine pas le contenu de mon message : je peux dire le contraire de ce que je vois ou évoquer une situation purement imaginaire. Le langage a la faculté de créer son propre univers de référence (c’est ce qui se passe chaque fois que l’on invente une histoire, notamment dans les ouvrages de fiction). Ce trait se retrouve dans certains systèmes de communication animale : des études ont démontré l’existence de comportements prévaricatifs, par exemple pour éloigner d’éventuels compétiteurs d’une source de nourriture. Réflexivité (Reflexivity) Le langage peut fonctionner comme un métalangage i.e. il peut servir à parler de lui-même. Tout le cours que vous avez entre les mains illustre ce fonctionnement métalinguistique : nous utilisons le langage pour parler… du langage. Apprentissage ou apprenabilité (Learnability) Le système linguistique s’acquiert par l’apprentissage et tout locuteur d’une langue peut apprendre une autre langue. Cette caractéristique nous invite à bien faire la distinction entre ce qui est inné et ce qui est acquis. Ce qui est inné, c’est la faculté de langage, i.e. la possibilité d’apprendre à parler (cette faculté est inscrite dans notre code génétique) ; ce qui est acquis, i.e. ce qui résulte d’un apprentissage et donc varie d’une communauté linguistique à une autre, c’est le fait de parler telle langue particulière (le français ou l’espagnol ou le chinois). L’acquisition d’une langue donnée dépend de l’environnement. Les gènes humains ne sont spécifiques d’aucune langue particulière, mais permettent l’apprentissage de n’importe laquelle. Les gènes humains – et uniquement eux – sont une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour l’acquisition d’une langue. L’aptitude au langage est un trait génétique mais sa réalisation passe par un apprentissage culturel. Conclusion Parmi les caractéristiques qui précèdent, il faut distinguer les traits qui se retrouvent dans de nombreux systèmes de communication, qui sont très communs, « basiques » pourrait-on dire, et ceux qui sont spécifiques au langage : – la double articulation – la réflexivité (le métalangage) – le déplacement – la créativité. -4- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage 2- EXISTE-T-IL UN LANGAGE ANIMAL ? Les animaux communiquent entre eux par des chants, des cris, des gestes, des odeurs… mais ont-ils à proprement parler un langage ? Quelles sont les différences entre la communication animale et le langage humain ? 2.1- L’exemple des abeilles Les études sur la communication animale ont débuté dans les années 1930 avec les célèbres découvertes de l’éthologue autrichien Karl von Frisch (1886-1983) sur la danse des abeilles. Il montre que les abeilles communiquent entre elles au moyen de danses. Lorsqu’une abeille a découvert une source de nourriture, elle retourne à la ruche, exécute une danse et les autres abeilles se dirigent alors vers la source de nourriture. Il existe deux danses différentes : l’une en cercle, l’autre en 8. D’après von Frisch, la danse en cercle indique que la nourriture est proche et la danse en 8 indique que la nourriture est éloignée. La fréquence des mouvements donne des indications supplémentaires sur la distance et la direction de la danse indique la direction de la nourriture. Deux brèves vidéos vous permettront de mieux comprendre ce système de communication : https://www.youtube.com/watch?v=pPMLgjbflFc https://www.youtube.com/watch?v=PIkNqLMFGA0 Il s’agit d’un système d’information relativement complexe, qui suppose une forme de symbolisme : l’information est transmise au moyen d’un système codifié. Mais est-ce comparable pour autant au langage humain ? Dans l’article « Communication animale et langage humain », Émile Benveniste reprend la description de von Frisch et relève qu’il existe un point commun entre la communication des abeilles et le langage humain : l’aptitude à symboliser. En effet, la communication des abeilles repose sur une correspondance conventionnelle entre leur comportement et la donnée qu’il traduit. Elles manifestent donc la capacité de formuler et d’interpréter un signal qui renvoie à une certaine réalité. Mais les différences sont importantes : – le message des abeilles (la danse) est visuel et non oral ; – la conséquence est que la communication des abeilles implique des conditions qui permettent une perception visuelle (éclairage du jour), alors que le langage humain ne connaît pas cette limitation ; – le message de l’abeille n’appelle aucune réponse, si ce n’est une certaine conduite (les abeilles qui ont reçu le message se déplacent vers la source de nourriture). Il n’y a donc pas de dialogue alors que c’est une des conditions du langage humain ; – la communication des abeilles ne peut se référer qu’à une donnée objective. Le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. Une abeille ne peut construire un message à partir d’un autre message ; -5- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage – les messages se rapportent toujours et seulement à la nourriture, ce qui s’oppose au contenu illimité du langage humain (bien que nous connaissions tous des humains pour qui la nourriture semble être le seul et unique sujet de conversation) ; – le message des abeilles ne se laisse pas analyser, décomposer : le contenu est global, il n’y a ni première ni deuxième articulations. Pour toutes ces raisons, Benveniste conclut que l’on ne peut parler d’un « langage » des abeilles, mais tout au plus d’un simple « code de signaux ». 2.2- Les expériences d’enseignement du langage aux grands singes 1 (L’exposé qui suit est en grande partie basé sur les travaux de D. Lestel et C. Coupé, voir « Pour aller plus loin ») Le désir d’apprendre à parler à des singes est vieux de plusieurs siècles. Les philosophes du XVIII e siècle ont discuté passionnément de cette possibilité. Edward Tyson, un médecin anglais, ayant affirmé que la forme du larynx du singe excluait radicalement la maîtrise de la parole, le penseur matérialiste La Mettrie suggéra en 1747 de recourir au langage gestuel des sourds. Mais cette idée ne fut pas appliquée avant les années 1960. Plusieurs projets furent menés à bien quasi-simultanément dans les années 1970. Parmi les plus intéressants, on peut citer les expériences suivantes : Allen et Beatrix Gardner entreprirent d’inculquer des éléments du langage américain par les signes (ASL) à plusieurs chimpanzés, dont une guenon qui allait devenir célèbre, Washoe. David et Ann Premack choisissent d’enseigner, également à des chimpanzés (dont la guenon Sarah), un langage nouveau. Le dispositif consistait en un ensemble de symboles magnétisés à disposer sur un tableau et permettant de construire des phrases lisibles verticalement. Ces symboles étaient non iconiques : aucun d’entre eux ne représentait l’objet qu’il désignait. Il s’agissait donc d’un système de signes comparables à ceux qui constituent les langues naturelles. Francine Patterson entame également l’enseignement de l’ASL, mais cette fois à un gorille prénommé Koko. Les premiers résultats obtenus par les Gardner, publiés vers 1970, soulevèrent l’enthousiasme du milieu scientifique et du public en général. Au bout d’un peu plus de quatre ans d’entraînement, Washoe semblait être capable de comprendre et de produire environ 130 signes, de poser des questions : « heure manger ? », de demander « sortir moi », de répondre aux questions et demandes des Gardner (donner le nom d’objets qu’on lui présente) et de comprendre sans trop de problèmes que tous les chapeaux s’appellent chapeaux. David Premack, de son côté, n’obtint de bons résultats qu’avec un seul de ses sujets d’expérience, Sarah. Après plusieurs années d’expérience, elle se montra capable de manier de nombreux signes, pour répondre à des questions. 1Les grands singes regroupent les 4 espèces de primates les plus proches de l’être humain : gorilles, orangs-outans, chimpanzés et bonobos. -6- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage Les résultats de ces expériences (selon Premack, il y aurait modification des compétences cognitives de l’animal) sont remis en cause par les recherches de Herbert Terrace. Professeur à l’université Columbia, spécialiste du conditionnement des pigeons, il s’engage, en 1974, dans une recherche sur les singes parlants en appliquant la méthode gestuelle des Gardner à un autre chimpanzé, Nim Chimsky. Les résultats qu’il publie, 5 ans après, font l’effet d’un coup de tonnerre : Nim produit des « mots » qu’il a appris, mais sans syntaxe. Il n’a donc aucune capacité réelle de langage, pas plus que Washoe et les autres. En effet, les productions des animaux étudiés sont relativement pauvres : ils ne combinent le plus souvent qu’un ou deux symboles et les associations sont très répétitives, très stéréotypées. Les grands singes ne sont donc pas capables de maîtriser l’assemblage de symboles en séquences complexes. Ce résultat renforce l’idée d’une rupture entre le langage et les autres systèmes de communication par le biais de la maîtrise d’une syntaxe complexe. Mais les conclusions de Terrace, sans avoir été fondamentalement remises en cause, ont à leur tour été nuancées, notamment à la suite des expériences de Duane Rumbaugh avec les chimpanzés Sherman et Austin, puis avec le bonobo Kanzi, dans les années 1980. La première expérience consistait à enseigner à Sherman et Austin un langage symbolique artificiel, le Yerkish. On cherchait à savoir s’ils seraient capables de se « parler » l’un à l’autre. On les mit en situation d’avoir à se communiquer des informations par symboles. Par exemple, pour obtenir de la nourriture et se la partager, les deux singes devaient en pointer le signe sur leur clavier. Mais seul l’un des deux singes était mis au courant du signe correspondant à la nourriture : il devait donc faire la démarche de l’enseigner à l’autre. Sherman et Austin réussirent ce petit exploit sans ambiguïté. Quant à Kanzi, à qui l’on apprend à utiliser un langage à base de symboles et à comprendre l’anglais oral, ses performances surprenantes ont donné lieu à de nombreux articles et documentaires (voir par exemple l’extrait suivant : https://www.youtube.com/watch?v=2Dhc2zePJFE). Voici ce qu’en dit C. Coupé : Si le développement cognitif de Kanzi ou d’autres animaux ne dépasse pas celui d’un jeune enfant de deux ou trois ans, en particulier au niveau de la productivité de leurs expressions, force est de constater la richesse des interactions qui peuvent s’établir avec eux. Une dichotomie intéressante à souligner concerne les capacités en production et en perception de Kanzi : les productions de celui-ci, bien qu’elles comportent souvent un certain nombre de lexigrammes et lui permettent d’exprimer ses désirs, semblent toujours limitées vis-à-vis des productions humaines ; à l’opposé, sa compréhension de l’anglais oral se révèle beaucoup plus sophistiquée et précise. Lors d’expériences de compréhension, Kanzi s’avère ainsi capable de discriminer des phrases sur la base de distinctions grammaticales subtiles ; par exemple, « Put your ball in the cereal. » (« Mets ta balle dans les céréales ») et « Get the ball that’s in the cereal » (« Va chercher la balle qui est dans les céréales ») (Savage-Rumbaugh, 1998 : 72). De façon plus générale, Kanzi comprend l’anglais, que ce soit en face de ses interlocuteurs ou au téléphone. Il peut en particulier comprendre des phrases qu’il n’a jamais entendues auparavant, dès lors qu’il en connaît les composants [...]. Commentaires Toutes ces expériences sont très intéressantes car elles montrent que la coupure du langage n'est pas si nette. Peut-on dire que les singes ont accès au langage humain ou à quelque chose d'approchant ? Les expériences précédemment citées ont débouché sur un certain nombre de conclusions : 1) que ce soit par conditionnement ou par imprégnation, les primates ont accès à un code symbolique, c'est-à- dire fait de signes qui n'ont pas de rapport d'analogie ou de proximité avec l'objet ; ils sont capables de nommer des objets, pas seulement de les demander ; ils peuvent demander des objets qui ne sont pas présents dans leur environnement (déplacement) ; ils sont sensibles à la signification liée à l'ordre relatif des -7- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage signes par rapport aux mêmes signes mis dans un autre ordre ; ils peuvent créer de nouvelles phrases en changeant cet ordre. 2) Les singes ne « parlent » pas naturellement (on va voir infra que cette conclusion est remise en cause aujourd’hui). Ils font du langage un usage purement instrumental, pour influencer le comportement d'un autre singe ou d'un humain. L'emploi spontané des signes appris se réalise toujours dans des contextes de fonction impérative ou injonctive i.e. qu'ils sont utilisés dans un contexte de demandes, dans des situations de sollicitation. En revanche, chez l'homme, si les gestes, les premiers mots sont également employés dans de tels contextes, comme pour attirer l'attention de la mère afin d'obtenir un objet convoité, les mots sont aussi surtout dotés d'une fonction déclarative qui a pour but d'apporter une information sur le monde. Le langage sert à échanger des informations. Le recours aux mots ne vise pas à seulement à obtenir un résultat, mais principalement à attirer l'attention de l'autre sur des objets ou des événements. Un enfant dira « Chien ! » pour signifier « c'est un chien ! » ou encore « regarde, j'ai vu un chien ! ». En réalité, l'enfant va communiquer simplement pour partager son intérêt pour quelque chose avec un auditeur. La communication fonctionne par elle-même, indépendamment de toute requête. Les primates ne se servent jamais du langage pour exprimer un vécu. Les discours des singes sont dépourvus de temporalité : ils n'expriment ni passé, ni futur. Ils ne parlent pas non plus de ce qui n'existe pas et ne produisent pas de raisonnement pur détaché de leurs propres expériences. Ils sont sans doute capables de transmettre des besoins (j'ai faim, j'ai soif…) et des émotions (tristesse, colère…) mais ne sont pas capables de raconter des histoires. Comme le dit Boris Cyrulnik : « Les singes parlent mais n'ont rien à dire ». 2.3- Les recherches récentes Les expériences précédentes portaient sur l’enseignement à des primates de « langages » inspirés du langage humain, et étaient donc très artificielles. Les recherches récentes se concentrent plutôt sur les modes de communication des primates dans la nature. Les travaux en écologie comportementale et en éthologie (science qui étudie le comportement des animaux) ont fait apparaître chez les animaux non humains des systèmes de communication complexes, des productions d’artefacts (proto-outils ou proto-armes, habitats), des transmissions culturelles et de savoir-faire, des rapports hiérarchiques et des rapports de dominance, des systèmes d’entraide, etc. Du point de vue du langage, les recherches récentes montrent que la communication des primates est beaucoup plus complexe que ce que l’on pensait. Par exemple, une équipe de chercheurs (Karim Ouattara, Alban Lemasson et Klaus Zuberbühler) a étudié le comportement vocal d’un petit singe africain, le mone de Campbell et observé qu’il utilise notamment différents cris d’alarme : « krak » si le prédateur est un léopard, « hok » s’il s’agit d’un aigle. Comme le rapporte le journal suisse Le Temps, Lorsqu’on lui passe des enregistrements de ses congénères, le mone de Campbell scrute le sol ou le ciel, selon le cri diffusé. Mais il réagit aussi aux alertes des autres espèces. Les chercheurs ont testé sa réaction aux cris d’une autre espèce simiesque, le cercopithèque diane, et vice versa. «Ils se comprennent les uns les autres, c’est indiscutable. Si on passe des «krak» au cercopithèque, il va se mettre à pousser des cris d’alarme pour le léopard dans sa propre langue, ce qui donne quelque chose comme «ouin-ouin-ouin.» Le mone sait aussi identifier les cris de détresse des petites antilopes de forêts ou des pintades qui se font souvent attaquer pas des léopards. Quant aux Bucerotidae, de gros oiseaux qui craignent les aigles couronnés, ils savent reconnaître l’alerte que donnent les singes lorsqu’il y en a dans les parages. Peu concernés par les dangers au sol, ils ignorent en revanche superbement les cris d’alarme liés aux léopards. «Pourtant, les deux sons sont très proches, il m’a fallu une année pour faire la différence», souligne Klaus Zuberbühler. -8- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage Ce double système d’alerte air-sol semble largement répandu. Il a été retrouvé chez les titis d’Amérique latine qui ont divergé des singes d’Afrique il y a 50 millions d’années. «Il semble que cela soit un mode de communication très ancien qui a perduré dans ces espèces.» (« Grammaire de singe », Le Temps, 13/09/2012, https://www.letemps.ch/sciences/grammaire- singe?srsltid=AfmBOoo6GzEux9cmYCwNT6koJOYR-8Nv2OOwE7KLQiLy9KbbNMyrEmQW) En outre, Zuberbühler et son équipe ont mis en évidence l’existence de « règles grammaticales » rudimentaires (on parle de « proto-syntaxe ») : par exemple, «boom-boom-krak-ou-hok-ou-krak-ou» annonce l’approche d’un autre groupe de singes. Un autre domaine en plein essor est celui des études comparatives entre primates humains et non humains, dans la perspective d’une meilleure compréhension des origines du langage. En effet, selon diverses hypothèses, le langage aurait pu se développer à partir des compétences développées pour la fabrication d’outils ou en tout cas à partir de gestes communicatifs. Voici ce qu’en disent Meguerditchian et al. (2013) : La théorie de l'origine gestuelle du langage s’appuie notamment sur les études des systèmes de communication de nos cousins primates. Les grands singes en particulier utilisent leurs mains et leur corps pour communiquer avec leurs congénères dans des contextes sociaux variés (voir Pika et al., 2005 pour une revue de la littérature). Par exemple, un chimpanzé peut lever le bras pour demander à un congénère de l’épouiller, lui donner une petite tape furtive pour l’inviter à jouer, frapper le sol pour le menacer, lui tendre la main pour se réconcilier après un conflit, ou, chez les juvéniles, étendre le bras pour quémander de la nourriture auprès de sa mère. Ce type de gestes communicatifs a été décrit non seulement chez le chimpanzé mais également chez toutes les espèces de grands singes, avec des variantes spécifiques, ainsi que chez les singes de l’Ancien Monde comme les macaques et les babouins (Call et Tomasello, 2007 ; Maestripieri, 2005 et Kummer, 1968 sur les singes de l'Ancien Monde). L'exploration de ce système de communication a révélé d'étonnantes similitudes avec certaines caractéristiques-clés du langage humain, comme (1) l’intentionnalité (i.e., transmission d’une intention à un individu en particulier), (2) la flexibilité d’apprentissage et d’usage (la taille et la nature de leur répertoire gestuel sont très flexibles et varient d'une population à l'autre), ainsi que des propriétés référentielles (i.e., orientation de l’attention d’autrui vers un objet extérieur, le "référent"), avec la production de gestes de pointage […]. Comme vous le constatez, les recherches récentes remettent en cause un certain nombre des conclusions que l’on tenait auparavant pour vraies. Et nous sommes amenés à reconsidérer la frontière entre animaux non humains et animaux humains. L’étude des modes de communication des primates, en particulier, nous permet d’en apprendre plus sur notre propre langage. Pour aller plus loin BENVENISTE Emile (1966) : « Communication animale et langage humain », in Problèmes de linguistique générale, I, Paris : Gallimard, p.56-62 COUPÉ Christophe (s.d.) : « L’apparition du langage », , [consulté le 01/08/2013] LABEX ASLAN / UNIVERSITÉ DE LYON (s.d.) : « Le langage : des origines à Twitter », https://popsciences.universite- lyon.fr/ressources/langage-origines-a-twitter/?cn-reloaded=1&cn-reloaded=1, [consulté le 17/09/2021] -9- Espagnol – L2 – T2HF311-Linguistique (semestre 3) Chapitre 2 : Les caractéristiques du langage LESTEL Dominique (1996) : « Peut-on faire parler les singes ? », Sciences Humaines, n°61, mai 1996, p.10-15. MEGUERDITCHIAN Adrien, COCHET Hélène, WALLEZ Catherine & VAUCLAIR Jacques, 2013, « Communication, latéralité et cerveau chez les primates humains et non humains : vers une origine gestuelle ou multimodale du langage ? », Revue de primatologie, 5, https://journals.openedition.org/primatologie/1717 - 10 -